Le Roman de l'adolescent myope – Mircea Eliade
PREMIERE PARTIE
I IL FAUT QUE J’ÉCRIVE UN
ROMAN
Puisque je suis resté
seul, j’ai décidé de me mettre à écrire aujourd’hui même Roman de l’adolescent
myope. J’y travaillerai chaque après-midi. Je n’ai pas besoin d’inspiration
; il faut que j’écrive ma vie et ma vie, je la connais ; quant au roman, j’y
pense depuis longtemps. Dinu le sait ; je garde certains cahiers depuis que
j’étais en quatrième1, époque où j’avais le visage criblé de taches
de rousseur, comme un juif, et où j’apprenais la chimie dans un laboratoire
installé dans la niche d’un poêle. Chaque fois qu’il me semblait que je devais
être triste, j’ouvrais mon Journal et me remettais à écrire. Et ce Journal
d’il y a deux ans avait un “sujet” : il fallait qu’il représente la vie d’un
adolescent malheureux d’être incompris.
II LA GLOIRE DE ROBERT
Un
conflit entre qui et qui ? Voilà une question qui m’embarrasse et m’empêche de
commencer mon premier chapitre. Je n’ai pas encore décidé de l’intrigue. Le
héros du roman c’est moi ; ça, je le sais bien, et c’est à vrai dire tout ce que je sais. Le roman
portera, évidemment, sur les crises de mon adolescence finissante. Je me
peindrai et m’analyserai moi-même, à côté de bon nombre d’amis et de camarades
d’école. Quant au sujet de mon
roman, je dois l’inventer.
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Quel
pourrait donc être le sujet de mon roman ? Mon grand amour pour l’héroïne, qui
est en villégiature ? Il n’en est pas question. Je n’ai jamais aimé, aucun de
mes amis n’a aimé comme on aime dans les romans. Est-ce qu’un sentiment que
l’auteur n’a pas connu lui-même pourrait intéresser qui que ce soit ? Et puis
je ne crois pas que l’amour soit le sentiment le plus intéressant parmi ceux
qu’un adolescent peut éprouver. Je ne connais que notre adolescence. Mais dois-je écrire uniquement ce que je
sais d’elle ? J’ai connu des crises bien intéressantes. Et quelques-uns de mes
amis les ont connues eux aussi. Il faut que je cherche un événement qui
réunirait tous les personnages du roman. Je serais heureux si je réussissais à
trouver un conflit. Lorsque je l’aurai, mon projet sera simple.
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Il doit être un miroir de
mon âme, sans être pour autant un roman psychologique : car je ne veux pas
qu’il soit faussé par des analyses. Je ne l’écrirai pas non plus sous la forme
d’un Journal. C’est que j’oublierai toujours que j’écris pour les
autres, m’occuperai trop de détails intimes et n’aurai plus de succès auprès de
mes lecteurs. Je raterai de la sorte la seule chose que je cherche.
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Mais j’ai à nouveau perdu
le fil de mes pensées. La vérité, c’est que le Roman de l’adolescent myope
sera une suite de scènes, d’impressions, de portraits et de conclusions
inspirés par le milieu scolaire et par l’âme de l’adolescent. Mais tout cela
semble pédant et froid. Surtout le mot “conclusions”. Je suis sûr que mon roman
n’aura pas de conclusions ; jusqu’à
présent je n’en ai même pas trouvé à mon propre usage. Mais cette suite de
scènes, par qui sera-t-elle racontée ? Il faut que je renonce à l’idylle de mon
héros ?
IV
ENTRE NOUS, LES DON JUAN
C’est en vain que je me mens à moi-même, j’ai, moi aussi, besoin d’amis. Je
suis donc du même bois que les autres.
Je veux la vérité jusqu’au bout. Je veux être sincère.
Est-ce que je ne sais pas mieux que personne que je suis un sentimental, un
type faible, sans la moindre volonté ? Est-ce que je ne rêve pas, moi aussi, de
jeunes filles blondes et vierges, avec lesquelles je me promènerais dans un
parc, au clair de la lune, ou sur un lac, dans une barque étincelante de
blancheur ? Est-ce que je ne rêve pas, moi aussi, d’accomplir des exploits
héroïques qui seraient récompensés de lauriers et de doux baisers des belles
inconnues qui... ?
