Le bonheur avec Spinoza -L’éthique reformulée – Bruno Giuliani
INTRODUCTION : MÉTHODOLOGIE
LA CONVERSION À LA PHILOSOPHIE
Que cherchons-nous d’habitude comme s’il s’agissait du bien suprême ? A y bien regarder, nos actions sont presque toujours orientées vers l’acquisition de trois biens : le plaisir, la richesse et la réputation.
Or chacun peut voir qu’aucun des trois ne peuvent apporter un véritable contentement. Au contraire ! Notre esprit est en général tellement occupé à les chercher qu’il perd complètement de vue son véritable but, qui est de jouir d’une pleine et constante satisfaction.
De tous les biens spontanément recherchés, le plus nocif semble à première vue être la jouissance physique. Le plaisir n’est évidemment pas une mauvaise chose. Chacun peut à chaque instant en faire l’expérience, notre esprit est d’autant plus satisfait que notre corps savoure les sensations les plus agréables et qu’il en tire de la volupté. Cependant, chacun peut aussi voir qu’aucun plaisir, si grand soit-il, ne peut suffire à faire notre bonheur, c’est-à-dire à contenter totalement notre esprit en supprimant tout souci et toute impression de manque, ce qui est la condition même du bonheur. Les plaisirs charnels sont donc bons par eux-mêmes, mais leur quête est dangereuse quand elle accapare notre esprit au point de lui faire perdre sa lucidité, son équilibre et donc toute possibilité de bonheur.
Notons que le danger n’est pas le plaisir lui-même : c’est l’aliénation qu’il entraîne lorsque nous en sommes dépendant qui est mauvais. D’ailleurs tant que le plaisir est présent, l’esprit ne sent pas son insatisfaction et il oublie qu’il n’est pas véritablement heureux, mais dès que la jouissance s’arrête, ce qui est inévitable, la tristesse et le manque arrivent vite, et c’est alors que nous sentons à quel point notre vie est vaine et insatisfaisante. Il faut donc se méfier des désirs qui ont pour seul but le plaisir : même s’il n’est pas complètement paralysé par leur présence, l’esprit en est généralement troublé et il en perd sa tranquillité.
Le désir de l’argent est lui aussi un grand obstacle au bonheur, surtout quand on le recherche pour lui-même. Comme le plaisir, la richesse n’est pas mauvaise en soi. Elle est même un bon moyen pour établir plus facilement les conditions qui mènent au bonheur, puisqu’elle permet au corps et à l’esprit de s’acquitter plus facilement de toutes leurs fonctions. Cependant le désir d’argent devient mauvais quand la richesse est considérée comme si elle était le bien suprême, parce qu’à ce moment nous ne cherchons plus les biens qui peuvent réellement nous donner une entière satisfaction.
Malgré ces évidences, nous passons pourtant pour l’essentiel notre vie entre la recherche des richesses et celle des plaisirs : chacun travaille en effet avec des efforts infinis pour amasser des possessions sans bornes afin de s’offrir des plaisirs toujours nouveaux, mais en réalité aucun de ces biens ne permet à personne de se sentir réellement satisfait.
N’existe-t-il pas une autre vie possible ? N’est-il pas possible de faire sans peine et sans délai ce qui peut nous donner le plus grand bonheur ? N’existe-t-il pas un bien véritablement supérieur, dont la possession et la transmission pourrait faire de chacun de nous des personnes totalement heureuses ?
Si un tel bien existe, il est de la plus extrême importance de le trouver et d’en faire profiter l’humanité, et c’est pourquoi rien ne me semble plus nécessaire, utile et urgent que de m’y consacrer à présent avec toute la force de mon esprit.
Je sens naître en moi un grand enthousiasme pour me lancer dans la recherche des biens véritables, mais il me reste cependant à analyser la dernière catégorie des désirs habituels : ceux qui nous poussent à acquérir une bonne réputation. J’entends par là les forces qui nous font agir en vue d’être aimés par les autres : le désir de plaire, de séduire, d’être reconnu, de produire une bonne opinion, de connaître les honneurs, d’atteindre la réussite sociale, la gloire, la célébrité et tous les autres désirs de même nature. Si on observe bien toutes nos actions, on verra d’ailleurs que ces désirs occupent en fait notre esprit avec beaucoup plus de force encore que les deux premiers.
La bonne opinion des autres nous donne en effet toujours beaucoup de joie, c’est pourquoi elle nous apparaît toujours comme un bien immense. Mais bien qu’elle soit plus intense que les plaisirs du corps et de la richesse, la joie qui vient de la bonne réputation ne nous laisse jamais totalement satisfaits. Au contraire ! Plus nous cherchons à plaire aux autres, plus nous nous éloignons de faire ce qui est réellement bon pour nous. Aussi, pas plus que les plaisirs ou les richesses, le fait d’être apprécié par les autres ne peut engendrer un vrai bonheur, et nous devons donc nous libérer le plus possible de leur emprise.
Si le bonheur ne repose pas sur le plaisir, la richesse et la réputation, sur quoi repose-t-il donc ?
Il est évident que le vrai bonheur ne peut reposer sur une joie superficielle, partielle et passagère qui dépend des événements extérieurs. Il ne peut venir que d’une joie totale, profonde et solide, la joie qui repose de la possession d’un bien assez puissant pour nous libérer de toutes les passions qui troublent notre esprit et nous éloignent du vrai contentement.
Il n’y a donc pas d’autre possibilité pour être heureux que de vivre dans la liberté, et cela suppose de nous défaire de toutes les chaînes qui nous attachent aux jouissances, aux possessions et aux honneurs. Comment faire pour nous libérer de nos attachements ?
Il me faut encore éclaircir ce point si je veux élucider les conditions du bonheur.
La libération des attachements
Commençons par analyser le plus courant et sans doute le plus néfaste de nos attachements, celui qui nous asservit au plaisir.
Notre corps nous fait toujours chercher instinctivement le plaisir avant même que nous raisonnions. Pourquoi cherche-t-on les plaisirs sensuels avec tant d’avidité ? Sans doute parce que nous y sommes portés par l’instinct de vie, et parce qu’ils ressemblent beaucoup au bonheur. En effet, la jouissance corporelle est une sorte de joie, et même si elle est incapable de combler l’esprit, elle lui indique le chemin du bonheur.
Qu’est-ce donc que le plaisir ? Une sensation agréable plus ou moins intense, rien de plus. Nous pourrions définir le plaisir comme une satisfaction partielle de l’esprit : la jouissance physique n’affecte généralement qu’une partie de notre être. J’ai en effet du plaisir quand une partie de mon corps est plus affectée que les autres dans le sens de mon désir : manger, boire, être caressé, entendre de la musique, contempler de belles choses… Ces joies partielles sont bonnes, elles peuvent même être divinement agréables et sont donc capables d’enrichir notre bonheur, mais par elles seules elles sont bien incapables de le constituer. Seule en effet une joie stable et complète capable de nous remplir peut contenter notre esprit.
Ce point est décisif : la joie du bonheur n’est pas partielle comme celle du plaisir. Ce n’est pas une sensation locale, éphémère et superficielle. C’est un sentiment profond et durable qui emplit la conscience dans sa totalité. C’est une sensation de plénitude qui s’accompagne d’une impression de satisfaction totale et de réjouissance globale qui apparaît lorsque nous sommes dans l’enchantement et l’émerveillement. C’est sans doute cela que les anciens ont voulu signifier en créant les mots d’allégresse, félicité ou encore celui de béatitude, terme qui désigne le plus haut bonheur dont l’être humain est capable, parce qu’il comporte une dimension d’infini et d’éternité qui est la marque du divin.
Quelle qu’en soit la force et l’étendue, la joie du bonheur a ainsi trois avantages sur le plaisir : elle est totale, elle supprime tout sentiment de manque et elle renforce notre équilibre général, autrement dit notre puissance d’exister.
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Je m’aperçois ici avec étonnement que le seul moyen de se libérer d’un attachement est donc d’être dans la joie… La joie n’est donc pas seulement le but à atteindre, elle est aussi le chemin qui mène au bonheur, parce qu’elle seule peut nous libérer de notre attachement au plaisir. La joie est ainsi bonne en elle-même, beaucoup plus d’ailleurs que le plaisir : plus je vivrais dans la joie, moins je serais dépendant des plaisirs (tout en pouvant continuer à les savourer dans toute leur saveur et leur intensité, pourvu qu’ils n’aliènent pas mon esprit par un attachement).
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Comme je l’ai déjà remarqué, ces biens ne sont pas mauvais en eux-mêmes. Nous ne devons donc pas les éviter et les craindre. Le plaisir est bon, la richesse est bonne, la gloire est bonne, tant qu’ils n’empêchent pas notre joie : seul notre attachement à ces biens est mauvais parce qu’il nous fait vivre dans le trouble et nous empêche de jouir des deux conditions élémentaires du bonheur : la sérénité et la gaieté.
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Mais revenons à notre analyse et examinons plus en profondeur le dernier danger, le désir de plaire aux autres. En quoi est-il mauvais d’être attaché à sa réputation ? La réponse n’est pas difficile. Chercher à satisfaire autrui nous fait diriger notre vie selon le désir des autres plutôt que selon notre désir propre. Le désir de donner une bonne opinion de nous à autrui nous entraîne à éviter ce que les autres n’aiment pas, à aimer ce que les autres adorent, à courir comme eux après d’autres biens que les nôtres, à devenir conformiste, c’est-à-dire conforme aux modes et au modèle général adopté dans la société, par simple mimétisme. Je m’aperçois d’ailleurs que c’est surtout à cause de cet attachement-là que je n’ai jamais osé me consacrer à la recherche du bien suprême : jusqu’à aujourd’hui j’ai toujours agi pour faire comme les autres et leur plaire plutôt que de faire ce que je désirais réellement.
Mieux : je sais à présent que mon détachement à leur égard est ce qu’il y a de plus nécessaire dans ma vie si je veux pouvoir vivre un jour dans la joie la plus complète. Du reste, que de maux ces attachements n’ont-ils pas engendré sur la Terre, depuis l’origine de l’humanité !
N’est-ce pas toujours le désir de les posséder qui a dressé les hommes les uns contre les autres, engendrant la violence, la misère et la mort des hommes qui les recherchaient, comme en témoigne chaque jour encore le triste spectacle de l’humanité ? N’est-ce pas l’impuissance à se détacher de ces faux biens qui explique la rivalité, la compétition et le malheur qui règnent presque partout sur la Terre ?
La raison du malheur et la source du bonheur
Le bien suprême ne peut donc être qu’éternel, c’est-à-dire indépendant du temps. Il est donc impossible à perdre, une fois qu’il est trouvé !
L’expérience m’a en effet déjà enseigné clairement que plus je me libérais de mes attachements, moins l’amour des biens relatifs me causait de dommage. Au contraire ! Les biens relatifs peuvent être d’une grande utilité pour atteindre le bonheur.
Quand ils sont vécus librement et sans excès, les plaisirs charnels libèrent en effet de la frustration et produisent la volupté qui enchante l’esprit et enrichit la joie. De même les richesses matérielles libèrent du manque et permettent l’aisance qui engendre la santé et enrichit la liberté de tous les raffinements de la culture, tels la pratique des jeux et des arts. Enfin la bonne réputation libère de la solitude et favorise les bonnes rencontres qui enrichissent l’amitié et nourrissent la paix. Ainsi, plus je serais heureux par la jouissance du bien absolu, plus je pourrais jouir de tous les biens relatifs sans en souffrir aucunement, en jouissant de surcroît d’une totale liberté !
Tout d’abord, je dois comprendre ce que signifient les notions de bien et de mal. Une chose est certaine, ce sont des réalités relatives. Un même objet peut en effet être bon ou mauvais selon la personne qui le considère. Rien n’est bon ou mauvais en soi-même. Une musique, une personne ou un aliment peuvent être bons pour l’un, mauvais pour l’autre et indifférents pour un troisième. Par conséquent on peut appeler « bon » ce qui fait du bien à une personne, c’est-à-dire ce qui lui donne de la joie ou le préserve de la tristesse. Et on peut appeler « mauvais » ce qui lui fait du mal, c’est-à-dire ce qui lui donne de la tristesse ou le prive de joie.
Imaginons maintenant qu’il existe une nature humaine supérieure qui soit capable d’un bonheur parfait. Il est évident que si une telle nature existe chacun désirera rechercher tous les moyens qui peuvent le conduire à cette perfection humaine. On peut alors appeler « bien véritable » tout ce qui aide à jouir d’une telle nature. Et le bien suprême, que peut-il être ? Il serait bien sûr d’entrer en possession, avec d’autres êtres si possible, de cette nature supérieure.
Quant à cette nature humaine supérieure, je ne sais pas encore en quoi elle consiste, ni si elle peut exister totalement, mais je sais déjà qu’elle correspond à ce qu’on nomme dans toutes les langues du monde « la sagesse ». C’est donc finalement ce bien que je cherche, et nul autre : la sagesse… Car plus je m’en rapprocherai, plus je jouirai du bonheur suprême et saurai comment favoriser celui des autres.
