Mademoiselle
Maupin – Théophile Gauthier
Préface
Mon Dieu ! que c’est une sotte chose que
cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les
oreilles ! On dirait en vérité que l’homme est une machine susceptible
d’améliorations, et qu’un rouage mieux engrené, un contre-poids plus convenablement
placé peuvent faire fonctionner d’une manière plus commode et plus facile.
Quand on sera parvenu à donner un estomac double à l’homme, de façon à ce qu’il
puisse ruminer comme un bœuf, des yeux de l’autre côté de la tête, afin qu’il
puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la langue par derrière, et
contempler son indignité dans une position moins gênante que celle de la
Vénus Callipyge d’Athènes, à lui planter des ailes sur les omoplates afin qu’il
ne soit pas obligé de payer six sous pour aller en omnibus ; quand on lui
aura créé un nouvel organe, à la bonne heure : le
mot perfectibilité commencera à signifier quelque chose.
Depuis tous ces beaux perfectionnements,
qu’a-t-on fait qu’on ne fît aussi bien et mieux avant le déluge ?
Chapitre
1
Ma vie est celle du coquillage sur le banc de
sable, du lierre autour de l’arbre, du grillon dans la cheminée. — En vérité,
je suis étonné que mes pieds n’aient pas encore pris racine.
On peint l’Amour avec un bandeau sur les yeux ;
c’est le Destin qu’on devrait peindre ainsi.
Quand
je ne suis pas hébété par l’ennui et le découragement, mon âme se réveille et
reprend toute son ancienne vigueur. J’espère, j’aime, je désire, et mes désirs
sont tellement violents, que je m’imagine qu’ils feront tout venir à eux comme
un aimant doué d’une grande puissance attire à lui des parcelles de fer, encore
qu’elles en soient fort éloignées. — C’est pourquoi j’attends les choses que je
souhaite, au lieu d’aller à elles, et je néglige assez souvent les facilités
qui s’ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. — Un autre écrirait
un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son cœur, ou chercherait
l’occasion de s’en rapprocher. — Moi, je demande au messager la réponse à une lettre
que je n’ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations
les plus merveilleuses
pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour le plus inattendu et le plus
favorable. — On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes
de Polybe, de tous les stratagèmes que j’imagine pour m’introduire auprès
d’elle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un
de mes amis : — Présentez-moi chez madame une telle, — et d’un compliment
mythologique convenablement ponctué de soupirs.
À entendre tout cela, on me croirait propre à
mettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant assez raisonnable garçon,
et je n’ai pas mis beaucoup de folies en action. Tout cela se passe dans les
caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies
très-soigneusement au fond de moi ; du dehors on ne voit rien, et j’ai la
réputation d’un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et
indifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin de la vérité que
le sont habituellement les jugements du monde.
Cependant, malgré toutes les choses qui m’ont
rebuté, quelques-
Chapitre
2
Cette
idée s’est tellement emparée de moi que je n’aime presque plus les arts, et que
la poésie n’a plus pour moi aucun charme ; ce qui me ravissait autrefois
ne me fait pas la moindre impression.
Chapitre
3
J’ai
beau faire, je n’ai pu sortir de moi une minute. — Je suis toujours ce que
j’étais, c’est-à-dire quelque chose de très-ennuyé et de très-ennuyeux, qui me
déplaît fort. Je n’ai pu venir à bout de faire entrer dans ma cervelle l’idée
d’un autre, dans mon âme le sentiment d’un autre, dans mon corps la douleur ou la jouissance
d’un autre. — Je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est
impossible : le prisonnier veut s’échapper, les murs ne demandent pas
mieux que de crouler, les portes que de s’ouvrir pour lui livrer passage ;
je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et
chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussi impossible d’admettre quelqu’un
chez moi que d’aller moi-même chez les autres ; je ne saurais ni faire ni
recevoir de visites, et je vis dans le plus triste isolement au milieu de la
foule : mon lit peut n’être pas veuf, mais mon cœur l’est toujours.
