De la solitude - Zimmermann
LA SOLITUDE.
RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES.
Dans cette vie inquiète,
au milieu de la contrainte des devoirs et des affaires, dans les chaînés du
monde, au déclin de mon existence, je veux me rappeler l’ombre de mes joies
évanouies, l’ombre des jours de ma jeunesse, où je trouvais mon bonheur dans la
solitude, où je n’entrevoyais pas de refuge plus doux que celui des cloîtres,
des cellules bâties sur les montagnes, où je m’élançais avec ardeur dans les
profondeurs des forêts, dans les ruines des vieux châteaux, et où je n’avais
pas de plaisir plus vif que de m’entretenir avec les morts.
Je veux méditer sur une idée importante pour l’homme, sur les dangers et
les consolations de la solitude, sur les avantages qu’elle procure, avantages
que les peuples les plus célèbres ont reconnus de tout temps, mais qui n’ont
peut-être jamais été assez discernés. Je veux réfléchir au secours puissant
qu’elle nous offre quand le chagrin dessèche notre cœur, quand la maladie nous
énerve, quand le fardeau des jours pèse sur nous, quand nous éprouvons des
douleurs que notre âme ne peut supporter.
Ah ! je renonce volontiers au monde et à ses distractions , à tout ce que
l’on appelle les joies de la vie, pourvu que je puisse avoir quelques heures de
loisir et de repos, pourvu que, seul et libre, je puisse dire sur la solitude
quelques vérités utiles qui occupent »n instant l’homme du monde, et émeuvent
les gens de bien.
La solitude est une situation où l’âme s’abandonne à ses propres réflexions
: nous jouissons de la solitude , soit lorsque nous prenons plaisir à nous
séparer du tumulte humain , soit lorsque nous détournons notre pensée de ce qui
nous entoure.
CHAPITRE I.
Du penchant de la société.
Il n’est pas bon que
l'homme soit seul. Des besoins innombrables, un penchant naturel, inné, forment
les liens de la société, et nous voyons par là que nous ne sommes pas faits
uniquement pour la solitude. La société est le premier besoin de l’homme. Dieu
lui-même a consacré le penchant à la vie sociale par ces paroles : « Il n’est
pas bon que l’homme soit seul. » Puis il ajouta : « Je lui donnerai une
compagne avec laquelle il vivra.» Dans le monde, on dénature le sens des
paroles de Dieu, et l’on s’imagine que, pour que l’homme ne soit pas seul, il
faut qu’il se montre chaque jour dans un cercle ou dans un salon. Le penchant à
la vie domestique, aux relations intimes, est inné en nous. En le suivant, nous
obéissons à notre, propre nature. Mais dès que nous sentons s’éveiller le
penchant qui nous entraîne vers les réunions du monde, nous devons être sur nos
gardes. Le premier est indestructible aussi longtemps que l’homme resté fidèle
à sa vocation. Le second est une œuvre de l’oisiveté, un besoin factice, une
habitude qui naît de l’ennui et de la curiosité.
Il y a dans les relations affectueuses une source indicible de bonheur. En
exprimant nos sensations, en faisant avec un ami un sincère échange de nos idées
et de nos conceptions, nous éprouvons une sorte de volupté, à laquelle l’ermite
le plus endurci ne reste pas indifférent. Je ne puis faire entendre mes
plaintes aux rochers ni raconter mes joies aux vents du soir. Mon âme soupire
après une âme qu’elle aime comme une sœur ; mon cœur cherche un cœur qui lui
ressemble. Le ciel et la terre disparaissent près de la femme que nous aimons.
Loin du monde et de ses liaisons, quel plaisir goûterions - nous dans la
plupart de nos connaissances, de nos sentiments et de nos pensées? De même tout
semble froid, morne, désert dans les réunions les plus brillantes, s’il ne s’y
trouve pas un cœur attaché à nous par l’affection.
Mais si vous renoncez au
tourbillon des plaisirs r on vous appelle misanthrope. Si, pour
travailler à une œuvre importante que vous ne pouvez accomplir que dans le
silence de la retraite, vous vous exemptez des visites monotones, on dit que
vous êtes insociable. Si vous fuyez le monde, soit dans une de ces heures de
découragement, où tout se montre à l’esprit sous les couleurs les plus sombres,
soit dans les regrets que vous cause un amour malheureux, dans ces regrets
profonds, où vous ne voyez plus rien qui vous attire, qui vous satisfasse, et
personne qui vous comprenne, on dit que vous êtes un insensé. Cependant vous ne
renonceriez point au monde, si vous y trouviez toujours un cœur qui répondît à
votre cœur et non point quelques unes de ces vaines poupées.
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L’ennui est une peste à laquelle on croit échapper en sortant de la
retraite, et qu’on ne rencontre jamais plus vite que dans la société. C’est un
vide de l’âme, un anéantissement de notre activité et de nos forces, une
pesanteur générale, une paresse somnolente, une fatigue, et, ce qu’il y a de pire,
c’est souvent un coup mortel que l’on porte d’une main polie et avec beaucoup
de grâce à notre intelligence et à nos plus douces émotions. Tout ce qu’il y a
d’essor dans l’esprit d’un homme, d'élan dans son cœur, est comprimé, paralysé
par l’ennui qu’il éprouve ou qu’on lui fait éprouver. Dans cet ennui, on
s’assied en silence au milieu d’une assemblée, on écoute d’une oreille
indifférente ce qui se dit, on ne s’intéresse à aucun entretien, et souvent on
perd soi-même toute espèce de pensées.
