Théorie de la classe de
loisir – Thorstein Veblen
Introduction
Cette division du travail
coïncide avec la distinction de la classe travailleuse et de la classe oisive,
telle qu’elle apparaît dans la haute civilisation barbare.
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La rivalité pécuniaire
Dans le cours de
l’évolution culturelle, l’émergence d’une classe oisive coïncide avec les
débuts de la propriété. Il en va nécessairement ainsi, du fait que ces deux
institutions résultent d’une même série de forces économiques. Dans la phase
initiale de leur développement, ce ne sont que deux aspects différents des
mêmes faits généraux de la structure sociale.
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La différenciation
initiale d’où naît la distinction d’une classe oisive et d’une classe
travailleuse, c’est la division entretenue aux stades inférieurs de la barbarie
entre le travail des hommes et celui des femmes. De même, la toute première
forme de la propriété, c’est la possession des femmes par les hommes valides.
On peut exprimer ces faits en des termes plus généraux, plus fidèles aussi au
contenu d’une théorie barbare de la vie, en disant que la femme est alors la
propriété de l’homme.
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Or, il faut entendre
cette consommation de marchandises en un sens très éloigné de sa signification
naïve, si l’on tient à dire qu’elle procure le stimulant dont l’accumulation
procède invariablement. Le motif qui se trouve à la racine de la propriété,
c’est la rivalité; c’est le même qui continue d’agir dans cette institution
qu’il a fait naître, et dans le déploiement de tous ces traits de la structure
sociale qui touchent à l’institution de la propriété. La possession des
richesses confère l’honneur : c’est une distinction provocante. On ne saurait
rien dire d’aussi convaincant sur la consommation des marchandises, ni d’aucun
autre ressort de l’acqu1isition, ni surtout d’aucun aiguillon de l’accumulation
des richesses.
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Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffît pas de
posséder simplement richesse ou pouvoir; il faut encore les mettre en évidence,
car c’est à l’évidence seule que va l’estime. En mettant sa richesse bien en
vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on
aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore,
chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être
satisfait de soi. A tous les stades de la civilisation, sauf aux plus
inférieurs, un « cadre convenable » et l’exemption de tout « emploi servile »
réchauffent et soutiennent l’amour propre de l’homme normalement constitué.
S’il est contraint de se départir de son niveau de décence habituel, que ce
soit dans les ornements de la vie ou dans le genre et la durée de son activité
quotidienne, il le ressentira comme un affront à sa dignité d’homme, que ses
pairs le désapprouvent ou non, qu’il en ait ou non conscience.
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On a déjà fait remarquer
que le terme de « loisir », tel qu’on l’emploie ici, ne parle ni de paresse ni
de repos. Il exprime la consommation improductive du temps, qui 1° tient à un
sentiment de l’indignité du travail productif; 2° témoigne de la possibilité
pécuniaire de s’offrir une vie d’oisiveté. Or l’homme comme il faut, le
désœuvré, n’expose pas tous les instants de sa vie aux regards de ceux que doit
frapper le spectacle de son loisir honorifique. Si dans l’idéal sa vie est
faite de loisirs, une partie en est soustraite aux yeux de son public par la
force des choses ; de ce temps qu’il passe en son particulier, le désœuvré se
doit de rendre un compte plausible : il y va de sa réputation.
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La consommation
ostentatoire
Déjà, à un point de
l’évolution bien antérieur à l’apparition de la dame, la consommation
spécialisée des biens, en témoignage de puissance pécuniaire, avait pris insensiblement
la forme d’un système assez compliqué. Ce début de différenciation est même
antérieur à quoi que ce soit qui mérite le nom de puissance pécuniaire.