Mais de telles pensées sont tristes et stupides. En les écrivant dans mon
cahier, je ne deviens pas meilleur. Et d’ailleurs je ne serais même pas capable
de les écrire. Elles sont tout simplement ridicules.
Je devrais faire autre chose : aller chercher une corde et me fouetter
avec. Parce que je suis un imbécile. Parce que je perds mon temps en errant
dans les allées du Cismigiu et parce que je le perds maintenant encore, en
rêvant à de jeunes Marguerite illuminées, les yeux levés vers le ciel et les
mains croisées sur la poitrine.
Mais la situation est bien plus grave : je suis le plus grand des nigauds,
quoi que je fasse pour le cacher. Ma bêtise est telle que je ne suis révolté ni
d’avoir perdu çette nuit, ni de la faiblesse de mon âme, ni de la ruine de ma
volonté, ni du néant de mon esprit. Et me voilà en train d’écrire dans ce
cahier, au lieu de me donner le fouet et me purifier. Tout me dégoûte, même la
douleur. Je cherchais la douleur de la chair. Et maintenant...
Même le sommeil me fuit. Et je ne peux même pas lire.
A n’en pas douter, je suis un imbécile.
DEUXIEME PARTIE
I LA MANSARDE
Pourquoi est-ce que je souligne certains mots dans ce cahier que personne
ne lira ? Je voudrais surprendre maintenant l’âme de cette mansarde, que je
sens, et qui ne se dévoile, dans la solitude, qu’à moi. Tant d’années se
sont écoulées, avec leurs silences et leurs déceptions. Que de rêves n’ai-je
pas fait, étendu sur mon lit en bois rouge. Je ne dois pas m’attrister si les
rêves sont restés des rêves, si je ne suis pas devenu un jeune homme charmant,
si je n’ai pas parcouru en tous sens l’Inde, si aucune Marie Bashkirtseff n’est
tombée amoureuse de moi... Je rêve maintenant de nouveaux doux rêves. Et ces
rêves glissent dans ma vie, et me semblent être de la vraie vie, même si pour
les autres ce ne sont que des rêves.
Suis-je encore triste ? Peut-être que personne ne montera jusqu’à moi. Me
mettrai-je à lire ?
Mais les livres sont
stupides et froids. J’ai chanté leurs louanges dans un gros cahier que j’ai aimé intituler Voyage autour de ma bibliothèque. Au début je voulais écrire
un roman. Moi, j’étais l’amant, le fiancé et l’époux. La bibliothèque était mon
amante. Après cent pages, j’ai compris que ce “roman”, je ne l’écrirais jamais.
Au lieu de raconter des rendez-vous d’amour, je glorifiais la virginité des
livres. J’écrivais des commentaires sur les femmes des romans de Balzac, tout
en apprenant que les caresses d’une elzévirienne sont bien plus délicieuses que
celles d’une courtisane. J’avais consacré tout un chapitre aux livres qui
portaient des signatures et des dédicaces. Un autre aux couleurs des
couvertures, un autre aux emblèmes de l'édition. Chacun de ces chapitres avait
six pages. J’avais déjà écrit quinze chapitres. Un soir, j’ai découvert qu’il
n’y avait pas d’intrigue. Cela m’a déprimé. J’ai abandonné mon gros cahier qui
regorgeait de louanges et de dialogues. Si je le cherchais maintenant dans le
coffre, je l’y trouverais à côté de tant de “journaux” et de manuscrits. Mais
je ne le cherche pas, parce que je me sens heureux, serein, soulagé, et je ne
veux pas que la tristesse m’envahisse de nouveau.
... Que dois-je écrire, que dois-je écrire pour oublier ma tristesse ? Ce
sera peut-être pour cette même raison que j’écrirai le Roman de l’adolescent myope. Mais il ne faut pas que j’y
pense. Il ne faut pas que j’y pense, il faut que j’écrive.