Cet ennui nous saisit lorsque nous sommes obligés de rester dans un lieu où
l’on ne parle que de choses que nous ne nous soucions pas d’apprendre, ou
lorsque quelqu’un s’empare de nous et nous force à écouter des paroles qui
n’excitent en nous aucun intérêt. Que de fois un de ces imperturbables causeurs
pétille de joie, tandis que son entretien fatigue, tourmente toute une société
! En s’abandonnant à sa prolixité, il ne voit pas qu’il répand l’ennui dans le
cercle qui l’entoure.
Chaque affaire, chaque
livre, chaque entretien qui n’excite en nous ni attrait, ni curiosité, est une
cause d’ennui. L’ennui entraîne beaucoup de personnes dans le monde, mais il en
est que le dégoût de la société ramène dans la solitude. Un être oisif n’éprouve
jamais tant d’ennui que lorsqu’il se trouve seul avec lui-même, tandis qu’au
contraire l’homme laborieux supporte péniblement chaque heure, chaque instant
qui entrave son activité. Le premier, par la raison qu’il ne sait point vivre
avec lui-meme, cherche des distractions extérieures ; le second trouve sa
satisfaction dans son propre cœur, après l’avoir vainement poursuivie dans les
réunions de salons. L’homme qui n’a aucune occupation sérieuse, aucune habitude
de réflexion, éprouve un profond éloignement pour tout ce qui intéresse les
natures intelligentes, et, par bonheur pour lui, il n’entend dans le monde, le
plus souvent, que des conversations frivoles et vides de sens. L’homme qui aime
à étudier et à penser éprouve le même éloignement pour ces fades entretiens qui
ne peuvent rien lui apprendre et qui ne lui donnent aucune émotion. Celui qui
est doué d’un caractère facile et enjoué se plaît dans la société, parce qu’il
domine aisément la volubilité de causeur indiscret. Celui qui est d’une humeur
tendre et mélancolique se sent mal à l’aise dans une réunion, parce qu’il est
souvent obligé de céder à l’importance d’un étourdi.
Les petits esprits éprouvent rarement de tels ennuis. Ils rencontrent
partout des gens de leur espèce, auxquels ils s’attachent de prime abord. Un
sot gentilhomme allemand disait avec raison : Un cavalier tel que moi trouve,
toujours un cavalier qui le présente dans le monde.
Oppressé par l’ennui, l’homme cherche naturellement à sortir de cette
inaction de l’esprit. Il faut pour cela parvenir à émouvoir ses sens, son
intelligence, son corps et son âme.
Il est plus facile de
sentir que de penser, de recevoir que de donner, et celui qui ne prend pas
l’initiative , aime assez qu’on la prenne envers lui
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En pareil cas, le goût de la solitude est a peu près pour l'âme ce que la
propension au sommeil est pour le corps fatigué. La satiété décide aussi
beaucoup de personnes à s’éloigner du monde. Le philosophe Héraclite, que la
société ennuyait, devint misanthrope : il établit sa demeure dans une montagne
et se nourrit de racines , entouré de bêtes sauvages, car il était las de tout
le reste. Une telle conduite annonce plus de faiblesse que de force, plus
d’indolence que de passion.
Celui qui. a joui de tout ce que le monde estime et peut donner, celui qui,
après de longs efforts, a obtenu la gloire, la fortune, la puissance, les
honneurs, et qui, après tout, se dit que tout est vanité ; celui qui, après
avoir été aiguillonné par la passion , comme un cheval par l’éperon, en vient à
ne plus éprouver aucune passion, celui-là est rassasié. Il ne se réfugie
point, il est vrai, au milieu des bêtes
fauves, il ne se nourrit point de plantes sauvages, mais la solitude est son
dernier asile. Combien de grands personnages j’ai vus dans cette situation !
car l’homme, placé dans une situation inférieure, ne tombe pas si bas ; leurs
cœurs ne ressentent plus aucun désir, ils aimaient encore la vie, le reste
n’avait plus de prix à leurs yeux ; la solitude était leur dernier asile.
Le penchant à la
solitude provient donc d’abord du besoin de fuir tout ce que nous haïssons dans
le tumulte du monde, puis du besoin de recouvrer le calme et l’indépendance ,
puis ensuite, pour un esprit sensé, du besoin de goûter le bonheur non envié
que l’on trouve en soi-même.
CHAPITRE III
Des Inconvénients généraux de la solitude.
Le penchant à la solitude ne se concilie pas toujours, connue nous l’avons
vu, avec une parfaite rectitude de bon sens, ni avec un calme de caractère
disposé à glisser comme une ombre paisible sur le théâtre du monde. Il y a déjà
des inconvénients dans l’éloignement ordinaire de la société, et l’on en rencontre
de plus grands lorsqu’on fuit les hommes avec obstination.
Tous les défauts des solitaires ne sont point le résultat de la solitude.
Ils peuvent provenir de diverses autres causes, et si on entre dans la solitude
avec de mauvais penchants, il est à craindre qu’elle ne les augmente.
Nous voulons essayer de
reconnaître les bons et les mauvais effets de la solitude, selon les différents
caractères , afin de pouvoir dire dans quel cas elle est nuisible et dans quel
cas elle est à désirer. Nous devons examiner comment elle procure autant de
satisfaction que les relations de société, et dans quel but il est utile que
les hommes s’éloignent des autres hommes. Je ne parlerais point des
inconvénients de la solitude, si je ne voulais écrire, comme beaucoup d’autres,
qu’un roman sur ce sujet ; mais mes intentions sont plus sérieuses.
L’homme, dans l’oisiveté de la solitude, est comme une eau stagnante, qui
n’a point d’écoulement et qui se corrompt. L’inaction complète ou la tension
trop grande des forces de l’esprit nuisent également au corps et à l’âme.