Si le bien suprême est la sagesse, je peux déduire que les seuls biens véritables sont les sources de sagesse. C’est le cas de la philosophie, bien sûr, qui est par définition l’effort que produit l’esprit pour mieux comprendre la valeur de tout ce qui existe et ainsi augmenter sa propre sagesse, mais aussi de tous les biens que l’on peut nommer absolus dans la mesure où ils sont de pures sources de joie pour tous les hommes : c’est le cas de toutes les sciences, de toutes les techniques, de l’ensemble des arts, et aussi tout ce qui favorise la joie de l’esprit, comme la santé, l’amitié, la liberté, la paix, la beauté, la prospérité, l’abondance, etc.
Quant aux autres biens relatifs que j’ai analysés, les plaisirs, les richesses et les honneurs, je vois maintenant clairement qu’ils ne sont bons que s’ils contribuent à la sagesse, et qu’ils sont mauvais quand ils en éloignent.
Tout ce qui s’oppose à la sagesse et plus généralement au bonheur peut ainsi être considéré comme mauvais absolument. Il en va ainsi de l’ignorance, de la bêtise, de la misère, de la violence, des guerres, des maladies, de la laideur et de toutes les causes de tristesses, de peur et de haine, autrement dit l’ensemble des passions, des vices et des perversions dont souffre l’humanité.
Bien que je ne sache pas encore en quoi consiste exactement cette sagesse, je peux déjà la définir comme la santé de l’âme, la force de la raison ou la science du bonheur. La sagesse n’est en effet rien d’autre que l’art d’être heureux et elle est le but même de l’Éthique, cette partie de la philosophie que les anciens rattachaient à juste titre à la recherche de la meilleure manière de vivre et non à la seule connaissance intellectuelle.
Ce n’est donc pas le bonheur qu’il faut chercher, mais la sagesse, c’est-à-dire l’amélioration de soi.
De quoi ai-je besoin pour réaliser mon projet philosophique ? À bien y réfléchir, je n’ai besoin que de deux choses. La première, qui est de loin la plus importante, c’est de comprendre la nature autant que cela me sera possible. La première condition est donc l’acquisition de cette science que les anciens ont divisé en physique (l’étude des phénomènes visibles) et métaphysique (la compréhension de ses principes invisibles).
Il est en effet impossible d’atteindre une quelconque sagesse sans commencer par bien se connaître soi-même, et il est impossible de bien se connaître soi-même sans connaître la totalité de la nature dont nous ne sommes qu’une partie.
La deuxième chose dont j’aurais ensuite besoin sera d’établir une société fondée sur la sagesse et dans laquelle le plus grand nombre pourra facilement et sûrement parvenir au bonheur. La seconde condition est donc l’instauration de la justice.
Puisque mes passions viennent pour l’essentiel de mes relations avec les autres et de mon désir de plaire, il faut que je m’efforce de ne me lier avec autrui que d’une manière qui ne sera pas un obstacle à mon but. Je dois ainsi chercher avant tout l’amitié de mes proches et pour cela éviter tout conflit, abandonner toute forme de séduction et de compétition, toute recherche de réputation, de succès social et d’honneur. Au contraire : il me faut chercher à tirer avantage de mes relations avec les autres en cherchant seulement à m’accorder avec eux, du moins autant que possible, et en recherchant d’abord la compagnie des meilleurs d’entre eux. Je me préparerai ainsi à partager la vérité et le bonheur avec d’autres personnes bienveillantes à mon égard et en faire de vrais amis !
Les trois genres de connaissance
À y regarder de près, toutes nos pensées peuvent se ramener à trois types :
1. Celles qui viennent du corps. Ce sont les connaissances qui passent par les sens et toutes celles qui en dérivent, comme celles qui viennent de la mémoire et de l’imagination. C’est le cas par exemple de la perception d’un objet comme le soleil par nos yeux ou notre peau.
2. Celles qui viennent du raisonnement. Ce sont les connaissances que nous avons par déduction ou par induction. C’est le cas des opérations logiques et des calculs mathématiques.
3. Celles qui viennent de l’intuition. Je veux parler de la connaissance directe de l’essence d’une chose par l’usage de la seule intelligence, comme on le voit dans les mathématiques. Par exemple une idée évidente comme la nature du cercle.
Il est évident que la première catégorie ne peut apporter aucune connaissance absolument certaine. ---
Reste la troisième catégorie d’idées, celles qui naissent de l’intuition. À la différence des deux autres, la connaissance intuitive n’est composée que d’idées vraies. En effet, quand je conçois une chose d’après l’idée de son essence, je ne peux douter que ma pensée est vraie et il en est nécessairement de même pour tous les êtres pensants. Si je pense à la nature d’un cercle, je ne peux douter que tout cercle réel est nécessairement conforme à l’idée que je m’en fais : le résultat de la rotation d’un segment de droite autour d’un point.
J’ai donc trouvé la bonne méthode pour progresser vers la vérité et la sagesse : je dois abandonner toutes mes anciennes croyances fondées sur la perception vague du monde et reconstruire toutes mes pensées en ne raisonnant qu’à partir de mes intuitions.
Une intuition est la connaissance directe d’une chose par la conception de son essence. Intuitionner, c’est penser les choses telles qu’elles sont, selon la nécessité intrinsèque qui les fait être ce qu’elles sont. C’est ainsi que nous savons que deux plus trois font nécessairement cinq, que le tout est plus grand que la partie, qu’une sphère est le résultat de la rotation d’un cercle autour de son diamètre, que la joie est meilleure que la tristesse, qu’une réalité ne peut pas exister sans une cause, qu’une chose singulière diffère nécessairement d’une autre chose singulière, que le temps est la condition du changement et l’espace la condition du mouvement, etc. Toutes ces vérités sont certainement vraies parce qu’elles sont nécessaires, même si je ne perçois pas leur réalité physique avec mon corps. Quand je les pense, mon esprit est dans une totale clarté et une parfaite précision.
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Me voici donc à présent en possession de ma méthode : développer toutes mes pensées à partir de mes intuitions et déduire ensuite avec une parfaite clarté toutes les autres idées que je jugerai utiles pour progresser vers mon but (la sagesse) et recueillir son fruit (le bonheur).
PREMIÈRE PARTIE : ONTOLOGIE
L’ÊTRE INFINI : DIEU, C’EST-À-DIRE LA NATURE
Connaissons-nous la réalité que désigne le mot « être » par intuition ? Oui : nous le savons immédiatement sans avoir besoin d’expérience, de preuve ou d’argument, la notion d’être désigne par définition ce qui existe, tel que cela existe, par opposition à ce qui n’existe pas (que nous pouvons appeler l’irréalité ou le néant). Autrement dit, « être » est synonyme de « réalité en soi ».
L’être se distingue également de l’apparence, qui désigne la manière dont l’être apparaît à travers des images, des corps et des idées, et non ce qu’il est. Le bonheur, par exemple, caractérise une manière d’être qui correspond à une pleine satisfaction fort différente d’une simple apparence de bonheur. Ainsi, si tout être heureux a nécessairement un visage souriant, toute personne souriante n’est pas nécessairement pleinement heureuse, bien qu’elle puisse en donner l’apparence.
Nous comprenons par intuition qu’un être quelconque ne peut exister que de deux manières. Il peut soit exister en soi-même, soit exister en autre chose. Le bonheur par exemple n’existe pas en lui-même : c’est une réalité affective qui surgit dans notre conscience au même titre que les autres sentiments. De même nous sommes en tant qu’humains des réalités particulières au sein du monde animal et le monde animal existe lui-même à l’intérieur de la totalité de l’être. Le bonheur est ainsi une réalité relative, elle dépend d’autre chose qu’elle pour exister.
L’être infini peut être défini avec certitude et sans aucun doute possible comme la cause de soi, autrement dit comme ce qui s’auto-engendre, s’auto-organise, s’auto-déploie.
L’être infini est-il accessible à ma connaissance ? N’est-il pas transcendant à mon expérience ? Non : il est évident que l’être infini n’est pas transcendant, précisément parce qu’il est infini. Il est nécessairement immanent, c’est-à-dire intérieur au monde. Il est présent partout, à tout moment, en toute chose. Mieux : il constitue toute chose, puisque toute chose finie ne peut exister et apparaître que dans l’infini. L’être infini est donc la cause immanente de toute réalité. Moi-même je suis, comme toute chose, une partie de l’être infini, ou plutôt une de ses manières particulière d’être.
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Je peux donc bien distinguer l’être infini qui constitue la matrice de toute chose et les êtres finis qui sont les manières d’être particulières de cette matrice. Pour fixer le vocabulaire dans le langage habituel de la métaphysique, l’être infini peut être appelé « la substance » des choses (de sub-stare, « se tenir en dessous ») et les choses elles-mêmes peuvent être appelées des manières d’être de la substance, ou plus simplement des « modes », c’est-à-dire des modalités particulières de l’être infini. Chaque mode est ainsi l’expression singulière d’une partie déterminée de l’ensemble infini de toutes les potentialités de l’être infini.
Pour prendre encore une image, la substance et les modes sont dans le même rapport que la musique et les notes. La musique est la substance infinie immanente aux notes et les notes sont l’expression déterminée de cette substance infinie qu’est la musique.
Comme je l’ai déjà remarqué, il est dans l’essence de l’être infini d’être immanent, c’est-à-dire intérieur aux choses qu’il produit et détermine à exister. Cela veut dire qu’il n’est pas transcendant, c’est-à-dire extérieur et indépendant. En effet, rien ne peut par définition exister en dehors de l’infini. Ainsi, toutes les choses finies comme notre esprit et notre corps existent nécessairement dans l’être infini et sont causées par l’être infini. La substance infinie est donc immanente aux modes et toutes les choses ne peuvent exister que comme des modes de la substance.
Quel nom donner à la substance ?
La première vient des théologiens, des philosophes idéalistes et des croyants, il s’agit de « Dieu ». La seconde vient des physiciens, des philosophes matérialistes et des athées, il s’agit de « la nature ». L’avantage du mot Dieu est qu’il est défini dans notre langage comme l’être infini et éternel, créateur de toutes choses. L’avantage du mot nature est qu’il est défini comme la cause immanente, c’est-à-dire intérieure, de toute chose.
Étant donné que je ne m’intéresse ici qu’à la vérité concernant la réalité des choses et au moyen d’être pleinement heureux avec certitude, je ne vais pas me laisser arrêter à une querelle de mots et d’idéologie. La création de ces concepts vient de l’incompréhension des anciens philosophes qui n’avaient pas encore découvert le moyen de parvenir avec certitude à la vérité avec l’intuition et qui avaient donc distingué sous deux concepts les notions de Dieu et de nature comme si elles étaient séparées. Et comme j’ai montré que l’être infini était nécessairement à la fois éternel et immanent, je peux l’appeler à la fois Dieu et la nature, en sachant que ces deux mots ne désignent qu’une seule et même chose, l’être infini ou la substance immanente à toute chose.
Comment nommer les choses finies qui constituent l’univers spatio-temporel dans lequel nous vivons tous, autrement dit le monde des choses ? Nous disposons de deux termes pour les désigner : les corps et les esprits. Je pourrais ici utiliser le mot « âme » plutôt qu’esprit, mais je préfère employer ce dernier terme parce qu’il exprime mieux le caractère actif de production des idées qui est la réalité même de l’esprit. De plus, la notion d’âme est généralement associée à l’idée d’une substance autonome et séparée du corps, or nous avons déjà vu que l’être était nécessairement unique. J’appellerai donc corps la manière d’apparaître spatio-temporelle d’un être fini sous une forme matérielle et esprit sa manière d’apparaître psychique ou spirituelle sous forme d’une idée.
En général, la croyance humaine est que le corps et l’esprit constituent deux substances distinctes, qu’ils obéissent à leurs lois propres et qu’ils existent indépendamment l’une de l’autre, la matière d’un côté et la pensée de l’autre. Les habitudes de langage nous inclinent d’ailleurs à le croire lorsque nous employons des formules dualistes telle que « j’ai un corps » ou « mon corps me fait souffrir » comme si notre être était notre esprit et que celui-ci était différent de notre corps.
La plupart des hommes croient en effet qu’ils sont constitués par deux substances : d’un côté un corps matériel qui sent et qui désire, et de l’autre côté un esprit immatériel qui pense et qui veut. Mais quoique cette idée est naturellement acceptée par presque tous les hommes et la majorité des philosophes, de Platon à Descartes, je la rejette sans hésitation parce qu’elle n’est pas intuitive et qu’elle s’oppose à l’intuition de l’unité de l’être infini. Ce dualisme corps/esprit est en fait une simple croyance qui vient de ce que nous ignorons notre véritable nature et que nous avons été habitués à nous penser nous-mêmes comme toute chose par le moyen de l’imagination à travers des idées inadéquates. Nous imaginons ainsi avoir un esprit qui connaît et commande notre corps et un corps qui informe et affecte notre esprit, mais en réalité nous ignorons tout de l’un et de l’autre, et croyons naïvement ce qu’on nous en dit dans l’enfance sans faire l’effort de philosopher.
