mercredi 9 octobre 2024

La cité à travers l'histoire - Lewis Mumford

 La cité à travers l'histoire - Lewis Mumford


I — Lieux saints, villages et remparts

1 - La cité dans l’histoire

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 Ce sera notre premier but. Et nous ne pourrons laisser ces traces derrière nous avant qu’elles ne nous aient menés – par les méandres et retours en arrière des cinquante siècles d’histoire qui nous en séparent – jusqu’au futur tel que nous le voyons émerger.

Parvenus à la période actuelle, nous constaterons que la société urbaine se trouve placée devant un choix crucial. Nous serons mieux à même alors, grâce à une meilleure connaissance du passé et des décisions prises il y a fort longtemps mais qui continuent souvent de réguler nos vies, d’envisager la décision première qui incombe à l’homme de ce temps, et dont dépendra une transformation ultime. Il lui appartient en fait de choisir de se dévouer au développement de sa plus profonde humanité, ou de se livrer aux forces qu’il aura lui-même déclenchées et dont le jeu se déploie de manière quasi mécanique. En ce cas, il devra céder la place à son alter ego déshumanisé : « l’homme post-historique » ; cette éventualité entraînant la disparition progressive des sentiments, des émotions, de l’audace créatrice et, en fin de compte, de la conscience même.

Nous avons vu déjà de nombreuses villes, des établissements d’enseignement ou des organismes politiques s’engager dans cette voie, et s’efforcer de promouvoir une humanité qui refuse la conscience de son histoire. Pour les partisans de cet ordre nouveau, la cité deviendrait superflue. Elle serait réduite à un centre de contrôle souterrain et, pour lui faciliter la tâche, on supprimerait toutes les activités ordinaires de l’existence. Avant que la majorité des hommes, séduite par le mirage du « bonheur conditionné » qui leur cache les dangers de cette perspective, s’y soit pleinement ralliée, nous pensons qu’il peut être opportun de revenir sur le développement historique de l’homme, structuré et modelé par la cité. La connaissance des origines ne pourrait-elle éclairer les tâches du présent ? Ne faut-il pas envisager un ordre qui tienne compte à la fois des conditions matérielles et des personnalités individuelles, un ordre qui embrasse toutes les facultés de l’homme ? C’est seulement dans cette perspective que pourrait être envisagée la construction de la cité nouvelle.

2 - Instincts primitifs et premières traces

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Les réalisations les plus remarquables des colonies d’animaux sont encore fort loin cependant du stade de développement qu’a pu atteindre la plus fruste des communautés urbaines. C’est sur un rameau différent de la tige évolutive, celui des insectes sociaux, que nous découvrirons les types d’organisations les plus proches de la civilisation des cités. L’organisation sociale de la ruche, de la termitière, de la fourmilière, ressemble si fort à celle de la cité que nous nous proposons de les comparer plus à loisir lorsque nous verrons apparaître cette ville des hommes dans son plein état de développement. La division du travail, la séparation des castes, les opérations de guerre, l’institution de la royauté, la domestication d’autres espèces, l’emploi de l’esclavage ont été mis en pratique, parmi le peuple des fourmis, des millions d’années avant que les premières de nos villes aient été bâties. Remarquons que toute filiation biologique se trouve ici exclue ; nous voyons là, sur une ligne parallèle, un remarquable exemple d’analogie.

3 - Cimetières et lieux saints

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Mais au-delà de cette nécessité d’assurer la subsistance matérielle, les autres causes de la sédentarisation que nous avons distinguées se rattachent à des influences très différentes, de nature proprement religieuse. Elles sont en rapport avec la recherche du sens de la vie, la conscience du passé et de l’avenir, le mystère originel de la reproduction sexuelle et celui de la mort et de son au-delà. À mesure que la cité va prendre forme, d’autres éléments interviendront, mais ceux que nous venons de reconnaître apparaissent tout à l’origine de son existence, inséparables du contexte économique de la fondation. On peut voir dans ces premiers rassemblements autour d’une sépulture, d’un symbole peint, d’une pierre levée ou d’un bosquet sacré l’origine de la longue chaîne institutionnelle qui, partant du temple, nous conduit à l’observatoire astronomique, et du théâtre à l’université.

Avant d’être un emplacement résidentiel, la cité fut ce lieu de rencontres où les hommes périodiquement se retrouvent. Une attirance qui a précédé la fonction de réceptacle de la cité et continue ensuite de s’exercer sur les non-résidents, du fait des échanges qui stimulent l’esprit au moins autant que le commerce ; et cet attrait favorise un dynamisme évolutif – alors que la structure du village demeure plus fixe, refermée sur elle-même, hostile au nouvel arrivant.

Nous trouvons ainsi, dans le centre rituel où convergent les pèlerinages, le germe embryonnaire de la cité : un site qui attire périodiquement le clan ou la tribu car, en plus des avantages naturels, certaines influences spirituelles en émanent, qui confèrent une force, une durée, une signification cosmique aux événements de la vie quotidienne. Et, bien que ces manifestations de la présence humaine demeurent essentiellement passagères, les lieux où elles interviennent, caverne paléolithique ou centre de cérémonies maya avec son imposante pyramide, gardent le prestige durable de la symbolique du cosmos.

Dès que l’esprit eut commencé de se libérer des soucis les plus immédiats de l’existence corporelle, ses facultés imaginatives se sont inspirées de ces thèmes. Elles ont imprimé leur empreinte sur le cadre naturel, grottes, arbres, sources, et sur les copies que l’homme s’efforçait d’en réaliser de ses propres mains. Certaines des fonctions et perspectives essentielles de la cité existaient déjà, sous un aspect plus simple, bien avant que sa structure complexe soit élaborée et modifie profondément l’environnement. Mais nous n’en sommes encore qu’à l’origine de ce processus.

4 - Le village et la domestication

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C’est au cours de la période mésolithique, semble-t-il, voici peut-être quinze mille ans, que les conditions alimentaires se sont peu à peu modifiées. C’est à peu près à cette période que les archéologues situent les divers vestiges d’installations sédentaires qui ont été découverts sur des territoires allant de l’Inde à l’aire baltique : une culture basée sur l’utilisation des poissons et des coquillages, consommant aussi sans doute des algues et des tubercules, sans préjudice d’autres nourritures occasionnelles. La formation de ces hameaux du néolithique devait s’accompagner des premiers défrichements agraires et de l’élevage d’animaux domestiques attachés à la résidence de l’homme : porc, canard, oie et poule, le chien surtout, premier compagnon animal de l’homme. Cette civilisation mésolithique a probablement été la première à pratiquer le repiquage des boutures végétales : palmiers dattiers, oliviers, figuiers, pommiers et vignes. Il faut du temps et des soins pour obtenir une récolte de ces plantations d’arbres fruitiers et seuls des groupes sédentarisés pouvaient en tirer bénéfice.

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Il est possible en fait qu’une sorte de révolution sexuelle ait précédé cette période de révolution agraire. La prééminence du mâle chasseur, agile et rapide à la course, allait faire place à celle de la femelle, gardienne du foyer, nourrice de ses petits, semant et récoltant, d’abord peut-être dans le cadre d’un rituel d’offrandes aux dieux de la fécondité, avant que ne vienne l’idée d’utiliser pour la nourriture du groupe le produit de la reproduction des graines.

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La vie sédentaire des villages, succédant à la nomadisation des petits groupes, était beaucoup plus favorable à la parturition, à l’allaitement et à la protection des enfants. Grâce au partage commun des soins prodigués aux plus jeunes, la communauté croissait en nombre. Sans la longue période de développement agraire et domestique, elle n’aurait pu disposer du surcroît de vivres et de main-d’œuvre indispensable à la vie urbaine ; et le développement des formes plus complexes de l’agglomération citadine aurait sans doute été impossible sans le long apprentissage de la prévoyance et d’une discipline consciente au cours de la période néolithique.

Cette influence féminine se révèle dans toutes les parties du village : pas seulement dans ses structures matérielles, avec leurs enclos protecteurs, dont beaucoup plus tard les psychanalystes devaient révéler le sens symbolique. Accueillir, protéger, nourrir, entourer sont des fonctions féminines qui se trouvent évoquées par les formes de la structure villageoise : la maison et le four, l’étable et la huche, les citernes, le grenier et le silo. Elles seront reprises dans les constructions citadines – les fortifications, les lieux de rencontre et d’isolement, de l’atrium au monastère. La maison et le village, la ville elle-même parfois, sont les incarnations à grande échelle de la femme. Il ne s’agit pas là d’une aventureuse conjecture des psychanalystes, ainsi qu’en témoigne la symbolique égyptienne. Le même signe hiéroglyphique y signifie tantôt « la maison » ou « la ville », tantôt « la mère », comme s’il représentait une même fonction nourricière, exercée parfois sous une forme personnelle, parfois au profit d’une collectivité. Les constructions les plus primitives : maisons, chambres, tombeaux, ont généralement une forme arrondie, rappelant ce premier moule des mythologies grecques, dont l’empreinte fut prise sur le sein d’Aphrodite.

5 - Céramique, hydraulique et géotechnique

6 - L’apport villageois

 

7 - La nouvelle mission du « chasseur »

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Le berger et le chasseur sont des responsables qui exercent une fonction d’autorité et savent exiger l’obéissance. Mais le goût du pouvoir s’affirme avec plus de netteté chez le chasseur, car il peut utiliser son adresse dans la chasse au gibier à un niveau plus organisé qui consiste à régenter ou exterminer d’autres hommes ; alors que les fonctions du berger l’inclinaient plutôt vers le rôle du pacificateur, vers l’établissement de notions de justice, afin qu’au sein du troupeau les plus faibles soient protégés et puissent recevoir leur part de nourriture. Sous cette double influence, les premières cités allaient élever leurs édifices de pierre, pour opprimer ou pour rassembler, pour attaquer ou protéger, pour la paix et pour la guerre, pour s’imposer par la force et par l’amitié. Avec l’apparition de la royauté, une double loi, juridique et guerrière, allait prévaloir sur la propriété féodale.

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Rien n’est venu jusqu’ici confirmer l’hypothèse d’une agressivité généralisée dès les origines : le « belliqueux primitif » de Hobbes paraît être de nature plus utopique encore que le « bon sauvage » de Rousseau. Il est fort probable que le comportement des hommes à l’origine se rapprochait fort de celui que nous observons parmi les oiseaux qui vivent en groupes. La loi d’occupation réglait la partition du territoire, et les incidents de frontières n’avaient pas l’importance que devaient leur attribuer plus tard des « civilisés », conscients d’un droit de propriété qui les amenait à s’engager dans des luttes sauvages.

 

8 - L’amalgame paléo-néolithique

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Dans la cité, un ordre nouveau, efficace, rigoureux, rude souvent jusqu’à la cruauté, succédait aux mœurs précédemment paisibles et routinières. Le travail, séparé désormais des activités personnelles, était organisé en une « journée de travail » et s’effectuait sous la direction de chefs d’équipe : première ébauche de la « révolution bureaucratique » des temps modernes. L’esprit de domination, de concurrence et de conquête l’emportait sur la prudence, la ténacité, la patience sans limites de la période villageoise. Le village isolé – de même qu’un millier de villages isolés – ne pouvait que se trouver en position d’infériorité devant ce déploiement de force. Son rôle était plus limité, plus proche aussi des fonctions vitales et des soins maternels. Et la cité cependant allait bénéficier de tout l’acquis de la culture villageoise, qu’elle adapterait à un mode de vie nouveau.

II — La cristallisation de la cité

1 - Origines de la mutation urbaine

Le village, avec ses rites substantiels et ses objectifs limités n’aurait pu se transformer en cité du seul fait de l’accroissement de sa population. Un changement plus profond devait intervenir, afin que les regards se dirigent vers d’autres buts que les soucis originels de la nourriture et de la reproduction. Cette mutation n’allait toucher en fait qu’une faible partie de la population du monde. Jusqu’à la période moderne d’urbanisation généralisée, les habitants des villes n’ont représenté qu’un pourcentage fort limité du peuplement global.

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C’est une modification de cet ordre que nous voyons apparaître dans le milieu villageois. Sous l’influence de facteurs nouveaux, les composants du mélange devenaient instables et des tendances précédemment imprévisibles allaient peu à peu se préciser, orientant l’évolution. Le nouvel ensemble avait une composition plus hétérogène. À côté du chasseur, des paysans et des bergers, apparurent des éléments nouveaux, participant aux tâches communes : pêcheurs, mineurs, bûcherons, chacun avec ses outils, sa compétence, ses habitudes de vie ; et dans le même complexe, on verra un peu plus tard se différencier l’ingénieur, l’armateur, le marin, en même temps que d’autres groupements professionnels, soldats, banquiers, commerçants, prêtres, qui s’incorporaient à la communauté citadine.

Du seul fait de cet amalgame, les facultés créatrices de l’homme allaient s’accroître considérablement dans tous les domaines. La cité allait mobiliser la main-d’œuvre, organiser les moyens de communication, tisser dans le temps et l’espace un réseau d’échanges commerciaux et culturels, favoriser l’invention, entreprendre d’immenses travaux, et provoquer en même temps un accroissement considérable de la productivité agricole.

Cette transformation urbaine s’accompagnait, et fut peut-être précédée, par une sorte d’effervescence intéressant le domaine spirituel et les représentations collectives. Les divinités locales, toutes proches et familières, se trouvaient détrônées, ou à tout le moins surclassées, par les incarnations des puissances de la terre et du ciel, dieux du soleil et de la lune, des eaux créatrices, de la tempête et du désert. Le chef local était devenu le grand roi, défenseur des lieux sacrés, se parant ainsi de la majesté divine ou quasi divine. Il pouvait regarder de haut les habitants des villages ; ceux qui avaient été ses familiers et ses égaux devenaient ses sujets ; des fonctionnaires militaires ou civils étaient chargés de les encadrer et de diriger leur vie : gouverneurs, vizirs, collecteurs d’impôts, soldats, tous représentants du pouvoir royal.

L’autorité de droit divin modifiait même les règles anciennes de la coutume villageoise.

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Bien avant qu’il acquière une autorité politique quelconque, le chasseur s’était fait remarquer par ses exploits et son esprit inventif.

2 - La première concentration urbaine

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À l’origine, le mur d’enceinte a un sens religieux : il marque la limite sacrée du temenos, plus fait pour mettre en déroute les esprits malins que pour résister à des attaques d’hommes armés.

Pour autant qu’elles aient pu servir à des fins militaires, les premières citadelles furent utilisées par le chef pour tenir en lieu sûr son butin – provisions et parfois femmes enlevées –, qu’il entendait protéger contre toute entreprise, mettre hors d’atteinte des attaques de villageois ulcérés. Un pouvoir de vie et de mort sur toutes les populations du voisinage demeurait entre les mains de l’homme qui avait la garde des réserves vivrières. L’organisation de distributions contrôlées et de rationnement, alors même que les récoltes étaient abondantes, constitua un des premiers succès caractéristique de cette forme « civilisée » d’une économie nouvelle dont les méthodes s’opposaient profondément à l’ancienne tradition villageoise.

Mais ce système avait ses défauts propres, quelle qu’en fût la rigueur. La force pure, même fondée sur la terreur, est impuissante à assurer un courant régulier de livraisons des produits, et elle échoue plus nettement encore dans ses efforts pour promouvoir une production communautaire intensive. Les États totalitaires, qu’il s’agisse de la Rome impériale ou de la Russie des Soviets, sont obligés de le reconnaître tôt ou tard. Pour obtenir une large adhésion sans recourir à d’exorbitantes mesures de contrôle policier, le pouvoir se voit contraint de démontrer l’utilité de son action, et de faire appel à des sentiments de confiance et de reconnaissance.

La religion a dû jouer un rôle essentiel dans cette nouvelle organisation de la société. Sans l’appui de la caste des prêtres, jamais le chasseur n’aurait reçu cette investiture du pouvoir, avec l’autorité sans limites que devait lui donner le titre de roi d’un territoire sans cesse plus étendu. L’influence du surnaturel aida puissamment au développement d’un processus qui, s’il n’en était aussi fortement imprégné, pourrait nous paraître de nature purement économique. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel allaient, l’un comme l’autre, tirer bénéfice de la nouvelle civilisation ; et la nécessité de soumettre au contrôle de l’intelligence tous les éléments du milieu environnant allait renforcer l’autorité aussi bien de ceux qui s’adonnaient aux fonctions spirituelles que de ceux qui étaient chargés d’un rôle de commandement, prêtres ou monarques, dont les fonctions allaient souvent se confondre.

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. Concurremment devait apparaître la distinction et la spécialisation des tâches. À la différence du village, la première cité se compose d’un ensemble de castes au service d’une minorité dirigeante, et non pas d’une humble réunion de familles coopérant sur une base égalitaire.

Le pouvoir royal sut alors réclamer et obtenir une légitimation surnaturelle. Le roi devenait le médiateur entre la terre et les puissances célestes : lui seul devant elles représentait la vie d’un peuple et son territoire. Il recevait parfois des mains du pouvoir religieux les attributs de sa fonction ; mais l’usurpateur lui-même devait invoquer quelques signes manifestes de la puissance divine afin de justifier son règne. L’ancienne Liste royale sumérienne déclare que la royauté « descend des cieux ». Les cinq rois, désignés par les dieux, reçurent d’eux les « cinq villes pures » : Eridu, Badtbira, Larak, Sippar, Shuruppak, qui étaient toutes des centres du culte religieux.

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Conjointement à la caste des prêtres, se constituait une nouvelle classe d’intellectuels, scribes, médecins, magiciens, devins, et « fonctionnaires du palais habitant la cité et assermentés aux dieux », comme ils sont désignés dans une épître que cite Georges Contenau.

 

3 - Angoisses, sacrifices, agressions

Le développement du pouvoir royal semble s’accompagner d’un abandon progressif des anciens rites de fertilité, au profit d’un nouveau culte rendu à la puissance physique.

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 De tous temps, les rois ont connu cette hantise d’accroître démesurément leur pouvoir ou d’en affirmer la puissance par des destructions et des meurtres. Les victoires constituaient une preuve irréfutable de cette puissance, en même temps qu’une marque insigne de la faveur des dieux, au nom desquels les rois allaient répandre la destruction et la mort. Telle fut, selon la prophétie d’Isaïe, la malédiction qui pesait sur l’Égypte, sur Tyr et sur Babylone.

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En même temps que la guerre devenait ainsi l’un des objectifs principaux de la cité, ses richesses accumulées n’allaient pas manquer de susciter des convoitises ; et jamais cupidité agressive n’avait pu rêver plus riche butin que celui que pouvaient offrir les villes plantureuses : vastes entrepôts d’équipement et d’outillage, réserves d’or, d’argent, de bijoux, dans les châsses des palais et des temples, greniers remplis de vivres, et sans doute aussi l’attrait de ces nombreuses femmes dont le conquérant pouvait faire des esclaves.

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Les guerres devenues ainsi le suprême « sport des rois », une part de plus en plus importante des ressources de la cité allait être consacrée à la fabrication de nouvelles armes, comme les béliers d’assaut et les chars de combat de l’âge du bronze. Le souci de perfectionner l’armement l’emportait sur celui de développer l’agriculture, et hantait l’imagination des classes dirigeantes, tout comme de nos jours des esprits rompus aux disciplines des sciences exactes se laissent fasciner par d’extravagantes conceptions destructives. Les cités, aux mains d’un orgueilleux pouvoir, faisaient fi des méthodes de conciliation et d’arbitrage qu’en des temps plus pacifiques, elles s’étaient efforcées d’instituer.

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En observant ces sociétés d’insectes, on ne découvre rien apparemment qui ressemble à la religion ou au rituel des sacrifices. Mais toutes les autres institutions apparues avec la formation des cités y sont présentes : la division du travail, la promotion d’une caste militaire, les techniques de destruction massive, les mutilations et exécutions d’adversaires, l’institution de l’esclavage, et même, parmi certaines espèces, la culture des plantes et la domestication d’animaux. Et surtout, l’institution de la royauté, qui, nous l’avons vu, a joué un rôle déterminant dans la fondation urbaine, existe parmi toutes les sociétés d’insectes qui présentent ces caractéristiques. La royauté, ou plutôt la suprématie de la reine, constitue pour les sociétés d’insectes un élément biologique indispensable. Ainsi une croyance d’origine magique, qui rattachait l’existence de la communauté à la vie de son roi, devenait, dans la ville des insectes, une incontestable réalité. La vie de la ruche entière dépend effectivement de l’état de santé et du pouvoir reproducteur de sa reine. Et nulle part ailleurs on ne trouve une caste guerrière, entraînée et spécialisée dans l’attaque, semblable aux forces armées des anciennes cités.