Chapitre
5
Je n’ai jamais demandé aux femmes qu’une seule
chose, — c’est la beauté ; je me passe très-volontiers d’esprit et d’âme.
— Pour moi, une femme qui est belle a toujours de l’esprit ; — elle a
l’esprit d’être belle, et je ne sais pas lequel vaut celui-là. Il faut bien des
phrases brillantes et des traits scintillants pour valoir les éclairs d’un bel
œil. Je préfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modelée à
une vertu, même théologale ; je donnerais cinquante âmes pour un pied
mignon, et toute la poésie et tous les poëtes pour la main de Jeanne d’Aragon
ou le front de la vierge de Foligno. — J’adore sur toutes choses la beauté de
la forme ; — la beauté pour moi, c’est la Divinité visible, c’est le
bonheur palpable, c’est le ciel descendu sur la terre. — Il y a certaines ondulations
de contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes de paupières,
certaines inclinaisons de tête, certains allongements d’ovales qui me ravissent
au delà de toute expression et m’attachent pendant des heures entières.
La beauté, seule chose qu’on ne puisse acquérir, inaccessible
à tout jamais à ceux qui ne l’ont pas d’abord ; fleur éphémère et fragile
qui croît sans être semée, pur don du ciel ! — ô beauté ! le plus
radieux diadème dont le hasard puisse couronner un front, — tu es admirable et
précieuse comme tout ce qui est hors de la portée de l’homme, comme l’azur du
firmament, comme l’or de l’étoile, comme le parfum du lis séraphique ! —
On peut changer son escabeau pour un trône ; on peut conquérir le monde,
beaucoup l’ont fait ; mais qui pourrait ne pas s’agenouiller devant toi,
pure personnification de la pensée de Dieu ?
Je ne demande que la beauté, il est vrai ;
mais il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai probablement jamais.
J’ai bien vu çà et là, dans quelques femmes, des portions admirables
médiocrement accompagnées, et je les ai aimées pour ce qu’elles avaient de
choisi, en faisant abstraction du reste ; c’est toutefois un travail assez
pénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi la moitié de sa
maîtresse, et de faire l’amputation mentale de ce qu’elle a de laid ou de
commun, en circonscrivant ses yeux sur ce qu’elle peut avoir de bien. — La
beauté, c’est l’harmonie, et une personne également laide partout est souvent moins désagréable à regarder
qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait peine à voir comme un
chef-d’œuvre inachevé et comme une beauté à qui il manque quelque chose ;
— une tache d’huile choque moins sur une bure grossière que sur une riche
étoffe.
Au reste,
je ne circonscris point la beauté dans telle ou telle sinuosité de lignes. —
L’air, le geste, la démarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout
ce qui est la vie entre pour moi dans la composition de la beauté ; tout
ce qui embaume, chante ou rayonne y revient de droit.
La
seule chose au monde que j’aie enviée avec quelque suite, c’est d’être beau.
Être beau,
c’est-à-dire avoir en soi un charme qui fait que tout vous sourit et vous
accueille ; qu’avant que vous ayez parlé tout le monde est déjà prévenu en
votre faveur et disposé à être de votre avis ; que vous n’avez qu’à passer
par une rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans la foule, des
amis ou des maîtresses. N’avoir pas besoin d’être aimable pour être aimé, être
dispensé de tous ces frais d’esprit et de complaisance auxquels la laideur vous
oblige, et de ces mille qualités morales qu’il faut avoir pour suppléer la
beauté du corps ; quel don splendide et magnifique !
La
solitude m’est plus mauvaise que le monde, quoique je désire plus la première
que le second. — Tout ce qui m’enlève à moi-même m’est salutaire : la société m’ennuie, mais m’arrache forcément à cette rêverie creuse
dont je monte et je descends la spirale, le front penché et les bras en croix.
Chapitre
6
Rosette.
