LE GRAND JEU
Le grand jeu I – été 1928
Avant-Propos
Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à « qui perd gagne ». Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de « grâce » : la grâce de Dieu, et la grâce des gestes.
Avoir la grâce est une question d’attitude et de talisman. Rechercher l’attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car nous croyons à tous les miracles. Attitude : il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour. Une immense poussée d’innocence a fait craquer pour nous tous les cadres des contraintes qu’un être social a coutume d’accepter. Nous n’acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres, nous augurons peu à peu une éthique nouvelle qui se construira dans ces pages. Sur le plan de la morale des hommes les changements perpétuels de notre devenir ne réclament que le droit à ce qu’ils nomment lâcheté, Et ce n’est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n’est faite que de notre bonne foi ; nous sommes des comédiens sincères. Quand nous marchons, il y a en nous des hommes qui se regardent, qui s’emboîtent le pas, qui rampent au- dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient, s’acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons être alors que l’action de marcher. C’est en cela que nous sommes comédiens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à leur choix. Nous avons simplement le sens de l’action.
Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire nous nous laissons écrire. C’est aussi pour nous reconnaître nous-mêmes et les uns les autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d’une identité dans la durée. Faute de miroirs j’aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le miracle me touche, je n’aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini. Le compromis « homo sapiens » s’efface entre les deux. La connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu’autant qu’elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques de toutes les religions seraient nôtres s’ils avaient brisé les carcans de leurs religions que nous ne pouvons subir.
Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l’acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles.
Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au lieu de nous enfermer dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant son propre cadavre sur son dos.
Car nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, mais une union d’hommes liés à la même recherche.
Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous que des moyens.
La grâce liée à l’attitude a besoin, avons-nous dit, de talismans qui lui communiquent leurs puissances, d’aliments qui nourrissent sa vie.
L'un d’entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain sa faim se traîne de musées en bibliothèques. Mais un spectacle, insignifiant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une huître vivante). La sensation bouleversante d’un instant a rendu d’un seul coup des forces incalculables à sa vie inquiète.
Ce sont ces instants étemels que nous cherchons partout, que nos textes, nos dessins feront naître peut-être chez quelques-uns, qu’ils ont donné souvent à leurs créateurs dans le choc de leurs découvertes et dont nos essais cherchent les recettes.
C’est en de tels instants que nous absorberons tout, que nous avalerons Dieu pour en devenir transparents jusqu’à disparaître.
R. Gilbert-Lecomte.
En complet accord : Hendrik Cramer — René Daumal — Artür Harfaux — Maurice Henry — Pierre Minet — A. Rolland de René- ville — Josef Sima — Roger Vailland.
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II
La force des renoncements
A l’état de révolte doit succéder l’état de résignation ; et cette résignation postérieure sera, au contraire de l'abjection, la puissance même. (Cf. René Daumal : Liberté sans Espoir.)
La lutte contre tout comporte nécessairement, reflet de son côté positif d’élan, de jaillissement formidable et spontané, un côté négatif de renoncements continuels. Quiconque a le désir profond de se libérer doit volontairement nier tout pour se vider l’esprit, et renoncer toujours à tout pour se vider le cœur. Il faut qu’il arrive à faire naître peu à peu en lui un état d’innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s’arrêter. Pas même au sein de la révolte. Le grand danger c’est de s’inventer des idoles pour se prosterner ensuite devant elles. Le révolté ne doit jamais considérer son état présent comme une fin en soi. Sous le knout de l’angoisse il doit le fuir, comme il a fui, déjà, l’abrutissement qui pesait autrefois sur sa vie. Car une révolte qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-même. Il faut savoir renoncer à cet appui comme à tous les autres.
Après l’action directe et violente voilà l’homme dans la position du monsieur qui a installé son fauteuil (en velours d’Utrecht cramoisi) sur les pavés de la place publique hérissée de barricades et qui, solidement vautré sur ce piédestal, ricane au milieu des incendies, des clameurs, des claquements d’étendards, des canonnades, en regardant les furieux héros de guerre civile : ils luttent pour de fausses libertés, ils remplaceront les institutions qu’ils détruisent par d’autres analogues, ils font de pauvres petites crises ministérielles. Et tout ce vain mouvement parce qu’ils n’ont pas encore atteint à sa belle conception du vide. Ne regardez jamais derrière vous, en vivant, nom de Dieu !
Imbécillité de l’individualisme.