4 - Le droit et l’organisation urbaine

Deux caractéristiques opposées ont, dès l’origine, fortement marqué la structure urbaine, et elles n’ont pas cessé d’y demeurer apparentes : la cité procurait à ses habitants un sentiment de sécurité tout en renforçant leurs dispositions agressives. Le rude joug d’un pouvoir hiérarchisé et la conscription, allant de pair avec des luttes destructives, semblent devenus pour l’homme civilisé une sorte de « seconde nature », que l’on considère trop souvent, à tort, comme une manifestation de la nature primitive héréditaire. L’arbitraire du pouvoir dans la cité contraste ainsi avec d’admirables réalisations.

5 - De la protection aux attaques destructives

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Les conditions d’existence qui demeuraient anormales dans les cités auraient pu amener leurs habitants à renoncer à des avantages trop chèrement payés, si leur population n’avait été constamment accrue et renouvelée par de nouveaux arrivants, pleins de la fraîche innocence campagnarde, d’une ardente vigueur, d’une vitalité procréatrice, d’une confiance sans bornes. Ces braves gens des régions rurales apportaient à la ville toute cette fraîche vitalité avec la grande force de leurs espérances. Selon des chiffres cités par le géographe Max Sorre, les quatre cinquièmes de la population mondiale vivent dans des villages [IX] , et leurs conditions de vie sont plus proches de celles de la période néolithique que de celles des grandes métropoles dont ces villages s’efforcent de suivre les exemples. Mais si nous laissons disparaître les villages nous allons voir toute une réserve de forces vitales disparaître avec eux. Il est nécessaire que l’homme prenne conscience de cette menace s’il entend découvrir les moyens d’y parer.

III — Formes et modèles antiques

1 - Cités de plaines

2 - Vestiges urbains et lacunes de l’histoire

3 - Les édifices monumentaux

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Outre ses fonctions stratégiques et le contrôle qu’il permet d’exercer sur la population, le mur d’enceinte a un autre avantage : il sépare nettement l’espace citadin de la contrée environnante

4 - Le fleuve, la grand-route et le marché

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Je n’ai pas encore parlé d’un élément vital et dynamique de la cité, qui n’aurait pu sans lui se développer et produire : le premier des grands moyens de transport, le cours d’eau. Que les cités apparaissent et se développent dans les vallées n’était pas un pur effet du hasard, et parallèlement au processus de croissance des cités on voit intervenir les progrès de la navigation – du premier radeau fait de troncs d’arbres ou de paquets de roseaux, jusqu’aux embarcations pourvues d’avirons et de voiles.

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À la longue, le développement du réseau de communications se révélera plus important que les échanges de marchandises qui en sont tributaires. Il semble bien que la tenue des comptes et les transactions marchandes aient été à l’origine de l’invention de l’écriture ; et après l’utilisation des signes linguistiques et des notations en chiffres, l’invention de l’alphabet, œuvre de marchands phéniciens, devait revêtir une importance toute particulière. Le commerce devait favoriser le développement de toutes les relations humaines. Sumer fut connue comme la « ville aux multiples langages » ; la diffusion et la normalisation des dialectes locaux en faisait un important centre de communications et le lieu d’origine d’une littérature qui pouvait être partagée avec d’autres centres.

5 - La technologie nouvelle et ses déficiences

7 - L’Égypte et ses villes ouvertes

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On voit sans cesse apparaître dans les archives mésopotamiennes l’insécurité ou les procédés d’intimidation. À l’école déjà, un homme muni d’un fouet avait la charge de faire régner l’ordre. La vie tout entière devait garder l’empreinte de telles pratiques ; et nous verrons plus particulièrement sous le règne du monarque assyrien Assurbanipal la violence et la cruauté exercées avec une sorte de fureur sadique. Les exemples des dieux cosmiques, loin d’encourager les princes à faire preuve d’humanité, ne pouvaient que les inciter à se montrer impitoyables. Si bien que le code, célèbre à juste titre, auquel le roi Hammurabi a donné son nom énumérait une longue liste de délits, dont plusieurs qui nous paraissent fort légers étaient néanmoins punis de mort ou de mutilation. On renchérissait sur la loi du talion – « œil pour œil », « dent pour dent » – en prenant grand soin de priver le coupable de quelques autres organes. Les États totalitaires, dont les exemples demeurent présents à nos yeux, nous rappellent en plus d’un point ces régimes d’un absolutisme ancien. Les méthodes et la puissance policières y sont de nécessité constante ; la cité devient une prison dont les habitants font l’objet d’une surveillance étroite. Le mur d’enceinte et la garde des portes ont à remplir un rôle effectif et concret, non pas seulement symbolique.

 

8 - Du centre rituel au pouvoir centralisé

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 séparent les cités mayas des premières agglomérations égyptiennes. Le seul point qui semblerait les rapprocher est que les unes et les autres ont connu à l’origine un développement pacifique : la guerre y était quasi ignorée, les moyens de contrainte rarement employés, le monopole du pouvoir sacré et profane qu’exerçaient les classes dirigeantes, prêtres et seigneurs bénéficiant de nombreux privilèges, fut longtemps accepté sans provoquer la moindre résistance. Dans ces conditions, la minorité favorisée n’avait nul besoin, par des glacis et des places fortes, de se protéger d’une population villageoise environnante, nombreuse mais docilement fidèle. Si le monde entier avait pu bénéficier d’une situation semblable, la cité ouverte aurait été le modèle principal de la cité : ouverte certes, mais par sa cohérence, les échanges multiples et le potentiel créateur, véritable cité.

 

9 - Gènes ou archétypes ?

Tous les éléments essentiels de la cité avaient trouvé leur forme deux mille cinq cents ans avant notre ère. On les découvre dans l’enceinte de la citadelle, sinon dans l’agglomération urbaine elle-même. L’enceinte fortifiée, la rue, le pâté de maisons, le marché, le temple avec ses cours intérieures, les bâtiments administratifs, les ateliers, tout était là, au moins dans une forme embryonnaire, matérialisant la cité, complexe et grandiose œuvre d’art, enrichie de toutes les ressources de la pensée humaine. La pérennité de ces institutions et de ces structures est presque aussi frappante que de leur infinie variété.

IV — Personnalité de la cité ancienne

1 - Le développement des fonctions urbaines

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Le développement des méthodes symboliques d’enregistrement devait donner de plus en plus d’importance à la cité : elle n’était plus simplement le lieu d’un plus grand rassemblement d’hommes et d’institutions que dans aucune autre sorte de communauté, elle conservait pour les générations futures toute une part de la vie communautaire que la pure tradition orale était incapable de transmettre. Rassembler et conserver en repoussant sans cesse les limites spatiales et temporelles qui enferment la communauté est une des fonctions essentielles de la cité ; et la façon dont elle est capable de s’en acquitter témoigne de son importance. D’autres fonctions dont elle s’acquitte, quel qu’en soit l’intérêt, ne peuvent être que la préparation ou le complément de cette tâche primordiale. Comme l’a fort bien dit Emerson : « La mémoire fait vivre la cité. »

Par ses édifices et ses institutions, par l’art et la littérature qui sont mieux encore à l’épreuve du temps, la cité unit en une trame continue le passé, le présent et l’avenir. Sur ses places historiques la durée affirme sa présence et les événements se confrontent. Ses édifices sont plus durables que leurs constructeurs et ils peuvent servir d’autres objectifs que ceux qui leur avaient été primitivement assignés. La cité propose ainsi indistinctement, à l’attention des générations futures, des pensées fécondes et généreuses dont les suggestions n’ont pas toutes été retenues et des propositions inadaptées qui auraient pu être abandonnées si elles n’avaient pas déjà laissé leur empreinte – tel un corps où l’on voit des cicatrices et des plaies qui parfois se remettent à suppurer. Il appartient encore à notre génération de consacrer tous ses efforts à la guérison de cette terrible maladie chronique des cités : la guerre.

2 - Un monopole des forces créatrices

3 - Les « infiltrations » culturelles

4 - La division du travail à l’intérieur de la cité

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La notion même de division du travail, de fixation des activités naturelles diverses sous la forme exclusive du métier, remonte sans doute, comme l’indique Childe, à l’époque de la fondation des cités. C’est au prix d’une limitation des perspectives de la vie personnelle que le citadin a permis le développement de la formidable puissance de la vie collective et du contrôle de son environnement. La communauté solidaire de l’âge de pierre, aux débuts de la cité, subissait une sorte de démembrement, par la séparation en castes, en classes, en corporations et en divers types d’activités spécifiques.

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Dans les sociétés primitives, le travail est une des formes d’activité qu’il est impossible de séparer entièrement d’autres manifestations de l’existence comme la religion, le jeu, les rapports sociaux, voire même la sexualité. Dans la cité, la tâche spécialisée allait pour la première fois devenir une occupation quotidienne et exclusive. De ce fait, l’artisan allait acquérir une compétence manuelle ou visuelle que seule une spécialisation complète permettait d’obtenir, mais il perdait du même coup l’heureuse plénitude de l’existence. Déficience chronique de la civilisation, le citadin ne se rend même plus compte de l’importance de ce sacrifice, tellement universel qu’il est parfaitement intégré. Cette plénitude d’une vie riche d’intérêt et de variété, libérée des contraintes quotidiennes, allait devenir le privilège exclusif d’une classe dirigeante. Les membres de l’aristocratie le reconnaissaient ; et dans diverses cultures le titre de « vrais hommes » leur était réservé.

Depuis les études d’Adam Smith, nous sommes pleinement conscients de l’augmentation de la productivité qu’assure un travail spécialisé, et cela bien avant l’invention de machines complexes. L’accumulation des capitaux et l’élévation des revenus concordant avec l’extension de la cité s’expliquent en partie par la spécialisation que favorise une civilisation urbaine, et n’a nullement commencé avec les progrès plus récents de la mécanisation. Tandis qu’un grand nombre des habitants des cités primitives travaillaient sur les propriétés du temple ou dans leurs propres terres périphériques, une partie sans cesse croissante de la population s’adonnait à d’autres activités, au départ pour le service du temple, puis comme artisans travaillant pour leur propre compte ou pour celui de commanditaires du marché.

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Dans la cité, il était possible pour la première fois de passer une vie entière à l’accomplissement d’une seule tâche. L’ouvrier n’était plus que l’élément interchangeable d’un mécanisme social complexe. Sa position sociale était fixée, il répétait les mêmes gestes et ne quittait plus le quartier. Petrie fait observer que, même à l’extérieur de la cité, dans l’exploitation minière, « nous savons par certaines inscriptions funéraires que l’exploitation des carrières donnait lieu à une répartition des tâches très précise. Chaque travailleur avait la charge d’un certain type de travail. Les uns étaient affectés à la prospection, d’autres éprouvaient la qualité de la roche, d’autres étaient chargés de l’extraction. On ne dénombre pas moins de cinquante emplois différents ».

La nature de la cité imposait elle-même ces divisions car la mobilisation et l’organisation d’une main-d’œuvre étaient nécessaires pour la réalisation de ses opérations complexes dans tous les domaines de l’économie. À l’époque où Hérodote s’était rendu en Égypte, au Ve siècle avant notre ère, la division du travail et la spécialisation de la main-d’œuvre avaient été poussées à un degré qui ne le cédait en rien à celles de l’époque moderne. Il remarque en effet que « certains médecins ne soignent que les yeux, d’autres les dents, d’autres le crâne, d’autres l’estomac et d’autres les affections internes ».

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 La mécanisation délivre l’homme du souci des tâches matérielles, mais il s’évertue encore à introduire dans les loisirs, les sports, l’enseignement et la science les formes rigides de la spécialisation.

5 - Propriété et personnalité

Dans la cité, l’accroissement global de la richesse et du chiffre de la population allaient être suivis d’une différenciation d’un autre type : la séparation entre les riches et les pauvres, conséquence d’une nouvelle grande invention de la vie urbaine, le droit de propriété. La propriété, au sens que l’on attribue actuellement à ce terme, n’existait pas dans les sociétés primitives : les peuples étaient attachés à une terre plus qu’ils n’en étaient possesseurs ; et dans les festins comme dans les famines, ils s’en partageaient les produits. Il restait à la civilisation à créer des disettes artificielles pour garder l’ouvrier enchaîné à sa tâche, alors que le surplus pouvait servir aux banquets de l’homme riche.

Les premières institutions de la cité portent encore la marque de la communauté de biens de la coutume villageoise : la terre, ses produits et les paysans qui la travaillaient étaient la propriété du temple et de son dieu. Les autres membres de la communauté faisaient également partie de la tenure et devaient consacrer une grande partie de leur temps aux tâches communes de percement de canaux, d’endiguement et de construction. Tous ces biens, avec l’extension des pouvoirs laïques de la royauté, constituèrent l’État royal ; et cette idée que les biens communautaires appartiennent à la puissance souveraine est si profondément ancrée dans la conscience sociale que même dans les États modernes, où les droits de la propriété privée semblent solidement établis, l’État demeure le possédant ultime et le dernier légataire, investi du droit de taxer et de percevoir l’impôt, en fin de compte de posséder et de détruire.

Ce n’est pas le vol qui est à l’origine de la propriété, comme le déclarait Proudhon, mais le fait que les biens communs étaient considérés comme appartenant exclusivement au souverain, lui-même incarnation de la communauté. La propriété était une extension et une dilatation de sa propre personnalité, comme l’unique représentant d’un collectif entier. Ce principe entériné, la propriété put, pour la première fois, être aliénée, c’est-à-dire soustraite au bien commun par don personnel du roi.

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Le droit de propriété était, dans la cité, considéré comme sacré ; avec l’accentuation des différences entre les classes, il allait devenir de plus en plus important – parfois plus sacré même que la vie humaine. Pour la protection de ces droits, les premiers dirigeants n’hésitaient pas à estropier ou mutiler les contrevenants. Mais là encore la distinction entre les riches et les pauvres ne manquait pas d’avoir des incidences : suivant la classe à laquelle appartenaient les délinquants, l’échelle des châtiments était différente.

Ces formes légales de la violence n’étaient pas les survivances d’un régime primitif plus vicieux encore, ainsi que les adeptes de la doctrine du progrès continu l’ont autrefois soutenu ; comme la guerre elle-même, elles relevaient plutôt d’une cruauté nouvelle, inséparable de la civilisation urbaine : il s’agissait là, selon l’excellente expression de Giambattista Vico, de la « barbarie de la civilisation ».

Spécialisation, séparation, contrainte, dépersonnalisation ne pouvaient manquer d’entretenir, à l’intérieur de la cité, une certaine tension. Des discordes haineuses n’ont cessé de couver tout au long de l’histoire, que révélaient parfois de brusques flambées de révolte, telle cette révolte des esclaves, dans la Rome des Gracques, qui allait être suivie du massacre impitoyable des rebelles.

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Dans la personne royale, répétons-le, c’est la personnalité qui apparaissait pour la première fois, dominant le groupe dans l’exercice d’une fonction comportant de larges responsabilités, se séparant de la tiédeur d’une conscience communautaire. Avec la naissance de la cité, une nouvelle forme de développement de l’humanité s’incarnait dans la personne royale qui en devenait la représentation, l’expression visible et matérielle. La cité et ses citoyens allaient peu à peu faire leurs les privilèges et les prérogatives royaux. Il fallut des millénaires pour que ce changement s’accomplisse ; et les hommes ont oublié quel en fut le commencement.

6 - Le rythme du progrès

7 - La représentation dramatique

V — Surgissement de la polis

1 - Les citadelles de minos

2 - Influences villageoises

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La coutume villageoise est à l’origine d’un autre trait caractéristique de la mentalité, non seulement des paysans, mais aussi de l’aristocratie terrienne : le mépris qu’ils affichaient volontiers à l’égard des commerçants et des banquiers, des intermédiaires et des prêteurs sur gages – en fin de compte à l’égard de tous ces gens d’affaires qui, pour commercer et attirer les richesses, s’efforçaient de promouvoir une économie monétaire fort éloignée des habitudes rurales de l’Attique et de sa fière pauvreté.

3 - Olympie, Delphes et Cos

4 - Temple ancien et divinité nouvelle

5 - L’hôtel de ville et la place du marché

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L’affectation d’un même lieu à diverses fonctions, fort habituelle dans les cités grecques, semble avoir choqué cependant l’esprit précis et classificateur d’Aristote : il réclamait l’aménagement d’une agora politique, située à une distance convenable de l’agora commerciale, non pas tant dans le but de séparer entièrement ces deux types d’activités que d’écarter du lieu où se traitaient les affaires publiques les résidents privés des droits de citoyenneté, même en tant que potentiels spectateurs.

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Les cités grecques ne parvinrent jamais à passer de la participation directe à un type de gouvernement représentatif : et il ne leur restait pas d’autre choix que de recourir à un régime de tyrannie personnelle ou oligarchique, ou de s’accommoder d’une démocratie incompétente et accablée. Dans la petite fédération béotienne, l’assemblée fédérale comptait six cent soixante membres.

VI — Le citoyen aux prises avec la cité idéale

1 - Les citoyens dans la cité

2 - Les formes de la cité grecque

3 - Les hommes en qui s’incarne la cité

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Tout un peuple participait directement à ces activités artistiques, à une plus grande échelle même que, plus tard, aux représentations des mystères du Moyen Âge. On estime qu’au moins deux mille habitants d’Athènes devaient apprendre les rôles, ou travailler les partitions musicales et les figures de ballet des chœurs dramatiques et lyriques : exercice intellectuel et expérience esthétique de premier ordre. Une partie appréciable des auditoires devait ainsi se composer de spectateurs avertis, ayant eux-mêmes joué ou fait partie des jurys de sélection.

Le citoyen d’Athènes était ainsi sollicité sans cesse par les activités de la vie publique, qui, loin de l’affecter à une tâche déterminée une fois pour toutes, le conduisaient du temple au Pnyx [IV] , de l’agora au théâtre, du gymnase au port du Pirée, où se traitaient toutes les affaires touchant à l’activité de la marine et du commerce. Ces hommes ne vivaient nullement l’existence contemplative prônée par certains philosophes. Ils participaient, agissaient, poussés par la force de leurs sentiments, et ils formaient eux-mêmes, par les rapports personnels et par l’observation directe, leur propre personnalité.

Ce monde ouvert, varié, évoluant sans cesse, formait des esprits qui avaient le goût profond de la liberté. Dans le domaine des arts aussi bien que dans le domaine politique, Athènes a su largement se libérer des tares originelles de la cité : autocratisme du pouvoir, barrières professionnelles, étroitesse d’esprit des spécialistes – à commencer par la pire : celle des bureaucrates – et, pendant la durée d’une génération, ni les normes de qualité ni l’habileté professionnelle n’en ont aucunement souffert. Pour un temps, l’union de la cité et des citoyens devint une réalité tangible, et les activités formatrices n’ignoraient aucune des possibilités de l’existence. Aucune autre grande communauté n’a aussi largement conçu et réalisé cette éducation de l’homme, la paideia, comme la nomme Jaeger, la distinguant ainsi de notre trop étroite pédagogie.

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 Toutes les possibilités et les aspirations de l’existence s’harmonisaient, sans exclusive, sans ségrégations et sans monopoles ; à tout le moins parmi les citoyens libres, car du point de vue des femmes et des esclaves, les choses se présentaient tout différemment.

 

4 - Régression vers l’utopie

5 - Le défi de la dialectique

VII — La période hellénistique : absolutisme et civilité

1 - Une transition : Aristote

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Bien qu’Aristote ait été l’un des familiers des dirigeants d’un Empire en pleine expansion, il n’a pas paru comprendre que pour continuer ses progrès, la civilisation devait repenser ses fondements éthiques. Ainsi ne chercha-t-il nullement à supprimer les séparations entre les catégories de la population citadine – esclaves, étrangers, commerçants, citoyens –, et n’a-t-il pas non plus aboli l’invisible muraille qui séparait les Grecs des Barbares.