V NOVEMBRE
Maintenant, je sais. Je suis, moi aussi, comme
tous les autres : un adolescent sentimental et rêveur. C’est en vain que je
cherche à le cacher. Je suis sentimental. Je suis ridicule.
Cet après-midi de novembre, je suis triste. Et je
n’ai aucune raison d’être triste. Je ne dois pas être triste... Je regarde les
peupliers par ma fenêtre. Et je me laisse envahir par d’innombrables pensées.
Des pensées naïves, d’une naïveté révoltante et idiote. Combien je me suis efforcé
d’arracher de mon âme cette faiblesse dont le nom est mélancolie...
Je suis mélancolique. Par conséquent, je suis
stupide. Je manque de volonté, de virilité, de personnalité. Pourquoi cet
après-midi, avec ce soleil qui brille à travers les arbres sans feuilles, me
rend-il mélancolique ? Pourquoi, au lieu de travailler, je regarde par la
fenêtre ? Pourquoi je fais des rêves où, beau et riche, je me promène dans des
parcs solitaires, avec des bassins en pierre verdis par la mousse, des statues
ensanglantées par les rayons du soleil couchant, des ponts et des murs de
châteaux recouverts de vigne vierge ?
Ce que je fais en ce moment même n’est qu’une
autre preuve de mon manque de volonté. Au lieu de lutter contre l’imbécillité
nostalgique du soleil de novembre, en me fouettant jusqu’au sang, je me suis
assis à table et j’écris dans un cahier que personne ne lira jamais.
Combien d’efforts gaspillés cet après-midi...
Combien d’heures passées les dents serrées, combien de chaudes nuits éclairées par la
lune me poussant à rêver et à errer dans les rues, et que je passais tout
seul... Rien n’a abouti... Et mes pleurs, et ma colère, et la souffrance de ma
chair fouettée à vif sont impuissants devant une journée de novembre.
VII LE
CHEMIN QUI MENE VERS MOI-MEME
Il faut que je me connaisse. Il faut que je sache une fois pour toutes et avec
certitude qui je suis et ce que je veux. J’ai toujours reporté ce moment,
par crainte. Je craignais ne pas réussir à éclairer mon âme ou que la lumière
qui s’y ferait me rendrait malheureux. Je me suis imaginé d’une certaine façon.
Mais qu’arriverait-il de moi si tout n’était qu’illusion ?
Mais il n’y a pas que ça. J’ai cherché à obéir à ces traits que j’ai
attribués à mon âme. Je me les suis imposés et je les ai faits miens. Mais
qu’arriverait- il si je savais que ce ne sont que vêtements endossés malgré moi
? Pourrais-je m’en défaire sans être anéanti par le vide de mon âme ?
J’ai décidé de m’analyser jusqu’au bout - je l’ai même décidé plusieurs
fois -, de pénétrer le plus profondément possible et avec calme dans mon âme.
Je n’y ai pas réussi. Je n’ai jamais été capable de me concentrer suffisamment.
Je n’ai jamais été capable de penser sur moi-même. Chaque fois que j’essayais
de m’analyser, je me trouvais plongé dans les ténèbres les plus épaisses. Par
où fallait- il que je commence à me chercher ? Où saurais-je être moi-même ?
Qu’est-ce que je cherchais ? Mon âme. Où la cherchais-je ? Et comment
aurais-je pu reconnaître ma vraie âme parmi les âmes innombrables que je
portais en moi ?
Ma pensée s’égarait. Je me rendais compte tout à coup que j’étais en train
de réfléchir à autre chose.
Je recommençais, en revenant à la charge avec
obstination, je fermais les yeux, je me bouchais les oreilles, je pressais mes
mains contre mes tempes. Il n’y avait que ces mêmes ténèbres, tout aussi
épaisses. Ht je ne rencontrais aucune lumière, aucun appui, nulle part. Comment
connaître mon âme et vivre selon ses besoins ?
Car moi, je veux me connaître, pour comprendre la
voie sur laquelle je dois marcher.