La puissance de colère, le dynamisme de la révolte, son énergie potentielle, ne s’appliquent plus aux actions mêmes du résigné, puisque ne fixant plus ces actions, il ne peut plus rien fixer de son moi essentiel sur elles. Il entretient simplement cette force en dehors de lui (puisqu’il ne la refoule pas en sa conscience, et ne l’applique pas aux actions de son corps). Cette force qui est, ne peut rester inemployée dans un cosmos plein comme un œuf et au sein duquel tout agit et réagit sur tout. Seulement alors un déclic, une manette inconnue doit faire dévier soudain ce courant de violence dans un autre sens. Ou plutôt dans un sens parallèle, mais grâce à un décalage subit, sur un autre plan. Sa révolte doit devenir la Révolte invisible. Il doit se produire quelque chose d’analogue à ce qu’on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui aura trouvé l’attitude favorable passera brusquement au-dessus de l’activité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau il passera de la connaissance discursive à la tendance- limite vers l’omniscience immédiate. Et son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu’il a saisi en lui le sens de la nature. Là seulement est la véritable puissance, celle qui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des hommes, un Cataclysme Vivant.
R. Gilbert-Lecomte
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III
Liberté sans espoir
Ces hommes deviennent les instruments de la cruauté animale qui se réveille ; dans les postes de police, ces défenseurs de l’ordre lient de cordes un homme arrêté, sous un prétexte quelconque, dans une manifestation publique, et lui écrasent les yeux, lui déchirent les oreilles de coups de poings ; ou bien lui grillent la plante des pieds jusqu’à ce qu’il avoue ce qu’on veut lui faire avouer. De pareils signes indiquent que cette société n’a pas su dominer les passions qui se développent dans son sein, et cela sans doute parce qu’elle veut résoudre le problème de la justice en appliquant aux relations humaines des solutions proposées de loin par certaines intelligences ; c’est l’avertissement pour la société qu’elle est à la merci de la moindre défaillance ; heureuse si elle peut reconnaître ces signes ! Ainsi en est-il pour l’individu ; après ces révélations, il lui faut trouver la foi qu’il avait cru avoir.
Au fond de ce mépris hautain du monde, il y avait un immense orgueil. L’homme veut affirmer son être en dehors de toute humanité, et il s’enchaîne ainsi, non seulement par l’orgueil qui fige son esprit dans l’unique affirmation de soi, mais aussi par la puissance du monde qu’il a voulu mépriser. La seule délivrance est de se donner soi-même tout entier dans chaque action, au lieu de faire semblant de consentir à être homme. Que le corps glisse parmi les corps selon le chemin qui lui est tracé, que l’homme coule parmi les hommes suivant les lois de sa nature. Il faut donner le corps à la nature, les passions et les désirs à l’animal, les pensées et les sentiments à l’homme. Par ce don, tout ce qui fait la forme de l’individu est rendu à l’unité de l’existence ; et l’âme, qui sans cesse dépasse toute forme et n’est âme qu’à ce prix, est rendue à l’unité de l'essence divine, par le même acte simple d’abnégation. Cette unité retrouvée sous deux aspects et dans un seul acte qui les rassemble, je l’appelle Dieu, Dieu en trois personnes.
L’essence du renoncement est d’accepter tout en niant tout. Rien de ce qui a forme n’est moi ; mais les déterminations de mon individu sont rejetées au monde. Après la révolte qui cherche la liberté dans le choix possible entre plusieurs actions, l’homme doit renoncer à vouloir réaliser quelque chose au monde. La liberté n’est pas libre arbitre, mais libération ; elle est la négation de l’autonomie individuelle. L’âme refuse de se modeler à l’image du corps, des désirs, des raisonnements ; les actions deviennent des phénomènes naturels, et l’homme agit comme la foudre tombe. Dans quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela. Par cette abnégation, je rejette toute forme à la nature créée, et la fais apparaître objet ; tout ce qui tend à me limiter, corps, tempérament, désirs, croyances, souvenirs, je veux le laisser au monde étendu, et en même temps au passé, car cet acte de négation est créateur de la conscience et du présent, acte unique et éternel de l’instant. La conscience, c’est le suicide perpétuel. Si elle se connait dans la durée, pourtant elle n’est qu’actuelle, c’est-à-dire acte simple, immédiat, hors de la durée.