Parce qu’il existe nécessairement une seule substance, il est nécessairement vrai que ce que nous appelons le corps et l’esprit sont en réalité une seule et même réalité simplement considérée selon deux points de vue différents. L’intuition sensible de mon être me montre d’ailleurs clairement que je suis un, qu’il n’y a aucune différence entre percevoir mon corps et percevoir mon esprit. Ceci se voit en particulier clairement dans la manière dont nous vivons toute notre affectivité. Je sens bien en effet que la joie et la tristesse, le désir et la crainte, l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, les sensations affectent autant ce que j’appelle mon esprit que ce que j’appelle mon corps. C’est qu’en réalité ces soi-disant deux entités n’en font qu’une. Cela se voit aussi dans toutes mes perceptions. Tous les objets que je perçois par les sens apparaissent en moi sans que je puisse distinguer s’il s’agit de perceptions corporelles ou spirituelles.
Mon esprit peut ainsi percevoir un cheval de deux manières : soit comme le corps de ce cheval, perceptible par mon corps, soit comme l’idée de ce cheval, perceptible par la pensée. Mais le corps du cheval et son idée renvoient à la même réalité, le cheval lui-même, qui n’est ni corps ni idée, mais la réalité énergétique et la vie propre à ce cheval singulier, autrement dit l’être réel de ce cheval.
Je peux en déduire que toute énergie peut être perçue par notre esprit de plusieurs manières différentes, ainsi la matière et la pensée, mais qu’elle n’est en elle-même ni matière, ni pensée. La matière et l’esprit n’existent donc pas en elles-mêmes d’une manière absolue. Ce ne sont pas deux substances. Ce sont deux manières d’apparaître de l’unique substance, l’énergie infinie qui est en soi et par soi, autrement dit la Vie.
Pour résumer tout cela, l’esprit perçoit l’être à travers ses manières d’apparaître, qui sont au nombre de deux dans la perception commune des choses.
Je peux donc définir les attributs de l’être comme ce que l’esprit perçoit de la substance comme constituant son essence. Ainsi l’esprit croit qu’un homme est son corps lorsqu’il le perçoit sous l’attribut « matière », et il croit que ce même homme est son esprit lorsqu’il le perçoit sous l’attribut « pensée ». Mais en réalité ces deux croyances sont illusoires car cet homme n’est ni corps, ni esprit, mais manifestation singulière de l’énergie unique de la Vie sous deux apparences qui semblent différentes.
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Pour employer le vocabulaire des philosophes, l’ontologie est une phénoménologie, et la phénoménologie est une physique. Inversement la physique est une phénoménologie, et la phénoménologie est une ontologie. Du point de vue de la sagesse, ces distinctions n’ont d’ailleurs pas de sens. Il n’y a qu’une science : la connaissance de l’être par l’être. Il n’y a qu’une religion : le respect du sacré de la Vie en toute chose.
Cependant la phénoménologie (la perception immédiate des corps et des pensées par la conscience) ne peut, pas plus que la physique (la science des phénomènes naturels), amener l’esprit à l’intuition de l’essence des choses tant qu’il n’a pas une intuition de l’essence de l’être comme étant la Vie.
C’est pourquoi la philosophie doit, tant dans la description du réel (phénoménologie) que dans l’étude des lois de la nature (physique) commencer par la méditation que tout est Vie (ontologie) ou bien être condamnée à demeurer dans le scepticisme. La sagesse est vitaliste ou elle n’est pas.
Nature naturante et nature naturée
On peut appeler « nature naturante » l’objet de l’ontologie, c’est-à-dire Dieu, et « nature naturée » l’objet de la phénoménologie, c’est-à-dire le monde des corps et des idées. La nature naturante est la source éternelle de toutes les choses possibles, la nature naturée est l’ensemble des choses existantes à un moment donné. La première est l’énergie constitutive de la Vie. La seconde est l’énergie constituée des vivants.
Une conclusion extraordinaire se dégage de tout cela : tout, dans le monde, existe nécessairement de la manière dont la Vie le détermine à exister à chaque instant. En d’autres termes, le hasard n’existe pas. Tout est nécessaire, rien n’est contingent. Tout ce qui arrive ne peut arriver autrement que comme cela arrive, d’après la nécessité de la nature divine, selon des causes déterminées, elles-mêmes déterminées par d’autres causes, et ainsi de suite, au sein d’un libre déterminisme ontologique à la fois universel et absolu.
Remarquons que ce déterminisme absolu n’est pas un fatalisme : les événements de l’univers ne sont pas fixés à l’avance, pas plus dans les choses que dans l’homme. À tout moment tout ce qui existe peut agir de manière créatrice par le pouvoir de Dieu, c’est-à-dire de la nature. Ainsi l’homme peut-il être considéré comme un être libre, non parce qu’il s’affranchit du déterminisme, mais parce qu’il agit dans la pleine conscience de sa propre détermination. Un homme est libre lorsqu’il crée sa vie en usant de la puissance créatrice par laquelle la Vie universelle crée à tout moment la vie singulière du monde présent. Le destin est donc une aventure.
Il suit également de tout cela une autre conclusion extraordinaire, à savoir que le monde est toujours parfait. Non certes parce qu’il correspond à un idéal de l’imagination humaine d’où le mal, la mort et la souffrance seraient éliminés, mais parce qu’il est à chaque moment tout ce qu’il peut être et qu’il ne peut être autrement. En général, nous appelons imparfait ce que nous comparons à un modèle imaginaire de ce que nous aimerions voir, mais dans la réalité tout est aussi bien que cela peut être. Réalité et perfection sont donc synonyme.
Pourquoi les hommes sont-ils tous dans l’illusion finaliste ? La réponse est simple : parce qu’ils naissent dans l’ignorance de la vérité et qu’ils désirent néanmoins être heureux et trouver ce qui leur est utile. Les hommes sont en effet déterminés comme toute chose à être ce qu’ils sont, à faire ce qu’ils font et à penser ce qu’ils pensent selon une nécessité intérieure qui leur échappe, nécessité qui n’est autre que celle de leur désir d’une vie meilleure, autrement dit d’un plus grand bonheur. Bien qu’ils ressentent une certaine indépendance par rapport au reste de la nature, les hommes ne possèdent aucun possibilité d’échapper à ses lois. Il ne possède donc aucun libre arbitre. Ils ne peuvent agir que selon la nécessité de leur désir, en faisant ce qu’ils pensent être le mieux, selon des idées déterminées par la nature de ce qu’ils sont. Ainsi ils se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs désirs et de leurs pensées, mais pas des causes qui les disposent à désirer et penser.
En effet, les hommes agissent toujours en vue d’une fin qui est la réalisation de leur désir. Comme ils sont d’abord ignorants, ils ne cherchent pas à comprendre la cause réelle de leurs actes, ils ne pensent qu’aux buts qu’ils se sont fixés et imaginent que ces fins existent en eux-mêmes. Et comme ils rencontrent hors d’eux et en eux un grand nombre de moyens qui leur sont d’un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils considèrent que les êtres de la nature sont comme des moyens à leur usage. Et comme ils ont rencontré ces moyens tout faits dans la nature, ils croient spontanément qu’il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur. Ainsi est née la croyance dans un Dieu transcendant pour les religieux ou dans une nature qui agit intentionnellement pour les athées, et c’est ainsi qu’est née l’illusion que Dieu ou la nature agissaient comme eux-mêmes en vue d’une fin.
Toute morale est un ensemble de devoirs qui reposent sur la croyance dans un bien et un mal indépendant des hommes et dans la certitude que chacun dispose d’un libre arbitre pour décider de faire le bien plutôt que le mal. Or il est évident qu’une réalité n’est bonne ou mauvaise que relativement à un homme particulier et que rien de ce qui existe n’a le pouvoir d’agir autrement que selon le déterminisme absolu de la nature. En Dieu, c’est-à-dire dans la nature, il n’existe ni bien ni mal. Tout ce qui arrive, arrive nécessairement, et les hommes font toujours ce qu’ils croient être bon pour eux. Les moralistes exigent pourtant des hommes qu’ils obéissent à des devoirs censés s’opposer à leur désir pour réaliser ce qu’ils considèrent être « le bien » et ils les condamnent sans comprendre qu’il leur est impossible d’agir autrement que par la force de leur désir. Tout devoir est en effet l’expression d’un désir, et toute valeur n’existe que de manière relative à un désir. De ce fait toutes les obligations morales sont illusoires et l’adhésion à une morale est un obstacle à l’éthique, c’est-à-dire à la recherche du bonheur de tous par la compréhension de ce qui est réellement bon ou mauvais pour chacun dans la réalité, selon les lois de la nature, sans faire intervenir aucun devoir. L’éthique exclut ainsi toute notion de devoir moral et ne s’appuie que sur la compréhension de la nécessité naturelle de ce qui arrive, autrement dit sur la puissance de la Vie. Le désir d’un « devoir être » vient toujours d’une incompréhension de la nécessité. Ainsi moins on comprend les hommes, plus on les condamne.
L’éthique ne condamne rien de la réalité. Elle conduit à agir d’après la compréhension joyeuse de ce qui est bon pour tous, d’après le seul critère de la réalisation du désir de joie selon la raison, sans se préoccuper d’aucun devoir être ni d’aucune valeur absolue. La sagesse conduit donc nécessairement à vivre libre de toute morale et à agir par la seule nécessité de son désir pour faire naturellement ce que chacun peut comprendre avec sa raison comme source de joie pour tous les hommes, ce qui est d’ailleurs l’essence même de la véritable moralité.
DEUXIÈME PARTIE : ANTHROPOLOGIE
L’ÊTRE HUMAIN : L’ESPRIT ET LE CORPS
Comme je l’ai déjà démontré, l’être humain n’est rien d’autre qu’une partie de la nature. Chaque homme et chaque femme est une manière d’être particulière et déterminée par laquelle la Vie existe. Chaque être humain est une manifestation absolument singulière de la puissance divine de la Vie.
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Nous ne concevons en effet que des corps et des idées. Quand un homme perçoit son être dans la pensée, il s’apparaît comme un esprit à travers la forme d’une idée, sa conscience, elle-même constituée d’un grand nombre d’autres idées (sensations, émotions, sentiments, perceptions, souvenirs, concepts…). Quand un homme se perçoit dans l’étendue, il s’apparaît comme de la matière, à travers la forme d’un corps, son corps, lui-même composé d’un grand nombre d’autres corps (organes, tissus, cellules, molécules…), effectuant de nombreux mouvements et subissant de nombreuses transformations. En réalité, ni l’esprit ni le corps n’existent séparément et en tant que tels. Ils sont uniquement les manières dont un être humain s’apparaît à lui-même. La découverte de cette vérité est essentielle : l’anthropologie ne peut devenir une éthique que si elle se libère de l’illusion fondamentale de l’humanité, le dualisme corps/esprit.
J’ai déjà démontré que le corps humain et l’idée de ce mode qu’est l’esprit humain sont une seule et même chose exprimée de deux manières. L’esprit est l’expression pensante d’un être et le corps est son expression spatio-temporelle. Cependant ces deux expressions existent nécessairement en même temps, puisqu’elles sont deux manifestations d’un même être. La distinction habituellement faite entre le corps et l’esprit comme deux réalités séparées n’est qu’une illusion due au fait que l’esprit humain a spontanément une idée fausse, c’est-à-dire partielle et confuse, de toute chose.
Cependant, quand nous avons une idée adéquate de nous-mêmes, c’est-à-dire quand nous pensons la réalité comme la Vie la conçoit, nous percevons notre unité ontologique sans pour autant cesser de nous apparaître comme un esprit et un corps. L’esprit humain ne peut se concevoir adéquatement qu’en ayant une conception adéquate de la Vie dont il n’est qu’une expression particulière et déterminée.
L’esprit humain n’est donc pas la production d’un cerveau comme le croient les matérialistes, ni la propriété d’une âme créée par un Dieu transcendant et associée au corps, comme le croient les idéalistes. Ces croyances sont en effet inintelligibles et ne sont que des vues partielles de l’imagination. L’esprit humain ne peut être que l’expression particulière de l’esprit infini de la Vie dans un corps singulier, le corps humain. C’est pourquoi il faut à présent chercher à mieux comprendre ce qu’est l’esprit de la Vie.
Quand un homme pense une idée telle que la Vie la conçoit, alors son esprit est dans la vérité. La vérité n’est donc pas l’accord accidentel entre un jugement humain et une réalité extérieure, comme on le croit généralement, par exemple quand une personne dit « il neige » alors qu’il neige. La vérité est en réalité l’intuition des choses tels que la Vie les conçoit selon sa libre nécessité interne. Ainsi l’esprit humain est dans la vérité quand il pense la réalité de manière intuitive selon sa nécessité logique immanente, par exemple quand il conçoit la Vie comme l’être infini, ou bien un cercle comme la rotation d’un segment de droite autour d’un point fixe ou encore le bonheur comme une satisfaction totale, c’est-à-dire une joie pure de toute tristesse.
