Au temps du Bœuf sur le toit – Maurice Sachs
Je trouve qu’on commence à en avoir assez d'entendre parler de la guerre. Puisqu’elle est finie, eh bien ! oublions-la. Peut-être penserais-je autrement si je l'avais faite, mais j’avais l’âge de partir quand on a conclu l’armistice.
27 juillet 1919
Louise et Violette d’Espard sont toutes les deux jolies. Le malheur c’est qu’on pense directement à épouser Violette, mais qu’on a envie de coucher avec Louise. Problème assez insoluble dans la moralité.
27 juillet 1919
Je suis passé rue de la Faisanderie ; j’y ai trouvé deux livraisons de la Nouvelle Revue Française que je n’avais même pas eu le temps d’ouvrir. Ce sont les premières qui reparaissent depuis la guerre. J’admire que l’esprit d’un Jacques Rivière soit assez uniquement tourné vers l’esprit pour pouvoir écrire avec sang-froid ; « La guerre est venue, la guerre a passé. Elle a profondément bouleversé toute chose, et en particulier nos esprits... A côté de son action régénératrice, il ne faut pas en effet oublier les méfaits immenses de la guerre. Un des plus graves est peut-être d'avoir préoccupé les esprits ; elle s'est mise à leur dicter toutes leurs pensées. »
7 août 1919
A quelques jours de cette soirée, il y a eu chez Adrienne Monnier une lecture du Socrate d’Erik Satie. Mme Balguerie était accompagnée par l’auteur.
Nous sommes sortis très émus de cette lecture : on ne savait pas d’abord ce qui nous y attendait et quel amusement Satie grave et farceur nous avait préparé sous le nom de Socrate. Rien sans doute dans son œuvre passée ne prévenait une oreille ordinaire qu’un même homme saurait un jour aller de l’humour des Gymnopédies, des Airs a fuir, des Danses de travers, des Trois Préludes flasques (pour un chien) au sublime (il faut bien le dire) de Socrate. « Il y a Bizet, Chabrier et Satie», s’est écrié Strawinsky après la lecture. Les musiciens, à commencer par Debussy et Ravel, savent bien quel grand homme véritable est Satie ; la critique et le gros du public le tiennent pour un farceur de plus ou moins bon aloi.
7 septembre 19.
Le livre qui coûtait 3 fr. 50 avant la guerre va ? être porté à 7 fr. Paul Bourget écrit pour s’en plaindre. Chacun se récrie :« C’est fou. On ne lira plus !» etc. Or, le livre reste un des plaisirs les moins coûteux qui soient, beaucoup moins cher que le moindre spectacle. Il est absurde d’hésiter à acheter j un livre alors que 3 apéritifs en solderaient l’acquisition. Mais il faut acheter de bons livres. C’est là que la difficulté commence. Non que ceux-ci manquent ; ce sont les lecteurs qui leur manquent ; tous fixés chaque saison comme des mouches sur quelques titres médiocres et dédaignant plus souvent le meilleur. Il a paru (à compte d’auteur, du reste) un livre révolutionnaire —dans le sens des Lettres — qui s’appelle Du coté de chez Swann, un autre qui s’appelle À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Qui les achète ?
29 juin 1920
Nous avons eu le Festival Dada que présidait Fraenckel, Eluard, Soupault et Breton. Ils ont reçu des cageots entiers de carottes, de navets, de choux et d’oranges de basse qualité, sur la tête.
Les journalistes ont crié à la folie. Rien de plus raisonné au contraire. Ils obligent le public à écouter parce qu’ils l’emmerdent, ce qui l’amuse. Mais les surréalistes ne sont pas fous. Il leur manque même un grain, un seul de vraie folie qui leur donnerait du relief et de l’accent, cette folie qui était naturelle à Jarry.
Mais elle ne s’est pas tuée, elle ! Disons qu’elle a l’esprit dada.
Dada ne compromet que le spectateur (1).
Mais en fin de compte qu’est-ce que Dada ?
C’est ce que j’ai été demander ce matin à l’un des inventeurs, Francis Picabia (Napoléon dilettante, un Napoléon brûlé par le soleil qui serait né à l’île d’Elbe, prendrait ses vacances à Sainte- Hélène et exposerait de temps en temps à Paris ; il a révolutionné les Tuileries). H m’a lu quelques notes faisant partie d’un volume à paraître : Jésus- Christ RASTAQUOUÈRE.
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La peinture abstraite est aujourd’hui la seule qui ait uu sens. L'histoire de l’art n’a pas connu de plus grand génie que Picasso : quelques-uns l’égalent ; aucun ne le dépasse (1). Mais on a tort d’aimer toute la peinture abstraite ; elle a ses mauvais peintres comme toutes les écoles. Severini a de la grâce, Léger de la force, Marcoussis de l’harmonie, Gris du raffinement, Braque un don merveilleux de composition. Mais que dire de Gleizes, de Metzinger, qui suent derrière les meneurs et se donnent tant de mal pour qu’on ne les oublie pas ?
Picabia quitte les surréalistes. « Il faut, dit-il, s’exprimer uniquement à travers soi-même, ce qui nous vient des autres est encombrant, incertain et surtout inutile. »
Au Salon, en novembre, il a exposé VŒU cacodylate (un oeil autour duquel tous les amis ont signé). Les camarades disaient :« Quand un tableau est très bien, tout le monde s’arrête devant. »
— Vous voyez, dit Picabia, que le monde peut regarder quelque chose qui ne veut rien dire (tout le Salon se rue pour voir l’Œil).
« J’avais peint, dit Picasso, un grand tableau noir, gris, blanc. Je ne savais pas ce que ça représentait, mais j’ai vu Gris sur son lit de mort; c’était mon tableau. »
Juan Gris est mort en disant : « Je sais que je vais mourir et je vous emmerde tous.»
Il y a un peu de génie et de folie en Antonin Artaud. Le théâtre Jarry a fait un beau scandale.
28 octobre
Ce sentiment d’un peu de honte que je ressens, est partagé, me semble-t-il, plus ou moins consciemment par nombre de garçons de mon âge. Et telle culpabilité grossie est peut-être la cause cachée de plus d’un suicide qu’on s’explique mal. Il est vrai que les jeunes gens de ma génération ont presque tous voulu vivre dangereusement et qu’ils ont choisi des dangers terribles et malsains comme l’amour fou, les drogues, l’imprudence de l’âme, mille fois plus nocifs que les dangers normaux et sains de l’alpinisme, de la pêche à la baleine, de l’exploration ou même de la révolution.
Aussi que de morts dans nos rangs (1),
C’est quand même que notre jeunesse a été dévoyée (au sens premier du mot). On lui a dit ; il n’y a que la poésie et la révolte, Rimbaud, les anges et les démons. On lui a montré à accrocher un crucifix dans les cabinets (surréalisme fecit), à fumer l’opium (Cocteau fecit), à s’alcooliser, à écrire sans rien dire, à faire l’amour avec n’importe qui, et à trouver du sublime à tout cela ; malheur ensuite à ceux qui s’aperçoivent qu’ils ont été trompés et qui n’ont pas le courage de faire le rétablissement ; les dégâts que l’après-guerre a causé dans la jeunesse ne se comptent plus.
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