Cette quête m’a fait perdre une fois tout un
après-midi. J’ai appris une seule chose, dont je me doutais depuis longtemps :
que le moi que j’étais à ce moment-là n’était pas identique au moi que j’étais
au moment immédiatement antérieur et d’autant moins au moi que j’étais la
veille. Ce qui m’a jeté dans l’étonnement le plus total. Je ne comprenais même
plus le sens de ma décision de m’engager dans la quête de mon âme. Si mon âme
n’est pas une, mais une infinité, comment pourrais-je connaître ma vraie âme ?
J’ai remarqué qu’à travers les dizaines de consciences il y a une ligne de
continuité. Mais j’ai des doutes sur la réalité de cette ligne de continuité,
qui constituerait la personnalité. Il me semble qu’elle n’existe que grâce à ma
volonté ou aux suggestions de mon entourage. J’ai remarqué que l’homme
s’évertue à ne pas démentir ce que lui-même ou les autres croient de lui. La
personnalité nous serait, dans ce cas, imposée par notre volonté, n’étant pas
ce quelque chose qui prend sa source dans le tréfonds même de notre âme. Elle
ne serait donc qu’un masque.
Je sais cependant que tout ce que j’ai écrit
jusqu’à présent n’est pas vrai. Je sais qu’il n’y a qu’une seule âme qui se
reflète dans mille attitudes passagères. Qu’au-delà de tous les états de
conscience, il y a la même âme. Que, maintes fois, s’y glissent des états de
conscience qui lui sont étrangers, mais ceux-ci sont passagers et peuvent être
facilement écartés par la moindre introspection.
Je sens donc qu’en moi il n’y a qu’une seule âme.
Mais comment la cerner ? Rien qu’à y penser, je suis pris d’épouvante, tant la
chose me semble difficile. Si l’on me proposait un problème d’algèbre ou de
géométrie - et quoique je ne sois pas du tout calé en la matière -, je serais
capable de le résoudre ou d’indiquer la manière dont on pourrait le faire. De
toute façon, je saurais, dans le pire des cas, par où il faudrait commencer.
Mais lorsque je cherche à me trouver moi- même,
je ne dispose d’aucune méthode, d’aucun indice. Mon moi m’apparaît comme un
monde tout à fait nouveau. J’ai voulu tirer tout cela au clair en lisant des
traités de psychologie, mais je n’y ai pas trouvé ce que je cherchais. On y
étudie d’autres choses, sans nul doute intéressantes, mais non pas le moyen de
se connaître soi-même et d’entrer en possession de toutes les forces de son
âme.
Et cela m’est nécessaire. Car autrement je
n’aurai pas le courage de m’avancer dans la vie. Je sais que je vais périr si
je ne suis pas le chemin de mon âme.
Mon âme... Voilà ce qui me trouble le plus. Je ne
peux pas la faire émerger en pleine lumière. Je voudrais palper mon âme comme
je palpe le pancréas d’un chien pendant la classe d’anatomie. Je voudrais la
mesurer, la peser, établir ce qu’elle vaut. Je voudrais savoir si mon âme
appartient à un adolescent mélancolique ou à un mâle surexcité. Si je suis un
scientifique ou un sentimental. Si je peux me fier à mes préoccupations
actuelles ou si je dois être méfiant et craindre de précoces changements.
Puisqu’il y a des jours où ma volonté est sûre et
mon esprit lucide comme ceux d’un homme. Alors je travaille d’arrache-pied, je
fais des projets quant à mes futures lectures et je dresse la liste de mes
livres.
---
Il y avait aussi des jours où j’étais gagné par
la tristesse, rien qu’à regarder quelques simples et insignifiantes vignettes,
parsemées dans des revues. Une jeune fille, assise sur un banc, quelque part,
sous un arbre couvert de feuilles, et, au loin, la ligne des collines, que je
devinais baignées de soleil. Cette gravure me plonge dans la tristesse la plus
profonde, chaque fois que je la regarde attentivement, je ne saurais dire,
moi-même, pourquoi. Mais il y a tant de mélancolie dans les yeux de cette jeune
fille qui est là, seule, sous l’arbre couvert de feuilles... Et tant de regrets
dans la ligne des collines qui existent quelque part, tout près, et que je ne
regarde pas, car je passe à côté, le regard rivé sur un monde mort.