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Cet aperçu de l’origine
du loisir et de la consommation ostentatoire fait apparaître un élément qui
leur est commun et fonde pareillement leur utilité : le gaspillage. Dans un
cas, il se gaspille du temps et de l’effort; dans l’autre, des biens. Ce sont
deux méthodes pour démontrer la possession de la richesse, et l’on admet
couramment qu’elles sont équivalentes. Le choix est affaire de pure convenance
publicitaire, dans la mesure où il n’est pas dicté par d’autres normes de
décence, en provenance d’autres sources. Pour des raisons d’efficacité, on peut
donner la préférence à l’une ou à l’autre, selon le stade de l’évolution
économique. La question est de savoir comment atteindre les personnes à
convaincre. L’usage a diversement répondu dans des conditions diverses.
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Les règles pécuniaires du
bon goût
Un examen attentif révélera certains détails qui
ajoutent au prix coûtant et haussent la valeur commerciale de ces marchandises,
sans en augmenter l’utilité en proportion : et pourtant leur seule fonction est
censément de servir.
La loi du gaspillage ostentatoire tient la
consommation sous surveillance. Elle dicte un choix de règles qui maintiennent
le consommateur à un certain niveau de cherté et de gaspillage. Sur la vie
économique, l’effet en est immédiat; mais
des effets plus lointains se font sentir dans d’autres domaines. On oriente sa
vie par des façons de penser : celles qu’on entretient dans un domaine ne manquent
pas d’influencer notre jugement de ce qui est juste
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L’utilité des articles
estimés pour leur bel aspect dépend étroitement de leur cherté. En voici un
exemple tout simple. Une cuiller d’argent travaillée à la main, d’une valeur
commerciale de quelque dix à vingt dollars, n’est généralement pas de meilleur
usage — au sens premier de ce mot — qu’une cuiller de même métal faite à la
machine. Il se peut même qu’elle n’ait pas plus d’utilité
qu’une cuiller faite à la machine dans un métal « vulgaire>> comme
l’aluminium, payée dans les dix à vingt cents. En vérité, le premier de ces
ustensiles rend moins efficacement que l’autre le service qu’on est censé en
attendre. On objectera aussitôt que ce raisonnement ne tient aucun compte de
l’un des principaux usages, si ce n’est du principal usage de la cuiller la
plus coûteuse. La cuiller faite à la main satisfait notre goût, notre sens de
la beauté; la cuiller de vil métal embouti n’a d’autre raison d’être que son
effet utile brut. Tout ceci est parfaitement exact, mais à y bien réfléchir, on
s’aperçoit que l’objection est plus spécieuse que probante. En effet : 1° alors
que chacun des matériaux possède et sa beauté et son utilité vu l’usage qui en
est fait, le matériau de la première cuiller est environ cent fois plus
précieux que le métal plus vulgaire ; mais il ne le dépasse pas beaucoup par la beauté intrinsèque du grain ou de la
couleur, et une cuiller vaut l’autre en fait d'utilité mécanique; 2° qu’un examen serré montre que la
cuiller supputée faite à la main n’est en réalité qu’une habile imitation, mais
si habile qu’elle rende à la perfection In ligne et le modelé pour tout autre
œil que celui du spécialiste; et voilà l’utilité de l’objet, y compris la
satisfaction que l’usager trouve a contempler sa belle pièce, diminuée
quatre-vingt ou quatre-vingt-dix pour cent, si ce n’est plu»; 3° que les deux
cuillers soient si près de l’identité complète qu’un mil exercé n’y voie aucune
différence, et que la contrefaçon ne soit dénoncée que par la pesée du métal : cette identité de forme et
de couleur n’ajoutera guère à la valeur de la cuiller faite à la machine, et ne
satisfera guère plus le « sens de la beauté » quand l’usager la regardera ; et
ceci pourvu que la cuiller la moins coûteuse ne nouveauté, et soit obtenue à un
prix fictif.
Le cas des cuillers est
typique. L’usage et contemplation de produits coûteux et tenus pour beaux nous
vaut une satisfaction supérieure; d’ordinaire, cette satisfaction est en grande
partie celle de notre sentiment du haut prix affublé du nom de
beauté. Nous apprécions plus l’article antérieur, parce que nous le trouvons
plus honorifique; et cela nous arrive beaucoup plus souvent que d’apprécier
adultérée, il ne nous vient pas toujours à l’idée que l’impératif de
prodigalité ostensible est présent dans nos critères du bon goût, mais il n’en
est pas moins contraignant et sélectif; il forme et entretient notre sentiment
du beau; il oriente nos jugements quand il s’agit de décider ce qui peut et ne
peut légitimement s’agréer comme beau.