Chaque organe du corps humain se fatigue dans un travail sans relâche.
L’esprit se fatigue de même lorsqu’il voit toujours les mêmes objets, qu’il
poursuit le même labeur et porte le même fardeau. La solitude accable celui
qui, dans un état de langueur, ne peut s’occuper en lui-même ni avec lui-même.
Il succombe au moindre effort, lorsque le devoir ou la passion ne le raniment
pas, et l’ardeur de son esprit s’éteint dans un morne isolement, dans une
sombre mélancolie. Alors il convient de rechercher la société des hommes
honnêtes et aimables, jusqu’à ce qu’on ait repris quelque goût au travail et
qu’on retrouve en soi-même quelque satisfaction.
Sans la variété, sans la distraction, l’homme s’engourdit dans la solitude,
lorsqu’il n’a pas assez de force pour soutenir longtemps un difficile effort.
Ses idées prennent un caractère de roideur et d’inflexibilité, ses points de
vue lui semblent préférables à tous ceux des autres, et il finit par ne plus
estimer que lui-même; tandis qu’au contraire la société améliore notre
caractère et nos habitudes , en nous accoutumant à supporter la contradiction
et à vivre avec des personnes qui ne pensent pas comme nous.
Il y a encore, dans la solitude, un autre danger : c’est qu’en s’y
retirant, on en vienne à se plaire trop à soi-même. Les gentilshommes qui
habitent la campagne y contractent souvent l’habitude de parler avec tant de
roideur, de soutenir avec tant d'opiniâtreté les opinions les plus
déraisonnables, qu’il devient presque impossible de traiter une affaire avec
eux. Platon disait que l’orgueil, l’obstination, la roideur de caractère,
étaient un effet constant de la solitude , et qu’on ne devait point en être
.surpris , parce qu’un homme qui vit seul ne songe à plaire à personne autre
qu’à lui-même. Il s’imagine pouvoir faire tout ce qu’il veut, parce que ses
valets exécutent tout ce qu’il ordonne.
Il est difficile de détruire le profond respect que certains solitaires
conservent pour leurs fantaisies et l’admiration qu’ils ont pour eux-mêmes.
Intimement convaincus que leurs idées sont d’une origine divine, qu’elles leur
ont été inspirées par le ciel même, ils citent au tribunal de Dieu comme des
criminels tous ceux qui n’ont point ces mêmes idées.
La solitude a aussi des inconvénients pour les savants , à quelque classe
qu’ils appartiennent. Beaucoup de savants vivent entièrement seuls ou au milieu
d’un cercle très restreint, et se trouvent hors de leur élément lorsqu’ils
quittent leur cabinet d’étude. On aura de la peine à me croire, peut-être, et
cependant le fait que je vais rapporter est vrai. Dans une ville célèbre
d’Allemagne, du haut de la chaire, les savants ont été instamment priés de
vouloir bien se préserver des défauts ordinairement attachés à leur état, de l’irritabilité
, de la misanthropie , et du mépris de tout ce qui n’entre pas dans le cercle
ordinaire de leur vie ou de leurs occupations.
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Pour aimer celui qui observe les hommes, il suffit qu'on ne soit pas forcé
de le craindre. Tout pour l’amour, disait Goethe : et celui qui a connu ce
grand poëte sait de quelles grâces il revêtait la force de son génie et la
nature sérieuse de ses études.
Il est facile de se faire aimer quand on s’approche franchement des hommes,
quand on s’attache à eux avec confiance. Il n’y a pas une situation humaine où
nous n’ayons besoin tantôt des conseils et tantôt de l’appui des autres hommes.
Mais comment se ferait-il aimer celui qui veut toujours être prévenu et ne prévenir
personne, celui qui s’inquiète de chaque parole qui s’échappe de ses lèvres, de
chaque sentiment qu’il révèle, de chaque geste, de chaque expression de
physionomie qui décèle l’état de son âme ; celui qui ne s’attache à aucun
homme, qui vit à l’écart, solitaire, silencieux, renfermé en lui-même, qui est
toujours sur ses gardes, et qui n’ose témoigner à ceux qui l’entourent la
moindre confiance?
Ouvrir franchement son cœur aux autres, c’est se procurer une source de
jouissances infinies. Pour que les autres ne soient point embarrassés avec
nous, il faut que nous ne le soyons point avec eux. Tout ce qu’on renomme le
plus, faveur du monde, richesses et tous les éloges des journaux ne procurent
pas la joie qu’on éprouve à pouvoir se dire : j’ai inspiré de la confiance à ce
malheureux; j’ai consolé ce cœur affligé; j’ai rendu, Dieu soit loué ! le
courage à cet être abattu ! Mais on n’acquerra pas ce bonheur si l’on n’a pas
le don de se faire aimer (…)
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Si
un homme mélancolique ne peut vivre avec les personnes qui ne le comprennent
pas, il est à regretter qu’il vive entièrement en lui-même ; car souvent, comme
nous l’avons dit, la mélancolie s’aggrave dans la solitude par le retour
constant de la même idée, par l’absence de toute distraction. Un homme mélancolique
devient souvent alors défiant et sauvage, quoiqu’il soit né peut-être avec un
caractère hardi et entreprenant; il évite les lieux où différentes personnes se
rassemblent ; la clarté du soleil l’effarouche, car il éprouve plus de
tranquillité lorsqu’il pense qu’on l’aperçoit moins, et il ne se sent jamais
mieux que par un ciel sombre, au milieu de la pluie et de l’orage. C’est un
supplice pour lui que de sortir de sa retraite ; il voudrait, quand il passe
dans les rues, ne rencontrer aucune âme vivante. Une obscurité continuelle
règne dans sa chambre; il frissonne, il doit recevoir une visite, et on ne
saurait le rendre plus malheureux qu’en le forçant, par un excès de politesse,
à aller dans le monde. La solitude est un poison pour lui, mais il aime ce
poison.