Deux grandes conséquences anthropologiques découlent de cette identité causale entre les corps et les idées : d’abord, que rien ne se passe dans un esprit humain qui ne se passe également et en même temps dans son corps, et réciproquement. Ensuite, qu’aucune interaction entre l’esprit et le corps ne peut exister : c’est seulement par des idées que d’autres idées peuvent être déterminées par la Vie à exister, et seulement par des corps que d’autres corps peuvent également apparaître.
Corps et esprit expriment en effet une réalité absolument unique, une seule énergie humaine, mais ils l’expriment chacun selon deux apparences distinctes, que nous pouvons connaître séparément à travers chaque attribut.
Ce monisme s’applique à absolument toute la réalité humaine et doit être la base d’une réforme du langage humain dont l’essentiel reste dualiste, y compris chez ceux dont le but est la recherche de la vérité, les scientifiques. Pour ne donner qu’un exemple emprunté à la médecine, on a coutume de parler des maladies de l’esprit en les distinguant des maladies du corps comme si les unes pouvaient exister sans les autres. Mais il est évident qu’une maladie de l’esprit est aussi une maladie du corps, et inversement, puisqu’il s’agit de la même chose, considérée sous deux attributs. Ainsi il n’y a pas de désordre psychique sans désordre physique.
La nature de la conscience est ainsi complètement élucidée : la conscience n’est rien d’autre que l’idée intuitive qu’un être a de lui-même et de ses affects, et la réflexion est l’idée de cette idée, accompagnée de nouveaux affects. Quant au raisonnement, il est l’association des idées entre elles, selon un ordre et une connexion qui exprime le lien naturel que ces idées entretiennent entre elles. Un raisonnement est vrai quand il suit un ordre conforme à la nature. Il respecte alors ce que les anciens, tels Héraclite, appelaient le logos, et prend le nom de logique ou de discours raisonnable. Il est faux au contraire quand il suit un ordre différent, créé par l’imagination, procédant par simple association d’idées, et on peut l’appeler erroné, illogique, déraisonnable ou délire, selon son degré de fausseté.
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En effet, les idées qui se rapportent aux essences de choses sont contenues dans l’esprit infini de la Vie. Elles peuvent donc se comprendre directement à partir d’elle, sans référence à d’autres causes, exactement comme les propriétés d’une figure géométrique se déduisent de la définition de cette figure sans qu’on ait besoin de faire intervenir des idées extérieures.
Par contre, les idées qui se rapportent à des choses singulières que nous percevons avec notre corps ne naissent pas directement de l’intuition de la Vie. Elles naissent de ce que notre esprit est affecté par leur perception sensible. Ainsi, si Pierre voit le corps de Marie, l’idée qu’il s’en forme n’est pas l’essence de Marie telle que la Vie la conçoit, mais ce que le corps de Pierre peut en percevoir d’après le déterminisme des lois de la nature, et cette connaissance perceptive ne peut être qu’inadéquate. Elle ne lui fait connaître que les effets du corps de Marie sur son propre corps. C’est pourquoi les sciences de la nature ne peuvent être vraies que si elles théorisent l’expérience perceptive à partir de l’ontologie, ce que les scientifiques font rarement, habitués qu’ils sont à penser le monde à partir des préjugés dualistes.
En voilà assez sur la connaissance du monde par les sciences de la nature. Comment maintenant l’esprit humain peut-il se connaître lui-même adéquatement ?
Le pouvoir de l’esprit et les trois genres de connaissance
La première regroupe les idées qui naissent de la perception des choses extérieures, la mémoire et l’imagination, et je l’appellerai opinion, terme qui signifie croyance douteuse.
En effet, notre esprit est modifié en permanence lorsque notre corps est affecté par des corps extérieurs. Il forme des idées des affections du corps au fur et à mesure que celles-ci se produisent dans les parties du corps, et par ces idées il perçoit simultanément son propre corps et les corps extérieurs qui l’affectent sans pouvoir distinguer ce qui relève de l’un et ce qui relève des autres.
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L’esprit ne se connaît lui-même que par les idées des affections dont le corps est affecté. La connaissance spontanée qu’a l’esprit de lui-même (la conscience) est d’abord imaginaire parce qu’elle est associée aux affections du corps par d’autres corps, autrement dit par les images des corps. L’esprit n’est alors pas sujet mais objet de la connaissance qu’il a de lui-même. Il ne se connaît que comme idée des affections du corps. Or les idées spontanées que nous formons des choses par l’intermédiaire de ces représentations imaginaires sont toutes inadéquates. Elles ne permettent en effet ni la connaissance de l’essence des choses extérieures ni la connaissance du corps humain. Elles ne sont pas claires et distinctes, mais confuses et partielles.
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En résumé, nous sommes tous par nature des ignorants, des enfants soumis à la connaissance du premier genre par simple opinion, et nous ne connaissons rien ni des choses ni de nous-mêmes tant que nous n’avons pas eu accès à une connaissance certaine qui comprend les choses selon leur nécessité intrinsèque.
Nous pouvons généraliser l’ensemble des attitudes vicieuses des hommes à partir de ce simple exemple. Nos idées fausses résultent toujours de ce que nous imaginons les choses que nous ne connaissons pas à partir de la perception ou de l’imagination sur la base de nos affects et de notre mémoire. Ainsi, comme je l’ai déjà dit, les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. Leur idée de la liberté vient de ce qu’ils ne connaissent aucune cause à leur action et qu’ils l’attribuent à la volonté qui n’est qu’un mot qu’ils emploient sans en connaître la signification. De même quand nous regardons le soleil, nous l’imaginons petit et distant de quelques dizaines de kilomètres bien que nous sachions qu’il est immense et à des millions de fois plus loin, parce que nous en formons une idée confuse dont l’origine est l’affection de notre corps par le soleil.
Il n’y a dans l’esprit humain aucune volonté libre puisqu’il est nécessairement déterminé à vouloir une chose par une cause qui est elle aussi déterminée par une cause et ainsi de suite à l’infini. Il en est de même de tous les modes du penser comme comprendre, désirer, aimer.
Par conséquent, il n’existe pas de facultés dans l’esprit comme « la volonté » ou « l’entendement ». Ces notions sont des universaux, c’est-à-dire des fictions générales imaginées par les hommes pour parler de ce qu’ils ne comprennent pas. En réalité, l’entendement et la volonté sont avec telle ou telle idée dans le même rapport que la « pierréité » avec telle ou telle pierre ou l’homme avec Jacques ou Paul.
La notion de volonté sert dans le langage à désigner la faculté par laquelle l’esprit affirme ou nie ce qui est vrai ou faux, alors que le désir désigne la faculté par laquelle l’esprit poursuit les objets ou bien les fuit. Mais en réalité il n’existe dans l’esprit aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation ou négation, en dehors de celle qui est contenue dans l’idée elle-même.
L’idée du triangle par exemple enveloppe l’affirmation selon laquelle la somme de ses trois angles est égale à deux droits. Cette affirmation ne peut être conçue sans l’idée du triangle et inversement. Cette volition par laquelle l’esprit affirme cette vérité au sujet du triangle n’est donc rien en dehors de l’idée du triangle elle-même.
La volonté et l’entendement sont donc en réalité une seule et même chose. La volonté, qui désigne la faculté d’affirmer, et l’entendement, qui désigne la faculté de comprendre, ne sont en effet rien en dehors des volitions et des idées singulières elles-mêmes, et ces volitions et ces idées sont une seule et même chose.
Cette connaissance adéquate peut s’effectuer pour toutes les idées, y compris les idées sensibles et perceptives. Lorsque par exemple je place un aliment dans ma bouche, je peux connaître adéquatement mon désir de le manger à partir de l’affect de saveur que je ressens. La volition de le manger et la compréhension de son goût sont alors une seule et même chose, et dans la mesure où cet affect est une joie, ou du moins un certain plaisir, ma volition est une affirmation.
Il en est de même des souvenirs et des projections que l’on fait dans le futur : c’est l’affect lié à ces perceptions qui nous dispose à les désirer ou au contraire à les fuir. Ainsi un projet quelconque sera d’autant plus conçu comme désirable qu’il peut être compris de manière adéquate comme source de joie dans le présent. La volonté et la compréhension sont donc bien une seule et même chose. En d’autres termes, plus je comprends ce que je pense dans la joie, plus je veux ce que je désire dans la foi.
L’intérêt de cette compréhension
Quelle est l’utilité de cette anthropologie pour la vie ? Je vois déjà quatre points importants.
1) Elle nous est utile en ce qu’elle nous apprend que nous agissons par la seule puissance de la Vie, que nous sommes donc des participants de la nature divine tant par le corps que par l’esprit et cela d’autant plus que nous accomplissons des actes plus parfaits et la comprenons de plus en plus.
Ainsi, outre que cette compréhension procure un entier lâcher prise et une profonde sérénité par rapport à notre supposée responsabilité sur le cours des événements, elle a l’avantage de déjà nous enseigner en quoi consiste notre suprême bonheur, c’est-à-dire notre béatitude : elle consiste en la seule connaissance des moyens par laquelle nous sommes conduits à n’accomplir que les actions que conseille l’amour de la vie, d’une manière qui découle de la puissance de notre raison, c’est-à-dire notre sagesse.
2) Elle est utile en ce qu’elle nous enseigne à nous conduire avec sagesse face aux choses qui ne sont pas en notre pouvoir. La sagesse nous invite en effet à supporter d’une âme égale et avec une même joie de fond les deux faces de la fortune, les échecs comme les succès, puisque rien ne peut être autrement que comme la Vie le détermine.
3) Elle est utile à la vie sociale en ce qu’elle enseigne à ne haïr, ne mépriser, ni se moquer de personne, ni à s’irriter ou envier quiconque, mais à être satisfait de son sort, à aider autrui autant que possible, non par pitié ou superstition, mais par la raison et de bon cœur, selon ce qu’exige le moment et la situation.
4) Elle est enfin utile à la société commune en ce qu’elle enseigne selon quels principes les citoyens doivent être gouvernés et conduits afin qu’ils ne soient pas réduits à une dépendance d’esclave mais en mesure d’accomplir librement les actions les meilleures
TROISIÈME PARTIE : PSYCHOLOGIE
L’AFFECTIVITÉ : LES PASSIONS ET LES VERTUS
Tous nos comportements dérivent de nos idées et toutes nos idées sont associées à des sentiments et des émotions, autrement dit aux affects qui déterminent nos passions et nos actions. Comme tout dans la nature, ces affects ne surviennent pas au hasard. Ils se forment à partir des rencontres que nous faisons à chaque instant avec les choses extérieures. Tout au long de notre existence, notre corps rencontre en effet en permanence d’autres corps qui augmentent ou diminuent sa puissance d’être et d’agir. En même temps, notre esprit conçoit les idées de ces affections et il est lui-même modifié dans le même sens : augmentation ou diminution de puissance.
Nous avons coutume d’appeler ces modifications intérieures des émotions et des sentiments, mais je préfère à ces termes ceux plus généraux et plus précis d’affect et d’affection.
J’appellerai affections les modifications que le corps subit lorsqu’il est affecté par d’autres corps et affects les idées qui correspondent à ces affections dans l’esprit.
Lorsque par exemple nous voyons une personne, nous sommes modifiés par cette perception. Notre corps subit alors des affections diverses suivant la nature de cette personne et les effets que sa perception engendre dans notre corps. Si cette personne nous semble belle, sympathique ou aimable, notre puissance d’agir est augmentée parce que notre puissance d’être se trouve augmentée dans le sens de notre désir. Nous ressentons alors de la joie et un désir d’entrer en relation avec elle pour conserver et augmenter encore notre joie. Si par contre nous ne l’aimons pas, la trouvons laide ou antipathique, notre puissance d’agir en est diminuée et nous ressentons de la tristesse et un désir de la fuir pour diminuer notre tristesse.
Il existe donc fondamentalement deux types d’affects : les joies et les tristesses. Je prends bien sûr ces termes dans un sens plus large qu’à l’ordinaire : j’appelle joie l’augmentation de notre puissance, autrement dit une affection par laquelle nous sentons que notre être affirme son essence et réalise sa liberté. La tristesse est au contraire une diminution de puissance, autrement dit c’est une affection par laquelle nous sentons que notre être est entravé dans son désir de bonheur et diminué dans sa liberté.
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Un affect est ainsi simplement la manière dont notre être est modifié en mieux ou en pire par le simple fait qu’il existe en relation avec d’autres êtres.
Ceci étant posé, nous savons par intuition qu’il existe deux sortes d’affects : d’une part ceux qui n’expriment pas la perfection de notre essence et toute notre puissance et ce sont ces affects que les philosophes appelle depuis l’Antiquité les passions (ainsi la joie et la tristesse, l’amour et la haine, la crainte et la colère, la jalousie et l’orgueil, etc.). Et d’autre part ceux qui réalisent notre nature et nous font bien agir, d’une manière libre et raisonnable, ce que les anciens philosophes ont appelé les vertus (ainsi la justice et le courage, la prudence et la générosité, la tolérance et la simplicité, la douceur et l’humour, etc.)
