Siddhartha – Hermann Hesse
CHEZ LES SAMANAS
Le soir de ce même jour, ils rattrapèrent les ascètes, les maigres Samanas. Ils s’offrirent à les accompagner et à leur obéir. Ils furent acceptés. Chemin faisant, Siddhartha fit don de ses vêtements à un pauvre brahmane. Il ne conserva qu’une ceinture pour couvrir sa nudité et un petit manteau couleur de terre sans couture. Il ne mangeait qu’une fois par jour et jamais rien de cuit. Pendant quinze jours, il jeûna, puis pendant vingt- huit jours. Il n’eut bientôt plus de cuisses, ni de mollets. Devant ses yeux agrandis flamboyaient d’ardentes visions ; à ses doigts amincis poussèrent des ongles démesurés et son menton se couvrit d’une barbe ébouriffée et sèche. Quand il rencontrait des femmes, son regard devenait de glace ; de sa bouche jaillissait le mépris quand il passait dans une ville auprès des gens bien vêtus. Il vit des marchands qui trafiquaient, des princes qui allaient à la chasse, des personnes en deuil qui pleuraient leurs morts, des filles qui s’offraient, des médecins qui soignaient des malades, des prêtres qui fixaient le jour des semailles, des amants qui s’aimaient, des mères qui donnaient le sein à leurs enfants – et tout cela ne semblait pas mériter un de ses regards, tout mentait, tout sentait le mal, tout sentait le mensonge, tout n’était que feintes : la raison, le bonheur et la beauté, tout n’était qu’une décomposition cachée. Le monde avait un goût bien amer et la vie n’était qu’une torture !
GOTAMA
Le Bouddha silencieux fit un signe d’acquiescement. Siddhartha lui dit alors : « Il y a une chose, surtout, ô Vénérable, que j’ai admirée dans ta doctrine. Tout, en elle, est parfaitement clair, parfaitement démontré ; tu représentes le monde sous la forme d’une chaîne parfaite, que rien n’interrompt en aucun endroit, une chaîne infinie faite de causes et d’effets. Jamais on ne vit rien de plus clair, jamais rien ne fut exposé de façon aussi irréfutable ; certes tous les brahmanes doivent sentir leur cœur tressaillir de joie, en considérant le monde à travers ta doctrine, ce monde qui forme un tout parfait, sans la moindre lacune, qui est clair comme du cristal, qui n’est à la merci ni du hasard, ni des dieux. Est-il bon ? Est-il mauvais ? La vie y est-elle une souffrance ou une joie ? peu importe ; il se peut que ce ne soit point là l’essentiel... mais l’unité du monde, l’enchaînement de tout ce qui s’y passe, le fait que toutes choses, les grandes et les petites, sont comprises dans le même courant, dans la même loi des causes, du ―devenir‖ et du ―mourir‖, tout cela ressort avec une clarté lumineuse de ta sublime doctrine, Homme parfait ! Mais d’après ta doctrine même, cette unité et cette suite logique de toutes les choses se trouvent pourtant interrompues en un point, et, par cette petite brèche, pénètre dans ce monde qui doit être toute unité, quelque chose d’étrange, quelque chose de nouveau et qui n’existait pas auparavant et qui ne peut être montré ni démontré : c’est ton enseignement de la manière de vaincre le monde, de s’en délivrer. Mais cette petite lacune, cette petite brèche, suffit pour que toute cette infinie unité de lois de l’univers soit détruite et remise en question. Tu voudras bien me pardonner de t’avoir fait cette objection. »
SANSARA
La fatigue enveloppait Siddhartha, comme un léger voile de brume, lentement ; chaque jour ce voile devenait plus dense, chaque mois plus sombre, chaque année plus pesant. De même qu’un habit neuf vieillit avec le temps, et avec le temps se défraîchit et, par endroits, commence à montrer les fils, la nouvelle existence de Siddhartha, celle qui avait commencé après sa séparation de Govinda, portait maintenant de fortes traces d’usure ; les années, en passant, lui avaient ravi sa vraie couleur et son lustre, elle aussi avait des taches et des plis, et laissait voir par certains endroits, quoique encore peu apparentes, les vilaines traces de la désillusion et du dégoût : Siddhartha ne s’en apercevait pas. Il s’apercevait seulement