Toutefois, dans sa conception d’une cité idéale, Aristote faisait preuve de plus de largeur de vue que Platon ; sa connaissance des processus naturels lui faisait admettre plus aisément la nécessité de solutions complexes et diverses. Celles-ci n’étaient pas cependant aussi éloignées de celles de son maître que lui-même pouvait le croire ou que l’ont pensé certains de ses derniers interprètes. Tout en écartant la communauté des femmes et en reprochant à Platon de ne pas aborder clairement le problème des classes, il s’efforçait de rendre ses conceptions réalisables en formulant des règles d’application pratique. Il se montrait autant que lui ennemi du changement. Il reconnaissait que, dans divers arts et sciences, une évolution bénéfique s’était produite, et que l’abandon de pratiques anciennes avait eu d’heureux résultats, mais se refusait à envisager une évolution semblable dans le domaine politique.

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Aristote critique la limitation du nombre des citoyens fixé par Platon, non parce qu’il l’estime insuffisant, compte tenu des fonctions à remplir, mais parce qu’il faudrait « un territoire aussi vaste que celui de Babylone, ou d’une autre grande cité pour entretenir un si grand nombre d’hommes dans l’oisiveté ».

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Ces principes avaient été appliqués par les Grecs, d’une façon tout empirique, bien avant qu’Aristote ne les ait formulés. Les cités de la première période hellénique avaient toujours considéré que leur intérêt bien compris était de ne pas trop grandir. Des conditions naturelles avaient pu conduire les Grecs à cette conception ; cependant, même des cités commerciales comme Milet, qui auraient pu sans difficultés importer des céréales et augmenter en retour le volume de leurs importations, se refusaient à croître exagérément. L’atmosphère d’intimité d’une communauté peu nombreuse demeurait à leurs yeux une condition indispensable du bien-être. La cité, qui fondait des colonies avec une partie de sa population, ne se souciait pas, semble-t-il, d’établir avec elles des liens de dépendance politique ou économique. Apparemment, il lui suffisait que les conditions de vie des nouveaux établissements soient semblables à celles de la cité mère. Entre l’extension territoriale, qui conduisait au désordre et finalement à la désintégration, et la colonisation, qui permettait de maintenir la forme et les objectifs essentiels de la cité, les Grecs avaient choisi, comme les petites cités de la Nouvelle-Angleterre au XVIIe siècle, la colonisation. Mais ces maîtres dans l’art de fonder des cités nouvelles n’ont jamais réussi à les unir.

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 entière doit participer au juste équilibre qui fait l’objet de notre recherche », a dit Emerson. Platon et Aristote estimaient qu’une partie de la société seulement devait assurer cet équilibre ; cette cité ne visait qu’à perpétuer l’archaïque domination d’une classe. Athènes ou Corinthe, Sparte ou Délos, nulle cité ne pouvait s’épanouir en étant isolée de son voisinage.

2 - Du libre « désordre » à l’élégance ordonnée

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Grâce à ce plan quadrillé, la rue devenait un des éléments de l’en semble, non plus de ces étroits passages qu’on laissait subsister à contrecœur entre des immeubles d’implantation irrégulière. L’existence autonome des voies de communication étant reconnue, on devait songer naturellement à les agrandir pour permettre à un plus grand nombre de personnes d’y circuler aisément. Les rues larges des cités mayas et incas nous ont prouvé d’autre part que cet élargissement n’était pas lié à la circulation des véhicules à roues. Processions et parades militaires suffisaient amplement à en montrer la nécessité. Cet élargissement des rues est un des traits qui caractérisent la cité hellénistique du IIIe siècle, et on le rencontre même dans les villes où ne s’appliquait pas la tradition religieuse romaine d’orienter les rues dans le sens des points cardinaux. Mais la nécessité de laisser un passage suffisant pour les défilés militaires paraissait si déterminante que l’historien Polybe comparait le plan de la cité hellénistique au camp de la légion romaine, avec ses deux artères principales se coupant à angle droit.

3 - Les grands courants des profondeurs

VIII — De la mégalopole à la nécropole

1 - Rome, héritière de civilisations étrangères

2 - Égouts et aqueducs

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Ces bâtisses et leurs habitants étaient au cœur de la Rome impériale, et ce cœur était pourri. La population de la ville augmentait et l’exploitation se développait au même rythme, et la pourriture gagnait de nouveaux quartiers. Un peuple qui pouvait se vanter d’avoir conquis une grande partie du monde s’entassait dans des réduits privés d’air, bourdonnant de bruits et nauséabonds, payant au plus haut prix le droit de vivre dans des conditions honteuses et dans la crainte. Il cherchait des exutoires dans des spectacles d’une brutalité inhumaine, exigeant sa ration quotidienne de tortures et de mort ; et les prolétaires se grisaient du plaisir sadique de contempler des souffrances plus cruelles et plus dégradantes que les leurs : par comparaison leur propre sort paraissait enviable

3 - Le forum, le vomitorium, les bains

4 - Parades de mort

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Parasitisme et système d’exploitation politique étaient à l’origine d’une institution typiquement romaine : les spectacles des arènes, qui renouvelaient sous une forme purement profane la pratique ancienne des sacrifices humains. Tout en proclamant son amour de la paix, Rome allait s’adonner sans réserve à ce cérémonial de mort. Recherchant des sensations suffisamment fortes pour oublier le vide et la médiocrité d’une existence parasite, les Romains se passionnaient tour à tour pour les courses de chars, des simulacres de batailles navales sur de grands bassins artificiels et des pantomimes de strip-tease et actes sexuels obscènes. Mais le peuple réclamait sans cesse de plus excitants spectacles et marquait sa prédilection pour les affrontements de gladiateurs dans l’arène. Les organisateurs de spectacles rivalisaient d’imagination pour la mise en scène de ces exhibitions de supplices et de morts.

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À partir du Ier siècle avant notre ère, Rome entrait dans ce stade de l’existence urbaine que Patrick Geddes a qualifié de « parasitopolis » et « patholopolis » : la cité des parasites et des maladies. L’existence n’avait plus de buts positifs : les Romains ne cessaient de la gaspiller dans des occupations perverses et destructrices.

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Mais assister aux spectacles devint, à l’époque de la décadence, l’occupation principale des citoyens ; toutes les activités urbaines y étaient plus ou moins directement rattachées et subordonnées.

De nos jours, l’écran de télévision, devenu indispensable à l’existence de millions de personnes, leur fait considérer comme accessoires et presque irréelles toutes les autres occupations, de même les Romains n’auraient pu supporter une existence sans spectacles ; les interdire eût été supprimer la liberté et le goût de vivre : The show must go on ! Sénèque, précepteur et compagnon du jeune Néron, trouvait très pénible d’assister aux combats de gladiateurs ; toutefois il s’y rendait régulièrement. Marc Aurèle, le plus pondéré et le plus lucide des empereurs de Rome, ne pouvait éviter d’assister aux spectacles : il aurait été dangereux pour lui, ne serait-ce que par son absence, de montrer son aversion.

IVe siècle

6 - Les limites de la croissance urbaine

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« Diviser pour régner. » Rome ne connaissait pas d’autre formule de gouvernement. Pour empêcher l’alliance de cités vassales, elle s’efforçait d’attiser leurs

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L’histoire de Rome indique avec un relief particulier ce qui, dans le domaine politique aussi bien que dans celui de l’urbanisme, doit être à tout prix évité. Nous voyons là de multiples signaux d’alarme, indiquant le départ de pistes dangereuses. Lorsque, dans des centres surpeuplés, les conditions d’habitat se détériorent tandis que le prix des loyers monte en flèche, lorsque le souci d’exploiter de lointains territoires l’emporte sur la recherche de l’harmonie interne, nous songeons inévitablement à ces précédents romains. Ainsi retrouvons-nous aujourd’hui les arènes, les immeubles de rapport, les exhibitions, les grands spectacles avec nos matchs de football, nos concours de beauté, le strip-tease rendu omniprésent par la publicité, les stimulations constantes du sexe, de la boisson, de la violence, dans un climat digne en tout point de la Rome antique. Et nous voyons également se multiplier les salles de bains et les piscines, et des autoroutes non moins coûteuses que les anciennes routes pavées, cependant qu’attirent les regards des milliers d’objets éphémères et brillants, merveilles d’une technique collective, mis à la portée de toutes les convoitises. Ce sont les symptômes de la décadence : le renforcement d’un pouvoir amoral, l’amoindrissement de la vie. L’édifice est encore solide et pas une pierre n’a bougé, mais ces signes ne trompent pas : les Barbares se sont infiltrés dans les défenses, ils sont installés dans nos murs. Ces signes sont ceux de la prochaine nécropole. Le bourreau attend. Paraîtront bientôt les vautours.

 

IX — Le cloître et la communauté

1 - La cité céleste

2 - Besoin de protection

3 - Prospérité et accroissement de la population

Nous voyons le même processus historique se dérouler dans toutes les cités médiévales : une classe de producteurs protégés, vivant modestement mais dans une relative égalité, doit céder le pas à un petit groupe de riches marchands, amis et rivaux des princes, qui tirent d’énormes profits d’opérations commerciales importantes, touchant des régions lointaines. Cette nouvelle aristocratie marchande s’emparait peu à peu des leviers de commande et gouvernait par la seule puissance de l’argent.

4 - Les villes franches, postes avancés de la colonisation

5 - Prédominance de l’église

6 - Les guildes médiévales

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Dans la ville médiévale, l’industrie était organisée d’une façon simple et directe, entre le maître et ses compagnons dans le cadre de l’atelier, et entre vendeur et acheteur au marché. La solidarité du groupement constituait le principe de base. Poursuivant un programme social d’ensemble, la guilde constituait à la fois une société d’assurance vieillesse, un cercle d’art dramatique et une fondation d’éducation. Au cours de la première moitié du XXe siècle principalement, dans l’idée de fournir à leurs adhérents une sécurité économique, des syndicats se sont efforcés de restaurer certaines des activités qu’exerçaient autrefois les guildes médiévales. Malheureusement, le même principe de protection, appliqué par des directions de grandes entreprises pour organiser les loisirs de leurs ouvriers, construisant à leur intention terrains de jeux, théâtres, hôpitaux et cliniques, menace d’introduire une nouvelle sorte de capitalisme féodal. Dans cette perspective, le travailleur se trouve rattaché à son usine ou à la grande firme financière qui la dirige, aussi fortement que le serf était lié à la terre. Malgré l’incapacité des économistes du laissez-faire* du XIXe siècle à saisir la nature de l’ancienne société des guildes, il ne devrait plus y avoir aujourd’hui d’obstacle psychologique pour le faire.

7 - Pèlerinages, processions et parades populaires

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 accroît d’autant plus l’effet de verticalité de l’ensemble : privés de tout espace latéral, les regards ne peuvent s’élever qu’en direction du ciel. Cette absence d’ouverture est un des traits caractéristiques du mouvement processionnel et de l’équilibre des structures, si bien qu’il était à peine besoin de l’envolée du gothique flamboyant pour en préciser le sens. Les demeures ont des rangées de fenêtres horizontales ; et des corniches en bandeaux, fortement accusés, précisent des paliers dans le mouvement ascensionnel des tours de Salisbury, de Notre-Dame de Paris, aussi bien que dans celui du Duomo de Florence ; mais le regard n’en est pas moins dirigé vers la perspective verticale ; et le promeneur, à chaque changement de direction, se sent intégré dans un espace à trois dimensions, écrasé entre les plans des rues étroites, puis soudainement délivré en atteignant la place publique ou le parvis de l’église. Les détails architecturaux, tout différents à Lübeck, avec les toits à pignons et les multiples aiguilles, et à Florence, avec les alignements de terrasses et les larges dômes suspendus, ne sauraient empêcher qu’une impression esthétique du même ordre se dégage du plan organique des cités.

X — Aménagements intérieurs de la cité médiévale

1 - L’habitat familial

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Les conditions d’habitation de la période du Moyen Âge se caractérisent en résumé par une absence de division et de spécialisation de l’espace intérieur. Dans les villes toutefois, ce défaut de spécialisation de la résidence privée était compensé par des installations utilisées par la collectivité.

2 - Air pur, espace, salubrité

3 - La propreté et l’éducation des sens

4 - Principes de l’urbanisme médiéval

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Au début du Moyen Âge, le plan géométrique régulier est en général le plus fréquent, avec des formes rectangulaires pour élément de base des subdivisions. Le plan du monastère de Saint-Gall, datant du IXe siècle, nous en fournit un exemple caractéristique. Kenneth Conant a d’autre part montré que le premier plan de Cluny comportait des divisions rectangulaires, ayant chacune une surface de quatre-vingt-dix mètres carrés. Ces exemples contre disent manifestement l’intenable généralisation d’Oswald Spengler qui voudrait voir le plan en damier comme le produit du passage du stade de la culture dynamique à celui de la civilisation sclérosée. Le dispositif en damier était en général utilisé dans les cas de nouvelles fondations ou de constructions de nouveaux quartiers, et il n’était pas toujours raccordé à un autre tracé régulier, comme le montre l’exemple classique de la bastide de Montpazier. Parfois, le tracé rectangulaire s’appliquait à l’intérieur d’un mur circulaire ou alors, comme dans les villes françaises de Montségur et de Cordes, ce tracé était ingénieusement adapté à la configuration du site.

5 - Centre politique et répartition d’ensemble

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On remarquera encore l’organisation par quartiers et leur caractère fonctionnel. La cité médiévale était formée d’un ensemble de petites cités avec un certain degré d’autonomie et d’autosuffisance et qui, par le fait même de répondre aux besoins communautaires, s’intégraient sans difficulté dans le complexe unitaire. Chaque quartier avait son ou ses églises, souvent un marché local, toujours un approvisionnement autonome en eau potable, par fontaines ou puits. À mesure que la ville se développait, les quartiers se subdivisaient en districts, ou parfois en unités plus petites, sans perdre leurs caractéristiques propres. Fort souvent, le quartier s’identifiait à la paroisse et prenait le nom de l’église paroissiale, comme à Venise où ce mode de division subsiste encore de nos jours.

6 - Expansion et contrôle du développement

 

XI — Dislocations médiévales, anticipations modernes

1 - La cité chrétienne : apparences et réalités

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Parce que l’Église connaissait la réalité et l’importance de toutes les formes de souffrance humaine, ses prêtres savaient prendre en charge sans découragement l’affliction, les malheurs quotidiens et les tragédies de la vie. Mais, la civilisation s’épanouissant et la richesse s’accroissant avec le flux des échanges commerciaux, l’Église commença de mettre au service de sa propre gloire toutes les pratiques contraires à son idéal chrétien, et la superstition vint se mêler aux dogmes de la foi. Pour éviter la profanation du corps humain, l’Église interdisait de pratiquer la dissection des cadavres à des chirurgiens qui cherchaient à développer leurs connaissances anatomiques, mais elle n’hésitait pas à ordonner la mutilation d’hommes qu’elle avait fait condamner comme hérétiques. Avec le début de l’Inquisition, au XIIIe siècle, l’Église inventait même des supplices inédits afin d’amener les prétendus hérétiques à confesser leurs fautes.

2 - À l’opposé de l’utopie : Venise

3 - Mutations et filiations médiévales

4 - Dislocation et fossilisation

XII — Avènement du style baroque

1 - Désagrégation de l’ordre médiéval

La mort des civilisations ne se produit pas à un instant déterminé comme celle des organismes biologiques. Alors même qu’elles forment un ensemble apparemment unifié, ses parties ont pu avoir une existence indépendante avant de s’assembler, existence qu’elles peuvent ensuite poursuivre lorsque l’assemblage se défait. Il en est allé ainsi de la cité médiévale : l’ordre urbain médiéval allait disparaître, cependant que certaines formes et coutumes survivraient encore trois cents ans après cette période charnière du XVIe siècle.

2 - Le nouvel ensemble urbain

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Plus tard, au XVIIe siècle, au moment même où se développait la méthode des sciences expérimentales, on voyait la vindicte populaire poursuivre toute personne accusée de pratiquer la sorcellerie. Des hommes de science et des philosophes se trouvaient parfois parmi les dénonciateurs les plus acharnés, tel un Joseph Glanvill qui, tout en s’attaquant aux sorciers, prédisait une complète transformation du monde matériel grâce à l’application des sciences et à la technique.

3 - Ouverture et clarté

 

4 - Le territoire et la cité

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L’installation d’une bureaucratie sédentaire allait entraîner la construction d’édifices d’un type nouveau. Le premier modèle, les Offices (Uffizi), fut conçu à Florence par Vasari. Ils comportaient à l’origine une loggia, dominant l’espace intérieur. Nous avons là le modèle original et un remarquable exemple d’architecture administrative, de format modeste encore, terne sans être accablant, et qui allait être reproduit, avec des variations mineures mais à l’échelle monumentale et dans une grinçante monotonie, dans tous les quartiers administratifs de Paris, Saint-Pétersbourg, Berlin, Washington et de maintes autres villes. Les procédures répétitives et contraignantes du système bureaucratique marqueront la cité plus profondément encore que la discipline des nouvelles armées. L’efficacité du système devait aboutir à la suppression de toute autonomie locale. À notre époque où triomphent les managers [V] , les bâtiments et la fonction prennent ces apparences de cauchemar que Kafka évoquait dans Le Procès.

5 - Moyens de contrainte

Le capitalisme, la technique et la stratégie ont exercé une influence décisive sur le développement de l’État moderne, mais il paraîtrait vain de vouloir assigner un rang prioritaire à l’un ou l’autre de ces éléments. Dans l’effervescence d’un milieu commun, chacun d’eux acquérait une importance croissante et influençait le développement des structures de l’État.

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Il n’est pas exact, ainsi qu’on ne cesse de le répéter, que l’invention de la poudre à canon ait porté un coup fatal à la féodalité. Les petits seigneurs indépendants ne pouvaient certes lutter à armes égales contre les forces du monarque et son autorité centralisée, et l’invention de la poudre à canon vint alors leur offrir une chance nouvelle. En augmentant la puissance, l’efficacité et la mobilité d’une troupe de soldats de profession, elle libérait les féodaux d’un complexe, celui de la citadelle imprenable ; et depuis toujours les seigneurs étaient avant tout des spécialistes du métier des armes. Il est bien certain, en revanche, que, dès le début du XIVe siècle, l’usage de la poudre à canon allait s’avérer fatal à diverses institutions, et entre autres aux cités franches de la période médiévale.

6 - La guerre modèle la cité

7 - L’idéologie du pouvoir

Le nouveau régime utilisait l’armée et la bureaucratie comme les bases temporelles et spirituelles de son despotisme centralisé. Ces deux institutions dépendaient largement d’un pouvoir plus grand encore : la puissance industrielle et financière du capitalisme. Max Weber a justement noté que la perception des impôts fut organisée rationnellement dans les cités italiennes après que celles-ci eurent perdu leurs libertés. Les oligarchies de la péninsule furent les premières à tenir les comptes de l’État selon les principes de la comptabilité commerciale, et dans toutes les capitales européennes experts financiers et spécialistes des taxations ne tardèrent pas à suivre ces profitables exemples.

