Bilan de l’intelligence Paul valery
Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui.
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Songez à tout ce qu’il faudrait savoir pour expliquer à Descartes ou à Napoléon ressuscités notre système actuel d’existence, pour leur faire comprendre comment nous pouvons arriver à vivre dans des conditions si étranges, dans un milieu qu’ils trouveraient certainement assez effrayant, et même hostile.
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De là cette impression générale d’impuissance et d’incohérence qui domine dans nos esprits, qui les presse, et les met dans cet état anxieux auquel nous ne pouvons ni nous accoutumer ni prévoir un terme. D’un côté, un passé qui n’est pas aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur. De l’autre, un avenir sans la moindre figure. Nous sommes, chaque jour, à la merci d’une invention, d’un accident, matériel ou intellectuel.
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Ainsi l’action de l’esprit, créant furieusement, et comme dans l’emportement le plus aveugle, des moyens matériels de grande puissance, a engendré d’énormes événements d’échelle mondiale, et ces modifications du monde humain se sont imposées sans ordre, sans plan préconçu et, surtout, sans égard à la nature vivante, à sa lenteur d’adaptation et d’évolution, à ses limites originelles. On peut dire que tout ce que nous savons, c’est-à-dire tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes.
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En d’autres termes, l’esprit peut-il nous tirer de l’état où il nous a mis ?
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Les enfants trouvent qu’un navire n’est jamais assez gros, une voiture ou un avion jamais assez vite, et l’idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes, (je l’espère), est l’une des plus caractéristiques de l’espèce humaine moderne.
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Il n’y avait pas de minute ni de seconde pour les anciens. … Mais nos mouvements d’aujourd’hui se règlent sur des fractions exactes du temps. Le vingtième de seconde lui-même commence à n’être plus négligeable dans certains domaines de la pratique.
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La liberté de l’esprit est résolument subordonnée à la doctrine d’État, doctrine qui, sans doute, varie suivant les nations dans ses principes, mais qui est, on peut le dire, identique partout, quant à l’objectif d’uniformité souhaité. L’État se fait ses hommes.
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Je n’hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l’ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d’importance dans la vie, (et cette importance n’a fait que croître à cause des circonstances économiques), plus le rendement de l’enseignement a été faible. Plus le contrôle s’est exercé, s’est multiplié, plus les résultats ont été mauvais.
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D’ailleurs, si je me fonde sur la seule expérience et si je regarde les effets du contrôle en général, je constate que le contrôle, en toute matière, aboutit à vicier l’action, à la pervertir… Je vous l’ai déjà dit : dès qu’une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n’est plus l’action même, mais il conçoit d’abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle. Le contrôle des études n’est qu’un cas particulier et une démonstration éclatante de cette observation très générale.
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. Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible qui devient l’objet des études. Il ne s’agit plus d’apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie. Il s’agit d’emprunter et non plus d’acquérir, d’emprunter ce qu’il faut pour passer le baccalauréat.
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Vous savez, mais vous ne l’avez peut-être pas assez médité, à quel point l’ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures. La nuit même est peuplée de mots de feu.
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L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts.
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Tantôt nous rêvons, tantôt nous veillons.
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