Une autre vignette encore, tout aussi simple,
m’attriste toujours. Un chemin rural, bordé de peupliers. Dans les champs il y
a des moissonneurs. Un homme marche sur le chemin. C’est banal. C’est ennuyeux.
Mais moi, je reste longtemps à regarder les peupliers et l’homme qui marche. Je
pense peut- être aux peupliers que j’aperçois par ma lucarne, ceux de la cour
clôturée par une grille en fer. Je pense aux champs que je ne vois qu’en été ou
pendant les dimanches de printemps, lorsque je me balade longuement, en
laissant la ville derrière moi.
Je cache les revues et je veux continuer ma lecture. Mais je ne peux pas.
J’ai des remords. Je regarde par la lucarne les peupliers et les toitures
plombées, et j’entends - étouffés - les bruits de la rue. Parfois la nuit
tombe. J’ai même peut-être souvent pleuré, mais je ne l’ai pas su.
Rompu de fatigue, j’allume ma lampe.
Ma petite chambre ressuscite, et les livres me parlent sur leurs rayons, et
mon âme revient. Et je regrette le temps que j’ai perdu à regarder par la
fenêtre ou à m’attrister en entendant une mélodie jouée au piano ou en voyant
une vignette qui représente un chemin rural en été.
Je voudrais savoir qui je suis, et je ne le sais pas. Pour le découvrir, j’ai rempli de mon
écriture beaucoup de cahiers. Mais je n’y ai pas réussi. Mon roman sera peuplé
de héros bizarres. Leurs âmes ne
seront pas linéaires, tout d’une pièce. Je n’ai pas rencontré jusqu’à présent
une telle âme parmi les adolescents. Mais je ne saurais analyser mes
personnages, parce que je ne les connais pas. Je ne peux pas les comprendre
jusqu’au tréfonds de leur âme.
Je me regarde. Je regarde en moi-même : combien
de traits étrangers, contradictoires..
Voilà pourquoi je n’écrirai jamais l’adolescent myope, qui reste pourtant
mon seul espoir.
II PAPINI, MOI ET LE MONDE
j’ai lu aujourd’hui Un homme fini de
Giovanni Papini. Désormais, je suis moi aussi un homme fini. Mon roman ne
s’agencera plus jamais en pages et en chapitres. Quant à moi, je dois changer.
Il le faut, afin que l’on ne me dise pas que j’ai imité Giovanni Papini.
Je l’ai haï et je l’ai aimé tout un après-midi.
Je l’ai haï, parce qu’il avait déjà dit aux autres ce que je voulais leur dire,
moi aussi. Et je l’ai aimé, parce que dans son livre c’est de ma vie qu’il
s’agit. Enfance envenimée par une colère cachée, par une jalousie terrible
envers ceux qui sont beaux, par de la haine contre les riches et les puissants,
contre tous ceux qui sont heureux. Adolescence tourmentée par une myopie et par
toutes sortes d’obsessions cérébrales, rongée par de folles ambitions, fouettée
par l’impuissance, épuisée dans des pleurs que personne n’entend, et ne
soupçonne, et ne console.
J’ai vécu la vie de Papini. Et j’ai versé des larmes, et j’ai frappé mon
corps, et j’ai crié dans ma solitude, et j’ai été pénétré d’une sauvage
jouissance en lisant Un homme fini. Cet homme-là, c’était moi. Mais moi,
je n’étais pas fini. Je ne pouvais pas l’être. Même si Papini a épuisé les
trésors qui luisaient au tréfonds de son âme - ces trésors qui luisent aussi
dans la mienne -, je saurai ne pas m’en effrayer. Je me forgerai une âme
nouvelle et m’imposerai de nouveaux chemins. Je ne veux plus être moi-même. Je
ne veux plus être Giovanni Papini. Aujourd’hui, avant le coucher du soleil, je suis
mort. Une autre lumière éclairera dorénavant mon visage estropié, D’autres
regards s’écouleront de mes yeux troubles et une tout autre vie jaillira du
tréfonds de mon âme.
Je ne veux pas être Giovanni Papini. Je ne veux
pas être un autre. Je ne veux pas porter sur mes épaules le douloureux fardeau
dévolu à des épaules étrangères. Je ne veux pas subir les souffrances des
autres. Et je ne veux pas diriger mes pas sur des chemins que d’autres ont
parcouru avant moi.