L’espace est la forme commune à tous les objets ; un objet, c’est ce qui n’est pas moi ; l’espace est le tombeau universel, non pas l'image de ma liberté. Quand l’horizon cessera d’être l’image fuyante de la liberté, quand il ne sera plus qu’une barre posée sur les yeux, et que l’homme se sentira conduit par les mains de l’espace, alors il commencera à savoir ce que veut dire être libre. Il n’y a pas de place parmi les corps pour la liberté. C’est en cessant de chercher la liberté que l’homme se libère ; la véritable résignation est de celui qui, par un même acte, se donne à Dieu, corps et âme.
Mais parler de résignation n’est pas un sortilège qui fait trouver tout à coup la paix et le bonheur ; bien souvent, ce ne sont pas des résignés, mais des faibles, ceux qui croient avoir conquis le calme intérieur. Ils répètent comme des charmes abrutissants les quelques règles de conduite qu’on leur a apprises, et vivent ainsi dans une abjecte tranquillité. Ils acceptent tout, mais ne nient rien, et par ce consentement ne veulent vivre que cette vie, ornée d’espoirs insaisissables qui amusent leur lâcheté. La résignation ne peut être que l’abandon volontaire d’une révolte possible. Le résigné doit à chaque instant être prêt à se révolter; sinon la paix s’établirait dans sa vie, et il dormirait en recommençant à consentir à tout. L’acte de renoncement n’est pas accompli une fois pour toutes, mais il est un sacrifice perpétuel de la révolte.
C’est pourquoi il est dangereux de prêcher l’humilité aux âmes faibles ; c’est les éloigner encore plus d’elles-mêmes. L’individu, figé et replié sur lui-même, ne peut prendre conscience de sa destinée que dans la révolte. Il en est de même pour une société. Comme l’individu s’enferme pour dormir lâchement derrière des remparts d’espoirs et de serments, ainsi la société se limite dans les murs des institutions ; l’individualiste cherche la paix en s’enfermant dans des bornes nettes et solides ; de même l’état nationaliste. L’un comme l’autre ne pourra trouver sa voie véritable, celle où il peut avancer libre, que dans la révolte qui rompt les limites. L’homme ou la société doit être à tout moment sur le point d’éclater, à tout moment y renoncer, et refuser toujours de s’arrêter à une forme définie. La liberté est de se donner à la nécessité de la nature, et la véritable volonté n’est que d’une action qui s’accomplit. Cette résignation est, au contraire de l'abjection, la puissance même, car le corps replacé parmi le monde participe alors de la nature entière. Le Nitchevo des Russes fait comprendre le succès du marxisme en Russie. — « Ce n9est rien », c’est-à-dire : rien de tout cela qui me pousse à agir n’est moi. Et l’effort de volonté n’est pas de vouloir accomplir une action, mais de la laisser se faire dans un continuel détachement. Accepter le matérialisme historique était pour les révolutionnaires russes trouver la liberté.
L’homme, avant d’atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois étapes ; l’acceptation stupide, d’abord, de toutes les règles, de toutes les conventions, qui lui procure le repos : puis la révolte sous toutes ses formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme ; et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir de révolte.
Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l’individu ; lorsque l’homme, las de ce labeur plus dur que celui de la révolte, s’endort dans une paix facile, cette carapace s’épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments, tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n’être jamais assuré de la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement.
Il faut faire le désespoir des hommes, pour qu’ils jettent leur humanité dans le vaste tombeau de la nature, et qu’en laissant leur être humain à ses lois propres, ils en sortent.
René Daumal.
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Poèmes
I
Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent de singuliers édifices. Je n'y voudrais point habiter pour tous les corps du monde ! Dieu créa le labeur afin d’en modérer l'afflux. Les hommes courbés sur une tâche, et les mains pleines d’éclis, n’ont plus le loisir de rêver jusqu’aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des quartiers de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la machine prête à les broyer dans un beau rythme, ou sur le papier dont la blancheur est un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la pureté de leur domaine, les âmes des morts se font par jeu de grands saluts comme des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec horreur monter contre elles des murailles honteuses.
II
La silhouette énorme de l'église nous étreignait de toute la force de ses arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur. Petite Annaïck, le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels vos joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie continua à se taire comme un chantier sous la pluie.
