Presque riens - Abdellatif Laâbi
À contre-courant, je dis que c’est le vécu qui fonde et autorise la poésie. Le vécu et ses brûlures au fer rouge, ses éblouissements, ses chemins qui s’inventent en marchant et ses impasses, ses doutes confinant à la paralysie, ses passages à vide, ses états d’extrême faiblesse et de force insoupçonnée, d’abandon magnifique quand l’amour prend les rênes, d’affliction que rien ne peut adoucir face à l’enfance qu’on assassine, aux femmes qu’on annihile, aux pays et à leurs peuples que l’on renvoie à l’âge de pierre.
À contre-courant, je dis que la poésie qui ne fait pas battre le cœur m’agresse et me chagrine.
La poésie qui n’aiguise pas en moi la faculté de l’intuition m’indiffère.
La poésie qui ne me rend pas « voyant », selon l’expression d’un jeune poète de la fin du xix ème siècle, eh bien je m’en passe !
La poésie qui ne m’est pas « doux guide » et maître exigeant, je m’en écarte.
La poésie qui ne me fait pas mal tout en me faisant du bien m’est étrangère.
La poésie sans l’archet du musicien et la palette du peintre n’est que ruine de l’âme.
Et puis, comme je l’ai écrit récemment dans un livre qui lui est entièrement consacré :
La poésie est invincible.
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MOINS DIRE
Pour dire moins
il est recommandé de vivre plus et ne concevoir - n’écrire —
qu’en cas de trop-plein
Mais une fois que le texte est là
il faudra enlever la moitié des mots
les pollués
les éteints
les creux
les larbins de l’arnaque et du mensonge
Idem des idées
les prétentieuses
les étouffantes
les noires sans fond
les roses
sans odeur et sans saveur
Cela sans oublier le quart du remplissage
que représentent les points
virgules
tirets
parenthèses
et autres conventions typographiques
Vêtu de sa presque nudité
troublant de simplicité
le joyau discret
ainsi obtenu
aura alors quelque chance
de dire le moins
le percutant
le brûlant
l'irradiant
l’irrécusable
l’irrévocable
le rarissime
l’inespéré
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