Papini est laid, horriblement laid et, lui aussi,
il est myope. Moi, je serai beau, je séduirai les femmes, et mes yeux seront
limpides et pénétrants. Je giflerai mes joues pâles et creuses, jusqu’à ce que
je sente dans ma peau les piqûres douloureuses de mon sang. Je casserai mes
lunettes et j’écar- quillerai mes yeux : qu’ils soient grands, grands, grands.
Des yeux limpides. Des yeux noirs, si les yeux de Papini sont verts. Et des
yeux verts, si les siens sont noirs.
Voilà le but de ma vie : être différent de
Papini. Ne pas lui ressembler ; ne pas être lui.
Car c’est Papini qui est mon ennemi mortel. Il
m’a volé le trésor de mon âme. Il a flétri, il a consumé, il a piétiné, il a
violé, il a prostitué les valeurs que j’aurais dû, moi, répandre dans le monde.
Il a disséqué et il a mis à nu la pourriture de son âme. Et ce faisant, il
s’est rehaussé, il est devenu un grand homme, il est arrivé sur les sommets, là
où c’était Moi qui devais arriver. Tout ce que je pouvais faire, tout ce
que je pouvais créer, c’est Papini qui l’a créé. Dieu a déversé sur moi le
brasier et la glace d’une plaisanterie perverse. Dans la main du Démiurge je
n’ai été qu’une loque. J’ai été le masque à visage d’argile jeté dans le monde
vingt ans après l’original. J’ai été créé pour ramper comme un ver de terre aux
pieds de mon maître, aux pieds de Papini.
---
Ils m’ont demandé où j’en étais avec mon roman.
Je leur ai menti, en leur disant que j’étais en train d’écrire la deuxième
partie. Mais moi, je sais que je n’écrirai jamais le Roman de l'adolescent myope, car mes souvenirs et mes
observations ne sauront jamais se constituer en un roman. Ils m’ont demandé de
leur en raconter quelques chapitres. Je leur ai raconté des fragments de ce que
j’avais écrit dans ce cahier. Je leur ai dit que même cette réunion, inattendue
et complète — peut- être la dernière de notre carrière d’écoliers - sera
reproduite dans un chapitre.
Alors je me suis mis à parler, et eux, ils ne
m’ont plus interrompu par leurs explications et par leurs commentaires
habituels. J’étais sous le coup d’une grande émotion, sans en connaître
pourtant la cause. Je leur ai dit, en m’efforçant de sourire, qu’à partir de ce
moment nos chemins allaient se séparer, et que notre amitié - qui durait depuis
huit ans - allait elle aussi et tout naturellement s’éteindre. Chacun d’entre
nous rencontrera de nouveaux amis et peut-être aussi des amies. Qui sait si, ce
jour même, une étape de notre vie ne prendrait pas fin à jamais ?
---
Maintenant je suis ici, de nouveau seul. C’est la première fois que je suis
effrayé à l’idée que cette mansarde ne sera pas toujours à moi. Je la regarde,
je la cherche, j’en examine tous les recoins.
... Je sais que l’été est venu... Je me sens tellement fatigué et triste,
tellement déprimé. Naturellement ce n’est qu’une simple crise de mélancolie.
Car je serai heureux d’en finir avec la vie d’élève, à jamais.
Mais maintenant je ne dois pas penser à tout ça. Il faut plutôt que je me
réjouisse d’avoir découvert en Radu un nouvel ami. Peut-être ne s’ennuiera-t-il
pas lorsqu’on restera, des nuits durant, à bavarder ensemble.
Mais je ne dois pas penser même à cela. Je ne dois me soucier que du bac.
Vanciu me recalera, j'en suis sûr...
Quand est-ce que je me remettrai à écrire dans ce cahier ?
VI JE CHANCELLE A TOUS LES VENTS
Mais est-ce que le monde n’est que cela ?
Depuis quelques jours je suis tourmenté par un autre genre de
questions. Comment m’expliquer ? Je sens qu’il me manque quelque chose de profond,
de massif, de sûr, d’intime - pour me confondre avec - depuis bien des années.