CHAPITRE VII
Avantages généraux de la solitude.
La solitude nous touche en nous offrant l’image du repos. Le tintement
lointain du cloître solitaire, le silence de la nature par une belle nuit, une
haute montagne, près d’un ancien monument en ruines, ou dans les ombres d’une
forêt profonde, répandent dans l’âme qui se recueille une douce mélancolie et
détournent ses pensées du tumulte des hommes. Mais celui qui ne sait pas
trouver en soi un ami, une société, qui ne se sent point à l’aise dans ses
propres pensées, celui-là assimile la solitude à la mort.
Tout ce que j’ai dit des inconvénients, des dangers de la solitude, ne
porte aucune atteinte aux salutaires effets que la solitude peut avoir, si en
s’y retirant on sait faire un sage emploi de son repos , de sa liberté et
veiller sur son avenir. On passe à travers les écueils les plus périlleux, quand on distingue
les signaux et les endroits redoutables.
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Lorsque rien de ce qui l’entoure ne lui donne plus aucune animation, il met
en mouvement les ressorts de son âme, et ne se trouve jamais moins seul que
quand il est renfermé dans sa retraite.
Les hommes d’une nature distinguée ont souvent à s’occuper d’affaires, qui
sont pour leur esprit ce qu’est l’ipécacuanha pour un estomac qui souffre de la
faim. Enchaînés à un travail aride et pénible, condamnés à vivre avec des
créatures sans âme, ils ne peuvent ni changer de place, ni se délivrer de leur
fardeau ; leurs fonctions ne sont pour eux qu’un joug insupportable; ils se
sentent opprimés et ils oppriment ceux qui les environnent. Souvent ils se
figurent qu’il n’y a de repos pour eux que dans la tombe ; tout dans le monde
les fatigue ; les livres ne leur offrent aucun attrait, et les correspondances
les importunent. Nul souffle rafraîchissant ne les ravive dans leur triste
situation, nulle verdure ne récrée leurs regards ; mais laissez-les seuls,
rendez-leur la liberté, les heureux loisirs, vous les verrez bientôt renaître à
l’enthousiasme de leur jeunesse et reprendre leur vol d’aigle.
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Retirez-vous donc dans la solitude, interrogez votre cœur pour apprendre à
penser plus sagement. Ah ! combien les leçons d’une vraie philosophie, si restreintes
qu’elles soient, et combien une raison éclairée, nous rendent humbles et
flexibles! Mais, dans l’erreur des préjugés, dans l’ignorance de l’esprit, 0n
s’éloigne du droit chemin, et l’on cherche le bonheur à travers les ténèbres.
Il faut vivre tranquille, à l’écart, pour ne pas estimer au-delà de leur valeur
les hommes et les choses. Rejeter les injustes préventions du vulgaire est le
premier pas de la raison, et c’est en cherchant la vérité, à l’aide de cette
raison, et en s’attachant aux principes de la philosophie pratique, que l’on en
vient à ne vénérer que ce qui est réellement vénérable.
C’est la solitude qui nous donne le moyen de nous étudier nous-mêmes,
d’éloigner de nous l’erreur de la vie commune, et d’élever notre âme. Mais ce
n’est point encore assez pour que nous ayons de nous- mêmes une connaissance
suffisante: avec quelle partialité ne jugeons-nous pas souvent dans la retraite
notre propre mérite ! A combien de mauvaises passions ne nous laissons-nous pas
aller, et que de qualités il nous manque pour obtenir la satisfaction durable
et la félicité intérieure !
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Un
grand nombre d’hommes doivent à la solitude leur force et leur supériorité
d'esprit. Pareils au cèdre qui, sur la montagne, brave les tempêtes, ils ont
bravé dans leur retraite le souffle des mauvaises tentations. Quelques uns ont
peut-être, dans ce dernier refuge, conservé les faiblesses de l'humanité. Mais
combien d’autres ont fait preuve d’une fermeté inébranlable! Tout effort
sincère et généreux pour arriver à la vertu, tout ce qui tend à élever
l’esprit, toute entreprise courageuse excite en nous un sentiment d’admiration.
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POUR
L’ESPRIT
Loin du bruit du monde, où mille images étrangères flottent à nos yeux et
fascinent notre esprit, on ne cherche qu’un seul bien dans la solitude, on se
dérobe à toutes les choses extérieures qui ne sont point celles que nous
désirons et que nous aimons. Un écrivain que je voudrais relire chaque jour,
Blair, l’auteur des Lectures sur la rhétorique et les belles-lettres, dit dans
un de ses livres : « C’est la force d’attention qui le plus souvent distingue
de la foule l’homme doué de grandes qualités. Les êtres vulgaires ne
reconnaissent ni règle ni but dans leur marche aventureuse. Les objets flottent
sans lien à la surface de leur âme, pareils à des feuilles que le vent fait
voler de côté et d’autre et disperse à la surface de l’eau. »
On s’habitue à réfléchir lorsque l’on écarte ses pensées des vaines
distractions, et que l’on se trouve dans une situation qui ne change point à
tout instant par le cours journalier des choses. Pour nous exercer à réfléchir,
il faut d’abord nous retirer de la foule tumultueuse et nous élever au-dessus
des exigences sensuelles. C’est alors qu’on se rappelle facilement tout. ce
qu’on a lu, entendu, éprouvé. Chaque regard que nous jetons dans le silence de
la retraite nous révèle de nouvelles pensées et procure à l’esprit les plaisirs
les plus doux. On regarde vers le passé, on comtemple l’avenir, et l’on oublie
ces deux époques dans la jouissance de son bonheur actuel ; mais, pour que la
raison conserve dans la solitude sa force particulière , il faut que nous
appliquions notre activité à une noble occupation.