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Le capitalisme se militarisait. La force des armées constitue le plus sûr moyen de conserver l’avantage dans les transactions : sur ces bases se développèrent des systèmes d’exploitation de type colonial ou impérialiste. Mais surtout, dans toutes les formes de relations sociales, s’imposaient des habitudes de pensée séculières et des méthodes d’évaluation pragmatiques : c’est sur cette déformation précise, ordonnée, superficiellement efficace, que le complexe et radieux modèle de vie baroque pouvait s’épanouir. Les banquiers et les commerçants valorisaient la méthode, l’ordre, la routine, la puissance et la mobilité, qualités qui leur servaient à toujours mieux maîtriser la réalité. Ainsi le banquier Jacob Fugger l’aîné avait une valise faite sur mesure contenant un service de table complet : rien ne devait être laissé au hasard

8 - Les avenues et la circulation

9 - La divinité des temps nouveaux

XIII — Cours, parades et capitaux

1 - Situation du palais

Les constructions baroques, par leur aspect formel, constituaient l’incarnation des rituels de la vie à la cour, une idéalisation des us et coutumes du palais. On voit dans ce palais se préciser deux tendances. L’une, urbaine, représente l’armée, son organisation et son commandement, les taxes et les tributs divers, l’appareil du contrôle de l’État ; l’autre, rurale, est figurée par les hommes et les femmes qui composent la cour et bénéficient de tous les avantages du luxe, grâce aux pensions, aux dons et aux honneurs que leur accorde la munificence royale. Pouvoir et plaisir, ordre rigide et sensualité formaient les deux pôles de ce mode de vie. Vénus et Mars étaient les divinités de référence, jusqu’au jour où Vulcain, le rusé forgeron, emprisonna dans ses rudes filets matérialistes toute cette société concupiscente.

Les cours constituaient un monde à part : les frivolités de l’existence s’y trouvaient valorisées, tandis que ses dures réalités y étaient comme amorties. Le plaisir était une obligation, le travail une forme d’activité dégradante, et l’oisiveté demeurait de rigueur. Tout objet ou toute occupation, pourvu qu’ils soient inutiles et raffinés, étaient fortement prisés dans les cours de la période baroque.

2 - Les influences du palais

3 - Le salon et la chambre à coucher

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La transformation de l’aménagement intérieur des appartements devait prendre des formes diverses. Le foyer où sont élevés les enfants, où l’on reçoit, où l’on sert les repas familiaux, devint nettement distinct du lieu de travail. La production, la vente, la consommation, furent alors nettement différenciées et se localisèrent en divers quartiers de la cité. Se déplacer de son domicile à son lieu de travail fut d’abord considéré comme un privilège réservé aux riches commerçants des grandes villes. Au cours du XIXe siècle, cette pratique se généralisa parmi les diverses classes sociales et, perdant son caractère de privilège, devint une fort pénible nécessité. Le foyer fut alors exclusivement un lieu réservé à la consommation et à l’intimité familiale ; la femme perdit contact avec le monde extérieur. Elle fut contrainte de se spécialiser, soit dans la tenue de maison, soit dans le sexe : femme de ménage ou courtisane, et fréquemment un peu des deux. L’appartement était un lieu personnel et privé, privé de tout rapport avec le monde des affaires, et cette conception ne pouvait manquer d’exercer une influence sur la vie sociale.

4 - Disparition des bains

5 - L’esprit de domination et l’apparat du baroque

6 - Persistance des anciennes fonctions urbaines

7 - Le forum de l’élite

8 - Survivances de l’ordre baroque

9 - Les leçons de Washington

 


46 | CHAOS STANDARDISÉ. La technique de construction des « gratte-ciel » se développa à partir de 1880, plus particulièrement à Chicago ; mais à New York la spéculation sur la construction urbaine était plus florissante encore ; on voyait s’élever d’immenses buildings à vocation administrative ou résidentielle. Les principales artères de circulation de la cité avaient été dessinées en 1811, pour répondre aux besoins d’une population qui habitait en majeure partie des immeubles de deux ou trois étages, comme ceux que l’on aperçoit sur la gauche du cliché inférieur. La construction d’immeubles de dix à quarante étages avait pour effet de multiplier par trois ou par dix la population, et même si l’on n’avait pas assisté au spectaculaire développement de l’automobile, l’engorgement des rues se serait fatalement produit. Le gratte-ciel le plus élevé (photographie du haut, dans l’ombre) est celui de la R.C.A., point culminant du Rockefeller Center, dont la minuscule plazza, avec sa piste de patinage en contrebas, demeure un des lieux de rencontre les plus fréquentés des oisifs et des promeneurs de Manhattan. La popularité de Melton Square à Pittsburgh, comparable à celle des escaliers de la Plazza di Spagna à Rome, prouve à quel point les « individualités perdues dans la foule » peuvent apprécier des lieux de promenade où l’on peut à l’improviste croiser une connaissance. Au centre de la photographie du haut, on voit le magnifique Central Park d’Olmsted, avec ses multiples pistes, les unes réservées à la circulation des véhicules, les autres aux promeneurs, système inspiré de celui que préconisait Léonard de Vinci pour Milan, et précédant d’un siècle le tracé Radburn, sans parler de projets encore plus tardifs de Le Corbusier. Au XIXe siècle, les taudis de New York n’avaient rien à envier pour les conditions de surpeuplement, le prix élevé des loyers, le mépris des règles de l’élémentaire hygiène, aux quartiers les plus sordides de Berlin, de Bombay, de Glasgow et de Naples. Ces quartiers insalubres sont de nos jours progressivement remplacés par des ensembles mieux conçus, où l’air et la lumière sont distribués plus généreusement et où les conditions sanitaires sont meilleures. Nous pouvons voir par exemple, au premier plan (photographie du bas), Stuyvesant Town dont la construction fut entreprise par une compagnie d’assurances, avec l’aide de généreuses subventions des fonds publics. En dépit de ses espaces intérieurs, ce quartier aurait dû pouvoir disposer de quarante hectares de surface supplémentaire pour l’aménagement de parcs et de terrains de jeux pour atteindre la norme considérée actuellement comme souhaitable, soit dix hectares de plus que la surface effectivement construite. La densité d’habitat actuelle – huit cents habitants par hectare – demeure celle d’une zone de taudis. En construisant en hauteur, on se garde bien en général de se référer à ces normes, et l’on confond volontiers la perspective visuelle procurée par l’élévation avec un espace fonctionnel réellement utilisable, dont l’étendue doit être fonction de la densité de l’habitat. La multiplication de ces formidables enclaves qui congestionnent tous les quartiers de la cité – qu’elles soient édifiées par des sociétés privées ou des municipalités (dans les deux cas avec l’aide de l’État, prévue par la nouvelle législation urbaine) – ne saurait en aucune façon contribuer à l’amélioration d’une existence communautaire, dans le souci de la coopération et du bien-être. Entièrement conçue sur ce modèle, la cité ne saurait être qu’une sorte de cauchemar bureaucratique et déshumanisé.

 

(Photo Ewing Galloway)

47 | DÉVASTATION URBAINE. Il existe une méthode efficace pour détruire l’âme d’une cité, et qui ne manque pas de partisans : la construction d’une autoroute qui, avec ses pistes multiples, s’enfoncera profondément au cœur de la cité – et lorsque les pistes sont surélevées, le mal n’en est que plus grand. Ces autoroutes urbaines sont apparues alors qu’on venait pourtant à peine d’entreprendre la démolition des lignes aériennes de métropolitain, considérées comme de véritables fléaux urbains ! C’est à Los Angeles que cette construction d’autoroutes a pris les plus impressionnantes proportions ; mais Boston (en haut) peut s’en plaindre à plus juste titre encore car elle avait plus à perdre : elle était fière de son centre historique où toutes les commodités se trouvaient à bonne portée de marche ; elle disposait d’ailleurs, depuis la fin du XIXe siècle, d’un réseau modèle de transports urbains. Mais les urbanistes de Boston, comme les partisans d’une stratégie basée sur la puissance d’extermination nucléaire, ne savent modifier leurs plans que dans le sens du pire. On peut en prévoir les résultats par l’exemple de Greensboro, en Caroline du Nord (en bas). On a surnommé cette dernière ville « la cité parking », mais toutes les villes sont en passe de mériter cette appellation – Amsterdam et Paris elles-mêmes, où tous les espaces libres sont réservés aux voitures, alors qu’y sont de ce fait sacrifiées d’autres fonctions indispensables au rôle normal d’une cité. Les bombes qui dévastèrent la cité de Londres, à l’époque du Blitz (au milieu), ne firent pas de plus grands ravages que n’en causent chaque jour la fureur des autoroutes et des parkings, soutenue par divers programmes nationaux, selon les conséquences du mythe du transport individuel qui doit permettre à chacun de rouler d’une porte à une autre. Une fonction toute secondaire de la cité devient son unique raison d’être, – ou bien plutôt la triomphante excuse de sa non-existence. Tout comme les gratte-ciel, ces autoroutes sont conçues et exécutées avec une parfaite maîtrise technique, ainsi qu’avec la plus remarquable incompétence dans le domaine social et une ignorance affligeante de tout impératif culturel.

 

XIV — Expansion commerciale et désagrégation urbaine

1 - De la place du marché à l’économie de marché

Avant même que la centralisation du pouvoir politique, dans sa forme absolue, se soit exprimée par le style baroque, de nouvelles forces économiques avaient émergé. Le mercantilisme étatique, qui reprenait au compte d’une autorité centrale la politique de monopole et de protectionnisme des cités médiévales, devait être d’assez courte durée. Les nouvelles forces économiques favorisaient toutes les formes d’expansion : expéditions coloniales et créations d’industries nouvelles dont les perfectionnements techniques se jouaient des contraintes de la réglementation médiévale. La disparition, réelle et symbolique, du mur d’enceinte de la cité annonçait que ce temps était révolu.

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Mais le capital en circulation n’allait pas tarder à faire preuve de ses propriétés corrosives : s’infiltrant par mille interstices dans la cité médiévale longtemps protégée par le vernis de ses coutumes, il en détruisait les institutions plus sûrement que n’avaient pu le faire les détenteurs d’un pouvoir absolu. Le marché de la cité médiévale, où vendeurs et acheteurs effectuaient des échanges matériels, cédait le pas au marché des valeurs où la recherche du bénéfice primait toute autre considération, et cette évolution est parfaitement significative. Sur les marchés concrets, vendeurs et acheteurs ne pouvaient éviter de se connaître et de se conformer à des règles identiques de moralité : la confiance, la stabilité et l’équité n’avaient pas moins de poids que le souci de réaliser un bénéfice ; les relations personnelles qui s’établissaient entre clients et fournisseurs pouvaient se poursuivre pendant la durée d’une existence, voire parfois de génération en génération.

Sur le marché des valeurs, les opérateurs effectuant des transactions diverses pouvaient ne jamais se rencontrer : leur activité n’avait qu’un but : le profit, la rentabilité du capital, engagé dans des opérations de plus en plus importantes. Les estimations habituelles, les normes de coopération, les règles de moralité n’apparaissaient plus que comme des entraves aux initiatives des opérateurs ; et la solidité de constructions qui pouvaient durer des siècles gelait abusivement à leurs yeux les investissements mobiliers. Les possesseurs de capitaux procédaient de deux façons différentes dans le but d’accroître le taux de leurs bénéfices : les uns investissaient dans les banlieues où ils échappaient à la stricte réglementation citadine ; d’autres détruisaient les immeubles urbains dont ils étaient propriétaires ou les transformaient afin d’y loger un plus grand nombre de locataires qu’il n’était primitivement prévu. Démolitions et reconstructions urbaines devinrent un des traits caractéristiques de l’économie nouvelle : plus le support était éphémère, plus le rapport pouvait s’accroître.

2 - La nouvelle liberté

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Les cités qui, dans le but d’encourager les transactions, abolirent les taxes d’entrée et de circulation des marchandises furent les premières à voir se développer les grandes entreprises commerciales. C’est ainsi qu’au XVIe siècle les villes de Lyon et d’Anvers furent parmi les plus prospères. La liberté pour les capitalistes prenait un sens bien déterminé : ils voulaient être libres d’échapper à l’emprise des règlements et des privilèges corporatifs, aux obligations charitables et aux taxations des communes et de l’État. Dans des conditions de concurrence, chaque entreprise, considérée comme un ensemble autonome, proclamait son droit à la libre poursuite du profit, sans que le bien de la société puisse lui être opposé.

À l’époque médiévale, la liberté avait été conçue comme un affranchissement collectif de la contrainte féodale : liberté des chartes et franchises pour les activités communautaires, guildes et ordres religieux de la cité. Dans les nouveaux centres commerciaux, ou Handelstädte, de simples individualités cherchaient à se libérer des contraintes de la loi communautaire, réclamaient la liberté des investissements, du profit, de la capitalisation privée, sans aucune référence au bien-être de la communauté dans son ensemble. Les thuriféraires du système, de Bernard Mandeville à Adam Smith, prétendaient que les activités individuelles, soutenues par la passion du gain, ne pouvaient qu’être profitables à une société où elles feraient régner l’abondance. Pendant longtemps ce credo ne fut guère discuté, et les riches ne cessaient pas de s’enrichir et les pauvres de s’appauvrir, avec une opposition typique, dans la plupart des grandes villes, entre les quartiers est et ouest. Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour que, timidement encore, dans les cités et les usines, une réglementation nouvelle s’efforce d’alléger un climat alourdi d’injustices et de rancœurs.

et le transport

4 - Le plan spéculatif de construction

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Pour l’homme d’affaires, le tracé idéal de la cité est celui qui peut le plus aisément se diviser en lots négociables. L’unité de base ne sera plus alors le quartier ou le district mais la parcelle de surface bâtie dont, pour apprécier la valeur marchande, il suffira de mesurer la ligne frontale. On aura ainsi le plus souvent un rectangle d’assez grande profondeur et de front étroit, laissant entrer dans l’immeuble ou l’appartement un minimum d’air et de clarté. Le géomètre, le spéculateur, l’entrepreneur en bâtiment et le notaire ou l’avoué qui rédige l’acte ont avantage à avoir affaire à de tels lots. Sur chacun on pourra bâtir l’immeuble rectangulaire devenu l’unité de base dans les nouvelles extensions de la cité.

5 - Le coût de l’expansion urbaine

Le développement des cités conduit par une économie capitaliste ne peut qu’aboutir à la destruction de tous les éléments naturels qui ravissaient et renforçaient l’âme humaine. Les cours d’eau étaient transformés en canalisations d’égouts – voir la description de la rivière Wandle par William Morris –, le front de mer devenait inaccessible aux promeneurs, de vieux arbres étaient sacrifiés, de vénérables édifices rasés à seule fin que la circulation s’accélère. Toutefois, pour autant que des privilégiés puissent rouler dans les allées de Central Park ou faire un petit galop matinal sur Rotten Raw, nul ne semblait trop se soucier du manque d’espace et de l’aspect affligeant de la cité dans son ensemble.

6 - La circulation intérieure

7 - L’ordre dans la cohue

8 - Les formes urbaines de la consommation

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Si l’on peut juger de la vitalité d’une institution par son architecture, le grand magasin constituait l’une des plus importantes institutions de la cité commerciale. Les magasins d’Alexander Stewart à New York furent un des premiers grands immeubles construits à l’aide de charpentes et de colonnades métalliques. À Berlin, en 1830, Schinkel dessina un plan de grands magasins dont la conception s’avérait beaucoup plus révolutionnaire que les célèbres magasins Wertheim qui furent construits d’après les plans de Messel. Finalement un des édifices utilitaires les plus remarquables, en rupture radicale avec les conceptions traditionnelles, fut celui des magasins Schlesinger & Meyer à Chicago construits au début du XXe siècle d’après les plans de Sullivan.

En offrant à sa clientèle le plus grand choix possible d’articles rassemblés en un même lieu, le grand magasin concentrait les occasions et multipliait les tentations. Il constituait une sorte de grand marché à multiples étages, ou même une exposition internationale et permanente de l’artisanat et de l’industrie dont tous les articles étaient à vendre.

9 - Amsterdam : cité commerciale exemplaire

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Lorsque le capitalisme eut réussi à se débarrasser des restes d’autres influences historiques, il se montra sous son véritable visage ; et son action sur le développement urbain fut particulièrement néfaste. La réussite commerciale correspondait à ce moment, et correspond toujours, au déclin civique. L’impératif du profit exigeait une rotation continue, la construction d’immeubles de rapport plus rentables que les précédents. Des constructions parfaitement conçues, dont de spacieux dégagements assuraient la pérennité, n’intéressaient nullement les spéculateurs avides de profit. À l’exemple du Crassus, leur grand devancier romain, ils n’hésitent pas à accélérer la décrépitude des quartiers pauvres en se refusant à effectuer des travaux d’entretien. Abattre et reconstruire, tel est le rythme nouveau de l’urbanisme du XXe siècle, et le rôle du capitalisme paraît être de liquider le réceptacle ancien.

XV — Coketown, éden paléotechnique

1 - Les débuts de Coketown

Jusqu’au XIXe siècle, des activités nombreuses et diverses coexistaient sans peine dans la cité. Les industries et le commerce tenaient une place importante, mais la part réservée aux arts, aux spectacles et à la religion était loin d’être négligeable. Depuis le XVIe siècle, on pouvait remarquer cependant qu’une valeur plus grande s’attachait aux activités d’ordre économique, tandis que le temps et l’énergie employés à d’autres tâches étaient volontiers considérés comme travail et temps perdus. Sous l’influence du capitalisme, l’aire économique du marché s’étendait, et chaque parcelle du territoire de la cité devenait un bien négociable ; la transformation des ateliers d’artisanat en usines à haute productivité allait faire des villes industrielles d’énormes ruches bourdonnantes, grinçantes, se couvrant de fumées noires douze à quatorze heures par jour, parfois vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le sort des ouvriers d’usine allait devenir aussi peu enviable que celui des travailleurs des mines, où l’on employait couramment des forçats. « Jean, que fais-tu ? Tu trimes toujours et ne sais pas rire ! » dit un vieux dicton : la ville du charbon [coke] devenait le séjour des hommes sans joie.

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La mine, l’usine, les voies ferrées, tels sont les trois éléments générateurs de la nouvelle cité industrielle. Seul un manque de cohérence dans les objectifs des élites explique que ces éléments aient pu en transformer les conceptions traditionnelles : les tribunaux devenaient inutiles, et même les spéculateurs se détournaient du commerce vers l’exploitation industrielle, potentiellement plus rentable. Un peu partout la dévotion pour la puissance industrielle et la richesse, affublée parfois d’un masque démocratique, se substituait aux valeurs anciennes d’une civilisation rurale et d’une éducation aristocratique.

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De 1820 à 1900, les grandes cités affectaient l’aspect désordonné et bouleversé d’un champ de bataille, en rapport avec l’extension de leurs équipements et l’importance des forces à l’œuvre. Les travaux de construction dépendaient dorénavant des initiatives des banquiers, des industriels et des inventeurs de nouveaux procédés techniques. Ils furent responsables du meilleur aussi bien que du pire, et fondèrent un nouveau type de cité que Dickens devait nommer dans Les Temps difficiles « Coketown » [la ville du charbon]. En fait toutes les cités du monde occidental portent encore, de façon plus ou moins distincte, la marque de cet archétype. Le courant d’industrialisation du XIXe siècle, dans son élan d’une formidable puissance, devait aboutir à la formation du plus malsain de tous les milieux urbains, où les quartiers aristocratiques eux-mêmes allaient devenir inconfortables et surpeuplés.

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Le mythe de la totale liberté individuelle était en fait le résultat d’une démocratisation de la conception baroque du pouvoir absolu du prince : n’importe quel individu cherchait à devenir un despote dans son domaine : despote sentimental pour le poète romantique, despote pragmatique pour l’homme d’affaires. Dans son ouvrage The Wealth of Nations [La Richesse des nations], Adam Smith avait encore une théorie globale de la société politique : il se faisait une bonne idée des fondements économiques de la cité et voyait clairement dans ce domaine quelles étaient ses fonctions non liées au profit. En pratique cependant, son travail ouvrait la voie au désir agressif des individus de s’enrichir : la panacée de la nouvelle lutte pour l’existence malthusienne.

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Ce surcroît de ressources alimentaires allait permettre de substantiels accroissements de population. Et la colonisation de ces nouveaux territoires ruraux favorisait la formation de réserves de main-d’œuvre dans lesquelles pouvaient largement puiser les villes industrielles et les grands comptoirs commerciaux. Les villages grandirent et devinrent des villes, et les villes d’importantes métropoles. Le nombre des grandes agglomérations ne cessait de croître et plusieurs comptaient plus de cinq cent mille habitants. D’extraordinaires changements d’échelle se produisaient, aussi bien dans la forme que dans la taille des constructions, et elles sortaient de terre avec une rapidité surprenante. Parce que l’on construisait en hâte, à peine avait-on le temps de constater les erreurs commises que déjà la structure était rasée et de nouveaux bâtiments apparaissaient, nullement mieux conçus que les précédents. Les nouveaux arrivants, bébés ou immigrants, ne pouvaient attendre de nouveaux quartiers : ils s’entassaient dans les structures existantes. Dans cette période d’improvisation, on faisait flèche de tout bois.