J’aurais eu maintenant un ami. Mais je me retrouve seul, brûlé par des doutes
qui déchirent mon âme et ravagent ma volonté.
---
Je ne saurais dire pourquoi j’ai décidé de n’écrire qu’un tel livre sur
l’adolescence. Je comprends, en revanche, pourquoi j’y ai renoncé dès que je me
suis convaincu du ridicule du héros. J’ai eu peur que mes lecteurs n’acceptent
pas la nécessité du ridicule de l’adolescence côtoyant la nécessité de
l’héroïsme, de la nostalgie, de la médiocrité.
Mais moi j’ai commencé par noter cet état d’âme tellement nouveau et
intense : le mécontentement total. Il ne s’agit pas d’un mécontentement éphémère,
qui ôte toute saveur aux livres et qui menace de transformer la tristesse en
désespoir. Je ne reconnais mon âme présente dans aucun des "chapitres”
tristes du Journal. Je suis tranquille et délassé. Mais je sens pourtant
l’insuffisance de ma vie intime, je me sens oppressé par ces limites que
j’avais crues plus généreuses, moins strictes. Un point c’est tout ; et c’est
beaucoup. Je répéterai à l’infini : il n’y a que ça, il n’y a que ça ?...
Quant à mon travail scientifique, je lui en veux, sans trop savoir
pourquoi. Je suis convaincu que, sous ce rapport, j’ai toujours procédé
spontanément et sans me soumettre à aucune discipline : c’est pourquoi je ne
saurais être sévère envers ses trop modestes résultats. De toute façon, je sais
maintenant si peu de choses essentielles... Chaque fois que je veux apprendre
les vraies causes, je me sens profondément bouleversé, insatisfait, en
plein naufrage... Je suis convaincu que le chemin dans lequel je me suis engagé
s’arrêtera devant un point mort. Et, tout en pensant cela, j’éprouve le dépit
de ne pas comprendre qui est à l’origine de cette certitude.
Un soir, après une sévère introspection, je me
suis dit qu’il valait mieux reporter les questions scientifiques à l’époque où
je serais étudiant, et me contenter pour l’instant d’approfondir l’histoire.
Mais l’histoire, comme toute lecture qui ne bouleverse pas notre être, n’est
qu’un simple opium. Les livres nous obligent à perdre notre temps d’une manière
intelligente. Et pourtant cette manière intelligente de perdre notre temps
n’est pas moins absurde que n’importe quelle autre, par le fait même qu’elle
épuise nos forces et nous rend étrangers à nous-mêmes et aux autres.
Je sens maintenant que la science, et l’histoire,
et la philosophie sont inutiles. Je brûle du désir d’une vérité unique et pure,
j’aspire de tout mon être vers la certitude d’un dogme, d’un “guide”
infaillible. J’envie - je ne sais pas trop pourquoi - le sort des adolescents
catholiques.
Et pourtant toute église me répugne. Tout dogme
que je ne peux comprendre et expliquer me met en colère. Il me semble ridicule
d’accepter, après tant de rude travail scientifique, des absurdités bibliques
et des horreurs catholiques. Mais si toutes ces choses-là ne sont pas
l’Eglise, de même qu’elles ne sont pas je m’en suis convaincu - la Religion ?
La mystique, je l’ai abordée en dilettante. J’ai
lu les confessions des saints tout comme j’ai lu les confessions des hommes :
par simple curiosité. Je suis toujours resté un curieux infatigable, et si jamais
je devenais moine, je garderais dans ma bibliothèque des bouquins sur les
sciences naturelles et des collections érotiques. Mais je ne comprends pas la
mystique, quoique je me sois depuis longtemps convaincu qu’on ne doit pas la
comprendre. Je ne veux pas me rapprocher effectivement de l’esprit des saints,
par peur de me convaincre en vertu d’une autosuggestion, du désir de me
convaincre, et non pas devant l’évidence des vérités.
Je ne sais pas si c’est la foi qui me manque.