que cette voix intérieure, qui autrefois résonnait si claire et si pleine et l’avait guidé en ses plus beaux jours, était devenue silencieuse. Le monde s’était emparé de lui, le plaisir, la convoitise, l’indolence et finalement le vice qui lui avait toujours semblé le plus méprisable de tous, et qu’il avait toujours haï et tourné en ridicule : la cupidité. Le besoin de posséder, l’attachement aux richesses avaient fini par le dominer et n’étaient plus pour lui un jeu et une futilité, comme autrefois, mais une chaîne et un fardeau. Siddhartha était devenu l’esclave de cette méprisable manie par l’attrait singulier et perfide qu’avait exercé sur lui la passion du jeu de dés. C’était depuis l’époque où, dans son for intérieur, il avait cessé d’être Samana. Le sourire sur les lèvres et sans autre pensée que celle d’imiter les hommes, il avait joué pour de l’argent et des bijoux ; mais peu à peu le jeu était devenu chez lui un besoin, une passion toujours grandissante. Il avait même acquis la réputation de joueur redoutable et ses mises étaient si élevées et si audacieuses que bien peu osaient l’affronter. La détresse de son cœur le poussait au jeu ; il éprouvait une joie mêlée de colère à gaspiller son misérable argent, et croyait par là ne pouvoir montrer avec plus d’évidence et d’ironie tout le mépris que lui inspirait la richesse, cette idole des commerçants.
SON FILS
— Non, Vasudeva, je ne fais rien de tout cela. — J’en étais sûr. Tu ne le contrains à rien, tu ne le bats pas, tu ne le commandes pas, parce que tu sais que la tendresse est plus forte que la dureté, que l’eau est plus forte que le rocher, que l’amour est plus fort que la violence. C’est très bien et je t’approuve. Mais ne te trompes-tu pas en t’imaginant que tu n’exerces sur lui aucune contrainte, que tu ne lui infliges aucune punition ? Est-ce que ton amour même n’est pas un lien avec lequel tu le ligotes ? Est-ce que tu n’aggraves pas toi-même son état, ne lui rends-tu pas la soumission plus difficile en le forçant à rougir de soi-même, par ta bonté et ta patience ? Ne contrains-tu pas ce garçon, orgueilleux et gâté, à vivre dans une cabane en compagnie de deux vieux mangeurs de bananes pour qui un plat de riz est encore une friandise, dont les pensées ne peuvent être les siennes, dont le cœur s’est calmé avec les années et cherche d’autres satisfactions que le sien ? Est-ce que tout cela n’est pas une contrainte, une punition ? » Siddhartha frappé par ces paroles baissa les yeux et dit tout bas : « Et, selon toi, que dois-je faire ?
— Emmène-le à la ville, répondit Vasudeva, reconduis-le à la maison de sa mère ; il y aura sans doute encore des serviteurs à qui tu le confieras. Et s’il n’y en a plus, place-le chez un maître, non à cause de ce qu’il lui enseignera, mais pour que l’enfant vive avec d’autres garçons et d’autres filles de son âge et de sa condition, dans le milieu qui est le sien. As-tu songé à ces choses ?
— Tu lis dans mon cœur, dit Siddhartha tristement. Souvent j’y ai pensé. Mais, vois-tu, comment puis-je l’abandonner ainsidans ce monde, lui dont le cœur n’a, tu le sais, rien de tendre ? Ne cédera-t-il pas à ses mauvais penchants, ne succombera-t-il pas à l’attrait des plaisirs et de la puissance, ne tombera-t-il pas dans tous les errements de son père et ne finira-t-il pas par se perdre complètement dans le Sansara ? »
OM
Longtemps Siddhartha ressentit la brûlure de sa plaie. Il dut passer sur l’autre rive du fleuve maints voyageurs qui avaient un fils ou une fille avec eux et, ceux-là, il ne pouvait les voir sans leur porter envie, sans penser : « Pourquoi, quand des milliers et des milliers de pères ont ce bonheur, le plus doux de tous, pourquoi, moi, ne l’ai-je pas ? Les méchants, les voleurs et les brigands ont des enfants qu’ils aiment et dont ils sont aimés, pourquoi pas moi ? » Telles étaient les réflexions naïves, insensées même, qu’il se faisait alors, tant il était devenu semblable aux autres hommes.
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