lundi 3 novembre 2025

Oeuvres en prose - Hofmannsthal

Oeuvres en prose - Hofmannsthal

Préface

Ils vont bientôt constituer un groupe informel, une école qui ne dit pas son nom, dont la solidité doit tout à l’amitié et qui s’appellera simplement la « Jeune Vienne », sous l’impulsion d’un publiciste habile, Hermann Bahr 41863-1934), auteur dramatique peu doué mais critique littéraire très actif qui trouve là le moyen d’asseoir sa réputation de découvreur de talents.

---



C’est cette densité que désigne en allemand le verbe    dichten, qui s’applique à la création littéraire. La poésie consiste à dire - à suggérer - le plus possible de choses dans le moins possible de mots ; chaque vers, et, en prose, chaque phrase ou membre de phrase, doit être un événement. Cette vérité première s’oublie facilement dès lors qu’on prend la poésie pour une qualité un peu vague que possèdent, on ne sait trop comment, certains textes ; chaque grand poète qui apparaît rappelle à sa génération ce qu’il en est, et ce fut le cas lors de l’apparition de Hofmannsthal dans la langue allemande.  

----

 Mais il aime profondément l’expérience du théâtre, qui est son pain quotidien depuis l’enfance. Il la théorisera en 1903 dans le court texte intitulé La Scène, vision de rêve, véritable résumé de toute son esthétique en matière dramatique (qu’on pourra lire ici p. 349). Le théâtre pour lui est en effet d’abord une expérience, un moment vécu {Erlebnis) aussi essentiel que le rêve, et qui lui est étroitement apparenté, et c’est une véritable phénoménologie de la représentation théâtrale qu’il propose dans ces quelques pages fondatrices. Les théoriciens du théâtre ont appelé depuis « dénégation » le phénomène commun au rêve et à la représentation théâtrale : de même qu’à tout moment du rêve les images oniriques sont frappées d’irréalité (à tout moment du rêve, je « sais » que je suis en train de rêver), de même à aucun moment de la représentation je n’oublie que je suis au théâtre, et c’est ce qui me permet de vivre, dans mon fauteuil comme en rêve, ce que je ne pourrais vivre autrement et qui est essentiel à mon expérience de la vie, mais aussi à mon progrès intérieur.

---

L’intéressent de plus près les théories d’un Ernst Mach (1838-1916) prouvant dans    l'Analyse des sensations (1886) l’impossibilité de conserver la notion classique du moi conçu comme un Tout monolithique, ou les descriptions cliniques données par le Français Théodule Ribot (1839-1916) dans des livres comme Les Maladies de la volonté (1884) ou Les Maladies de la personnalité (1885) qui, à l’époque, font autorité ; il s’intéressera plus tard aux travaux de Pierre Janet sur la psychologie de l’adolescence dont on trouve plus d’un écho dans son œuvre (par exemple dans le récit inachevé Crépuscule et orage nocturne [voir p. 269], écrit entre 1906 et 1911, abandonné en 1913).  

----

 

L'idée d'Europe - Hofmannsthal

L'idée d'Europe - Hofmannsthal

L’argent comme fin dernière universelle, là où il est pourtant le moyen universel. C’est ainsi que les choses sont liées ; les fins véritables de notre activité se cachant à nous de multiples façons ; que les moyens deviennent des fins se justifie par le fait qu’en dernière instance les fins elles-mêmes ne sont que des moyens - la fin dernière est aux royaumes de la téléologie ce que l’horizon est aux chemins terrestres.

----

L argent, se demandait celui qui s’interrogeait sur ce sujet, n’a-t-il pas la force de prendre la place de Dieu ? — et il s’ouvrit à lui une idée étrange, effrayante par son caractère blasphémastoire et séduisante par son caractère logique ; l’essence plus profonde de l’idée de Dieu réside dans ce que toute la multiplicité et toutes les contradictions du monde parviennent en elle» à l’unité, elle est le point d’équilibre de toutes les étrangetés, et de toutes les oppositions irréconciliables de l’être,: d’où la paix, la sûreté, la richesse capable de tout englober qui la nimbent. : L’argent devient de plus en plus l’expression et l’équivalent de toutes les valeurs, par-delà tous les objets il acquiert une position centrale, où se côtoient les pensées les plus étrangères et les plus éloignées. Apparaît la confiance en son pouvoir illimité de nous accorder à l’instant le moindre objet, quel qu’il soit.