Chaque fois que je pense ce mot : foi, je me sens mécontent, et, même,
outragé. Je ne peux pas accepter la foi en Dieu, dans le Sauveur, dans
les saints, dans l’Eglise. J’étais auparavant content de la franchise de mon
attitude. Mais maintenant elle m’inquiète : et si croire veut dire autre
chose ? Et si je ne suis pas encore arrivé à pressentir le sens de là foi,,
confondant la superstition effarouchée avec un fait sublime dont je suis encore
trop éloigné ?
Je me fourvoie toujours davantage par rapport à ce que je m’étais proposé
de noter dans ce cahier. Ce que je viens d’écrire sur la foi est si peu clair,
si peu éclairant... Et moi je suppose que je pourrais mieux m’expliquer si je
me prenais les tempes entre les mains, si je fermais les yeux et si je jurais
de ne pas me lever de ma table de travail jusqu’à ce que je trouve la première
solution qui mériterait d’être envisagée. Mais, pour l’instant du moins, cela
serait parfaitement inutile. Ce qui m’inquiète, moi, c’est la nouvelle vision
que je reçois, je ne sais pas de qui, je ne sais pas pour combien de temps et
même je ne sais presque pas grâce à quelles circonstances.
Aujourd’hui j’ai ressenti de manière immédiate et
douloureuse un mécontentement profond envers moi-même et envers mon travail.
Lorsque je me suis demandé : “C’est ça la vie ?” - cela voulait dire :
“Je n’ai vu que ça de la vie ?” Rien ne me rattachait plus aux livres et
aux aspirations qui jusqu’alors m’avaient rempli d’enthousiasme. Il me semblait
qu’il me manquait le plus important : la conscience du sens de ces
livres et de ces aspirations. Et pourquoi les considérer miens ? Sont-
ils issus des nécessités organiques de mon âme ? Sont-ils vraiment mon âme authentique,
mon âme de toujours ?
Je suis peut-être séparé de mes préoccupations.
J’ai peut-être subi trop d’expériences immédiatement personnelles, qui m’ont
éloigné des livres scientifiques. Mais ceci n’est pas une explication.
Maintenant aussi je révère tout comme auparavant les traités scientifiques.
Mais je m’empresse toujours d’ajouter, chose que je ne faisais pas dans le
passé : ces livres vont-ils remplir, combler, épuiser ma vie ?...
Je me suis dépassé moi-même ; cela est sûr. Je
suis sorti de moi-même pour continuer mon chemin, pas à pas : avec chaque livre
lu, avec chaque douleur refoulée. Pourquoi aujourd’hui ce dépassement est-il si
évident et pourquoi, au lieu de me satisfaire, m’attriste-t-il et m’écrase-t-il
sous ce sentiment de l’absence ? Qu’est-ce qui me manque ?
Ma vie intérieure, telle que je l’ai vécue
jusqu’à présent, mes visions, mes fins, mes valeurs. Pourquoi se sont-elles
écroulées toutes à la fois, sans nulle cause réelle, sans nulle crise ?
J’avais peut-être construit sur du sable, j’avais
peut-être amassé du matériau inutile. Mais est-ce que la science, la
philosophie, l’histoire sont inutiles ? Je ne saurais le croire, si lointaines
qu’elles me paraissent maintenant. Alors pourquoi ce brusque naufrage qui a eu
lieu ces derniers jours et qui vient de prendre fin à l’instant même ?
Tous mes efforts n’éclairciront rien. Au-dessus
de toutes les hypothèses et de toutes les explications, un seul fait persistera
: je chancelle à tous les vents.
Je pressens que je vivrai autre chose que ces
simples expériences en marge d’un livre ou d’un homme à moi révélé par les
livres. Je pressens que je vais faire don de toute ma vie intérieure. A qui ?
Je ne pense pas que ce soit à l’Eglise. Je ne suis pas un mystique et je ne
suis non plus un athée diabolique, cynique, désespéré. Comment saurais-je alors
aboutir à Jésus ?
Voilà ce que je sens : je suis enlevé de moi- même et heurté contre des
angles saillants et qui me font beaucoup de mal, et de nouveau déposé en
moi-même, et de nouveau enlevé. Et je ne sais rien d’autre, et je n’y comprends
rien.