2 - Mécanisation et décomposition (abbau)

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 naturels et les besoins sociaux de l’homme : elle restitue ce qu’il soustrait à la terre ; le champ labouré, le verger, les rangées régulières des vignobles, les potagers, les terres à blé, les massifs de fleurs témoignent de ce savoir-faire. En revanche, le travail de la mine est avant tout destructeur. Son produit est un amas sans forme, et aucun processus ne renouvellera la richesse que la taille arrache au puits. Ajoutons que l’agriculture améliore la structure du paysage, l’adaptant à l’homme et à ses besoins vitaux. La mine cependant passe d’une phase de richesse à l’épuisement, avant d’être définitivement abandonnée, parfois en moins d’une génération. La mine est à l’image de tout ce qu’il peut y avoir dans la présence humaine de transitoire et de menacé : une intermittence, dont la disparition est possible à chaque instant, débordante de richesses et soudain épuisée et sans forces.

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Mais dans le même temps, un processus destructeur se poursuivait, s’attaquant au milieu naturel, souvent à un rythme rapide : on abattait les forêts, on défonçait et minait les sols, des espèces animales entières, comme les bisons, les castors, les pigeons voyageurs, étaient quasiment éliminées ; d’autres se raréfiaient. L’équilibre naturel des organismes dans leur milieu écologique était bouleversé et on constatait l’apparition d’un ordre biologique moins complexe, plus rudimentaire – parfois marqué par la disparition complète des formes organiques précédentes –, qui faisait suite à l’impitoyable exploitation de la nature par l’homme occidental pour son seul profit économique.

Mais, comme nous le verrons, le processus de destruction s’attaquait également au milieu urbain.

3 - Les postulats de l’utilitarisme

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Le principe de l’égalité des citoyens qui, à partir de 1789, s’imposerait peu à peu dans les démocraties occidentales, était en contradiction formelle avec la liberté d’initiative que réclamaient les industriels. La liberté individuelle et l’égalité politique exigeaient de sérieuses contraintes économiques et la modération publique. Dans les pays où l’expérience égalitaire fut tentée sans volonté de rectifier annuellement les effets des lois sur les loyers, le résultat fut une perversion de l’objectif initial. Aux États-Unis, l’attribution à chaque colon de parcelles de terrain de soixante-cinq hectares ne devait nullement jeter les bases d’un libéralisme égalitaire. Une génération plus tard on constatait de très importantes inégalités du fait de l’inégale valeur des sols et de la grande diversité des aptitudes des colons. Puisqu’on ne supprimait pas systématiquement les disparités fondamentales qui découlaient de la propriété privée de la terre, du régime de succession et du monopole des brevets, le seul effet du laissez-faire était de permettre à de nouvelles catégories de privilégiés de prospérer à côté des anciennes.

La liberté que réclamaient les utilitaristes n’était rien d’autre que la liberté de s’enrichir ou d’agrandir ses propriétés. Les profits et les loyers ne devaient être limités que par le marché, il n’était pas question de décence ou de juste prix. Townsend, dans son commentaire des Poor Laws [lois sur les pauvres] en Angleterre [I] , estimait que seuls la faim, la pauvreté et le désarroi permettaient aux classes populaires de supporter les horreurs des combats sur terre et sur mer ; sans doute en allait-il de même pour accepter les dures conditions du travail en usine. Les dirigeants reformaient un front uni chaque fois que leurs intérêts étaient en jeu, et ils n’avaient aucun scrupule à recourir à l’action collective lorsqu’il fallait malmener les travailleurs [II] .

4 - Les techniques de l’agglomération

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Au XVIIe siècle, avant l’installation d’un équipement de filage et de tissage mécanique, l’industrie des tissus en Grande-Bretagne était dispersée dans les villages et les centres ruraux des comtés de Shropshire et de Worcestershire. Ces industries échappaient ainsi aux conséquences de la réglementation urbaine, ainsi qu’à l’obligation d’organiser un coûteux apprentissage et aux dotations charitables des guildes. L’ouvrier, privé de toute sécurité d’emploi, de toute garantie d’un salaire minimum, devait, selon Adam Smith, se plier à la discipline de la faim. « Si vous désirez un article bien fait, remarquait-il, commandez-le hors de la ville, là où les ouvriers ne bénéficiant d’aucun privilège ne peuvent compter que sur leur talent ; ensuite tâchez d’introduire dans la ville cet ouvrage d’excellente facture. »

L’utilisation de l’énergie hydraulique favorisait l’installation de fabriques dans des régions montagneuses parcourues de torrents et comptant de nombreuses chutes d’eau, et dans les sites les plus favorables s’installaient des usines importantes, avec quatre ou cinq étages d’installations mécanisées. L’industrie textile anglaise se répandit ainsi dans les vallées du Yorkshire, et en Nouvelle-Angleterre on la retrouvait dans les territoires du Connecticut et du Merrimack. Des terrains à bas prix, une main-d’œuvre docile, disciplinée par la misère, une source énergétique stable et à bon marché, voilà qui pouvait combler les vœux des industriels.

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L’utilisation de la puissance énergétique de la vapeur exigeait des installations importantes au voisinage immédiat de la centrale motrice et dans un rayon maximal de quatre cents mètres. L’énergie était transmise à chaque métier ou à chaque machine au moyen de courroies ou d’engrenages ; et la source d’énergie était d’autant plus efficacement exploitée que les installations autour d’elle étaient plus denses. L’industrie tendit alors au gigantisme. Les grandes usines, comme celles qui furent construites à Manchester vers les années 1820, puis à New Bedford et à Fall River, pouvaient être dotées des derniers perfectionnements techniques, tandis que sur ce point les établissements plus petits se trouvaient désavantagés. Chaque unité productrice pouvait employer deux cent cinquante ouvriers, et une douzaine d’entre elles, avec les services accessoires, formaient déjà la base d’une agglomération importante.

Dans l’idée de produire des objets à bas prix pour le marché mondial, les fabricants de produits manufacturés s’efforçaient d’abaisser autant que possible les prix de revient pour augmenter leurs marges. Leur attention se portait surtout sur la rémunération de la main-d’œuvre. Au XVIIIe siècle, comme l’a noté Robert Owen, les fabricants même les plus ouverts aux préoccupations sociales n’hésitaient pas à faire travailler des enfants et des indigents à des taux de rémunération extrêmement bas. Mais lorsque la législation sur les limites d’âge commença de régulariser les conditions d’emploi, les entreprises durent trouver d’autres moyens de diminuer leurs coûts. Les établissements industriels qui étaient situés à proximité d’une agglomération importante avaient la possibilité d’embaucher un surcroît de travailleurs pendant les périodes d’activité maximale. D’autre part, dans un village, la charge de subvenir aux besoins de la population oisive incombait souvent en fin de compte au chef d’entreprise qui s’y était installé ; si les habitations lui appartenaient il ne pouvait guère espérer toucher le produit des loyers lorsqu’une crise provoquait un arrêt de la production.

Les fluctuations du marché et ses incertitudes jouaient en faveur d’une installation des industries dans les grands centres : l’embauche d’une main-d’œuvre temporaire immédiatement disponible permettait de réduire les salaires au minimum et de répondre à tout accroissement éventuel des carnets de commandes. La taille de la ville pouvait empêcher la mise en place d’un marché du travail organisé, avec une régulation des salaires et de l’emploi. Elle faisait office de substitut à un mode de régulation plus humain, tel qu’il apparaîtrait au début du XXe siècle.

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Pendant la période paléotechnique, les traits caractéristiques suivants marquèrent la croissance et la répartition des populations : d’une part, un large afflux vers les secteurs charbonniers où prospérait l’industrie lourde de l’acier, de la fonte, de la coutellerie, de la verrerie et de la construction des machines, et d’autre part, une augmentation de la densité de peuplement le long des voies ferrées, avec une rapide croissance des centres industriels situés sur les grandes lignes, sur les embranchements, ainsi que des ports d’exportation. Dans le même temps, l’arrière-pays se dépeuplait et s’appauvrissait : abandon de mines, de carrières et de fonderies locales, routes et canaux désaffectés, abandon de petites fabriques.

5 - Usines, voies ferrées et taudis

Trois éléments principaux concouraient à la formation d’un nouveau type de complexe urbain : l’usine, la voie ferrée, le taudis [III] . Ils constituaient ensemble la ville industrielle, informe réceptacle d’une population de quelques milliers d’âmes. Ce chiffre de population pouvait être multiplié par dix ou par cent, on ne découvrait pas dans ce conglomérat une seule institution capable d’en faire une cité dans la pleine acception du terme, c’est-à-dire un lieu où se conserve l’héritage des communautés antérieures, où la facilité des échanges et des rapports sociaux porte à leur plus haut degré le potentiel des activités humaines. Même les organes fondamentaux de la cité de l’âge de pierre faisaient défaut.

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Pour inconfortables et insalubres qu’elles fussent dans un grand nombre de cités, les habitations n’y étaient pas construites en suffisance, si bien qu’en tels cas les conditions d’habitat empiraient encore. On logeait dans les caves. À Liverpool, un sixième de la population vivait dans les sous-sols, et la situation était à peu près identique dans les autres villes portuaires. Sur ce point, Londres et New York rivalisaient avec Liverpool ; les autorités médicales de Londres signalaient encore en 1930 que vingt mille appartements, installés dans les sous-sols, étaient absolument insalubres. Au manque d’hygiène et de place venaient s’ajouter d’autres plaies : les rats, porteurs de choléra, les punaises qui infestaient les lits, les poux qui répandaient le typhus, les mouches qui visitaient les garde-manger et le lait des nourrissons. Les pièces sombres, aux murs suintant d’humidité, constituaient un milieu idéal pour la prolifération des bactéries, spécialement lorsque les conditions de surpeuplement favorisaient les possibilités de contagion par le toucher et les voies respiratoires.

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Si l’on en croit de nombreux discours, ces défectuosités n’ont été qu’exceptions, et au cours du siècle dernier les progrès de la science et de la législation sociale en ont eu promptement raison. Il est regrettable que ceux qui traitent de ces questions, y compris certains historiens et économistes distingués, ne semblent pas familiarisés avec une méthode d’expérimentation directe. Ils semblent ignorer que d’importants îlots de ces aménagements paléotechniques subsistent encore dans de nombreuses villes de l’hémisphère occidental : maisons dos à dos, appartements avec courette arrière totalement privée d’air, caves utilisées comme logements, et ces survivances ne comprennent pas seulement des bâtiments construits avant le début du siècle, mais une bonne partie de constructions plus récentes, où l’équipement sanitaire s’est toutefois légèrement amélioré. Mais ce qui peut rester des constructions effectuées entre 1830 et 1910 s’est encore dégradé par rapport aux normes pratiquées à cette époque, et est bien loin des conditions d’hygiène exigées aujourd’hui, en conformité avec les connaissances médicales modernes – pour ne rien dire encore des simples conditions du bonheur familial. « Taudis, demi-taudis et super-taudis… » La mordante apostrophe de Patrick Geddes s’appliquait sans conteste à ce nouveau milieu. Mais les plus radicales critiques des contemporains marquaient souvent une profonde méconnaissance des données réelles : elles semblent ignorer à quel point les logements de la classe supérieure étaient eux-mêmes appauvris. C’est ainsi que Friedrich Engels, dans le but avoué d’accentuer des tensions pouvant ouvrir la voie à la révolution sociale, se refusait à envisager des solutions « palliatives » pour l’amélioration des logements ouvriers. Il semble bien avoir cru que le problème se trouverait résolu le jour où le prolétariat se serait emparé des beaux quartiers occupés par la bourgeoisie. Un tel raisonnement dénote une fâcheuse ignorance des données qualitatives et paraît ridicule compte tenu des différences numériques. Il accorderait une valeur révolutionnaire à un navrant processus que l’on a vu se poursuivre dans toutes les cités anciennes, où les quartiers résidentiels quittés par les riches sont répartis et utilisés tant bien que mal par les classes populaires. Surtout cette suggestion naïve paraissait ignorer que le standard des plus prétentieuses résidences était bien souvent inférieur à celui que l’on est en droit d’exiger pour une quelconque résidence.

Autrement dit, ce révolutionnaire ignorait que les appartements aristocratiques n’étaient fort souvent qu’une variété de super-taudis. Les besoins d’extension des aires d’habitat, l’aménagement d’espaces libres, le développement des services publics et de l’équipement sanitaire, toutes ces mesures étaient bien plus révolutionnaires que n’aurait été l’inefficace occupation des quartiers riches. Plutôt que cette action de revanche impuissante, c’était tout l’environnement social qu’il fallait repenser et reconstruire.

6 - Maisons malfamées

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Au lieu d’attribuer cette baisse générale au progrès de la mécanisation, on peut d’ailleurs la rattacher à une cause toute différente : une amélioration quantitative et qualitative de l’alimentation. L’influence d’un autre facteur pouvait également se faire sentir : l’usage du savon s’était généralisé grâce à l’abondance des matières grasses. L’hygiène personnelle en bénéficiait : propreté du sein de la nourrice, propreté du corps du nourrisson ; les hommes eux-mêmes ne pouvaient manquer de sacrifier à cet usage. Il serait difficile d’invoquer des chiffres de vente car le savon, article de luxe, était à l’origine un monopole commercial et, d’un autre côté, le savon ordinaire se fabriquait et était utilisé dans les foyers. On peut expliquer l’abaissement des indices de mortalité infantile avant le XIXe siècle par une généralisation des lavages à l’eau savonneuse ; tout en attribuant pour une part à la pénurie des mêmes produits l’élévation de ces taux dans les villes du paléotechnique.

Le défaut d’hygiène y était généralisé : manque de soleil, d’eau et d’air purs, mauvaise alimentation, si bien qu’une partie importante de la population souffrait de disette chronique. Les classes bourgeoises subissaient elles-mêmes les conséquences de ces conditions déplorables, et allaient jusqu’à se glorifier parfois de leur teint pâle et de leurs déficiences physiques. Herbert Spencer, qui n’était pas un sectaire aveugle de son credo utilitariste, faisait l’apologie des exercices physiques suivis de relaxation et, dans ses Essais sur l’éducation, il demandait instamment aux parents de permettre à leurs enfants manger des fruits [VI] .

7 - Gros plan sur Coketown

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N’oublions pas l’importance de ce facteur lorsque nous constatons que le rendement et la vitalité sont plus élevés à la campagne qu’à la ville, et plus élevés dans la cité médiévale que dans la ville du paléotechnique. Il faut souhaiter que certaines améliorations, comme l’usage d’amortisseurs ou celui de pneus en caoutchouc, ne soient qu’une invite à poursuivre dans la même voie. Le bruit des moteurs de voitures et de camions dans une ville animée – départs, changements de vitesse, régime accéléré – témoigne que l’on est loin encore ici de la perfection technique. Si, pour la mise au point d’un moteur thermo-électrique silencieux, les constructeurs faisaient preuve de la même application et ingéniosité qu’ils apportent à dessiner les lignes de carrosseries, les villes modernes ne seraient pas, dans ce domaine des bruits et de la pollution, aussi « arriérées » que les agglomérations du paléotechnique. Nous voyons au contraire les tares de cette période se perpétuer à une plus grande échelle dans une ville comme Los Angeles, brillante métropole de la circulation automobile.

8 - La contre-attaque

9 - La ville souterraine

C’est par le biais de ses propres erreurs, suivies des réactions et de l’exode qu’elles ne manquèrent pas de provoquer, que la cité paléotechnique influença les structures urbaines de l’avenir. Cette contre-attaque fut soutenue, à la fin du XIXe siècle, par une transformation de l’industrie elle-même, prolongée par de nouvelles applications de la science : le nouveau système s’appuyait sur l’énergie électrique et les métaux légers comme l’aluminium, le magnésium et le cuivre, et sur de nouveaux matériaux synthétiques comme le caoutchouc, la bakélite et le plastique. Les améliorations à l’intérieur de la ville industrielle procédaient en partie de ces innovations, qui peuvent être associées à la généralisation de la salle de bains privée, du téléphone, de l’automobile et des radiocommunications. Mais les modifications de la ville du charbon les plus profondes prenaient corps grâce à une nouvelle conception du rôle social de l’État. La masse de textes législatifs et de statuts d’institutions, qui tout au long du XIXe siècle s’efforçaient de corriger les malformations chroniques de la cité industrielle, suffirait à témoigner de l’ampleur de ses imperfections : services de santé, règlements sanitaires, écoles publiques gratuites, assurance travail, salaire minimum garanti, lois sur les logements insalubres, foyers ouvriers, aménagements de jardins publics, de terrains de jeux, de bibliothèques et de musées. Mais pour donner à ces améliorations leur pleine efficacité, une nouvelle forme de cité semblait nécessaire.

L’archétype paléotechnique avait profondément imprimé sa marque sur le milieu naturel, et parfois les moyens du néotechnique n’ont pu apporter que des retouches de surface. Les automobiles polluent l’atmosphère depuis plus d’un siècle sans que les constructeurs aient fait des efforts sérieux pour éliminer le toxique oxyde de carbone des gaz de combustion. Il en est de même des hydrocarbures favorisant la formation de brouillards qui couvrent fréquemment une zone de circulation intense comme Los Angeles et ses environs. Les ingénieurs, qui ont enfoncé jusqu’au cœur des cités de nombreuses voies rapides et construit garages et parkings, n’ont fait que reprendre ou accentuer les pires erreurs des constructeurs de voies ferrées. En réalité, au moment même où les nuisances des voies ferrées surélevées étaient maîtrisées, ces ingénieurs distraits réinstallaient le même type de structures pour la circulation des voitures. Nous retrouvons ainsi, sous les brillantes couleurs et le chrome étincelant des carrosseries modernes, l’archétype de la ville du charbon.

Mais cette influence est plus sensible et plus redoutable encore pour la perpétuation de la vie lorsqu’elle s’efforce, à partir d’un réseau d’équipements publics nécessairement enfouis dans le sol, de promouvoir une « idéale » cité souterraine. Cette conception est certes dans la logique d’une période tout entière placée sous le signe matériel de la mine dans ses substructures et ses innovations, et dont les apports urbains se limitent aux formes du métropolitain et du tunnel. De façon non moins caractéristique, il s’agit là de dérivés de l’art de la guerre : tranchées des cités antiques, mines et galeries servant à réduire les ouvrages fortifiés de la période baroque. Tandis que les structures de surface de la ville du charbon ont en grande partie été modifiées, ses réseaux souterrains n’ont fait que se développer. Les égouts et les conduites d’eau, les tuyauteries de gaz et les lignes électriques étaient, sans conteste, nécessaires pour rendre la cité habitable. De même, les lignes du métropolitain et quelques tunnels pour la circulation ont pu, dans certaines conditions, paraître justifiés. Mais nous avons vu s’y joindre des magasins souterrains, et finalement les abris contre les raids aériens. Cette cité exige la présence et le travail d’hommes condamnés à vivre dans une ambiance souterraine, sorte d’enterrement prématuré – ou préparation à une existence qui pourrait devenir l’unique mode de vie terrestre si le développement du machinisme devait être considéré comme l’objectif primordial du destin de l’humanité.

La cité souterraine réalisait un environnement d’un type entièrement nouveau : extension et normalisation du milieu imposé aux mineurs, séparé de l’ambiance extérieure, soumis à la lumière et à la ventilation artificielles, à toutes les limites que les organisateurs jugeraient bon d’établir pour restreindre la liberté de mouvement de ses habitants. Parce que ce nouveau milieu juxtaposait une série d’inventions empiriques, il était rare, même dans les plus ambitieuses métropoles, que les rues et les équipements souterrains aient été conçus de façon à faciliter leur réparation et leur rattachement aux édifices voisins, alors qu’il est évident que, dans les quartiers les plus peuplés d’une ville, un simple tunnel avec quelques accès pourrait servir d’artère principale et permettre à long terme de réaliser des économies.