La différence entre les passions et les vertus est intuitive, c’est-à-dire qu’elle est immédiate et certaine : les premières s’accompagnent toujours d’un certain sentiment de servitude, de dissociation entre soi et soi-même, de confusion intellectuelle et donc d’un certain malaise, et cela même quand elles sont joyeuses. Au contraire, les vertus sont des affects de joie qui expriment notre puissance et s’accompagnent toujours d’un sentiment de liberté, d’unité, d’harmonie et de clarté.
Il est particulièrement important pour l’éthique de bien voir la différence qu’il y a entre les joies passionnelles et les joies vertueuses. Bien qu’agréables, les premières sont passives et n’ont pas pour cause ma seule puissance. Elles n’expriment pas totalement mon essence et ne me donnent pas un sentiment de plein contentement. Au contraire les secondes sont actives et expriment la perfection de mon essence, qui est elle-même l’expression de la perfection de l’essence de la Vie.
Remarquons d’abord ici que je n’emploie pas le mot « passion » dans son sens positif d’enthousiasme pour une chose. Il ne signifie aucunement l’amour intense pour un objet que nous préférons aux autres : la passion pour un art, une science ou un jeu. Je l’utilise dans son sens premier d’affect passif. Les passions désignent ainsi toutes les affections du corps qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent notre puissance d’agir, et aussi les idées de ces affections. Au contraire j’appelle vertus les affects actifs qui accompagnent la pensée adéquate et qui a pour origine la compréhension intuitive des choses par la raison.
La grande différence entre les passions et les vertus est donc leur origine. Quand nos affections ont pour cause notre essence, elles s’accompagnent d’idées adéquates, autrement dit de compréhension des raisons qui nous font penser et agir, et ce sont alors des vertus, des forces affectives actives par lesquelles nous agissons librement dans la joie pour faire le bien. Quand au contraire elles ont pour cause un événement extérieur qui affecte notre corps sans être compris par la raison, elles s’accompagnent d’idées inadéquates et ce sont alors des passions : des forces affectives passives par lesquelles nous sommes amenés à augmenter notre joie sans réellement comprendre ni agir en ce sens.
Dans ce cas, notre esprit subit la puissance des choses extérieures et nous pouvons dire qu’il pâtit de la situation et qu’il est pour ainsi dire coupé de sa propre essence. Dans l’autre cas, notre esprit exprime pleinement sa puissance créatrice et nous pouvons dire qu’il agit et jouit réellement de son être, c’est-à-dire de sa puissance de vie (vertu signifie étymologiquement puissance).
Pour ne donner qu’un exemple simple de ces deux grandes formes d’affects, nous pouvons envisager le sentiment amoureux que l’esprit éprouve nécessairement pour tout ce qui lui donne une joie très intense de l’ordre de l’enchantement.
Notre affect amoureux est passif et source de passions (haine, colère, jalousie, remords, etc.) si la joie que ressent notre esprit est liée à des idées inadéquates de nous-mêmes et de l’être que nous aimons. Autrement dit, l’état amoureux est une passion lorsqu’il est fondé sur une pensée illusoire et non sur la connaissance de la vérité. Cela arrive chaque fois que nous ressentons de l’amour pour quelqu’un parce qu’il nous a donné de la joie et non parce que nous le connaissons de manière adéquate comme l’expression de la Vie.
Au contraire, notre état amoureux est une vertu (c’est-à-dire qu’il s’accompagne de générosité, tolérance, douceur, justice, etc.) lorsque notre joie a pour origine la réalisation de notre essence, autrement dit lorsque notre amour est fondé sur la pensée adéquate de nous-mêmes et de l’être aimé, indépendamment de ses actes et de nos affections corporelles. Car dans ce cas seulement notre joie exprime la puissance de la Vie qui est essentiellement immanente à nos êtres, et non la modification accidentelle et ponctuelle de notre corps par un corps extérieur.
Parce qu’il engendre toujours un attachement à la cause de notre joie, l’état amoureux passionnel crée toujours de la servitude et de la tristesse, même lorsqu’il est dominé par la joie. En effet, étant accompagné d’idées inadéquates, il engendre nécessairement en plus de l’amour des affects passifs qui nous conduisent à mal agir, en particulier l’espoir, la déception et la colère, à chaque fois que l’être aimé frustre un de nos désirs. La passion amoureuse constitue donc bien la source essentielle de notre malheur, comme je l’ai déjà plusieurs fois remarqué. Au contraire, tout état amoureux vertueux engendre sérénité, liberté et joie, parce qu’il nous ouvre à un amour détaché de toute condition, ce qu’on appelle l’amour inconditionnel. L’amour vertueux constitue ainsi la source essentielle du bonheur, et cela quelle que soit la personne ou l’objet auquel nous sommes liés d’amour.
Ainsi, notre esprit est actif ou passif, libre ou esclave, en fonction d’un seul paramètre : selon qu’il forme des idées adéquates ou inadéquates. Le fait que l’esprit soit actif et librement vertueux ou bien passif et soumis aux passions ne vient donc en aucune manière des modalités particulière du corps ni de la qualité de ce que l’on vit, mais seulement du fait que notre esprit comprend ou ne comprend pas ce qu’il est et ce qu’il pense. Autrement dit, et contrairement à la croyance commune, notre bonheur dépend moins des circonstances dans lesquelles nous vivons que de la manière dont nous les comprenons.
Tout notre bonheur et notre malheur s’explique donc entièrement par la nature de nos idées : plus nous imaginons les choses de la nature sans les comprendre, plus nous sommes passifs, esclaves et tristes. Plus nous les comprenons tels que la Vie les conçoit, par des idées adéquates et des affects actifs, plus nous sommes vertueux, libres et joyeux, et cela quelle que soit la nature de ce que nous vivons.
Mon but étant de comprendre le remède aux passions et le moyen de vivre dans la liberté, j’ai besoin à présent de bien comprendre l’ensemble de nos affects, en particulier ceux qui nous rendent passifs et malheureux. Je vais donc maintenant examiner les raisons qui nous empêchent ou nous permettent de bien les comprendre.
L’incompréhension commune de l’affectivité
La plupart des hommes pensent que la passion est l’action que le corps exerce mécaniquement sur l’esprit et inversement que la volonté est l’action qu’exerce librement l’esprit sur le corps. Or j’ai déjà établi que cette croyance doit être totalement abandonnée. La vérité, c’est que le corps et l’esprit sont en même temps actifs ou passifs selon la nature de nos idées et de nos affects.
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Pour clarifier le vocabulaire, nous pouvons appeler décision l’acte par lequel notre désir s’affirme quand nous le considérons sous le point de vue de la pensée et l’expliquons par cet attribut, et motivation quand nous le considérons sous le point de vue de l’étendue et l’expliquons par les lois du mouvement et du repos. En réalité, décision et motivation sont une seule et même chose : la domination d’un affect sur les autres.
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Toute la psychologie doit en fait rompre avec ces croyances et accepter comme base fondamentale l’identité corps-esprit que nous avons établie par l’ontologie. Elle doit comprendre que le désir et la volonté, ou si l’on préfère la motivation et la décision, sont une seule et même chose, et que par conséquent notre esprit ne prend jamais aucune décision de manière autonome par un libre arbitre. C’est la Vie qui nous détermine à chaque instant à vouloir ce que nous voulons, à désirer ce que nous désirons et à faire ce que nous faisons. Cela ne signifie pas que nous ne soyons pas responsables de nos désirs, nos décisions et nos actions. Cela signifie que nous ne pouvons pas désirer, penser et agir autrement que de la manière dont nous le faisons à chaque instant.
Une des causes de notre incompréhension de l’affectivité est notre habitude d’en parler avec un langage inadéquat qui nous empêche de faire les bonnes distinctions conceptuelles. Nous parlons ainsi de nos affects, passions, émotions et sentiments sans bien comprendre leur réalité sous-jacente. Nous légitimons ainsi certains affects parce que nous les croyons nécessaires (ainsi la jalousie, le remords, la colère, la crainte, la pudeur, la pitié…) alors qu’ils ne sont à l’évidence que des manifestations d’impuissance et des signes de notre manque de vertu.
C’est pourquoi nous devons clarifier là encore le vocabulaire, c’est-à-dire faire œuvre de philosophe.
Les émotions et les sentiments
L’usage appelle « émotion » les brusques variations affectives qui viennent de ce que notre corps rencontre un stimulus intense qui l’écarte de son équilibre. Nous sommes par exemple saisis par une émotion lorsque nous voyons l’irruption d’un danger qui déclenche en nous une frayeur soudaine, ou bien d’une personne séduisante qui provoque un sentiment amoureux ou encore d’une personne irritante qui suscite notre colère. Le terme émotion désigne alors la force affective qui nous met spontanément en mouvement pour agir de manière à retrouver notre équilibre affectif, conformément à la loi de la Vie, qui est de persévérer dans son être. L’émotion de peur nous détermine par exemple à prendre la fuite devant le danger, celle d’amour à chercher à séduire l’être aimé ou celle de colère à attaquer notre agresseur, chaque émotion étant accompagnée des manifestations physiques spécifiques de ces affects : battements cardiaques, variations respiratoires, modifications du tonus musculaire, sécrétions hormonales, tremblements, rires, cris, etc.
Par différence, l’usage appelle « sentiment » les modalités affectives modérées ou constantes par lesquelles nous apprécions la qualité des choses comme l’amour et le désir des bonnes choses, la peur et le dégoût des mauvaises choses, etc.
En réalité, l’émotion et le sentiment ne sont qu’une seule et même réalité affective diversement appréciée par l’esprit selon qu’il est vivement et rapidement affecté ou au contraire modérément et durablement affecté par certains objets. Je ne nie pas que ces affects aient des propriétés différentes, mais ces différences ne sont pas essentielles par rapport au but que je me suis fixé. Par conséquent, je ne parlerai plus par la suite d’émotions et de sentiments, mais seulement d’affections et d’affects en les distinguant seulement sous les termes de passions et de vertus, c’est-à-dire d’affects passifs et actifs. Que nos affects soient passifs ou actifs est en effet la seule chose qu’il importe de comprendre en psychologue au niveau de l’éthique.
La loi fondamentale de l’affectivité
Quand cet effort vers la joie est rapporté par l’esprit exclusivement à lui-même, nous pouvons l’appeler volonté. Quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps ensemble, on peut le nommer appétit.
L’appétit est donc l’essence même de l’homme. Autrement dit, l’appétit de joie est la base de toutes les affections humaines, et c’est pour satisfaire cet appétit que l’homme est déterminé à les produire à travers toutes ses pensées et toutes ses actions.
Entre l’appétit et le désir il n’y a aucune différence, si ce n’est que le désir est connu par l’homme qui prend conscience de son appétit. C’est pourquoi on peut le définir de la sorte : le désir est l’appétit avec conscience de lui-même.
En résumé, nous pouvons formuler la loi fondamentale qui régit la psychologie humaine :
Le désir est l’essence de l’homme.
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La joie est un affect par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande, et la tristesse un affect par laquelle il passe à une moindre perfection.
Puisqu’il faut bien distinguer dans le langage les événements du corps et ceux de l’esprit, je garderai les termes de joie et de tristesse pour désigner les affects d’augmentation ou de diminution de puissance de l’esprit.
Quand je rapporterai les affects à la fois au corps et à l’esprit, la joie sera désignée par les termes de plaisir ou de gaieté. Quant aux affects de tristesse qui concernent aussi le corps, j’utiliserai ceux de douleur ou de mélancolie.
Les termes de plaisir et de douleur se rapportent ainsi à l’homme quand une de ses parties est plus affectée que les autres. Ceux de gaieté et de mélancolie lorsque toutes ses parties sont également affectées.
Le plaisir peut donc être défini comme une joie partielle ou locale qui affecte simultanément notre corps et notre esprit. De la même façon la douleur est une tristesse partielle ou locale. La gaieté est au contraire une joie générale ou globale qui affecte notre corps et notre esprit et la mélancolie une tristesse générale ou globale.
Les labyrinthes de la vie passionnelle
Quoi que nous fassions, nous sommes en effet toujours déterminés par un désir qui nous pousse à faire ce que nous imaginons qui va nous donner le plus de joie. Cela est vrai également quand nous faisons quelque chose que nous ne désirons pas réellement et qui nous donne de la tristesse, par exemple être violent, obéir à des ordres ou travailler, parce que nous imaginons alors que ces actions sont nécessaires à une certaine joie et parce que, n’étant pas dans la raison, nous imaginons que nous ne pouvons pas faire autrement pour être dans la joie. En quoi nous nous trompons le plus souvent tragiquement.
Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils agissent d’après leur opinion plutôt que d’après leur raison. Et c’est pourquoi toute la philosophie enseigne à cesser de délirer avec l’imagination et de chercher seulement à comprendre avec l’intelligence.
Comme je l’ai montré dans l’anthropologie, l’origine de notre servitude passionnelle est la fixation du désir sur des objets imaginaires. C’est donc par elle que je dois commencer mon analyse.
L’attachement amoureux, fruit de l’imagination
Je peux ainsi très clairement déduire de ce qui précède ce que sont l’amour et la haine.
