vendredi 8 janvier 2016

Le volcan - Klaus Mann



Le volcan - Klaus Mann

Marcel parle. Les mots jaillissent de sa bouche comme le sang d’une blessure. Des mots, des mots, rien que des mots. Ils se pressent, se chevauchent, se confondent. Ce sont des mots geignards, fanfarons, moqueurs, qui ne veulent pas s'arrêter, ne veulent pas se taire. Marcel est condamné à parler comme le Juif errant à marcher. Finalement il dit en se prenant la tête entre les mains :
— J’ai horreur des mots. Ah, Marion, si tu pouvais t'imaginer à quel point les mots me font horreur ! C'est comme si je devais boire de l'eau sale et puis la cracher. Les grands mots sont creux, usés, et je n'en vois pas de nouveaux auxquels m'accrocher. Tout a été dit. Le XIXe siècle a été un siècle bavard, amoureux des mots, et la crise du XXe siècle, que je ressens dans mon corps comme une maladie, est la crise des grands mots. La démocratie en est morte. Le fascisme, cette nouvelle barbarie, triomphe aisément : il n’a que des cadavres à décapiter. Il nous faut apprendre une nouvelle innocence. Ce n’est pas par les mots que nous y parviendrons, mais par l'action, uniquement. Les grands mots nous collent à la peau, comme de la crasse. Un solvant pour nous en débarrasser : le sang. C’est de notre sang qu'il est question ; il ne faut pas hésiter à le verser. Qu'il coule, plutôt que de se figer dans nos veines ! Il nous faut désormais souffrir et mourir, cesser de parler et d’écrire. Peut-être d'autres générations viendront qui trouveront du plaisir et de l’intérêt aux mots. Pas nous ! Pour nous, c’est fini. Ce ne sont pas des mots qu’il faut opposer à la folie réactionnaire, mais une folie, une ivresse nouvelles. Il faut être sourds et aveugles et en même temps prêts à disparaître. Ce n'est qu'à cette condition que nous pourrons expier les fautes de nos pères. Marion, retiens-moi de parler ! Les mots m'étouffent !

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Quand quelqu'un en a assez de la vie et s’en va, ceux qui restent se mettent à pleurer. Mais pourquoi pleurent-ils ? Celui qui est parti leur manque-t-il à ce point ? Et pourtant ils l’auront bientôt oublié. D’ailleurs, ils le savent parfaitement et c’est pourquoi ils pleurent. Mais il y a une autre raison : ils savent qu’il leur faut continuer à vivre un peu. En effet, quand l’un d’entre nous disparaît, ceux qui restent prennent soudain conscience de ce qu’est notre destinée. Nos traces, derrière nous, sont mouillées par le sang et les larmes. Car c’est dans la douleur que nous avons été enfantés et au milieu des souffrances de toutes sortes que nous grandissons. Le signe de la malédiction est sur nos visages.
En vain cherchons-nous à l'effacer par le sang et les larmes, mais il demeure. Nous pensons, en mourant, pouvoir échapper au destin, mais c’est une illusion, car nous sommes plus solidement enchaînés que nous ne l’imaginons. Notre aspiration au néant ne trouve aucune satisfaction dans la mort Une autre existence nous attend-elle? Nous l’ignorons. Mieux vaut d’ailleurs ne pas nous poser trop de questions. Tilly, elle, sait; elle n’a plus de doutes. Mais ceux qui sont restés pleurent, prennent leur tête dans leurs mains ; les larmes coulent à travers leur doigts, dans leurs mouchoirs; leurs yeux sont rouges brûlent leur bouche se tord comme celle des petits enfants Ils lèvent les bras - on dirait des comédiens sur une scène secouent la tête tragiquement et de leurs voix sourdes, empâtées, terrestres, lancent des imprécations. Pourquoi as- tu fait cela, chère sœur, douce fiancée ? Aïe ! Pourquoi t’en es-tu allée? Tu t’es soustraite à notre condition : ce n’est pas très chic, car nous, vois-tu, nous sommes encore ici. On dirait que nous n’avions pas assez de raisons de pleurer : tu nous en donnes d’autres, étourdie que tu es. Tu nous laisses quelques lettres : penses-tu qu’ainsi tout soit réglé ? Ah, la, la! Nous t’avons aimée, et toi, regarde le tour que tu nous as joué. Nous, nous continuons à nous traîner, et toi tu t’envoles. Quelle injustice ! Tu es devenue petite et douce, une vraie poupée de cire. Mais nous, nous sommes restés gros et lourds, totalement dépourvus de grâce. Il nous faut boire et manger, dormir, parler, pleurer, verser notre sang et nos larmes, alors que toi, te voilà une ravissante momie. Honte à toi, notre petite camarade de jeux, compagne de nos joies et de nos peines ! Comment as-tu pu abandonner la communauté que nous formions ? Nous étions un et voilà que tu as pris de terribles distances !

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Dans le bas, Tullio inscrivit la formule qui lui tenait lieu de mot d'ordre : « I know the whole trut! » Maintenant, il apparaissait clairement qu’il était non seulement contre l’Etat, - c’est-à-dire contre tout pouvoir organisé - mais aussi contre la raison, la pensée, toute forme d’intellect
— Les hommes pensent trop, répétait-il. C’est pourquoi ils sont incapables d’être heureux.
Sa théorie était que toutes les maladies ont pour origine un excès d’activité cérébrale - et d’abord la tuberculose. Ce n’était selon lui, qu’en renonçant à toute forme de pensée qu’on lutterait le plus efficacement contre ce mal.
— Autrefois, ajoutait-il, les hommes étaient plus sains, parce qu’ils pensaient moins, savaient moins de choses. Moi, je ne sais presque rien. I am ignorant. But I know the whole trut, concluait-il triomphant en se versant un autre verre de chianti.

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La préparation de la catastrophe est en soi, déjà, une catastrophe. Les hommes s’accoutument à leur propre avilissement à la perte de leur liberté, à l’incertitude et à la menace permanente qui pèsent sur leur existence. Toute vie humaine n’est que bagatelle ; avant de la détruire, on lui ôte toute valeur. Qui n’a plus rien à perdre, n’a par conséquent plus rien à craindre. L’esclave se réjouit à l’avance de l’apocalypse.

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