Aptitude particulière des Juifs : habitués depuis des siècles à voir dans une unique essence prééminente le carrefour de tous les intérêts particuliers - la pensée : ombre de l’idole, qui s’abat sur la terre tout entière. - Conception canonique du danger : condamnation du prêt à intérêt.
 

Le poète et notre époque - Hofmannsthal

Le poète et notre époque - Hofmannsthal

Cela n’a pas de sens d’établir une antithèse éculée et d'opposer la vie aux livres. Car si les livres n’étaient pas un élément de la vie, un élément éminemment ambigu, fuyant, dangereux, magique de la vie, ils ne seraient absolument rien et ne seraient pas dignes que l’on consacre un souffle à parler d’eux. Mais ils sont différents dans la main de chacun, et ils ne vivent que lorsqu’ils s’unissent à une âme vivante. Ils ne parlent pas mais ils répondent, et cela en fait des démons. 

----

Jamais avant ces jours que nous vivons, des personnes n’ont ainsi adressé à la poésie des exigences nées au plus profond de leur moi ; il pèse sur ces personnes tout comme sur les poètes la contrainte de ne rien laisser à l’écart. C’est une lutte, un chaos, qui veut s’engendrer en ceux qui se penchent, l’œil avide, sur les livres, comme en ceux qui ont mis les livres au monde. Chez les lecteurs dont je parle (les lecteurs isolés, les rares lecteurs, et qui pourtant ne sont pas si rares qu’on voudrait le croire), en eux aussi, comme dans un bain de vie, tout ce qu’il y a d’obscur veut se libérer, toutes les contradictions veulent s’oublier, tout veut s’unir. 

Le journal intime d'un malade de la volonté - Hofmannsthal

Le journal intime d'un malade de la volonté - Hofmannsthal

Sur Amiel

préface 

Mais il dresse surtout un portrait psychologique de l'auteu» genevois, en s'interrogeant sur les causes de l'échec d'Amiel: pourquoi cet homme si cultivé et sensible n'a-t-il pas su transfoi» mer ses aspirations esthétiques en œuvre cohérente ? Faut-il von dans ce texte un désaveu de la littérature égotiste ? 

Age of innocence - Hofmannsthal

Age of innocence - Hofmannsthal

 Croisements

Ainsi ce que l’on appelle le chemin de la vie n’est pas un véritable chemin avec un début et une fin, mais présente de nombreux croisements, sans doute n’est-il à vrai dire constitué que de croisements, chaque intersection étant le point de départ potentiel de possibilités infinies ; c’est pourquoi les Grecs appelaient avec beaucoup d’à-propos le destin « Tychè », ce qui vous échoit par hasard.

Sur notre chemin, nous ne cessons de croiser en vain la vérité, que nous aurions peut-être pu saisir, ainsi que la femme que nous aurions peut-être pu aimer...

... Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais...

C’est presque affligeant, mais c’est pour moi une expérience réellement vécue ; cela fait partie de ma philosophie de la résignation. Cela peut inspirer aussi à des êtres nerveux une quête et une nostalgie étranges, douloureuses et sans espoir et pourtant sans fin. 

La mort et le fou - Hofmannsthal

La mort et le fou - Hofmannsthal

Avec leurs simples mots, ce qu’il convient de dire 

Pour pleurer et pour rire, et ils n’ont pas besoin 

De cogner de leurs mains aux doigts ensanglantés 

A sept portes clouées.



Mais moi, que sais-je donc de l’humaine existence?

Sans doute, j’ai vécu aussi, en apparence,

Pourtant j’ai tout au plus compris ce qu’est la vie 

Sans avoir jamais pu m’y intégrer vraiment,

Et sans m’être jamais en elle confondu.