L’amour n’est en effet pas autre chose que la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure et la haine n’est pas autre chose que la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.
Cette définition exprime clairement l’essence de l’amour. Les auteurs qui disent qu’aimer est vouloir s’unir à l’objet aimé expriment une propriété de l’amour et non son essence. Comme ils n’ont pas assez approfondi l’essence de l’amour, ils n’ont pu avoir un concept clair de ses propriétés et cela a rendu leur définition obscure. Il faut bien observer ici qu’en disant que c’est une propriété de l’amant de vouloir s’unir à l’objet aimé, je n’entends pas par là un consentement de l’esprit, une détermination délibérée, une libre décision. Je n’entends pas non plus le désir de s’unir à l’objet aimé quand il est absent, ou de continuer à jouir de sa présence quand il est devant nous, car l’amour peut exister sans ce désir. J’entends plutôt la simple jubilation, le contentement et la satisfaction de l’esprit amoureux à la simple pensée de l’objet aimé, joie particulière qui ajoute à sa propre joie d’exister et alimente son bonheur.
Les passions d’amour et de haine ne sont donc pas l’appréciation de la valeur d’une chose. Ils sont seulement l’appréciation des effets de cette chose sur notre corps et tout particulièrement ce que nous imaginons d’elle. L’attachement aux choses que nous aimons ne vient pas de ce qu’elles sont réellement nécessaires à notre bonheur. Il vient de ce qu’elles nous ont procuré de la joie et que nous croyons qu’elles peuvent nous en procurer encore.
La formation des complexes affectifs
C’est pour cela qu’il peut arriver que nous aimions ou que nous haïssions certains objets sans savoir pourquoi, mais seulement par l’effet de la sympathie ou de l’antipathie.
À cela, il faut rapporter la joie ou la tristesse que nous ressentons lorsque nous rencontrons certains objets qui ressemblent à ceux pour lesquels nous avons l’habitude de ressentir ces mêmes passions.
Ainsi un homme pourra aimer fortement une femme qu’il n’apprécie pas particulièrement parce qu’elle possède quelque chose qui lui rappelle une femme qu’il a beaucoup aimé, par exemple sa mère, par un affect dont il n’a qu’une idée confuse, par exemple le parfum qu’il sentait d’elle quand il était bébé, ou simplement parce qu’elle ressemble à une femme qu’il a beaucoup aimé ou qu’il a idéalisé, comme une actrice ou une femme perçue dans un rêve.
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L’esprit soumis à deux passions contraires se trouve dans une fluctuation affective, et cette fluctuation est à l’affectivité ce que le doute est à l’imagination.
D’une manière générale, nous pouvons remarquer que plus l’esprit imagine de choses au sujet de ce qu’il perçoit, plus il est dans la fluctuation affective, et plus alors il doute, éprouve une agitation mentale et ressent de l’inquiétude. Au contraire plus il comprend ce qu’il pense en distinguant clairement ses affects, moins il doute de lui et plus il est dans l’assurance, la tranquillité et la confiance.
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L’espoir est une joie mal assurée qui naît de l’image d’une chose future ou passée dont l’arrivée est pour nous incertaine. La crainte est une tristesse mal assurée, qui naît elle aussi de l’image d’une chose douteuse. Si on retranche le doute de ces affections, l’espérance et la crainte deviennent la sécurité et le désespoir, c’est-à-dire la joie ou la tristesse nées de l’image d’une chose qui nous a inspiré crainte ou espérance. Enfin, on peut appeler contentement la joie qui naît de l’image d’une chose passée qui avait été pour nous un sujet de doute. Et regret, la tristesse opposée au contentement.
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Toute notre psychologie fonctionne ainsi à partir du jeu de notre affectivité fondamentale : qui que nous soyons et quel que soit notre degré de sagesse, nous tendons toujours à faire et à penser ce qui nous procure des affects de joie, d’amour, d’espoir, de sécurité et de contentement, et inversement nous tendons toujours à faire et à penser ce qui nous préserve des affects de tristesse, de haine, de crainte, de désespoir et de regret.
La tristesse qui naît de la misère et de la tristesse d’autrui s’appelle la pitié.
Quand à la joie née de la perception du bonheur d’autrui ou même de notre propre bonheur, nous pouvons l’appeler réjouissance.
L’amour que nous sentons pour celui qui fait du bien à autrui est la faveur.
Enfin la haine que nous sentons pour qui fait du mal à autrui est l’indignation.
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Quand cette pensée concerne une personne qui pense de soi plus de bien qu’il ne faut, c’est de l’orgueil. L’orgueil est une sorte de délire dans lequel l’homme se croit capable de toutes les perfections que son imagination lui peut représenter. Il perçoit alors ces perfections comme des choses réelles et s’exalte à les contempler tant qu’il est incapable de se représenter ce qui en exclut l’existence et détermine en certaines limites sa puissance d’agir.
L’orgueil est donc la joie qui provient de ce que l’homme pense de soi plus de bien qu’il n’est juste.
La joie qui provient de ce que l’homme pense d’autrui plus de bien qu’il ne vaut est la surestime.
Celle enfin qui provient de ce que l’homme pense d’autrui moins de bien qu’il ne vaut est le mépris.
Quand nous croyons qu’un de nos semblables est affecté par une certaine passion, nous ressentons une passion semblable à la sienne.
Cette communication d’affection se nomme pitié quand elle est relative à la tristesse et émulation quand elle est relative au désir.
L’émulation est donc un désir qui naît en nous parce que nous imaginons nos semblables animés du même désir.
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Le désir de faire du bien à l’être que nous aimons du fait qu’il est triste et ressentons pour lui de la pitié s’appelle la compassion.
Loi générale de l’action humaine
Tout homme s’efforce toujours de faire ce qu’il imagine le conduire à la joie et d’écarter ou de détruire tout ce qu’il imagine le conduire à la tristesse.
Nous nous efforçons par exemple toujours de faire toutes les choses que nous imaginons que les hommes verront avec joie, et avons de l’aversion pour celles que nous imaginons qu’ils ont en aversion.
L’effort pour faire certaines choses seulement en vue de plaire aux hommes se nomme ambition, surtout quand on le fait avec tellement d’excès qu’on agit à son propre détriment ou à celui d’autrui. Autrement, quand il est modéré, on lui donne ordinairement le nom d’humanité.
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Quant à la joie qui provient de ce que nous imaginons qu’une action a été faite par quelqu’un dans le but de nous plaire, nous pouvons la nommer louange.
Quant à la tristesse qui nous donne de l’aversion pour les actions d’autrui, nous pouvons la nommer blâme.
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Nous appellerons fierté la joie accompagnée de l’idée d’une cause intérieure, et honte la tristesse correspondante (ces termes ne s’appliquent que quand la joie et la tristesse proviennent de ce qu’un homme se croit loué ou blâmé).
Quand la joie est accompagnée de l’idée d’une cause étrangère, nous appellerons cet amour de soi la tranquillité et la tristesse correspondante, le repentir.
En blâmant certaines actions et en réprimandant leurs enfants pour les avoir commises, ou bien en louant et conseillant d’autres actions, les parents et les éducateurs font que la tristesse accompagne toujours celles-là et la joie toujours celles-ci. Les enfants ne sont alors pas éduqués à la libre compréhension du bon et du mauvais par le déploiement de leur raison. Ils sont bien plutôt dressés et conditionnés à la mémorisation des objets de blâmes et de louange selon une morale qui diffère d’ailleurs selon les personnes et les sociétés.
Les passions amoureuses et haineuses
L’effort qu’on fait pour que les autres approuvent nos sentiments d’amour ou de haine est aussi de l’ambition.
Tout homme a ainsi naturellement tendance à désirer que les autres vivent selon son gré. Or comme tous le désirent également, ils ont tendance à se faire naturellement obstacle les uns aux autres. Et comme aussi tous veulent être loués ou aimés de tous, ils se prennent alors facilement mutuellement en haine.
Si nous imaginons qu’une personne se complaît dans la possession d’un objet dont elle est seule à pouvoir jouir, nous aurons tendance à désirer qu’elle ne le possède plus.
Nous voyons par ce qui précède que la nature humaine est ainsi faite qu’elle réunit presque toujours à la pitié pour ceux qui souffrent de l’envie pour ceux qui sont heureux, et que notre haine à l’égard des heureux est d’autant plus forte que nous aimons davantage ce que nous voyons en leur possession.
Quand nous aimons un de nos semblables, nous faisons effort pour qu’il nous aime. Or plus nous imaginons qu’il nous aime, plus nous nous glorifions et nous sentons fiers. De même, quand nous imaginons qu’un être peut combler nos désirs et contribuer à notre bonheur, nous en ressentons de la joie et en tombons amoureux, quoi qu’il en soit de sa valeur réelle.
Si par contre nous venons à imaginer que l’être aimé tombe autant sinon plus amoureux d’un autre, nous éprouvons de la haine pour l’être aimé et de l’envie pour notre rival.
La haine pour l’être aimé jointe à l’envie pour notre rival se nomme jalousie.
La jalousie est donc une fluctuation intérieure qui vient d’un mélange d’amour, de haine, de crainte et d’envie. La haine pour l’être aimé est d’autant plus grande que le jaloux ressent de la joie du fait qu’il est aimé et qu’il éprouve de la haine pour son rival. Or plus il a pour son rival de la haine, plus il en a aussi pour l’être aimé du simple fait qu’il procure maintenant de la joie à son rival, et cette haine sera d’autant plus forte que sa mémoire unit l’image de l’être aimé à celle de son rival.
Par bien, il faut entendre ici tout genre de joie et tout ce qui peut y conduire, particulièrement ce qui satisfait un désir, quel qu’il soit, autrement dit la satisfaction.
Par mal, il faut entendre tout genre de tristesse, et particulièrement ce qui prive un désir de sa satisfaction, c’est-à-dire la frustration.
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L’appréhension est en effet le désir d’éviter un mal, c’est-à-dire une tristesse ou une cause de tristesse, et son origine peut être la compréhension de notre essence liée à la perception qu’une chose donnée peut être réellement dangereuse et doit donc être tenue à distance ou examinée avec soin. Par conséquent l’appréhension ne doit pas être rangée dans la catégorie des passions, mais bien des affects actifs. Quant à la force d’âme par lequel l’homme libre s’efforce de respecter son appréhension pour demeurer dans la joie en écartant les dangers et en cultivant des ressources, il constitue une vertu majeure dont le nom est la prudence.
Je définirai donc ici la crainte comme la tristesse qui nous dispose à éviter un plus grand mal par un mal moindre en prenant soin de ne pas la confondre avec l’appréhension.
La crainte doit également être distinguée de la peur, qui peut se définir comme le désir général d’éviter un mal, c’est-à-dire une tristesse, mais qui n’est pas nécessairement en elle-même une tristesse. Si la peur s’accompagne de crainte, on peut l’appeler inquiétude, frayeur ou angoisse selon le degré de tristesse ressentie. Si elle ne s’accompagne d’aucune crainte, comme c’est le cas lorsqu’on est assuré d’éviter le danger qu’on perçoit, c’est alors qu’il convient de l’appeler appréhension. Dans ce cas la peur peut alors s’associer à la joie de la prudence.
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Si le mal que l’on craint est la honte, alors la crainte se nomme pudeur.
L’homme pudique est passif en ce sens qu’il ne cherche pas à faire le bien par amour mais à remplacer un mal qu’il redoute (la honte) par un mal moindre (la tranquillité). C’est pourquoi la pudeur n’est pas une vertu mais une passion.
Enfin, si le désir d’éviter un mal à venir est empêché par la crainte d’un autre mal de telle façon que l’esprit ne sache plus alors ce qu’il préfère, alors la crainte se nomme consternation, surtout si l’un des deux maux qu’on redoute est parmi les plus grands qu’on puisse redouter.
Voyons maintenant la plus terrible des passions, celle qui amène les hommes à la violence et à la guerre, plus grandes sources du malheur.
Enfin, quand on imagine qu’une personne pour laquelle on n’a encore ressenti aucune espèce de passion a été poussée par la haine à nous causer un certain mal, on s’efforce de lui causer ce même mal.
L’effort que nous faisons pour causer du mal à l’objet de notre haine se nomme la colère. Celui que nous faisons pour rendre le mal qu’on nous a causé se nomme la vengeance.
En revanche, quand on imagine qu’on est aimé d’une certaine personne et qu’on croit ne lui avoir donné aucun sujet d’amour, on aimera à son tour cette personne.
Si on croit avoir donné à la personne qui nous aime un juste sujet d’amour, on se glorifiera, et c’est d’ailleurs ce qui arrive le plus fréquemment. L’amour et l’effort qui en découle pour faire du bien à celui qui nous a fait du bien se nomme reconnaissance, ou gratitude. Cependant, il faut admettre que comme nous sommes beaucoup plus portés par nos passions à nous considérer comme des sources de tristesses que comme des causes de joie, nous sommes beaucoup plus disposés à la colère et à nous venger d’autrui qu’à nous aimer et à nous faire du bien.