L’on a tant de peine à posséder quelque chose en
propre dans ce monde ! tout flambeau attire tant de papillons, tout trésor
attire tant de voleurs ! — J’aime ces silencieux qui emportent leur idée
dans leur tombe et ne la veulent point livrer aux sales baisers et aux
impudiques attouchements de la foule. Ces amoureux me plaisent qui n’écrivent
le nom de leur maîtresse sur aucune écorce, qui ne le confient à aucun écho, et
qui, en dormant, sont poursuivis de cette crainte qu’un rêve ne le leur fasse
prononcer. Je suis de ce nombre ; je n’ai pas dit ma pensée, et nul ne
saura mon amour… Mais voici qu’il est bientôt onze heures, mon cher Théodore,
et je vous empêche de prendre un repos dont vous devez avoir besoin. Quand il
faut que je vous quitte, j’éprouve toujours un serrement de cœur, et il me
semble que c’est la dernière fois que je vous verrai. Je retarde le plus que je
peux ; mais il faut bien s’en aller à la fin. Allons, adieu, car j’ai peur
que d’Albert ne me cherche ; adieu, ami.
Chapitre
9
Je
suis un homme des temps homériques ; — le monde où je vis n’est pas le
mien, et je ne comprends rien à la société qui m’entoure.
Chapitre
10
C’est
une chose effrayante à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la
conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. Leur
existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s’ils étaient des
habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de
notre boule sublunaire : on dirait qu’ils sont d’une autre espèce, et il
n’y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes ; — les vertus
de l’un font les vices de l’autre, et ce qui fait admirer l’homme fait honnir
la femme.
Celui
qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons
été sevrées et même avant, s’il veut pousser ses recherches jusque-là. — Notre vie n’est pas une vie, c’est une espèce de végétation comme
celle de la mousse et des fleurs ; l’ombre glaciale de la tige maternelle
flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n’osons pas nous
ouvrir. Notre affaire principale, c’est de nous tenir bien droites, bien
corsées, bien busquées, l’œil convenablement baissé, et de surpasser en
immobilité et en roideur les mannequins et les poupées à ressorts.
Chapitre
11
C’est un
étrange pays que mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmes
putrides et délétères que le pays de Batavia : le moindre rayon de soleil
sur la vase y fait éclore les reptiles et pulluler les moustiques ; — les
larges tulipes jaunes, les nagassaris et les fleurs d’angsoka y voilent pompeusement d’immondes charognes. La rose amoureuse ouvre ses
lèvres écarlates, et fait voir en souriant ses petites dents de rosée aux
galants rossignols qui lui récitent des madrigaux et des sonnets : rien
n’est plus charmant ; mais il y a cent à parier contre un que, dans
l’herbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur des pattes
boiteuses, et argente son chemin avec sa bave.
Le monde ne veut pas de moi ; il me repousse comme un
spectre échappé des tombeaux ; j’en ai presque la pâleur : mon sang
se refuse à croire que je vis, et ne veut pas colorer ma peau ; il se
traîne lentement dans mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. — Mon
cœur ne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. — Mes douleurs
et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’ai violemment désiré ce
que personne ne désire ; j’ai dédaigné des choses que l’on souhaite
éperdument. — J’ai aimé des femmes quand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été
aimé quand j’aurais voulu être haï : toujours trop tôt ou trop tard, plus
ou moins, en deçà ou au delà ; jamais ce qu’il aurait fallu ; ou je
ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. — J’ai jeté ma vie par les fenêtres,
ou je l’ai concentrée à l’excès sur un seul point, et de l’activité inquiète de
l’ardélion, j’en suis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur
sa colonne.
Ce que je fais a toujours l’apparence d’un
rêve ; mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui
d’une libre volonté ; quelque chose est en moi, que je sens obscurément à
une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en
dehors des lois communes ; le côté simple et naturel des choses ne se
révèle à moi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abord
l’excentrique et le bizarre : pour peu que la ligne biaise, j’en ferai
bientôt une spirale plus entortillée qu’un serpent ; les contours, s’ils
ne sont pas arrêtés de la manière la plus précise, se troublent et se
déforment. Les figures prennent un air surnaturel et vous regardent avec des
yeux effrayants.