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Les grands patrons de la période victorienne, qui soumettaient toute une population à un conditionnement malsain et encrassaient des fumées noires de leurs usines d’immenses surfaces, pouvaient encore espérer créer par leurs travaux les conditions de l’abondance et de la paix ; mais leurs successeurs de la cité souterraine n’ont plus de telles illusions. Ils sont poussés par la peur, et leur ingéniosité pervertie ne peut que préparer l’extermination universelle. En s’efforçant de réaliser un milieu urbain qui s’adapterait à cette éventualité, ils augmentent la probabilité d’un génocide collectif ; et la plupart d’entre eux semblent déjà convaincus qu’il faudra payer ce prix pour sauver la « civilisation » et la « liberté ». Ces maîtres de la citadelle souterraine sont voués à une guerre qu’ils ne peuvent espérer terminer, à l’emploi d’armes dont les effets échappent à leur contrôle, à la poursuite d’objectifs qu’ils ne sauraient atteindre. Leur cité souterraine pourrait être la dernière crypte funéraire de notre civilisation. La seule alternative de l’homme moderne est de retourner à la lumière et d’avoir le courage, non de s’échapper sur la Lune, mais de revenir à sa propre condition humaine, de maîtriser les impulsions belliqueuses et irrationnelles qu’il partage avec ses dirigeants. Non seulement il lui faut oublier l’art de la guerre, mais, plus que jamais auparavant, acquérir la maîtrise des arts de la vie.

XVI — De la banlieue à la cité future

1 - Historique de la banlieue

À dater du XIXe siècle, tous ceux qui se flattaient d’être à l’avant-garde du progrès civilisateur eurent tendance à regarder avec un certain mépris les campagnes où vivaient des « paysans arriérés », des rustres hirsutes ou des aristocrates hédonistes qui songeaient plus à dépenser dans l’oisiveté les revenus de leurs terres qu’à favoriser l’expansion de l’industrie et du commerce. Les grands bourgeois utilitaristes cherchaient cependant, chaque fois qu’ils en avaient la possibilité, à s’éloigner du milieu urbain ; et le seul fait de posséder les moyens de cette évasion passait pour le signe le plus tangible de la réussite.

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Il paraît curieux que les auteurs analysant les conditions de l’existence citadine aient, pour la plupart, semblé ignorer la présence des banlieues, ce en dépit des modifications conséquentes de la forme urbaine qu’elles ont provoquées, à la fois sur les plans social et spatial ; et le petit nombre de ceux qui s’y intéressèrent – le professeur Christopher Tunnard notamment – ont considéré leur formation comme un phénomène relativement récent. Mais en réalité, la cité et sa banlieue apparaissent de façon concomitante : autrefois cette extension n’évitait-elle pas un étouffement complet de l’agglomération enserrée dans le périmètre des murailles ? Sur le site de la ville d’Ur, au-delà du pourtour des constructions denses, Wooley a pu constater l’existence irréfutable des faubourgs : groupements épars s’étendant jusqu’au temple d’Obeïd, à une distance de plus de six kilomètres. S’il n’est resté aucun vestige du tracé et du mode de groupement de la cité égyptienne, nous voyons reproduite sur maints dessins et gravures, à l’intérieur des tombeaux, la silhouette de la villa de banlieue, entourée de spacieux jardins. Des textes de la période biblique font allusion à des maisonnettes bâties au milieu des champs et des vignobles, où l’on stockait les récoltes et où l’on venait aussi sans doute goûter quelque repos, loin de la chaleur des murs de brique et des odeurs fortes des cités. Lors de la fête juive de la moisson, on voit encore évoquer le souvenir de ces abris précaires.

Les habitants des cités ont de tout temps possédé des terrains de culture situés à l’extérieur des murs, et même s’ils ne les cultivaient pas eux-mêmes, ils goûtaient le plaisir d’y trouver un lieu de repos : cabane, chaumière, cabanon sous des treilles, où ils revenaient de temps à autre effectuer un séjour temporaire. Les premiers citadins n’ont pas attendu l’époque des transports rapides pour apprécier le charme de ces jours de détente à la campagne. Tant que la cité garda la forme structurelle d’une agglomération dense et peu étendue, ses habitants purent aisément équilibrer les occupations et les plaisirs tant urbains que campagnards. Les mets et les boissons, les danses, les sports, l’amour, toutes les façons de se divertir prenaient dans un décor verdoyant et ensoleillé une qualité particulière. L’inconvénient majeur du développement et de l’extension de l’agglomération urbaine était d’éloigner ce milieu extérieur qui, de ce fait, était de plus en plus réservé à une minorité privilégiée.

2 - Les phases du développement suburbain

À partir du XIIIe siècle, la crainte d’épidémies provoquait des exodes périodiques de citadins ; et l’on peut dire dans ce sens que le principe d’isolement rural se trouve à l’origine de la banlieue moderne. En 1960, à l’occasion d’une enquête d’opinion publique, nous voyons 61 % des habitants de la banlieue de Cleveland répondre qu’ils ont choisi cette résidence pour des raisons de salubrité, tandis que 48 % invoquent des conditions de scolarisation ou d’accession à la propriété plus aisées, alors que 28 % seulement désiraient avoir un jardin ou une cour.

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À son origine, la banlieue paraissait propre à satisfaire des aspirations multiples, telles que les font naître la diversité des tempéraments et des caractères, le désir de changement de milieu et d’atmosphère, le goût de l’aventure et surtout d’un environnement sensible aux efforts personnels, même si ce n’est qu’une fleur dans un jardin. Là, en matière d’architecture ou de jardinage, on pouvait se permettre de tout tenter ; les fantaisies les plus intimes et les plus folles avaient une chance de pouvoir s’exprimer, compensant la rigueur productive et la monotonie utilitariste.

En résumé, le romantisme de la banlieue représentait, de la part des classes bourgeoises, un effort méritoire pour échapper, sur un plan strictement individuel, au désordre et à l’atmosphère étouffante des grandes villes : inclination romantique certes, mais fuite devant les responsabilités civiques et la nécessité d’une organisation collective. Un sûr instinct de conservation commandait ce « sauve-qui-peut ». Dans le milieu urbain commercialisé et industrialisé, la vie de tous était effectivement en danger. La simple prudence commandait de fuir, fuir avec tous ses biens, comme Loth et les siens avaient fui Sodome et Gomorrhe, frappés par la colère divine. Mais malheureusement cela ne s’appliquait pas aux femmes et aux enfants des classes laborieuses, en dépit des espoirs qui s’étaient fait jour au cours de la seconde partie du XIXe siècle, où l’on pensait que des trains à tarif réduit suffiraient à résoudre la crise du logement dans les grandes agglomérations, en permettant à quiconque d’habiter et de passer une partie de son temps dans un milieu rural. Quant aux petits-bourgeois, dont une partie profitèrent de ces possibilités, ils n’oublièrent pas d’importer dans leur nouveau milieu leur mobilier mesquin et leur évident manque de goût.

Les enfants d’une minorité aisée trouvèrent dans la banlieue des conditions favorables à leur santé et leur éducation. Les femmes, qui pendant le jour demeuraient en plus grand nombre sur les lieux, en assumaient la charge. On assistait en quelque sorte à un retour aux conditions du matriarcat ancien, dans un milieu plus effectivement libéré des soucis matériels. Pendant une trop courte période, les habitants des banlieues connurent un sort enviable. Ils semblaient avoir écarté les pires maux dont pouvait souffrir la cité : désordre, maladie, prostitution, violences et crimes. Mais tout ce qui avait fait l’attrait et la valeur de l’existence urbaine, les courants spirituels, l’émulation, les tensions dialectiques, les affrontements, n’avait pas encore trouvé une forme nouvelle. Plutôt que de donner à cet exode plus d’ampleur, il eût été nécessaire de répartir de façon plus rationnelle la population dans le noyau urbain, afin que les réussites suburbaines y soient perpétuées de façon adéquate et durable.

3 - Le Suburban way of life

4 - L’entassement n’est pas rentable

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La libre utilisation de l’espace dans les banlieues s’opposait entièrement aux conceptions traditionnelles des urbanistes dans les villes occidentales. Nous y voyons quelques espaces libres derrière ou entre les bâtiments, et parfois quelques terrains de culture à l’intérieur de l’enceinte. Dans la banlieue, au contraire, l’espace libre entourait de toutes parts les constructions dispersées : jardins, parcs, allées d’arbres, voies d’accès, formant un ensemble esthétique sans discontinuité. Plus de ces rangées d’immeubles en double muraille de part et d’autre de la rue. L’immeuble se détachait de la voie de communication pour faire corps avec le paysage. Une large ouverture du cadre traditionnel de la cité s’accompagnait nécessairement d’une modification des dimensions de l’unité résidentielle.

Aux environs de 1850 était apparu le « superbloc suburbain », de dimensions beaucoup plus imposantes que celles du bloc normal de la cité. On y accédait en général par une allée en cul-de-sac*, ou de petites rues d’usage privé, en forme de U ou de L. Un accès de ce type permettait d’écarter de la résidence la circulation bruyante et de l’entourer de parcs et de jardins ; il épargnait d’autre part les frais de construction et d’entretien d’une route. L’architecte respectait le relief naturel et pouvait ainsi disposer de plus de ressources pour les aménagements intérieurs et la préservation de l’aspect champêtre du paysage. Ces innovations apparurent en plusieurs lieux, semble-t-il, de façon simultanée, mais l’absence d’études documentées sur le sujet rend difficile les précisions de date.

Nulle réalisation urbaine au cours du XIXe siècle, pas même les grands ensembles d’Haussmann, n’a égalé en fraîcheur et en audace les remarquables créations suburbaines : l’aménagement des rives du fleuve près de Chicago et le Roland Park près de Baltimore, œuvres d’Olmsted, le Llewellyn Park du New Jersey et les magnifiques ensembles de Hampstead Garden [VIII] d’Unwin et Parker, où les immeubles s’harmonisent de façon parfaite avec le paysage.

5 - La banlieue, ensemble communautaire

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« La pratique locale de la démocratie, remarque Robert Wood, n’a jamais trouvé de meilleure chance, et n’a jamais été aussi effective que dans les petites villes de banlieue où les électeurs se trouvent en nombre limité, appartiennent à la même classe sociale, ont un comportement politique analogue, et ne manquent pas de loisirs. Le nombre relativement peu élevé des habitants des communes de banlieue facilite la tâche de la municipalité. » Bien que, le plus souvent, le citadin résidât en banlieue pour des motifs purement égoïstes, en fuyant le milieu frelaté et malsain de la ville, il lui arrivait de découvrir le sens de la responsabilité civique ; résultat qui, parmi d’autres, était loin d’être négligeable. On pourrait ainsi définir la banlieue comme une tentative de formation d’un centre politique de petite dimension, à la mesure des aspirations familiales.

6 - Ligne de chemin de fer, ceinture verte, développement de la voiture individuelle

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En favorisant les transports routiers au détriment des voies ferrées pour de longues distances, nous avons assuré le remplacement d’un service efficace et sûr par un autre plus dangereux et beaucoup moins efficace. La condition indispensable à l’amélioration du système autoroutier est que la plus grande partie des transports de marchandises s’effectue par voie ferrée. Il n’y a pas d’autre moyen d’améliorer les conditions de circulation des voitures privées. De même, si nous voulons que les autoroutes aménagées autour des grandes villes remplissent leur office, il nous faut conserver et améliorer le réseau de transports publics, au lieu de le supprimer.

Le seul moyen possible de lutter contre les encombrements urbains est de relier les zones industrielles et commerciales aux quartiers résidentiels par des réseaux de transports multiples, de façon que le personnel puisse se rendre au travail soit à pied, soit en utilisant la bicyclette, l’autobus, la voie ferrée. Si tous les moyens de transport sont axés sur les autoroutes, celles-ci, surchargées, ne permettent plus l’écoulement de la circulation ; et si l’on multiplie les grandes artères de communication, c’est la structure urbaine elle-même qui se trouvera profondément atteinte et divisée. Dans les banlieues, cette division spatiale conduit à une spécialisation extrême des fonctions : quartiers résidentiels privés de magasins, centres commerciaux éloignés des usines, usines éloignées des restaurants. En se refusant aux modes de coopération complexes de la cité, la banlieue retrouve les vices originels de la sur-spécialisation et du contrôle autoritaire.

7 - La méga-banlieue : une anti-cité

8 - L’espace familial

L’espoir de liberté et de plaisirs qui poussait les premiers disciples de Rousseau à fuir le centre de la cité ne se retrouve guère dans la réalité des banlieues géantes, dominées par le mythe de la machine. La préoccupation d’avoir des jardins où puissent s’ébattre les enfants s’est effacée devant la notion d’un « espace familial ». Plus la population se disperse, plus est sensible l’isolement du foyer individuel, et plus son existence se complique, même si divers travaux peuvent s’accomplir avec moins de fatigue, grâce à l’aide d’outils et instruments mécaniques, alors qu’ils s’effectuaient autrefois en commun, en chantant et en plaisantant.

La ménagère urbaine, qui, au début du XXe siècle, avait son boucher, son épicier, son laitier attitré, ainsi que divers autres fournisseurs locaux qu’elle connaissait personnellement, les événements de leur existence se mêlant à ses propres souvenirs, fait maintenant une expédition hebdomadaire dans un supermarché anonyme, où elle ne rencontrera que par hasard une personne de connaissance. Si elle fait partie de la classe aisée, elle est entourée de tout un monde d’ustensiles électriques et électroniques ; ses seuls compagnons, ses amis, ses mentors, ses favoris, ce sont les ombres qui hantent l’écran de télévision, ou ceux dont elle ne connaît que la voix par ses disques préférés. Elle peut leur parler, mais ils ne sauraient lui répondre. Le monde est désormais à sens unique, et plus s’étend le périmètre d’influence de la cité, plus s’affirment les liens de dépendance d’un territoire périphérique avec un centre de vie matérielle et culturelle, lointaine et incontrôlable.

Dans cette frange de la grande banlieue, les avantages du groupement originaire de voisinage ont disparu. Aucun bénéfice réel ne peut provenir de cet isolement dans l’espace. Le seul résultat ne peut être qu’une vie rétrécie, dont la plus grande partie se passe à l’intérieur d’un véhicule ou devant un écran de télévision. Bientôt, la tendance à l’automatisation ne faisant que croître, tout au long des trajets le conducteur pourra s’abandonner à un programme de télévision, ayant perdu jusqu’à la liberté de manœuvrer son volant. Toutes les composantes de cette vie seront dictées par des canaux officiels et supervisés : d’un côté, aucun contact physique humain, de l’autre, aucune pensée de véritable humanité. Notre univers deviendra fort semblable à celui du passager d’une fusée spatiale, tant seront limitées les possibilités de choix et d’initiative personnelle. Là, enfin nous trouverons la foule solitaire [The Lonely Crowd [XIII] ].

À ce point, les maîtres de la société moderne sont arrivés à dépasser ceux des antiques cités, qui rassemblaient leurs sujets à l’intérieur des murs sous la surveillance des gardes armés de la citadelle. Ces méthodes ont fait leur temps. Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, l’isolement dispersé s’est avéré un moyen de contrôler la population beaucoup plus efficace. L’association et les contacts personnels se trouvant pratiquement éliminés, une autorité centrale dispose de toutes les possibilités de transmettre ses instructions, par l’intermédiaire de moyens de communication trop coûteux pour qu’une personne privée ou un petit groupe puisse en disposer. Dans cette société dispersée et fractionnée, la liberté d’opinion s’exerce par l’achat de minutes à la radio ou d’espace à un journal. Enfermés dans un isolement qu’ils ont cherché, les habitants de la banlieue ne reçoivent de nourriture spirituelle que par d’étroites ouvertures : la ligne de téléphone, le programme radio, la chaîne de télévision. Ce n’est pas, cela va sans dire, le résultat d’une conspiration consciente d’une minorité habile : c’est un produit organique dérivé d’une économie qui sacrifie délibérément le progrès de l’humanité au perfectionnement des machines.

 

9 - Une planification de la croissance urbaine

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Dans son analyse du développement de l’État de New York, Wright indiquait que les déséquilibres de croissance ne pouvaient qu’être aggravés par la poussée à ses deux extrêmes des grands centres de New York et de Buffalo, alors qu’il était possible de promouvoir une nouvelle forme de répartition urbaine. Cette distribution différait des structures décentralisées de la période des villages, où des agglomérations se développaient en bordure d’un canal, d’une voie ferrée d’intérêt local, d’une route carrossable, ou à proximité d’une chute d’eau productrice d’énergie hydraulique. Le nouveau modèle urbain devait être plus étroitement délimité, attirant les populations des monts Adirondacks, territoires à reboiser et à utiliser pour les loisirs ; il s’étendrait le long des rivières Hudson et Mohawk, remontant vers les territoires encore mal desservis, mais particulièrement accueillants, en bordure du lac Érié. Ces nouveaux terrains permettraient l’implantation de communautés urbaines, de dimensions limitées, favorisant un nouveau départ pour d’anciennes communautés épuisées par la centralisation de la métropole, établies sur un sol fertile et reliées entre elles par un dense réseau routier [XVII] .

Si les initiatives politiques et financières de l’État de New York avaient été suffisantes pour permettre la réalisation de ce vaste programme, il est hors de doute que les grandes villes, aussi bien que l’État dans son ensemble, auraient pu en retirer de considérables avantages. Au lieu de cela, tous les projets adoptés depuis l’échec de ce programme sont allés dans le sens de l’intensification de la congestion des métropoles. La route entre New York et Buffalo redouble la voie ferrée et affaiblit sa fonction : alors que, selon les projets de Wright, les autoroutes, tracées en 1929 par Benton Mac Kaye, et qui traversent des régions vides, auraient pu desservir des centres nouveaux et auraient formé l’ossature d’un réseau dense de communications régionales. Il eût été aisé d’accéder aux régions touristiques des montagnes, pendant que les moyens de transport privés et publics pouvaient utiliser les canaux, les fleuves, les voies ferrées, les grandes routes et les lignes aériennes. La notion d’équilibre ne peut plus désormais être limitée à la cité, elle doit s’étendre à l’aire régionale sciemment remodelée, comme un ouvrage d’art.

Sur ces bases, on pouvait créer de quatre à cinq ensembles régionaux, gravitant autour de cités existantes, mais se répartissant un territoire beaucoup plus vaste où se seraient développées des agglomérations parfaitement équilibrées. Ainsi pouvaient entrer dans le domaine des réalités les social cities préconisées par Howard. Au lieu de cela, les récentes réalisations de la commission des transports et de l’autorité du port de New York n’ont fait qu’accroître les engorgements aux deux extrémités des grands axes et profiter du désordre ainsi engendré.

XVII — Le mythe de la mégalopole

1 - Accumulation de puissance

Au cours de l’histoire, l’augmentation des surfaces de terrains arables, les innovations agricoles, l’accroissement des chiffres de population, la multiplication du nombre des villes ont toujours constitué des processus concomitants ; et, tout au long du XIXe siècle, ce développement se poursuivit sur un rythme accéléré. Non seulement le chiffre de la population urbaine a dépassé dans de nombreux pays celui de la population rurale, mais les aires occupées ou réservées à la croissance urbaine seront bientôt plus importantes que celles des terrains de culture. L’accroissement des surfaces, des chiffres de population et du nombre des grandes cités est un des signes révélateurs de ce changement. La mégalopole devient une forme universelle et la structure de l’économie dominante dépend étroitement de ses organismes.

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Les sociologues et les économistes qui fondaient leurs prévisions sur l’étude des tendances actuelles, dont ils ne faisaient qu’amplifier le mouvement, nous ont ainsi annoncé – et fixé comme objectif suprême de l’évolution urbaine – une mégalopole mécanisée, standardisée et parfaitement déshumanisée. Qu’ils extrapolassent les conditions de 1960 ou anticipassent sur celles de 2060, ils nous décrivaient le monde de 1984. Leurs descriptions statistiques, apparemment objectives, ignorent en fait toutes les données biologiques, anthropologiques et historiques susceptibles de remettre en cause les bases de leur argumentation et d’en rectifier les conclusions. Bien que rejetant la doctrine scolastique des causes finales, ils ont fait de la mégalopole une cause finale virtuelle.