De même, quand on croit être aimé d’une personne qu’on déteste, on est déchiré entre la haine et l’amour. Si la haine domine, on s’efforcera de faire du mal à l’être dont on est aimé, et cette passion se nomme cruauté, surtout quand on croit que celui qui nous aime ne nous a donné aucun des sujets ordinaires de haine.
L’ensemble des passions de haine par lesquelles on prend du plaisir à faire du mal à autrui ou à soi-même s’opposent au désir naturel qui nous pousse spontanément à éprouver de la joie en voyant la joie des autres ou la notre, c’est pourquoi on peut les regrouper sous le nom de perversion, en particulier lorsqu’elles deviennent chroniques. Ainsi en est-il du masochisme, qui est le plaisir pris à s’infliger à soi-même une souffrance, ainsi que le sadisme, qui est le plaisir pris à infliger une souffrance à autrui.
Caractères généraux des complexes affectifs
Le remords est en une tristesse accompagnée de l’idée de soi-même comme cause, et l’auto-estime, une joie accompagnée de l’idée de soi-même comme cause. Le remords est plus particulièrement la haine de soi liée au sentiment de culpabilité qui naît lorsqu’on se conçoit soi-même comme l’auteur d’un mal qu’on regrette d’avoir commis. Comme les hommes se croient libres, ces passions ont une très grande force.
Voyons maintenant les affects concernant notre rapport à autrui.
L’admiration est la représentation de la valeur singulière d’une personne à l’exclusion de toute autre représentation. Quand elle est excitée en nous par un objet que nous redoutons, on la nomme consternation parce que cette affection attache alors notre esprit avec une telle force qu’elle est incapable de penser à d’autres objets, qui pourraient pourtant la délivrer du mal qu’elle craint.
Quand l’objet de notre admiration est la vertu d’une personne, ou bien son art, sa technique ou des choses semblables, on donne à ce sentiment le nom de vénération, parce qu’il nous détermine à considérer la personne que nous admirons comme très supérieure à nous. Il prend au contraire le nom d’horreur, si c’est la colère ou la haine d’un homme qui excite notre admiration. Enfin, quand il nous arrive d’admirer la valeur ou le talent d’une personne aimée, notre amour augmente et cet amour accompagné d’admiration ou de vénération s’appelle dévotion. On peut concevoir de la même façon que la haine, l’espérance, la sécurité et d’autres affections encore se trouvent unies à l’admiration.
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Le mépris est la perception imaginaire d’un objet qui touche si faiblement l’esprit que celui-ci est moins porté à considérer ses qualités que ses manques.
La cause du mépris est que nous sommes déterminés à admirer un être quand nous voyons quelqu’un l’admirer, ou bien quand cet être nous paraît au premier abord semblable à ceux que nous admirons. Mais s’il arrive que la présence de cet être ou qu’un examen plus attentif nous amène à reconnaître en lui l’absence de tout ce qui pouvait exciter notre admiration, l’esprit se trouve alors déterminé par la présence même de cet être à penser beaucoup plus aux qualités qu’il ne possède pas qu’à celles qu’il possède.
Ainsi, plus l’homme s’imagine qu’il est l’objet des louanges d’autrui, plus cette joie est alimentée dans son esprit. Et plus il se représente soi-même de la sorte, plus grande il imagine la joie que les autres éprouvent à cause de lui et il y associe l’idée de lui-même. Par conséquent, il éprouve encore plus de joie accompagnée de l’idée de lui-même, et comme nous l’avons vu cette joie se nomme fierté.
L’esprit ne s’efforce d’imaginer que les choses qui affirment sa puissance d’agir. Cette tendance est à l’origine d’une des plus fortes passions humaines, l’égoïsme, qui n’est rien d’autre que l’amour de soi, quelle qu’en soit la cause.
L’égoïsme n’est dans son essence rien d’autre que l’amour de soi et le désir d’être heureux qui découle de cet amour naturel que tout être humain se porte à lui-même. Ce désir est donc l’expression même de la Vie, et dans la mesure où il reste raisonnable il doit être encouragé et réalisé de manière à devenir toujours plus une joie d’être soi, par la puissance de la vertu.
Quant au narcissisme, il est une modalité de l’égoïsme puisqu’il est l’amour de sa propre image. Dans ce sens il est également bon et à encourager s’il reste raisonnable. Cependant, comme l’image de soi est le plus souvent déterminée par des idées inadéquates de soi liées à notre mémoire et notre imagination bien plus que par l’intuition de notre essence, il s’ensuit que l’égoïsme est le plus souvent, comme le narcissisme, un amour passionnel, excessif ou au contraire insuffisant. Il revient alors finalement à de l’orgueil, de la surestime ou au contraire à de l’humilité et du mépris.
Le désir de séduction est le désir de plaire aux autres et la peur de leur déplaire dans le but d’en tirer un profit ou d’en être aimé.
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Au contraire, le charme est la puissance de réjouir l’autre par le rayonnement de sa vertu, autrement dit par sa grâce naturelle.
Amour passionnel et amour vertueux
L’intempérance est un désir ou un amour immodéré des plaisirs sensuels tels que ceux de la table.
La luxure est un désir ou un amour immodéré de la jouissance des plaisirs charnels.
L’ivrognerie est un désir ou un amour immodéré du plaisir de boire de l’alcool.
L’avarice est un désir et un amour immodéré de la possession des richesses.
La lubricité est le désir et l’amour immodérés des plaisirs sexuels.
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L’érotisme est l’ensemble des désirs qui ont pour but de faire naître et de cultiver le sentiment amoureux et les affects du même ordre comme la volupté et l’extase.
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Nous pouvons appeler chasteté la vertu générale qui nous amène à faire l’amour et à cultiver les joies érotiques dans une action et une pensée pures (chasteté signifie étymologiquement pureté). Autrement dit, la chasteté est la réalisation de la libido dans la liberté et conformément à notre nature, c’est-à-dire selon la raison (et non l’abstinence avec laquelle on la confond souvent). Nous pouvons ainsi clairement la distinguer de la lubricité, qui est l’amour excessif des plaisirs de la sexualité, amour passionnel qui s’accompagne toujours de crainte, d’espoir et de jalousie, se change facilement en haine et amène inévitablement de la souffrance pour tous.
Différence entre l’homme et les autres animaux
La vertu n’est rien d’autre que la puissance d’un être, qui n’est rien d’autre que la manifestation déterminée de la puissance de la Vie.
Toute vertu est un désir actif accompagné de joie active, autrement dit un amour qui naît de la compréhension des choses, des autres et de soi selon les lois de la nature.
On peut distinguer deux grandes espèces de vertu : la fermeté et la générosité.
Par fermeté j’entends le désir qui porte chacun de nous à faire effort pour être sage et heureux en étant animé par la puissance de la raison.
Par générosité, j’entends le désir qui porte chacun de nous à aider les autres hommes à être heureux et nous lier à eux par une réelle amitié en étant animé par la puissance de la raison.
Le désir est l’essence même de l’homme. Quand un homme est déterminé à agir par une affection dont la cause est extérieure à son essence, son désir est une passion. Quand au contraire il est déterminé à agir par une affection qui exprime la nécessité de sa propre nature et la puissance de la Vie, son désir est une vertu.
Le mot désir désigne ici tous les efforts, mouvements, appétits, volitions qui varient avec les divers états d’un même homme. Les divers états affectifs dont la cause est extérieure à son essence sont souvent si opposés les uns aux autres que l’homme est tiré en mille sens divers et ne sait plus quelle direction il doit suivre et réagit passivement en suivant son affection la plus forte. C’est pourquoi nous appelons alors son désir une passion. Quand le désir est une affection active qui naît de la puissance de la raison et qu’il s’appuie sur la compréhension de la Vie, il n’est évidemment pas une passion, mais une action et nous l’appelons vertu.
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Il résulte clairement de la définition des passions que nous avons expliquées, qu’elles naissent toutes du désir, de la joie ou de la tristesse ou plutôt qu’elles ne sont que ces trois passions primitives, dont chacune reçoit de l’usage des noms divers suivant ses différentes relations et dénominations extrinsèques. Si donc on veut faire attention à la nature de ces trois passions primitives et à ce que nous avons déjà dit touchant la nature de l’esprit, on pourra définir plus généralement les passions et les vertus de la manière suivante :
Définition générale des passions
Les passions sont des idées confuses par lesquelles l’esprit affirme une puissance d’exister de son corps ou d’une de ses parties plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant et par laquelle il est déterminé à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre et à agir de manière imaginative dans le sens de cette pensée.
Les vertus sont des affects d’amour actif accompagnés d’idées claires et distinctes par lesquelles l’esprit affirme la puissance d’exister de la totalité de son être et par laquelle il est déterminé à comprendre les choses par la raison et à agir librement en toute circonstances dans la joie pour le bonheur de tous.
La psychologie humaine étant maintenant comprise dans ses grands principes dans son double rapport à l’ontologie et à l’éthique, je vais pouvoir maintenant aborder directement ma question initiale : comment vivre dans le bonheur ?
QUATRIÈME PARTIE :ÉTHIQUE
LE BONHEUR : LA RAISON ET LA LIBERTÉ
Contrairement à ce que nous croyons spontanément, il n’y a dans la réalité ni perfection, ni imperfection, ni bien, ni mal. Nous l’avons déjà vu dans la partie traitant de l’ontologie, nous appelons d’ordinaire « parfait » ce qui correspond exactement à une attente et « bien » ce qui procure de la joie. Inversement nous appelons « imparfait » ce qui déçoit notre attente et « mal » ce qui nous fait souffrir.
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Ceci étant vu, je vais à présent reprendre mon enquête et répondre à la question centrale de l’éthique : comment transformer nos passions en vertus et les tristesses de notre servitude en joyeuse liberté ?
Comme nous pouvons tous le voir sans cesse, l’humanité est pour l’essentiel dominée par des affects passifs : avidités, frustrations, craintes, haines et toutes les tristesses qui leur sont associées. Dominé par les forces affectives qui naissent de l’ignorance et de l’imagination, l’être humain vit ainsi le plus souvent dans la servitude. Contraint intérieurement par ses passions à faire du mal, c’est-à-dire à produire de la tristesse, même lorsqu’il voit le bien, il en vient généralement à accuser les autres, la société et le destin plutôt que de réaliser qu’il est le seul responsable de sa propre impuissance à être dans la joie.
Or la seule manière de transformer nos passions en vertus et notre frustration en joie est la connaissance de la vérité, c’est-à-dire la compréhension de la nature, dans chaque circonstance de notre vie. Seule en effet cette compréhension nous fait connaître la perfection de la nature en nous et hors de nous et cette prise de conscience produit en nous la joie active de l’amour qui est à la base de toute vertu, de la fermeté comme de la générosité. Plus nous comprenons ce que nous sommes et ce que sont les choses, plus nous sommes déterminés à agir avec la force de la vertu en éprouvant notre réelle puissance. Plus nous expérimentons la joie d’être parfait dans un monde parfait.
Cependant, ce n’est pas la seule connaissance de la vérité qui nous permet de nous opposer aux affects qui constituent les passions et nous font mal agir. C’est uniquement la force du désir et de la joie qui découlent de la compréhension de la vérité. En effet, il ne suffit pas d’avoir une opinion vraie des choses pour être libre et éprouver une joie active. Il faut réellement comprendre, avec la puissance de sa propre pensée, ce qui nous arrive et ce que nous sommes : il faut éprouver un affect actif, c’est-à-dire une joie qui découle de l’intuition de notre essence et des choses qui nous entourent.
Si par exemple nous essayons de nous abstenir d’accomplir un acte quelconque, par exemple manger d’un aliment que nous aimons, parce qu’on nous a dit qu’il est mauvais pour nous de le faire, bien que nous sachions réellement cela et que nous désirions réellement la santé, nous serons impuissants et ne parviendrons pas à réprimer notre désir de manger et ce d’autant plus que nous ressentons de l’amour passif pour cet aliment. Si au contraire nous comprenons de manière adéquate par un affect lucide qu’il est mauvais pour nous de manger de cet aliment par l’intuition de notre essence, alors cette pensée même s’accompagnera de la joie de ne pas en manger, non par répression de notre désir, mais au contraire par sa réalisation à travers la pensée d’autres actions à accomplir pour être dans la joie.
Nous mangerons ainsi un autre aliment que nous savons être bon pour notre santé et nous sentirons libres et plein de gratitude vis-à-vis de l’alimentation, c’est-à-dire de la Vie.
D’une manière plus générale, la liberté ne consiste en rien d’autre que dans la puissance de comprendre ce qui est réellement mauvais et ce qui est réellement bon pour nous, autrement dit à connaître notre essence, c’est-à-dire notre vrai désir.
Le fondement naturel de la vertu : l’intérêt vital comme recherche de l’utile
Chacun s’efforce nécessairement de chercher tout ce qu’il juge bon et de fuir tout ce qu’il juge mauvais. De ce fait, toutes nos actions, notre bonheur comme notre malheur, nos passions comme nos vertus ont tous la même source : le désir.