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Une âme délicate souffre tout autant de l’aspect de nos infirmités morales
que de celui de nos faiblesses physiques. Pourquoi se retirerait- on de la voie
commune ? Pourquoi s’en irait-on dans la solitude si l’on ne craignait la
contagion ? Mais, comme il y a une quantité de faiblesses et d’imperfections
morales qui ne passent point pour telles, c’est un plaisir incontestable de
connaître ces défauts, de les désigner sous leur vrai nom, de les montrer aux
regards, lorsque cette révélation ne peut porter préjudice à personne.
La solitude est donc une école qui exerce l’esprit d’observation, et qui,
par là, nous aide à connaître les hommes, parce qu’après y avoir paisiblement
réfléchi, nous savons mieux ce que nous devons examiner dans le monde, et parce
que nous mûrissons dans la solitude nos remarques et nos observations.
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Nous consumons un grand nombre d’heures en de vaines préoccupations, dans
des actes sans importance , qui se renouvellent sans cesse. Chaque jour, nous
perdons une partie des instants que nous croyons pouvoir consacrer au repos et
au bonheur, et la moitié de notre existence ne sert qu’à anéantir les
jouissances de celle qui nous reste.»
On ne perd jamais plus de temps que lorsqu’on gémit de n’en avoir pas
assez. Tout ce qu’on fait alors, on le fait à regret. Le joug que chacun de
nous doit porter semble plus léger quand on le porte avec résignation ; mais
lorsque nous n’avons à obéir qu’à des lois d’étiquette, lorsqu’on nous impose
l’obligation de faire de nombreuses visites, il faut savoir briser ses chaînes
; il faut ne pas craindre de fermer sa porte à ceux qui n’ont rien à nous dire,
se tracer chaque matin un plan de travail, et se rendre chaque soir un compte
sévère de sa journée : on prolongera ainsi la durée de son existence. Quand
quelqu’un annonçait à Melanchthon l’intention d’aller le voir, il s’informait
non seulement de l’heure, mais de la minute où l’on devait venir, afin de ne
point perdre sa journée dans une vague incertitude.
On n’a point à déplorer la perte du temps lorsqu’on est habitué à compter
les instants, lorsqu’on vit dans la liberté de la campagne.
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Pétrarque nous enseigne le plus précieux avantage du temps, et nous montre
le but que je voudrais faire connaître par mes réflexions. « Si nous voulons,
dit-il, servir Dieu, ce qui est le plus grand acte de liberté et le plus grand
moyen de bonheur, si nous voulons élever notre intelligence par l’étude des lettres,
qui, après la religion, est la plus douce jouissance , si par nos pensées et
par nos écrits nous voulons laisser une œuvre qui nous donne un nom, qui arrête
le cours rapide de nos jours et prolonge la durée de cette vie si fugitive, ah
! fuyons, je vous prie, et passons dans la solitude le peu de temps que nous
avons à passer en ce monde. »
C’est une idée que nous ne pouvons pas tous réaliser ; mais il est des
hommes qui peuvent plus ou moins disposer de leur temps, qui peuvent à leur gré
entretenir des relations sociales ou s’y dérober. C’est pour ceux-là que je
continue à développer les avantages de la solitude.
La solitude nous donne un goût plus pur et des pensées plus larges ; elle
rend l’esprit plus actif, et lui procure des satisfactions d’une nature
supérieure et que personne ne peut lui ravir.
On améliore son goût dans la solitude par un choix plus attentif des
beautés qui occupent l’esprit. Dans la solitude il dépend de nous de ne voir
que ce qui nous est agréable, de ne lire et de ne penser que ce qui aide à
notre perfection et nous offre une plus grande variété d’objets. Là on échappe
à ces fausses idées que l’on accepte si souvent dans le monde, où il faut s’en
rapporter au sentiment des autres plutôt qu’à ses propres impressions. C’est
chose insupportable que de s’entendre sans cesse répéter : « Voilà ce qu’il
faut sentir. »
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La solitude nous donne des idées, des connaissances plus larges ; elle rend
l’esprit plus actif en excitant notre curiosité, en affermissant notre application
et notre persévérance. Un homme qui connaissait bien ces avantages a dit : «
Les forces de notre esprit s’exercent et s’agrandissent dans la solitude. Les
ténèbres qui parfois se répandent sur notre route se dissipent, et nous
rentrons avec plus de calme et de sérénité dans les relations sociales. Notre
horizon s’est étendu par la réflexion. Nous avons appris à envisager un plus
grand nombre de choses et à les lier l’une à l’autre. Nous rapportons dans le
monde où nous sommes appelés à vivre un regard plus net, un jugement plus
droit, et des principes plus fermes au milieu même des distractions ; nous
pouvons alors conserver une attention plus soutenue et juger avec plus de
précision par l’habitude que nous en avons acquise dans la retraite. »
La curiosité de l’homme intelligent est bientôt satisfaite dans les
relations ordinaires de la vie. La solitude au contraire l’accroît chaque jour.