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Nous pouvons à présent
généraliser en disant que tout objet de prix, pour s’adresser à notre sens de
la beauté, doit satisfaire à la fois les exigences de beauté et celles de
cherté. Or, ce n’est pas tout. La règle de cherté affecte notre goût de telle
sorte que dans notre estime les signes de cherté s’amalgament inextricablement
aux traits admirables de l’objet, et que le résultat de cette combinaison se
range sous une idée générale qui porte le seul nom de beauté. Les signes de
cherté sa font accepter comme éléments de beauté. Ils flattent l'oeil en
parlant de haut prix et d’honneur, et ce plaisir se, mêle au charme du galbe et
du coloris. << Absolument ravissant ! ». Après analyse esthétique, il arrive souvent que l’on puisse
traduire approximativement par « pécuniairement honorifique ! »
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La loi du gaspillage ostentatoire influence donc les canons du goût; elle
n’a pas moins d’empire sur la notion d’une utilité autre qu’esthétique. On
produit et consomme des marchandises pour mieux épanouir la vie humaine; elles
sont utiles, au premier chef, si elles concourent efficacement à cette fin.
Cette fin est, au premier chef, la plénitude de vie de l’individu, au sens
absolu. Mais la tendance à rivaliser s’est emparée de la consommation des
biens, en a fait un moyen de comparaison avantageuse, et a conféré aux
marchandises consommables une utilité secondaire, celle d’une preuve de la
capacité de paiement relative. Cet usage indirect ou secondaire imprime un
caractère honorifique à la consommation, et aussi, de nos jours, aux
marchandises qui répondent le mieux à cette fin d’émulation. Est méritoire la
consommation des marchandises coûteuses; sont honorifiques les marchandises qui
contiennent un élément appréciable de coût, un coût supérieur à celui qui
suffirait à les rendre bonnes pour le service qu’elles sont censées accomplir.
Les marques de superfluité, de somptuosité, sont des marques de mérite — de
haute capacité pour la fin indirecte et surclassante que la consommation se
propose. Inversement, les marchandises sont humilifiques1, et donc
dépourvues d’attrait, si
elles laissent voir que l’adaptation au but recherché reste par trop ménagère,
et ne prévoit pas la marge de grands frais qui permet d’être content de
soi-même grâce à la comparaison avantageuse. Cette utilité indirecte entre pour
beaucoup dans la valeur des marchandises de « meilleure » qualité. Si l’on veut
qu’il s’adresse au sens de l’utilité tel que l’éducation l’a fait, un article
doit contenir un minimum de cette utilité indirecte.
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L’habillement,
expression de la culture pécuniaire
Nul ne fait de difficulté pour accorder ceci, qui est d’ailleurs un lieu
commun : dans toutes les classes de la société, la plus grande partie de la
dépense que l’on engage dans le vêtement va aux apparences respectables et non
au souci de couvrir le corps. Il est rare que l’on se sente aussi miteux qu’aux
moments où l’on est au-dessous du niveau prescrit par l’usage en fait
d’habillement. Une chose est plus vraie encore dans ce domaine que dans tous
les autres, c’est que les gens s’imposeront des privations sévères afin de
conserver les moyens d’une dépense considérée comme décente, qui est un
gaspillage ostensible. Il arrive souvent, sous un climat rude, que les gens
sortent mal vêtus pour paraître bien habillés. Quant aux marchandises qui
entrent dans la fabrication des vêtements, leur valeur commerciale se divise en
deux parties : l’une, de beaucoup la plus importante, est consacrée à
l’élégance, à l'honorabilité de ces marchandises; l’autre, plus modeste, va aux
services pratiques et à la fonction de vêtir. Le besoin de s’habiller est par
excellence un besoin « supérieur », un besoin spirituel.