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Ainsi tout être humain désire nécessairement rester en vie, augmenter ses joies et diminuer ses tristesses, mais seul celui qui parvient à réaliser son désir par l’actualisation de sa puissance de vie peut effectivement vivre dans la joie.
La seule différence entre l’être esclave de ses passions et l’être libre qui agit par vertu réside donc dans sa capacité à exprimer sa puissance vitale, qui est potentiellement infinie, non en quantité, car il n’est pas Dieu, mais en qualité, en tant que modalité de la Vie.
Or un être est d’autant plus puissant qu’il est déterminé à agir par des idées adéquates et d’autant plus impuissant qu’il est déterminé à agir par des idées inadéquates. Agir par vertu n’est rien en effet d’autre que vivre sous la conduite de la raison en faisant tout ce que nous comprenons comme réellement utile à notre bonheur.
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. La vertu ne découle pas d’un acte de la volonté qui s’oppose au désir. Elle vient toujours de la compréhension intuitive qu’une action donnée est bonne en elle-même parce qu’elle réalise notre désir et qu’elle est source de joie. La vertu est ainsi toujours un acte d’amour. C’est une force qui vient du cœur, un élan amoureux qui s’accompagne toujours d’un délicieux sentiment de légèreté et d’allégresse que nous pouvons appeler la grâce.
De l’utile propre à l’utile commun : la genèse de la socialité
La philanthropie de l’homme libre
De la même façon, le désir de faire du bien qui vient de la raison peut être appelé moralité. La vraie moralité est ainsi indépendante de toutes les morales qui sont généralement imposées, apprises et enseignées par les hommes à leurs enfants à travers l’éducation sous la forme de devoirs à respecter. À la différence des morales qui sont toujours des obligations vécues dans la servilité et la tristesse, la vraie moralité ne s’impose pas. Elle se réalise librement, par amour et avec joie. Elle ne s’apprend pas : elle se comprend. Elle ne s’enseigne pas : elle se révèle à chacun par le seul usage de la raison, c’est-à-dire par la pratique de la philosophie et l’expérience de l’excellence des vertus.
Si les hommes vivaient tous sous la conduite de la raison, chacun utiliserait son droit naturel de faire tout ce qui est en son pouvoir sans dommage pour personne. Chacun étant vertueux, il n’y aurait pas besoin d’État pour les diriger ni de lois et de police pour les contraindre. Tant que les hommes seront soumis à leurs passions, il sera nécessaire qu’ils renoncent à leur droit naturel et qu’ils acceptent d’obéir à des lois politiques et à un pouvoir extérieur par la menace de sanctions. Nul en effet ne renonce à un bien que pour échapper à un mal plus grand. Il faut d’ailleurs noter ici que la faute et l’injustice n’existent pas dans la nature, mais seulement dans une société régie par des lois. Dans la nature, en effet, tout est juste et la faute n’existe pas, pas plus d’ailleurs que le péché. Chacun fait nécessairement ce que sa nature le conduit à faire, selon une stricte nécessité, sans aucun libre arbitre, d’une manière parfaite. Ce qu’on appelle la faute et l’injustice ne sont donc rien d’autre que des désobéissances toute relatives à des lois humaines instituées pour limiter le désordre social dû au conflit entre les hommes naturellement soumis aux passions.
Typologie des passions en fonction de leur utilité
Quant à la pitié, elle semble bonne dans la mesure où elle nous conduit à aider celui qui souffre. En réalité, elle est mauvaise parce qu’elle est une diminution de puissance liée à une pensée inadéquate de l’autre qui est perçu comme impuissant et non comme puissance. Elle est même inutile dans la mesure où la raison nous conduit spontanément à désirer le bien d’autrui et tout particulièrement de ceux qui souffrent par la seule générosité et la compassion, non pas dans la tristesse, mais dans la joie.
Celui qui ressent de la pitié n’agit pas selon la raison. Son esprit n’est pas animé par la compréhension de ce qui est réellement bon pour l’autre (devenir actif et apprendre à augmenter sa puissance), mais par le désir de soulager sa souffrance pour se libérer en fait de sa propre tristesse. Ce faisant, il ne peut pas être attentif au vrai besoin de l’autre et sera conduit à agir par impulsion selon son imagination, par exemple pour lui rendre le service ou lui donner l’argent qu’il réclame plutôt que de lui faire réellement du bien, qui est de l’aider à vivre selon la raison et selon son désir essentiel.
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Nous pouvons remarquer ici que la morale n’est pas comme l’éthique un ensemble de vertus mais bien plutôt une combinaison de passions composées de peur du remords et de peur de la honte, c’est-à-dire une impuissance qui consiste à craindre de déplaire aux autres et de s’abstenir de faire ce qu’on imagine qui pourrait les décevoir. Il est vrai que celui qui s’attriste d’un mal commis et en éprouve de la honte ou du remords est plus parfait que l’impudent qui n’a aucun désir de vivre honnêtement et qui accomplit sans dégoût aucun les pires des vices. Cependant, comme je l’ai déjà dit, la vraie moralité ne se base pas sur la crainte du mal. Elle a pour origine le désir de faire du bien, par amour de soi et des autres, sous la conduite de la raison, en étant affranchi de la crainte et de la pudeur, en étant uniquement animé par la force d’âme, c’est-à-dire par l’amour. Ainsi la pudeur retient parfois l’homme de dire la vérité aux autres, de leur rendre un service ou de leur montrer leur affection sous le prétexte de les respecter alors que c’est ce dont ils ont le plus besoin. La vraie moralité ignore en fait la morale sociale. Elle n’est pas fondée sur des passions comme la pudeur et le remords, mais sur le désir du bonheur de tous qui est lui-même l’expression de l’amour de la Vie présente partout en chacun. La vertu conduit ainsi à agir simplement avec courage pour faire du bien à tous d’après la compréhension de l’essence vivante de chacun, autant qu’il est possible. La moralité ne conduit pas pour autant au mépris de la pudeur ou de la morale, pas plus qu’elle ne conduit au mépris de quoi que ce soit. Comme toute chose mauvaise, la pudeur ou le remords peuvent être bons dans la mesure où ils permettent d’éviter un mal plus grand et d’aller vers un bien, de la même manière qu’une blessure ou une douleur engendre en nous le désir de nous soigner ou qu’une erreur ou une ignorance nous conduit à nous instruire.
La transformation des passions en vertus
Au contraire, l’homme libre occupe la majeure partie de son temps à jouir de tous les moyens dont il dispose pour cultiver son corps et son esprit de telle sorte qu’il puisse éprouver plus d’affects de joie active et comprendre et savourer plus de choses. Il ne cesse donc d’être actif dans sa recherche de sagesse et de bonheur pour lui et pour les autres quoiqu’il fasse, travail, jeu ou repos, et il tire chaque jour de cette activité spirituelle et physique permanente un peu plus de puissance, de liberté et d’amour dans une méditation constante de sa puissance d’être.
LA BÉATITUDE : LA JOIE ET L’ÉTERNITÉ
Bases de la thérapie des passions
Toute la thérapie des passions repose sur deux lois élémentaires.
La première, c’est que deux forces contraires produisent nécessairement un changement dans l’une ou l’autre de ces forces jusqu’à ce qu’elles cessent d’être contraires.
La deuxième, c’est que la puissance d’un effet se définit par la puissance de sa cause d’une manière qui dépend de son essence.
La thérapie psychophysiologique
En quoi consiste la guérison de nos passions ? Cela ne consiste évidemment pas à éliminer nos désirs, mais à libérer notre esprit des conflits internes qui entravent leur libre réalisation sous forme de joie. Et comme toutes les idées ont leur équivalent dans le corps et réciproquement, cette thérapie est à la fois et simultanément psychologique et physiologique.
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Quel est le remède à cette servitude passionnelle ? Il ne peut y en avoir qu’un : la réalisation d’un unique désir, celui qui correspond à notre essence, autrement dit la réalisation de soi. Comme je l’ai déjà établi avant de commencer mon étude, cette entreprise nécessite un détachement des passions qui nous rendent dépendants de certains objets pour pouvoir nous consacrer pleinement à la réalisation de notre être, que nous pouvons aussi appeler l’éveil de notre liberté. C’est ce qu’il faut à nouveau examiner avec plus de rigueur à la lumière de tout ce qui précède.
Première étape : la libération affective.
L’affect qui accompagne cette libération affective s’appelle la sérénité. Et comme cette libération apparaît nécessairement à travers la joie de sentir notre essence divine, c’est-à-dire notre vraie nature, qui nous fait sentir notre créativité infinie et nous montre la possibilité de progresser vers une joie infinie (la béatitude), la sérénité s’accompagne nécessairement d’un autre affect fondamental, l’enthousiasme.
Deuxième étape : la thérapie spirituelle
Le principe de la médecine de l’esprit est simple : une affection qui est une passion cesse immédiatement d’être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte.
Une passion n’est en effet rien d’autre qu’une affection du corps associée à une idée confuse de l’esprit. Si nous parvenons à former une idée claire de cette affection, elle cesse immédiatement d’être une passion et devient une action de notre esprit. Évidemment, cette affection sera d’autant plus en notre pouvoir qu’elle sera mieux connue. Ainsi pour reprendre l’exemple de la détresse liée à la perte d’un être aimé parce qu’il est mort, qu’il ne nous aime plus ou bien qu’il en préfère un autre, nous subissons l’affection du manque et ses dérivés tant que avons une idée confuse de sa cause, qui n’est pas sa perte mais notre désir de vivre dans l’amour. Le mécanisme est le même que précédemment : tant que nous imaginons que nous avons besoin de cet être pour être heureux, nous sommes soumis à la force des affects liés à cette imagination.
Au contraire, dès que nous comprenons qu’en réalité notre véritable désir n’est pas d’être avec cette personne, mais simplement de vivre dans la joie de l’amour, alors notre affection de manque et la tristesse de l’avoir perdu, se transforme en affection de puissance, c’est-à-dire en joie de l’aimer, c’est-à-dire d’en apprécier la valeur, joie qui s’ajoute à la joie de nous aimer nous-mêmes. Ainsi le simple fait de former une idée adéquate d’une passion nous en libère instantanément.
Troisième étape : un nouvel art d’aimer
Admettons que nous soyons complètement amoureux d’une personne parce que l’image de sa beauté (ou de toute autre qualité qui nous la fait aimer) génère en nous un affect de joie qui nous enchante, nous enthousiasme et augmente ainsi notre bonheur. Cet amour ne peut que dégénérer en passion amoureuse assortie des frustrations, craintes, jalousies et dépendances habituellement liées à ce genre de situation si notre esprit n’est pas libre et notre cœur en permanence comblé de joie par notre sagesse.
De cette manière nous pouvons accueillir de bon cœur tous les événements du monde en continuant à éprouver un bonheur de fond, un affect constant de joie générale dont la cause est la simple perception de la perfection du réel, ou pour le dire autrement, de la bonté fondamentale de la Vie. Grâce à cet affect que nous avons déjà appelé la gaieté, nous pouvons rester libres et forts même dans l’adversité, sans pour autant rester indifférents et insensibles aux mauvaises choses.
Au contraire, plus nous sommes gais et joyeux, plus nous pouvons être sensibles à ce qui est réellement bon et mauvais dans le monde, et mieux nous pouvons lutter contre les injustices et promouvoir le bonheur de l’humanité. Cependant notre combat pour instaurer la justice ne s’effectue alors pas dans l’agressivité, la colère, la violence et la haine, mais dans le courage, la douceur, l’humour et la générosité, au sein d’une allégresse générale qui constitue la source inépuisable d’un bonheur de fond indépendant des circonstances.
La liberté et l’indépendance affective
L’expérience humaine de la divinité
L’homme ou la femme de la béatitude se reconnaît ainsi au fait qu’il vit dans un calme, une confiance, une égalité d’âme inébranlables, pareille à un dieu ou une déesse. Cette sérénité absolue n’est pas différente dans sa nature de la sérénité relative que nous avons déjà examinée auparavant dans le cas de la félicité : c’est une joie d’être libéré de la crainte. Cependant le sentiment de paix liée à la béatitude est d’une solidité absolue en ce sens qu’elle n’est pas liée aux éénements du temps.
Par méditation j’entends simplement l’intuition de l’être, ou si on préfère la prise de conscience du réel tel qu’il est, autrement dit la contemplation de la Vie par elle-même.
Nous pouvons tout faire en méditant. Méditer, c’est simplement percevoir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire vivantes, parfaites, divines ou encore naturelles. C’est comprendre et agir d’une manière adéquate : sans faire de projection, d’interprétation ou d’analyse. C’est simplement être soi : un avec tout.
En résumé, la condition pour vivre dans la béatitude est de s’être libéré de l’idée inadéquate du temps et de vivre dans l’éternité. Or les idées adéquates ne peuvent naître que d’autres idées adéquates et jamais d’idées inadéquates. Ainsi, plus il pense selon la raison, plus l’esprit apprend à tout concevoir sous le caractère de l’éternité. Cette pensée éternitaire ne vient pas de ce qu’il conçoit l’existence présente et actuelle de son corps, mais de ce qu’il conçoit son corps et toute chose dans leur éternité.
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