L’esprit humain n’aperçoit pas de prime abord le but de ses recherches. Ses
essais se lient à des observations, ses expériences à des résultats, et une
vérité fait naître une nouvelle source d’études et de vérités. Ceux qui les
premiers observèrent le cours des astres ne prévoyaient sans doute pas
l’influence que leurs découvertes exerceraient un jour sur les entreprises et
la destinée de l’homme.
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L’action de la solitude nous place au-dessus des événements passagers de ce
monde. Celui dont les richesses, les voluptés, les grandeurs, n’ont pu satisfaire
les désirs, peut trouver dans une retraite champêtre , avec un livre à la main,
les jouissances qu’il a vainement cherchées ailleurs.
Celui qui s’éloigne du tumulte de la foule pour travailler à s’acquérir
l’affection et la reconnaissance des hommes ; celui qui se lève avec l’aurore
pour vivre avec les morts n’est point paré dès le matin. Ses chevaux reposent à
l’écurie, et sa porte est fermée aux oisifs; mais, comme il étudie l’humanité,
il ne perd point de vue le monde, même lorsque ses fenêtres sont encore voilées
par des rideaux, et qu’il ne voit pas se dérouler devant lui le paysage. Il
revient sur tout ce qu’il a vu et appris. Chaque observation qu’il a faite dans
le monde confirme pour lui une vérité ou combat un préjugé ; tout alors lui
apparaît dépouillé d’un faux éclat et dans une austère nudité. Et quel bonheur
de se trouver dans une situation où l’on peut éviter le mensonge !
Les plaisirs de la solitude s’accordent avec tous les devoirs publics, car
ils sont le plus noble exercice des facultés qui servent au bien du public.
Serait-ce donc un crime d’aimer, d’honorer la vérité et de la dire? Serait-ce
un. crime d’oser proclamer à haute voix ce qu’un homme vulgaire ne pense qu’en
tremblant, et de préférer une généreuse liberté à une plate servitude? N’est-ce
pas par les écrivains que la vérité se répand au milieu du peuple, et frappe
les yeux des grands?
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L’habitude d’exercer sa
pensée, de s’efforcer de faire sans cesse de nouvelles observations et
d’acquérir de nouvelles idées, est un trésor inappréciable pour celui qui se
croit enrichi à chaque observation qu’il poursuit, et qui fait fructifier
chacune de ses idées. Lorsque Démétrius eut pris et livré au pillage la ville
de Mégare, il fit venir le philosophe Stilpon, et lui demanda si, dans ce
ravage général, il n’avait rien perdu. « Non, répondit Stilpon ; car tout ce
que je possède est dans ma tête. »
La solitude est la source
d’où découle ce que l’on cache ordinairement dans les relations du monde. Là,
quand on peut écrire, on soulage son cœur. Nous n’écrivons pas toujours parce
que nous sommes dans la retraite; mais il est nécessaire cependant d’être dans
la retraite pour écrire. Le plaisir de communiquer ses sentiments et ses
pensées à un cercle plus étendu que celui où l’on vit est la plus grande jouissance
de la vie pour l’homme qui, par l’effet des circonstances où il se trouve
placé, ne peut dire hautement tout ce qu’il pense.
Chacun
peut écrire chez soi : mais celui qui veut composer un livre de philosophie ou
un poème a besoin d’une pleine liberté. Il faut qu’on le laisse seul ; il faut
qu’il puisse suivre le cours de son inspiration, s’établir où bon lui semble,
en plein air ou dans sa chambre, à l’ombre des arbres ou dans son fauteuil.
Pour écrire avec bonheur, il faut y être porté par un besoin moral, par une
certaine ardeur, et n’éprouver aucune contrainte.
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Autant un bon écrivain est au-dessus du commun des hommes, autant le
pouvoir de sa pensée surpasse celui des pensées de la multitude. Il est vrai
que les ignorants gouvernent en maint lieu l’opinion et que souvent ce sont eux
que l’on consulte pour savoir ce que l’on doit admettre ou rejeter ; mais toute
grande pensée est immortelle, et les critiques d’un sot disparaissent avec le
jour qui les a vues naître.
Quand on entend des
jugements sans goût, des satires qui ne s’appuient sur aucune œuvre, on
pourrait bien dire à ces prétendus beaux-esprits, qui dans leur stérilité ne
savent que se moquer des productions les plus sérieuses : « Pourquoi
voulez-vous expliquer et commenter ce que j’écris, lorsque les passages les
plus recommandables de nos œuvres glissent sur votre esprit sans l’émouvoir?
Qui êtes-vous? Pourquoi vous ériger en archivistes de la sottise et en juges du
bon goût? Où sont vos 'écrits? Où a-t-on jamais entendu prononcer votre nom ?
Quels hommes distingués comptez-vous au nombre de vos amis? Dans quelle contrée
sait-on que vous existez? Pourquoi prêcher sans cesse votre nihil admirari?
Pourquoi cherchez-vous à flétrir ce qui est grand et noble si ce n’est parce
que vous ne possédez point ces qualités, parce que vous sentez vous-même votre
petitesse et votre misère? Si vous briguez les suffrages d’une foule crédule et
ignorante, c’est que personne ne vous estime ; si vous affectez de mépriser la
gloire, c’est que vous êtes incapable de rien faire de durable. Mais soyez
tranquille, le nom que vous cherchez à tourner en ridicule restera, et le vôtre
sera oublié.