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La
tenue élégante fait son effet non seulement parce qu’elle coûte cher, mais
aussi parce qu’elle est l’attribut du loisir. Elle signifie que le porteur peut
consommer une richesse relativement élevée, mais elle démontre en même temps
qu’il la consomme sans produire.
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A
l’étalon de l’honorabilité, l’habillement doit faire parade de dépense et de
gaspillage; or tout gaspillage répugne au goût inné. Nous avons déjà rencontré
cette loi de la psychologie qui veut que l’homme — et la femme plus encore,
peut-être — abhorrent la futilité, celle des vains efforts et celle des vaines
dépenses, tout comme on disait autrefois que la Nature a horreur du vide. Or le
principe du gaspillage ostentatoire réclame une dépense visiblement futile; il
en résulte que le vêtement ostensiblement coûteux est intrinsèquement laid.
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La
conservation des traits archaïques
L’institution
de la classe de loisir agit non seulement sur la structure sociale, mais aussi
sur le caractère des individus. Aussitôt qu’une tendance se tait usage, étalon
de vie, norme contraignante, elle réagit sur le caractère des membres de la
société. Elle modèle peu ou prou leurs façons de penser, elle exerce son
contrôle sélectif sur le développement des aptitudes et des inclinations. Ce
résultat s’obtient en partie par l’éducation et la contrainte, qui adaptent les
habitudes de tous les individus ; et en partie par l’élimination sélective des
individus et lignages inadaptés. Tout matériel humain qui ne se plie pas aux
usages reçus s’expose en quelque mesure à l’élimination ou à la répression.
Ainsi les principes de la rivalité pécuniaire et de l’exemption du travail
d’industrie sont érigés en règle de vie et sont devenus des facteurs
contraignants ; ils jouent un rôle important dans la situation à laquelle les
hommes doivent s’adapter.
Ces deux grands principes, le gaspillage ostentatoire et l’exemption du
travail, exercent une double influence sur l’évolution culturelle : ils
gouvernent les façons de penser, maîtrisant ainsi le développement des
institutions ; Us choisissent et retiennent certains traits de la nature
humaine qui rendent la vie plus facile au sein du système de la classe de
loisir, maîtrisant ainsi le tempérament réel de la société. Dans l’immédiat, la
classe de loisir, en modelant le caractère humain, tend vers la survivance et
la réversion spirituelles. Sur le tempérament de la société, elle produit un
effet de même nature qu’un arrêt du progrès spirituel. Dans l’ensemble, c’est au
sein de la société contemporaine que l’on observe cette tendance conservatrice.
Quant au fond, la chose est bien connue, mais dans l’application que voici,
beaucoup lui trouveront peut-être un air de nouveauté. Aussi n’est-il pas
inutile d’examiner sommairement ses fondements logiques, quand ce serait en
risquant quelques longueurs, répétitions et lieux communs.
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La compétition moderne est en grande partie un processus d’affirmation de
soi, qui fait appel à
ces possibilités du naturel rapace. Pour entrer dans le jeu moderne de la
rivalité pacifique, ces traits se modifient, et c'est sous cette forme altérée
qu'il faut en posséder au moins quelque mesure, car c’est presque une nécessité
vitale pour l’homme civilisé. Or, s’ils sont indispensables à l’individu jeté
dans la concurrence, ils ne sont d’aucune utilité directe pour la société.
Quant aux services que l’individu peut rendre dans la vie collective, la
rivalité n’a d’usage et de rendement qu’indirects, si tant est qu’elle en ait.
La férocité, la ruse ne servent de rien à une société, sauf si elle doit en
affronter d’autres; elles sont utiles à l’individu pour cette seule raison que
dans le milieu humain où il vit, il est en butte à des férocités et à des ruses
tout à fait agissantes. Tout individu qui entre dans la concurrence sans en
être bien et dûment armé mène un combat inégal : c’est un bouvillon sans cornes
au milieu des taureaux.
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