Lorsque d’autres prenaient, lorsque d’autres donnaient, 

Je restais, quant à moi, à l’écart, et mon cœur 

Se taisait, depuis toujours muet.

Je n’ai jamais goûté le vrai philtre de vie 

Sur des lèvres chéries; jamais un vrai chagrin 

Ne m’a bouleversé; je n’ai jamais suivi,

Solitaire, une rue, de sanglots secoué.

Si jamais j’éprouvais un élan, un soupçon 

De ces bons sentiments que la nature octroie,

Mon esprit trop lucide, incapable d’oubli,

Le nommait par son nom, de brutale façon,

Et quand naissaient alors mille comparaisons,

Le bonheur s’enfuyait, la confiance aussi,

Et même la douleur pâlissait, délavée,

Déchiquetée, rongée par la réflexion

Comme j’aurais voulu la presser sur mon cœur! 

Quelle ivresse j’aurais puisée dans la douleur!

Son aile m’effleurait, je me sentais lassé,

Le mécontentement remplaçait le chagrin... 

----

CLAUDIO

Mais moi précisément, je ne suis mûr encore, 

Laisse-moi donc ici. Je ne gémirai plus 

Comme un fou que je suis, et je m’agripperai 

A ma motte de terre; en moi crie le désir 

Le plus profond de vivre, et la suprême angoisse 

A rompu les liens de l’ancien sortilège;

Maintenant je sens bien — laisse-moi donc tranquille! -

Que je peux vivre enfin. A cette aspiration

---

Car vois-tu, jusqu’ici,

Ce ne fut pas le cas. Tu crois que j’ai pourtant 

Aimé ou bien haï. Jamais je n’ai saisi 

Ce qui fait la substance de ces sentiments,

Ce fut vaine illusion, apparence, mots creux!

Tiens, regarde, je vais te montrer : vois, des lettres
----

Ainsi que sur la scène un mauvais comédien,

La réplique venue, dit son couplet et part,

Indilférent au reste, éteint et insensible 

Aux accents de sa voix — sa voix creuse qui ne 

Peut émouvoir autrui —, ainsi j’ai traversé 

Sans force et sans valeur la scène de la vie.

Pourquoi fut-ce mon sort? Et pourquoi donc, ô Mort, 

Faut-il que ce soit toi qui m’enseignes d’abord 

A découvrir la vie, non pas comme à travers 

Un voile interposé, mais en pleine clarté,

Dans sa totalité? Pourquoi dois-tu passer 

En ayant de la sorte éveillé notre esprit?

Pourquoi s’empare donc de l’âme de l’enfant 

Un tel pressentiment des choses de la vie,

Que les choses ensuite, en leur réalité,

Ne vous procurent plus que les fades frissons 

De la réminiscence? Et pour quelle raison 

N’entendons-nous chanter en nous ton violon, 

Bouleversant le monde caché des esprits 

Que notre cœur recèle, enfoui, dérobé

A notre conscience, enseveli ainsi

Que le seraient des fleurs couvertes d’éboulis?

Puissé-je être avec toi, où Ton n’entend que toi,

Ne pas être troublé par la confusion 

De mesquines pensées! Je le puis, en effet!
----

Ce n’est que maintenant, à l’heure de la mort,

Que je sens que je vis. Il arrive qu’en rêve

On éprouve parfois de si vifs sentiments

Qu’on s’éveille soudain; de même, en cet instant,

Réveillé moi aussi par ce que je ressens 

Par trop intensément, du rêve de la vie 

Je m’éveille à la Mort.

 

La mort du Titien - Hofmannsthal

La mort du Titien - Hofmannsthal

Desiderio, près de la s’adressant à Gianino. 

(...)

Notre sommeil là nous est autre que le leur :

En nous sommeillent fleurs de pourpre et serpents d’or, 

Une montagne dort, où forgent des Titans —

Eux dorment du sommeil d’une huître qui somnole.