Il est bien permis de conserver ces désirs de renommée parmi ces êtres
vulgaires; mais ce n’est point à eux que j’en appelle, c’est aux hommes d’un
jugement droit et équitable, aux hommes d’élite que l’on désire émouvoir, et
dont le cœur s’ouvre toujours à un écrivain quand ils voient avec quelle
confiance il aspire à y épancher le sien. C’est pour conquérir leurs suffrages
qu’on se retire dans la solitude. Après les gens qui s’amusent à inscrire leurs
noms sur les murs et les vitres, nul ne me paraît moins digne de- renommée que
celui qui n’écrit qu’en vue de la petite ville où il demeure. Quiconque cherche
la gloire parmi les hommes au milieu desquels il vit, est un fou qui sème son
grain sur le roc. On lui accordera peut-être quelques bonnes qualités, mais on ne
lui pardonnera ni sa grandeur ni sa liberté.
Par bonheur un écrivain de cœur peut se dire que les hommes justes et
sensés qui vivent loin de lui suivent d’autres règles que ses concitoyens pour
apprécier un bon livre. Ces hommes-là se demanderont si ce livre peut agir sur
l’esprit, s’il a une tendance morale et utile, s’il est marqué du sceau de la
sincérité, s'il peut donner plus d’élévation à l’âme, faire naître des
sentiments nobles et inspirer des résolutions généreuses. S’il en est ainsi, ce
livre a leurs suffrages, et ils rendent justice à celui qui l’a composé.
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Une foule de projets utiles échoueraient sans doute si, pour les faire
réussir, il fallait nécessairement avoir recours aux savants et aux écrivains.
Mais il est bon pourtant qu’un écrivain fraie la route et qu’il ne se décourage
pas si l’on interprète mal ses intentions et si l’on va même jusqu’à se
révolter contre lui.
Les grandes et fortes pensées sont en général bannies du langage ordinaire
de la conversation. Ce qu’on admet le plus volontiers dans le monde, j’entends
dans le monde que nous voyons autour de nous, ce sont les expressions les plus
timides et les sentiments les plus réservés. Mais si l’on ne tolère point la
rude franchise de l’écrivain dans un salon, nous devons dire que le langage
flatteur du monde serait aussi peu à sa place dans un livre. Il faut que la vérité
soit exprimée, qu’on s’accoutume à la reconnaître dans la société, à la taire
s’il en est besoin, qu’on forme ses manières dans le monde et son caractère
dans la solitude.
La volonté s’affermit dans la solitude, on devient là plus exigeant pour
soi-même, parce qu’on y trouve plus de loisir, plus de liberté, et qu’on y
acquiert par là même plus de pouvoir. Mais il ne faut pas, nous le répétons
encore, que les loisirs dont on jouit dégénèrent en oisiveté, et engourdissent
peu à peu nos sages résolutions. Il faut au contraire que la jouissance d’une
pleine et entière liberté anime à la fois notre esprit et notre imagination.
Un de mes amis m’a
souvent dit qu’il n’éprouvait jamais aussi vivement le besoin d’écrire que les
jours de revue, où des milliers d’hommes passaient sous ses fenêtres pour s’en
aller assister aux manœuvres des régiments. Il a publié de bons ouvrages
scientifiques ; mais ce qu’on lui doit de meilleur, il l’a fait précisément
dans ces jours de grand spectacle populaire. Moi-même je me souviens que, dans
ma jeunesse , je ne me sentais jamais plus disposé à m’occuper d’idées
sérieuses que dans les matinées des jours de fête, quand mes concitoyens
circulaient dans les rues parés et endimanchés et que j’entendais au loin
retentir le son d’une cloche de village.
Les fréquentes interruptions paralysent les bons effets de la solitude. Si
l’on n’est point tranquille, on ne peut recueillir ses pensées. Voilà pourquoi
des fonctions publiques nous ôtent souvent plus d’intelligence qu’elles ne nous
en donnent ; chacun est obligé d’être, dans l’emploi qu’il occupe, ce que l’on
veut qu’il soit, tandis que dans la solitude il garde sa vraie nature. De là
vient que tant d’hommes livrés aux études de la science encourent de graves
reproches sous les devoirs journaliers qui leur sont imposés. On dit d’eux
qu’ils ne sont bons qu’à faire des livres ; on loue peut-être leurs ouvrages,
et l’on attaque sans ménagement leur capacité administrative.
Dans la solitude on combat énergiquement le préjugé et l’erreur. Plus on
observe les choses de près, plus on s’affermit dans ses convictions et plus on
sent fortement tout ce que l’on examine. Quand l’âme est rentrée tout entière
en elle-même, il lui devient plus facile d’agir puissamment sur les objets qui
l’entourent.
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L’homme qui a vécu dans le calme peut acquérir, par là même, plus
d’activité pour la vie pratique, et lorsqu’il s’éloigne du monde, il rentre
dans la solitude pour y prendre un repos nécessaire et se préparer à de
nouveaux combats. Périclès, Phocion, Épaminondas, ont sans doute puisé dans la
retraite les idées qui ont fait leur grandeur. Quand Périclès était occupé de
quelque projet important, on ne le voyait point dans les rues d’Athènes; il
renonçait aux festins, aux réunions bruyantes et à toutes les distractions
ordinaires. Pendant le temps où il gouvernait la république, il n’alla qu’une
seule fois souper chez un ami, et n’y resta que quelques instants. Phocion se
voua d’abord à l’étude de la philosophie, non pas dans le dessein orgueilleux
de mériter ce titre de sage, mais dans l’espoir d’acquérir par là plus d’énergie,
de présence d’esprit et de résolution dans la conduite des affaires publiques.
En observant Épaminondas, on se demandait comment cet homme, qui avait passé sa
vie avec les livres, avait pu acquérir ses capacités militaires. Il était très
avare de son temps; dévoué de cœur à l’étude, il s’éloigna des emplois publics,
et il fallut que ses compatriotes l’arrachassent à sa solitude pour le mettre à
la tête des armées.