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Au cours de ce chapitre, nous examinerons, en premier lieu sous ses aspects les plus négatifs, cette civilisation des grandes métropoles, avant de définir le rôle de la cité dans la culture moderne en tant que pôle d’attraction, réceptacle et force transformatrice.

2 - « L’esclavage du plus grand nombre »

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Je ne reprendrai pas ici une analyse détaillée de l’évolution de la civilisation moderne au cours des trois derniers siècles, qui faisait l’objet de mon précédent ouvrage, Technique et civilisation, et que j’ai esquissée à nouveau au cours des derniers chapitres. Je me contenterai de noter que, dans tous les domaines, une évolution mécanique et automatisée s’est substituée aux processus de développement organiques ; et le résultat en fin de compte fut une dévalorisation des structures vitales, au bénéfice des seuls besoins et désirs humains favorables au mécanisme de production. La recherche de profit et de pouvoir de la première période aventurière du capitalisme trouva à s’y satisfaire, de même que la recherche du luxe et de la sécurité du capitalisme « social », et le désir à la fois de sécurité et de pouvoir du capitalisme monopolistique d’État des pays que l’on appelle communistes.

La diversité de ces situations aboutissait à des résultats similaires : le recours à des sources de plus en plus lointaines d’approvisionnement, et le passage des villes productrices aux villes financières pour organiser les marchés et investir les profits. Le principe de libre concurrence, qui avait conduit à l’abolition des anciens monopoles féodaux et municipaux, servait de paravent aux efforts tenaces de quelques grandes sociétés pour contrôler le marché et imposer leurs prix, retrouvant ainsi des positions de monopole ou de quasi-monopole. La grande métropole devint à la fois l’agent de ce phénomène et son symbole.

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Certes, la métropole moderne, même dans cet état de confusion et de dislocation où nous la trouvons, possède des moyens de répandre la civilisation qu’ignoraient les anciennes cultures, où les formes les plus achevées de l’art et de la technique étaient soumises au monopole du temple et de la citadelle. Le noyau historique de la métropole a encore une fonction à remplir, si nous acceptons l’idée que ni le monopole qu’il détenait à l’origine ni son actuelle désintégration ne peuvent être indéfiniment maintenus. Pour emprunter une comparaison au domaine de la physique, le problème qui se pose actuellement est de parvenir à transformer l’inertie de la matière en énergie psychique. Il nous faudra découvrir de nouveaux procédés pour convertir la congestion mécanique des cités en mobilisation organisée : pour spiritualiser le réceptacle, repolariser le pôle d’attraction et élargir le champ d’action. Le rappel de diverses tentatives et des erreurs commises permettrait sans doute de préciser ces possibilités futures.

3 - La bureaucratie tentaculaire

Le fascinant attrait de la grande ville est lié à sa position singulière, qui fait d’elle le principal instrument de l’État national et le symbole de sa souveraineté, qui constituent d’ailleurs parmi les toutes premières fonctions de la cité dans l’histoire. À l’exception de Canberra et de Washington, les villes qui ont adopté un modèle de croissance déraisonnable et illimitée étaient des capitales nationales ou impériales : leur grandeur et leur richesse attiraient une partie de la population des centres secondaires dont les modes de vie traditionnels ne pouvaient concurrencer le prestige de la cour et du roi.

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Une des tâches principales des services responsables du développement des grandes métropoles fut de construire, pour les membres de cette bureaucratie pléthorique, des bureaux et des appartements dans les quartiers résidentiels. Les urbanistes eurent à résoudre de ce fait des problèmes d’autant plus complexes que ce nombreux personnel devait effectuer dans un temps limité le trajet de l’habitation au lieu de travail. Non seulement il était indispensable de prévoir des logements et des bureaux pour ces employés, mais le produit de leurs activités nécessitait la construction d’immeubles spécialisés dans les nouveaux quartiers : fichiers, coffres-forts, lieux de stockage, d’archivage, avec une énorme documentation classée par rubriques alphabétiques, aux fins d’exploitation, de référence, de procès ou de contrats futurs.

À temps nouveaux, formes nouvelles : dès la fin du XIXe siècle, aux États-Unis, on voyait apparaître des bâtiments administratifs d’un style particulier : sous l’apparence symbolique de fichiers humains verticaux, se dressaient des bâtisses aux ouvertures et aux aménagements uniformes, entassant étages sur étages dans un effort pour atteindre l’air et la lumière, et surtout pour l’emporter sur d’autres gratte-ciel par le prestige de la taille, signe irréfutable de la puissance financière. Le pouvoir abstrait de l’argent trouvait dans ces édifices sa plus spectaculaire expression, mais de nos jours encore la prolifération des services bureaucratiques et des contrôles divers n’a pas atteint son point culminant ; tandis que le nombre des bureaucrates augmente et que la complexité des opérations, une organisation de plus en plus mécanisée, élimine les contacts humains et les relations personnelles. En Angleterre et au pays de Galles, par exemple, tandis que le nombre total des emplois connaissait une augmentation de 8 % entre 1931 et 1951, le nombre des employés de bureau croissait de 63 % ; et à Londres le rapport entre le nombre des employés de bureau et le total des emplois est deux fois plus élevé, au profit des premiers, que le rapport national.

La finance, l’assurance et la publicité dominaient la scène urbaine : grâce à cette trilogie, la puissance métropolitaine dépassait largement les frontières d’États et couvrait les régions les plus éloignées : directement ou indirectement, tous les territoires de la planète devaient payer tribut aux agglomérations importantes. Dans ces Romes nouvelles se concentraient le pouvoir politique, la direction de l’économie et des groupes sociaux, autrefois largement disséminés. Pour s’enrichir, il fallait vivre dans la métropole ; pour exercer de l’influence, il fallait y obtenir une position financière éminente. Ici ou là, quelque loup solitaire, comme Henry Ford l’aîné, réussissait à demeurer quelque temps à l’écart du système, ou s’efforçait, comme Walter Rathenau, de l’humaniser [I] . Mais de tels efforts se révélaient promptement illusoires. Ford lui-même, après avoir fabriqué un type d’automobile adapté aux besoins d’une clientèle populaire et rurale, finit par céder à l’attrait du style urbain.

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La concentration de la puissance financière dans les banques nationales ou contrôlées par l’État, comme la vénérable Bank of England, et entre les mains des grands banquiers privés, comme les familles Rothschild et Morgan, est un des traits caractéristiques de ce régime ; mais en fin de compte, un réseau d’établissements et de relations bancaires se développe sur le territoire de chaque État, si bien que tôt ou tard une bonne partie de la population, épargnants, investisseurs, emprunteurs, spéculateurs, entre dans le schéma métropolitain. Aux premiers temps de cette concentration, Balzac s’était bien rendu compte que le banquier en était la cheville ouvrière. C’est lui qui, directement ou de façon plus ou moins occulte, tirait les ficelles des marionnettes qui apparaissaient sur la scène politique : il subventionnait les partis, et son accord demeurait indispensable pour mener une politique ou pour assurer le développement satisfaisant d’une entreprise industrielle.

4 - La disparition des limites

5 - Un gigantisme qui s’étale

En observant du haut d’un avion, ou sur un quelconque diagramme, Londres, Buenos Aires, Chicago ou Sidney, on peut se demander quelle est la forme de la cité et où s’arrêtent ses limites. Le tracé du premier réceptacle a complètement disparu. Rien ne permet de distinguer où se termine la ville, où commence la campagne. À part les lignes naturelles du relief, aucun contour ne se dessine de ces masses indéfinies. On aperçoit une sorte de large tache confuse et illimitée, avec des boursouflures ou des alignements de bâtiments, entre lesquels apparaissent des îlots de verdure ou un ruban de béton. Considéré séparément, chaque secteur est comme une réplique du caractère indifférencié de l’ensemble, et en général, plus on se rapproche du centre, plus il devient difficile de distinguer des éléments séparés.

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Lorsqu’il devient impossible de distinguer les effets du remède de ceux de la maladie, on peut être sûr que le mal a de profondes racines. Une économie en expansion, s’attachant uniquement à la poursuite du profit matériel, sans se soucier de la satisfaction des besoins vitaux, évoque pour nous une image nouvelle de la cité : celle d’une gigantesque panse, absorbant la masse toujours croissante des produits de l’agriculture et de l’industrie en réponse aux pressions de la publicité et de l’endoctrinement permanent. La nécessité d’une telle forme d’économie était sans doute évidente au début du XIXe siècle, comme elle s’impose encore à de nombreux pays qui ont le plus urgent besoin de relever le niveau de vie de populations misérables et affamées. Mais, dans les États occidentaux, et tout particulièrement aux États-Unis, le problème de la famine a été résolu, ne laissant à régler que les questions de répartition et celle de la sélection des besoins les plus fondamentaux ; cependant la satiété et la résorption des excédents de production posent des problèmes non moins cruciaux. L’expansion est devenue une fin en soi, et, pour qu’elle puisse se poursuivre, nos dirigeants sont prêts à recourir aux plus primitifs moyens de contrainte, ceux qu’utilisaient déjà les constructeurs des pyramides.

Dans une économie orientée vers l’expansion, les moyens sont très rapidement pris pour des fins ; l’instrument devient le but. Mais pis encore, les industries qui profitent de cette expansion se consacrent fatalement à une production d’articles de modèle courant, de produits aisément consommables, ou encore d’objets si peu résistants qu’il devient rapidement nécessaire de procéder à leur remplacement. Les modes changeantes, ainsi que l’obsolescence programmée des articles manufacturés, assurent l’équilibre des économies basées sur la puissance productrice des machines qui, au lieu de produire une abondance de loisirs et de biens sociaux, obligent à une consommation toujours plus rapide.

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Alors que tous les processus organiques ont un sens, connaissent leurs limites et leur but, et que tous les organismes disposent de fonctions qui leur permettent d’équilibrer leurs mouvements et de limiter leur croissance, l’économie en expansion et le système technologique sur lequel elle s’appuie ignorent toutes limites ; le maintien de son équilibre ne peut se faire que d’une façon : en augmentant le nombre des consommateurs et en stimulant leurs besoins. Mais pour assurer l’écoulement régulier de la production, on limitera strictement ces besoins à ceux qui peuvent être satisfaits en procurant des bénéfices par l’action d’une machine. On produit ainsi automobiles et réfrigérateurs à foison, mais on ne verra aucune raison de produire de durables ouvrages d’art, des jardins d’agrément et toute forme de loisirs qui ne soit pas directement rattachée aux impératifs de la chaîne de production. Notre organisation économique est mieux équipée pour détruire des produits que pour renoncer à les produire ou limiter leur production.

La caricature du productivisme moderne que Charlie Chaplin transfère du passé dans le film Les Temps modernes ne concorde pas avec la réalité de la mégalopole actuelle. Chaplin nous montre un ouvrier enchaîné à sa machine qui le nourrit de force pendant qu’il l’actionne. C’est là une évocation qui date et nous ramène à l’époque de la ville du charbon. Dans la grande métropole, l’ouvrier est peu à peu écarté des travaux de la chaîne de production. Les tâches accablantes des manœuvres, auxquelles les usines du XIXe siècle devaient leur triste réputation, ont été réduites à l’extrême par l’action efficace des services sociaux ; elles sont effectuées désormais par des outils mécaniques automatisés. Dans les industries légères, le travail est devenu moins rude, mais les chaînes automatiques le rendent sans doute plus monotone. Et c’est au consommateur que l’on demande à présent de faire preuve de la diligence et de l’énergie autrefois dépensée tout au long de la chaîne de production.

De nombreux liens et contrôles, visibles ou subliminaux, rattachent, dans une économie en expansion, les ouvriers à un mécanisme de consommation : leur subsistance est assurée, à condition qu’ils absorbent, sans grande discrimination, tout ce que la machine leur présente, et qu’ils ne demandent rien autre que ce qu’elle peut leur offrir. La société des grandes métropoles est conçue pour éliminer les initiatives spontanées et l’indépendance de l’esprit. On doit s’arrêter au feu rouge et repartir au feu vert. Il faut voir ce que l’on a jugé que vous deviez voir et surtout ne pas penser plus loin qu’il ne vous a été suggéré : les contributions personnelles, comme dans le cas des amendes et de certains impôts, sont déductibles à la source. Choisir, discriminer, diriger sagement sa pensée, garder la maîtrise de soi-même, apprécier selon des critères différents des normes standards de la foule, s’efforcer d’échapper aux impératifs de la consommation immédiate, ce sont là de pures hérésies, qui peuvent remettre en cause le mythe métropolitain et dégonfler son économie. Dans cette société « libre », Henry Thoreau serait un plus grand ennemi public que Karl Marx.

Au dernier stade de son développement, la métropole est devenue le ressort essentiel qui assure le fonctionnement de cet absurde système. Elle procure à ses victimes l’illusion du pouvoir, de la richesse, du bonheur, l’illusion d’atteindre au plus haut point de la perfection humaine. En fait, leur vie est sans cesse menacée, leur opulence est éphémère et insipide, leurs loisirs sont désespérément monotones, et leur bonheur pathétique est entaché par la peur, constante et justifiée, de la violence et d’une mort brutale. Ils se sentent de plus en plus étrangers et menacés par ce monde qu’ils n’ont pas construit, un monde qui échappe progressivement au contrôle des hommes, et qui, pour eux, a de moins en moins de sens.

6 - Les ombres du succès

Certes, il faut savoir détourner les yeux des sombres aspects de la réalité quotidienne pour prétendre, dans ces conditions, que la civilisation humaine atteint son plus brillant sommet. Mais c’est à cette attitude que les citoyens de la métropole s’entraînent chaque jour : ils ne vivent pas dans un univers réel, mais dans l’ombre d’un monde projeté autour d’eux à tout moment au moyen de papier, de pellicule et d’éclairages bien réglés ; un monde dans lequel ils sont isolés, par des vitres, de la cellophane et du plastique, des mortifications de la vie – monde d’illusionnistes professionnels, entourés de leurs victimes crédules.

D’un bout à l’autre de la métropole se fait entendre un bruit de feuillets, le froissement du papier. Ce monde ne sait voir et ne tient pour réel que ce qui est transcrit sur un support de papier, ou enregistré ensuite sur microfilm ou sur bande magnétique. L’essentiel des conversations journalières de la métropole ne se fait plus lors de rencontres au coin d’une rue, à table ou au marché, mais par l’antenne de la radio et de la télévision, quelques douzaines d’individus interprétant à notre place, avec une adresse toute professionnelle, les mouvements d’opinion et les événements quotidiens. Ainsi les activités humaines les plus spontanées font l’objet d’une surveillance professionnelle et d’un contrôle centralisé. Des moyens de reproduction aussi puissants que variés donnent aux plus éphémères et aux plus médiocres ouvrages de la pensée une résonance qui dépassent de loin leurs mérites : des livres entiers sont imprimés pour justifier ce qui dégouline dans le désordre des appareils enregistreurs.

Toutes les activités importantes de la métropole ont pour élément de base le papier et ses succédanés de matière plastique, et parmi ses industries on trouve aux premiers rangs l’imprimerie et l’emballage. Les nombreuses administrations sont de grandes consommatrices de papier, avec leurs machines comptables, leurs relevés de comptes, leurs registres, leurs inventaires, et les actes, les contrats, les hypothèques, les rapports, les dossiers d’affaires ; et encore les prospectus, les affiches publicitaires, les revues et les journaux. Dès le XVIIIe siècle, Mercier observait les symptômes de cette maladie endémique : la « peste blanche » des grandes cités. Les procédés modernes de reproduction n’ont fait que l’aggraver : ce qui pouvait être rapidement noté fait l’objet d’un enregistrement précis, dont l’élaboration et le coût sont souvent hors de proportion avec l’intérêt que peut représenter la reproduction. Ce phénomène s’est accentué depuis le temps de Mercier, et ce déluge de papier menace de nous submerger.

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Que la vie soit faite pour être vécue et non pour alimenter les articles ou les interviews des journalistes et distraire la foule oisive n’est pas accessible à l’esprit de la métropole. La parade est devenue l’unique forme de réalité : « The show must go on ! »

Dans ce monde des grandes métropoles, la chair et le sang deviennent moins réels que le papier, l’encre ou le celluloïd ; dans ce monde, la grande masse de la population renonce à satisfaire ses véritables désirs et se contente de vivre par procuration, en écoutant et regardant passivement. Comment s’étonner que de vivre ainsi, mois après mois, année après année, détachés de la réalité du monde extérieur, et non moins séparés de celle du monde intérieur, ces hommes se détournent de leurs fonctions vitales, se détournent même de la pensée, pour devenir de plus en plus semblables aux machines. Dans ce monde à l’envers, les machines ressemblent de plus en plus à des êtres vivants tandis que la vie des hommes se réduit peu à peu à des mouvements réflexes, sans désirs autonomes, sans objectifs personnels : des êtres parfaitement conditionnés.

7 - Congestion et décongestion

La congestion des grands centres est un fait indéniable, vérifiable à tout moment de la vie de la cité. On la découvre aux points névralgiques de la circulation, où le seul remède efficace serait de circuler à pied, aux queues devant les ascenseurs des grandes administrations, et mieux encore aux bousculades et aux entassements dans les rames de métro des heures de pointe. Pénurie de bureaux administratifs, d’écoles, de logements, voire manque de place dans les cimetières. La plage où grouillent les corps, le cirque d’un combat de boxe, ou le stade d’un match de football, comble de spectateurs. Les voitures individuelles sont devenues si nombreuses que les rues se sont transformées en un perpétuel parking, et des autoroutes, indispensables à la circulation, s’enfoncent jusqu’au cœur de la cité, exigeant sans cesse la construction de nouveaux garages et parkings. Pour rendre le centre de la cité plus accessible, nos urbanistes de la congestion l’ont déjà rendu presque inhabitable.

L’encombrement qui entrave les activités économiques essentielles de la métropole se paie fort cher, mais le prix des méthodes purement mécaniques que l’on ne cesse de mettre en œuvre pour le réduire est encore plus prohibitif. Depuis longtemps, et bien avant que ce prix ne devienne insupportable, de telles méthodes auraient dû être abandonnées, si des standards économiques rationnels avaient pris part à la fondation du mythe métropolitain.

Dans un domaine purement matériel, trois conditions sont susceptibles de limiter l’expansion de la métropole : la quantité d’eau dont pourra disposer sa population sans empiéter sur les besoins d’une agglomération voisine, l’aire de terrains libres la séparant encore de centres situés à proximité, et enfin le temps nécessaire aux transports, ainsi que leur coût ; en effet, à mesure qu’augmentent les distances de la périphérie au centre, le pouvoir d’attraction de la métropole diminue, jusqu’à devenir plus faible que celui d’autres centres plus accessibles, qui peuvent procurer des avantages économiques équivalents. Examinons de plus près le fonctionnement de ces conditions limites.

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 de transport d’une grande cité est également considérable. Certains facteurs importants échappent toutefois aux données exactes du calcul. Le coût initial, en valeur absolue, des réseaux souterrains, des tunnels, des ponts, avec les incessantes difficultés de forage, est naturellement élevé, mais ne représente qu’une part du total : chaque année, il faudra ajouter le prix du charbon et de l’électricité employés à véhiculer des foules d’êtres humains ; mais surtout il faudrait tenir compte du temps, de la monotonie, de l’épuisement, de la dépression que ces allées et venues quotidiennes, de la résidence au lieu de travail, ne peuvent manquer d’entraîner : des minutes et des heures où, aux heures de pointe, on ne parvient même plus à se plonger dans l’anesthésie du journal quotidien ; ajoutons encore les dangers de propagation des maladies contagieuses dans des voitures bondées, le dérèglement des systèmes digestif et nerveux, du fait de l’anxiété de ne pas perdre de temps, d’arriver à l’heure au bureau ou à l’usine. Tout projet sérieux d’amélioration des conditions de vie dans la métropole devrait à coup sûr prévoir une réduction du temps et des distances à parcourir dans ces trajets quotidiens.

8 - L’explosion du réceptacle

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En résumé, la congestion de la métropole, qui tendait à détruire les structures organiques des quartiers et des petits groupements communautaires, favorisait en même temps la naissance d’organes nouveaux plus spécialisés, dont seule une concentration de population très importante pouvait assurer le développement. On devra tenir compte de ce fait capital dans la perspective future de reconstruction des cités et des régions.