Jusqu’à
présent, je n’ai rien fait, et j’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas
arrêter mon cerveau, ce qui est toute la différence de l’homme de talent à
l’homme de génie ; c’est un bouillonnement sans fin, le flot pousse le
flot ; je ne puis maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon
cœur à ma tête, et qui noie toutes mes pensées faute d’issues. — Je ne puis rien produire, non par
stérilité, mais par surabondance ; mes idées poussent si drues et si
serrées, qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. — Jamais l’exécution, si
rapide et si fougueuse qu’elle soit, n’atteindra à une pareille vélocité :
— quand j’écris une phrase, la pensée qu’elle rend est déjà aussi loin de moi
que si un siècle se fût écoulé au lieu d’une seconde, et souvent il m’arrive
d’y mêler, malgré moi, quelque chose de la pensée qui l’a remplacée dans ma
tête.
Chapitre
15
À défaut des vertus de l’âme, je voudrais au
moins la perfection exquise de la forme, le satiné des chairs, la rondeur des
contours, la suavité de lignes, la finesse de peau, tout ce qui fait le charme
des femmes. — Puisque je ne puis avoir l’amour, je voudrais la volupté,
remplacer tant bien que mal le frère par la sœur. — Mais tous les hommes que
j’ai vus me semblent affreusement laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et
j’aurais moins de répugnance à l’embrasser que certains merveilleux qui se
croient fort charmants. — Certes, ce ne serait pas pour moi un brillant thème à
broder des variations de plaisir, qu’un petit-maître comme j’en connais. — Un
homme d’épée ne me conviendrait non plus guère ; les militaires ont
quelque chose de mécanique dans la démarche et de bestial dans la face, qui fait
que je les considère à peine comme des créatures humaines ; les hommes de
robe ne me ravissent pas davantage, ils sont sales, huileux, hérissés, râpés,
l’œil glauque et la bouche sans lèvres : ils sentent exorbitamment le
rance et le moisi, et je n’aurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle de loup-cervier ou de blaireau. Quant
aux poëtes, ils ne considèrent dans le monde que la fin des mots, et ne
remontent pas plus loin que la pénultième, et il est vrai de dire qu’ils sont
difficiles à utiliser convenablement ; ils sont plus ennuyeux que les
autres, mais ils sont aussi laids et n’ont pas la moindre distinction ni la
moindre élégance dans leur tournure et leurs habits, ce qui est vraiment
singulier : — des gens qui s’occupent toute la journée de forme et de
beauté ne s’aperçoivent pas que leurs bottes sont mal faites et leur chapeau
ridicule ! Ils ont l’air d’apothicaires de province ou de répétiteurs de
chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraient de poésie et de vers pour plusieurs
éternités.
Pour les peintres, ils sont aussi d’une assez
énorme stupidité ; ils ne voient rien hors des sept couleurs. — L’un deux,
avec qui j’avais passé quelques jours à R***, et à qui l’on demandait ce qu’il
pensait de moi, fit cette ingénieuse réponse : — « Il est d’un ton
assez chaud, et dans les ombres il faudrait employer, au lieu de blanc, du
jaune de Naples pur avec un peu de terre de Cassel et de brun rouge. » —
C’était son opinion, et, de plus, il avait le nez de travers et les yeux comme
le nez ; ce qui ne rendait pas son affaire meilleure. — Qui
prendrai-je ? un militaire à jabot bombé, un robin aux épaules convexes,
un poëte ou un peintre à la mine effarée, un petit freluquet efflanqué et sans
consistance ? Quelle cage choisirai-je dans cette ménagerie ? Je
l’ignore complétement, et je ne me sens pas plus de penchant d’un côté que de
l’autre, car ils sont aussi parfaitement égaux que possible en bêtise et en
laideur.
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