Un homme auquel je ne pense jamais sans enthousiasme, Pétrarque, a formé
son caractère dans la solitude , et y a gagné les qualités qu’il a montrées
dans les affaires politiques les plus délicates.
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POUR LE COEUR
J’ai découvert un moyen excellent de me séparer du monde, c’est de
m’habituer aux lieux où je m’établis, et je suis convaincu que je pourrais
m’habituer ainsi à tous les lieux, excepté pourtant à Avignon. Ici, à Vaucluse,
je me figure que je suis tantôt à Athènes, tantôt à Rome ou à Florence, selon
les fantaisies de mon esprit ; ici, je jouis de tous mes amis, de ceux avec qui
j’ai vécu, de ceux qui sont morts longtemps avant moi, et de ceux que je ne
connais que par leurs ouvrages. »
Pétrarque ne voulut cependant pas faire tout ce qu’il avait la force de
faire, parce qu’il était amoureux. Il n’avait pas cette paix du cœur, cette paix
qui est un des plus sûrs moyens, dit Lavater, d’être bon et (le produire le
bien.
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Nous
devons nous efforcer de réunir tout ce qui peut faire rentrer quelque repos
dans notre âme, et entretenir avec soin ce repos si précieux.
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On se laisse aller à l’impression du moment. Sans doute il faut que
l’amitié soit sincère, mais il faut aussi qu’on apporte dans les relations les
plus intimes des sentiments de tolérance et de condescendance. Il faut que dans
l’occasion on réponde à l’emportement par la douceur et à l’aigreur par la
patience. Dans le monde, il arrive malheureusement assez souvent que deux amis
ne pratiquent point ce principe. On se laisse aller à une irritation
accidentelle et l’on oublie les égards que l’on doit à son ami. Dans la
solitude, ces inconvénients disparaissent. La solitude sanctifie la mémoire de
ceux qui nous sont chers, et efface l’impression de tout ce qui a pu atténuer
les pures jouissances de l’amitié. La sécurité, la confiance, reprennent là
leur empire sur le cœur. Il n’est plus question de désaccord. J’entends
toujours mon ami, et je sais qu’il m’entend. Je regarde comme un bien sacré
toutes les fleurs qu’il sème sur ma route, et je cueille pour lui toutes celles
que je puis trouver.
La solitude nous donne encore des amis que rien ne nous enlève, dont rien
ne peut nous séparer et dont nous n’invoquons jamais en vain l’utile secours.
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C’est ainsi que la solitude, partagée avec une personne chérie, nous donne
une plus grande tranquillité et une plus grande satisfaction. L’amour alors
entretient les plus nobles sentiments dans le cœur, élève l’âme, seconde le
penchant à la bienveillance, et nous affermit dans la pratique de la vertu.
La solitude change
parfois une tristesse profonde en une douce mélancolie. Tout ce qui agit sur
nous avec douceur est pour l’âme affligée un baume salutaire. Voilà pourquoi,
lorsque nous souffrons d’une maladie physique ou d’une douleur morale, nous
sommes si sensibles aux soins compatissants d’une femme, à ses prévenances, à
son affection. Ah! quand tout m’attristait dans le monde, quand ma profonde
mélancolie brisait mes forces, paralysait mon courage et voilait à
mes yeux les riantes beautés de la nature, quand l’univers entier ne
m’apparaissait que comme un immense tombeau, les délicates attentions d’une
femme étaient pour moi une puissante consolation.
La solitude inspire parfois une douce mélancolie dès l’âge le plus tendre.
Des jeunes personnes, d’une sensibilité tendre, d’une imagination vive,
l’éprouvent parfois à la campagne, à l’âge où naît en elles le besoin d’aimer.
J’ai reconnu souvent les indices de cette mélancolie sans aucun symptôme de
maladie. Rousseau les ressentit à Vevay lorsqu’il allait se promener sur les
bords du lac de Genève. « Mon cœur, dit-il, s’élançait avec ardeur à mille
félicités innocentes ; je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un
enfant. Combien "de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur
une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau. »
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N’avons-nous pas été dirigé par l’amour-propre plutôt que par l’amour du
prochain ? Dans nos heures solitaires , en élevant notre cœur vers Dieu, nous
apprécions plus facilement et plus judicieusement la nature et le motif réel de
ces actions.
La solitude nous conduit de la faiblesse à la force, de la séduction à la
résistance, du présent à l’avenir, des contraintes du monde d’ici-bas à la
contemplation d’un monde meilleur. Aux heures de retraite et de silence, nous
sommes plus près do celui à qui nous devons par-dessus tout être désireux de
plaire, et qui veille près de nous dans les ombres de la nuit.
Les apologistes de la société répètent sans cesse qu’il y a de grandes
choses à faire dans le monde. Mais, d’une part, nous ne faisons pas dans le
monde tout ce que le devoir nous prescrit, et de l’autre, nous devons être
convaincus que nous n’acquerrons jamais aussi bien que dans la solitude et par
la religion l’énergie nécessaire pour accomplir des actions de mérite et
l’élévation de caractère que nous devons tous ambitionner.
La satisfaction habituelle dont notre âme jouit au sein de la solitude a
déjà quelque analogie avec les joies de l’éternité, et c’est dans ces moments
de félicité intérieure qu’on aime à s’abandonner aux désirs et aux espérances
qu’éveille en nous l’idée d’une autre vie.
Dans ce monde où l’on trouve tant de contrainte et d’inquiétude, la
liberté, le loisir, le repos, sont des biens inappréciables auxquels chacun
aspire, comme le navigateur fatigué des orages de la mer aspire à la terre
ferme.