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Cependant l’extension continue de la métropole jusqu’à l’informe conurbation de la mégalopole, qui se multiplie et se généralise, révèle l’ampleur d’un danger auquel tous les pays du monde ont à faire face. Il serait vain de penser qu’un tel problème pourra être résolu par les initiatives des autorités locales, même lorsqu’il s’agit d’organismes aussi importants et aussi compétents que le London County Council. Ce problème doit être abordé par un pouvoir politique plus large, par la création d’un gouvernement métropolitain. Philadelphie fut dotée, dès le milieu du XIXe siècle, d’une telle structure administrative qui ne tarda pas à transformer en cité un canton dont la plupart des agglomérations n’étaient encore que de petits villages. Mais entre ce canton et d’autres groupements de communes qui n’ont pas été réunifiés, on ne constate guère de différences, sinon que les dernières ont heureusement conservé une autonomie plus grande.

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Pour susciter le renouveau de la cité, il ne suffira pas de remplacer des constructions anciennes par de nouveaux édifices, qui ne font que consolider un modèle obsolète et s’appuient sur la conception également périmée d’un progrès continu et mécanique. Tant que l’on se refusera à prendre en considération tout un ensemble d’autres facteurs, la désintégration urbaine ne fera que s’aggraver. Dans cette extension indéfinie, qui répond à la « poussée technologique », et dans le désir du profit le plus immédiat, les grandes cités finiront par résorber les territoires qui peuvent encore les séparer. Chacune d’elle perdra, avec sa propre individualité, les paysages naturels que ses habitants pouvaient utiliser pour leurs loisirs.

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Plus s’automatise l’ensemble de notre organisation, plus la nécessité d’organes de régulation se fait sentir ; et ces organes doivent être réglés selon les normes d’un système tout indépendant de leurs tendances naturelles. Pour les institutions humaines, la nature de l’homme dans son ensemble doit être prise en compte, et non pas seulement cette petite partie de lui-même qui, fascinée par la machine, se soumet à ses exigences. Pour nos cités, il devrait en être de même : si nous voulons corriger les écarts d’une civilisation surmécanisée, la mise au point d’un système de contrôle aux centres multiples est indispensable. Il faudrait que les éléments ou les cadres de ce système aient assez d’intelligence, d’amour-propre et de sens moral pour arrêter les processus automatiques – mécaniques, bureaucratiques, organisationnels – à chaque fois qu’ils peuvent mettre en danger la vie humaine ou s’écarter des valeurs et des possibilités de choix en dehors desquels la personnalité humaine cesse d’exister.

9 - Destin de la mégalopole

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On trouve chez un auteur contemporain d’Adams, Henry James, une image qui me paraît dépeindre d’une façon curieusement actuelle la situation de l’humanité comme une opposition entre le bonheur familial et la machine infernale : « La machine, si bien installée à demeure, et la famille, si pleine d’indifférence, poursuivant le train-train habituel des achats, des ventes, des bavardages et des danses, sans songer au danger imminent de l’explosion. » La machine à laquelle James faisait ainsi allusion n’était autre que les rouages de l’organisation politique de Philadelphie, qui passait pour un modèle de corruption et d’amoralisme. Mais seul un esprit candide ne pourrait voir que l’image s’applique parfaitement à divers autres mécanismes qui fonctionnent sans le moindre souci de moralité. Des manifestations autrefois locales de criminalité et d’irrationalité menacent désormais, sous le couvert des affaires, du progrès technique, de l’efficacité du régime communiste ou de la défense du monde libre, l’existence de la planète entière. Comment serait-on surpris de la popularité de théories existentialistes qui, à l’image même de l’époque, ne distinguent plus le réel de l’absurde ? Et l’œuvre d’un grand nombre de peintres et de sculpteurs modernes paraît s’inspirer directement des résultats prévisibles d’une civilisation tout entière orientée vers des œuvres de mort : démembrement et déshumanisation au milieu du vide. Quelques-unes des œuvres les plus remarquables de cette forme d’art, comme les grandes silhouettes à tête percée de Henry Moore, semblent annoncer le début d’une nouvelle période cyclique, à un stade si primitif que l’esprit n’a pas encore commencé d’y fonctionner.

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De même aujourd’hui : les sectateurs du mythe de la grande métropole, qui ne veulent voir dans ses proliférations cancéreuses que les poussées d’une croissance normale, continueront d’appliquer automatiquement leurs cataplasmes, leurs onguents, leurs publicités incantatoires, la magie de leurs relations publiques et leurs remèdes mécaniques de charlatans jusqu’à ce que le patient meure sous leurs propres yeux défaillants. Une grande partie de l’œuvre de reconstruction urbaine depuis le milieu du XIXe siècle, à commencer par la plus récente – démolition de quartiers insalubres, rénovation d’édifices publics, extensions suburbaines, renouveau urbain –, n’a fait que perpétuer dans de nouvelles et superficielles structures la même concentration sans but défini et le même désordre fondamental auxquels il était indispensable de porter remède.

Cependant, au plus fort de ce mouvement de désintégration, on put voir se former les fibrilles d’un tissu organique nouveau ; ses structures s’inspirent de conceptions toutes différentes de celles des anciens bâtisseurs de citadelles et de leurs émules des temps modernes, les constructeurs de fusées et de super-bombes nucléaires. Si les lignes de force de ces processus complexes, orientés vers la vie, pouvaient nous apparaître clairement, nous saisirions du même coup la nature et les fonctions d’une cité de l’avenir et la forme de ses groupements ; mais surtout, nous pourrions voir s’ouvrir la perspective d’épisodes nouveaux de la grande aventure humaine, une fois dépassée la zone de dangers mortels où nous a entraînés notre culte de la technologie irrationnelle, anti-organique et tournée vers le pouvoir.

10 - Fonction culturelle de la cité mondiale

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Le développement progressif du musée nous révèle des travers identiques à ceux que nous avons pu remarquer au cours de l’extension de la métropole : manie d’accumuler sans discrimination, croissance excessive et désorganisation subséquente, tendance à juger de la réussite par le seul total numérique des résidents ou des visiteurs. Comme l’importance physique est trop souvent utilisée comme un substitut à une organisation adéquate, sur le marché du travail l’expansion est confondue avec le sens. Mais le musée n’est pas seulement l’équivalent plus concret de la bibliothèque : grâce à des spécimens représentatifs et choisis avec soin, il est un moyen méthodique de connaître sous tous ses aspects un monde qui, par son immense complexité, paraît défier l’observation humaine. Le musée constitue, sous sa forme rationnelle et sélective, une contribution indispensable à la culture urbaine, et il nous faudra veiller, dans l’éventualité d’une reconstruction organique des cités, à lui assurer sa place dans un ensemble régional, au même titre que la bibliothèque, l’hôpital, l’université. Déjà, par l’organisation d’expositions circulantes et de centres relais, de nombreux musées ont dépassé la limite de leur influence métropolitaine.

Mais l’une des fonctions principales de la grande cité, à qui nous devons l’invention du musée et de ses extensions, n’est-elle pas de demeurer elle-même un musée permanent ? Les vastes dimensions de la cité historique et les événements de son lointain passé font que ses pierres et ses monuments forment une collection incomparable. Dans cette aire surpeuplée s’offrent à la vue des exemples de tous les styles d’architecture, de tous les procédés techniques, de toutes les formes de coopération et de groupements sociaux.

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La grande cité, extraordinaire instrument de mémorisation créé par l’homme, est également le plus remarquable de ses organes de discrimination et de comparaison ; et tant que le désordre et l’encombrement n’en interdiront pas l’usage, il ne cessera de l’être, du fait de l’abondance des matériaux culturels qu’il peut offrir à la liberté du choix, aussi bien que par le nombre des esprits remarquables qui se forment à ce contact et deviennent particulièrement aptes à leur utilisation. Pour nécessaires qu’apparaissent à cet effet l’importance du groupement et la contenance du réceptacle, ces éléments ne sauraient en eux-mêmes suffire. Florence, avec ses quatre cent mille habitants, est capable d’assumer pleinement la fonction culturelle d’une métropole, avec plus de bonheur sans doute que d’autres cités dont la population est dix fois plus nombreuse. Pour la sauvegarde de la culture urbaine, un problème délicat se pose : il s’agit d’accroître encore la capacité d’intégration du réceptacle sans transformer sa structure en un conglomérat inerte, empêtré dans ses dimensions colossales. Le renouveau du noyau urbain central imposerait une transformation beaucoup plus vaste, conçue à l’échelle régionale et interrégionale.

11 - La cité invisible

Un autre aspect de cette réorganisation de l’ensemble métropolitain découle de la dématérialisation, ou spiritualisation [etherialization], des institutions existantes : il a en partie crée la cité invisible. Celle-ci est l’expression de la réalité d’un monde nouveau, où nous avons commencé de vivre, avec ses larges espaces ouverts, non seulement à la surface, au-delà de la ligne d’horizon, mais dans ses structures internes que pénètrent d’invisibles rayonnements, traversées de courants et de forces qui échappent aux moyens ordinaires de l’observation.

Un grand nombre de fonctions qui constituaient dès l’origine un monopole naturel de la cité, exigeant la présence des personnes participantes, ont été structurellement transformées et, grâce à l’utilisation des transports rapides, des communications électroniques et des moyens de reproduction automatiques, se sont affranchies des limites de la distance. Quand on peut voir, dans les plus lointains villages, le même grand film ou écouter le même programme radio que dans le centre le plus important, il n’est plus nécessaire d’y habiter ou de s’y rendre pour assister au spectacle. Tout au contraire, des rapports conçus sur une base de réciprocité devraient s’établir entre les grandes et les petites agglomérations, chacune se consacrant aux tâches qui lui conviennent particulièrement ou qui ne peuvent être accomplies par d’autres. La cité visible devient alors l’indispensable centre d’assemblage de fonctions qui ont plus de sens lorsqu’elles sont combinées avec d’autres : un lieu où les réunions, les rencontres et les compétitions complètent et ramènent à des dimensions humaines le vaste réseau impersonnel qui s’étend alentour.

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Si notre interprétation est exacte, tous les matériaux nécessaires à la fondation d’un nouvel ordre urbain se trouvent déjà rassemblés ; mais il existe malheureusement de fortes chances pour que les régimes politiques actuels continuent simplement de les ignorer ou de les gaspiller. Il est à craindre que notre équipement mécanisé et électronique ne cesse de se perfectionner, sans que l’on puisse constater dans le domaine social des améliorations tangibles, et sans qu’aucun effort soit entrepris pour que l’humanité dans son ensemble en tire un profit réel. Un pays comme la Russie soviétique, que l’on pourrait croire immunisé contre la séduction corruptrice des entreprises capitalistes, souffre bien évidemment du même mal que les régimes occidentaux, où les bureaucraties centrales, invoquant de vertueux prétextes, accroissent sans cesse leurs pouvoirs au détriment de la liberté d’association et de l’autonomie des groupements régionaux.

XVIII — Rétrospective et perspectives

En prenant forme, la cité antique avait rassemblé un grand nombre d’organes de la vie communautaire auparavant dispersés et qui, dans l’enceinte de ses murs, avaient poursuivi et coordonné leur action. D’importantes fonctions communautaires trouvaient dans la cité leur accomplissement ; mais les objectifs communs, qui émergeaient des nouvelles méthodes de communication et de coopération, avaient plus d’importance encore. La cité servait d’intermédiaire entre l’ordre cosmique, révélé par les prêtres astronomes, et les efforts de la royauté pour unifier son domaine. L’un prenait forme dans le temple et ses dépendances, l’autre dans les structures de la citadelle et le mur d’enceinte de la cité. En concentrant des aspirations humaines encore inexprimées et en les assemblant dans son noyau politique et religieux, la cité pouvait faire face à l’immense foisonnement génératif de la culture néolithique.

Ainsi fermement établi, cet ordre permettait que pour la première fois des masses humaines soient amenées à coopérer de façon effective. Organisée en groupes de travail disciplinés, obéissant aux ordres d’un commandement centralisé, la population urbaine de Mésopotamie, d’Égypte ou de la vallée de l’Indus contrôlait les inondations, réparait les dégâts causés par la tempête, constituait des réserves d’eau, remodelait le paysage, creusait les canaux d’un vaste réseau de communications et de transport, et concentrait des réserves de main-d’œuvre, prêtes à se consacrer à d’autres importants travaux collectifs. Dans le même temps, les maîtres de la cité créaient un système qui générait l’ordre et la justice et donnait à la population mélangée des villes une part de la stabilité morale et de l’entraide qui caractérisaient le village. Sur la scène du grand théâtre urbain purent alors se dérouler les péripéties nouvelles de l’histoire de l’humanité.

Mais la civilisation urbaine avait aussi son côté sombre : la guerre, l’esclavage, les abus de la spécialisation, et une inclination persistante pour la destruction et la mort. Ces activités négatives n’ont pas cessé de se perpétuer tout au long de l’existence de la cité ; elles subsistent aujourd’hui sous une forme brutale, détachée de son premier contexte religieux, et font peser sur l’humanité entière la pire menace qu’elle ait jamais affrontée. Les structures urbaines les plus récentes tiennent de la cité antique les éléments de ce double héritage, positif et négatif.

La concentration du pouvoir culturel et matériel dans l’enceinte de la cité eut pour conséquence une accélération du rythme des relations humaines et l’évolution de leurs produits vers des formes stockables et reproductibles. Par ses monuments, ses archives écrites, ses habitudes d’association, la cité prolongeait la portée des activités humaines. Grâce à son équipement de stockage (bâtiments, celliers, archives, monuments, tablettes, livres), la cité transmettait de génération en génération les éléments complexes d’une culture car, en même temps qu’elle se dotait des moyens matériels adéquats, elle ne cessait pas de former des hommes capables de diffuser et d’agrandir l’héritage. Tel est l’inestimable apport de la cité. Comparés à la complexité de ses rouages humains, nos plus ingénieux mécanismes électroniques, chargés d’enregistrer et de transmettre des informations, sont encore primitifs et limités.

Les plus récentes formes urbaines et leurs cadres institutionnels proviennent plus ou moins directement des premiers éléments de structure intégrés dans la cité : le sanctuaire, la citadelle, le village, l’atelier, le marché. Un grand nombre d’éléments de cette texture originale demeurent indispensables à la formation effective des groupements humains, et plus particulièrement ceux qui se trouvent dans la ligne de filiation du sanctuaire et du village. On peut douter que les règles élémentaires de la morale, le respect de la vie et le respect d’autrui, puissent être transmises de génération en génération en dehors de l’action effective des groupes primaires de la famille et de la communauté de voisinage.

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Aujourd’hui, les dimensions de la cité, de même que son rôle social, se sont modifiés ; et il est nécessaire de remodeler la plupart de ses formes et de ses institutions afin qu’elles puissent servir à la poursuite d’objectifs plus larges : une existence humaine extérieurement et intérieurement unifiée, et le rassemblement progressif d’une humanité morcelée. Le rôle de la cité future sera de porter à leur plus haut degré d’accomplissement l’infinie variété des régions, des cultures, des personnalités. Mais, à l’avers de ces objectifs complémentaires, nous voyons se produire un écrasement des particularités de l’homme et du paysage. Privé des structures de la cité, l’homme des temps modernes serait sans défense face au processus d’automatisation qui est prêt à rendre la vie humaine superflue, sauf pour l’exécution de quelques tâches serviles que la machine n’a pas encore maîtrisées.

De nos jours, la croissante automatique de la production et de l’expansion urbaine transforment tous les objectifs sociaux que l’une et l’autre devraient normalement servir. L’esprit de la société contemporaine, imprégné du sens de la masse, ne poursuit plus qu’un seul but : l’accroissement quantitatif de la production. La même inflation explosive s’est imposée dans la production industrielle, l’accumulation énergétique, l’invention, la connaissance et l’accroissement des populations. Le rythme des activités et le volume de la production ont pris des proportions inhumaines. Résulte de cette inflation générale la menace de diverses formes d’inondations plus redoutables que celles que l’homme apprenait autrefois à endiguer, et qui pèsent sur l’humanité. Il lui faudra, pour se sauver, apprendre à contrôler, diriger, organiser, adapter à sa nature biologique et à ses objectifs culturels les forces démesurées qui menacent son existence. Elle devra les domestiquer, ou, comme dans le cas des armes nucléaires et bactériologiques, les détruire après avoir renoncé à leur emploi.

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Les conditions d’oppression qui, tout au long de la période historique, entravèrent le développement des cités ont commencé peu à peu de disparaître. Les privilèges de classe, de richesse, voire de position sociale ont, par l’effet de la progressivité des impôts ou ceux de la « managerial revolution [I] », perdu en grande partie leur caractère héréditaire. Voici plus d’un siècle qu’Alexis de Tocqueville observait que l’histoire des huit cents dernières années a été marquée par une progression constante vers l’égalité des classes, et cette remarque semble plus vraie que jamais. Ces changements se sont produits aussi bien dans les pays capitalistes que dans les pays communistes ; ce qui aurait sans doute fort surpris Karl Marx, mais n’aurait nullement étonné John Stuart Mill, qui prévoyait l’avènement d’un ordre social dynamique et équilibré, où le machinisme aurait des effets bénéfiques pour l’humanité tout entière. Jusqu’à une période récente, on pouvait penser que les éléments négatifs qui, dès l’origine, existaient et s’étaient développés dans le cadre de la cité étaient condamnés à disparaître, le rôle de la ville émergente étant de donner aux conditions d’une vie meilleure la forme la plus accomplie.

Mais les pires institutions léguées par la cité originaire ont, en notre temps, repris vigueur et se sont si bien renforcées que l’avenir en paraît entièrement obscurci. Nous avons vu reparaître des dirigeants totalitaires : un Hitler presque divinisé par son peuple, un Lénine, un Staline, momifiés à la façon des pharaons pour être offerts à l’adoration des foules. Leurs méthodes de coercition et leur terrorisme sanglant ont dépassé les plus sinistres exploits des tyrans de l’Antiquité ; et l’on a vu les dirigeants des États démocratiques recourir eux-mêmes aux pratiques barbares d’extermination des populations de cités entières, utilisant des moyens de destruction instantanée que les dieux s’étaient jusqu’à ce jour réservés. Un peu partout le caractère secret du savoir a mis fin au contrôle démocratique et à l’exercice de la critique, alors que l’émancipation du travail manuel installait une nouvelle forme d’esclavage : la dépendance abjecte envers la machine. De monstrueux avatars des divinités antiques ont exigé d’immenses sacrifices humains ; et pour apaiser les super-Molochs de nos temples nucléaires, des peuples entiers attendent, stupéfiés, que leurs enfants disparaissent dans une fournaise éblouissante.

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L’homme doit reprendre possession de lui-même avant d’être en mesure de contrôler les forces qui menacent directement son existence. La mission de la cité future se définit dans cette perspective : elle doit constituer un centre régional et politique visible, devenir un lieu particulièrement favorable à la coopération et à l’amitié, où l’homme pourra se réconcilier avec son moi profond et avec l’univers dans son ensemble.

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 L’enseignement, bien plutôt que l’industrie, devra constituer la base fondamentale de leurs activités, cependant que seraient avant tout valorisées des fonctions qui concourent à l’épanouissement de la personnalité humaine ; et la cité elle-même pourrait être le lieu par excellence des rencontres imprévues, des défis, des étreintes formant la trame de l’existence quotidienne.

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La cité a pour fonction primordiale, en fin de compte, d’aider l’homme à prendre conscience de sa participation aux processus historique et cosmique. Par sa structure durable et complexe, elle accentue la capacité de l’homme à interpréter ces processus et à y prendre part de façon active, formatrice, pour que chaque étape de sa vie soit illuminée de sa conscience, dirigée vers ses objectifs et remplie d’amour. Cette magnification de toutes les dimensions de l’existence humaine, par la communion des sentiments, l’échange rationnel, les connaissances technologiques, et plus encore la représentation théâtrale, a constitué la fonction suprême de la cité à travers l’histoire. C’est encore la principale raison de sa perpétuation.