III
Ce soir je n’entends que des paroles sans courbe et des pas. J’écrirais bien, mais les mots engendrent les réalités qu’ils enclosent, et qu'on ne peut prévoir. Je risque a peine un trait que mon doigt sur la page étire, et peint en brume. D’ailleurs je veille à ce qu’il en peut surgir ! N’est-il pas affreux de savoir autour de nous un monde prêt à monter d’une parole ou d’une ombre ? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer la porte du placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré moi dans la nuit une flore torturée se lève ; et si je ne parle que d’elle, c’est afin de ne pas accélérer d’autres naissances...
À. Rolland de Renéville.
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Dans une coquille de monte
Je finis par être physiquement si bas que je pouvais à peine aller quelques centaines de mètres, sans m’arrêter pour me reposer. Quand je pense à cette période, il me semble que j’avais une maladie psychique qui absorbait toutes les forces dont j’aurais pu disposer consciemment. Le matin j’allais dans un faubourg où l’on bâtissait une usine, je m’étendais sur un tas de sable et dormais pendant le reste de la journée. Je vivais de petits vols aux étalages des boutiques et des cafés. Pendant un de ces trajets je m'arrêtai devant une boutique de coiffeur. Il y a onze mois de ça. La porte de la boutique était ouverte. Je pouvais voir à l’intérieur. Il n’y avait rien qui attirait mon attention, si ce n’est peut-être une affiche sur l’un des murs avec un buveur de bière. J’étais là simplement mort de fatigue devant cette porte ouverte, m’appuyant du dos contre un réverbère. Quelqu’un entra dans la boutique, flanqua son chapeau à un crochet et se jetta dans un fauteuil à bascule. L’instant après le garçon coiffeur lui adressait la parole et gesticulait beaucoup. L’autre était assis entre les bras du fauteuil comme si cela ne l’intéressait pas. Le garçon passait dans l’arrière boutique et s’entretenait avec un autre personnage blanc. Plusieurs clients qui attendaient commencèrent à parler haut. Le patron, un homme maigre, grand, d’une figure fine, blanche, et avec la chevelure d’un artiste, suivit le garçon. Au moment où il se penchait souriant vers le client celui-ci prenait du marbre un rasoir, se levait en sursaut, saisissait le patron par les cheveux et lui coupait la gorge. Cela se passa si vite que le garçon ne fut pas capable d’attraper le corps qui tombait de côté. L’autre quittait la boutique. Je l’entendais dire : « ça va comme ça ». Après quelques pas sur le trottoir il tirait un mouchoir rouge et essayait d’essuyer le sang qui dégouttait de sa manche gauche sur les pierres. Il était d’âge moyen mais robuste et habillé d’un manchester noir. J’étais frappé de le voir marcher à petits pas brefs et se balancer comme un marin. Je pensais: « il a oublié son chapeau, on va l’attraper. » Un moment plus tard il tournait dans une rue de traverse. Des passants s’arrêtaient et se plaçaient devant moi. Le garçon sortait, courait au milieu de la chaussée, regardait de droite et de gauche, sifflait dans ses doigts, et sautait dans un taxi. Je continuais ma route.
La rumeur de la rue était soudainement interrompue. J’entendais une grêle de pas, et des battements de pans de pardessus. De tous côtés des gens accouraient. Un chien aboyait horriblement. Plusieurs de ceux qui venaient de mon côté avaient des figures d’un jaune vert, de sombres et profonds sillons autour de leurs yeux ternes et de leurs moustaches décrépites. Leurs gueules avaient une expression de rancune comme si on les trompait scandaleusement. Ils ressemblaient vaguement au patron avec ses paupières clignotantes, sa mâchoire qui battait la générale, et sa petite barbe pleine de sang. D’autres avaient quelque chose du garçon quand il se tenait derrière le patron, avec une grimace large et bête, et d'épaisses lèvres violettes, au moment où le couteau brilla. Tous sans exception avaient des jabots de poules jaunes. Les premiers, c’est- à-dire ceux qui ressemblaient au patron oscillant, étaient en majorité et plus ils couraient vers moi plus leur ressemblance devenait frappante. Avec un effort de volonté je cherchais une tête comme celle de l’assassin, mais il n’y en avait pas une. Mes jambes avaient la sensation de gravir une pente. Je m’arrêtais. J’inspectais le trottoir. Il était horizontal. J’étais étonné que deux jeunes femmes qui allaient s’écarter pour me laisser passer portassent des masques savon rose, dans lesquels les boules vertes des yeux et les dents étincelaient comme de la porcelaine. Mais à l’instant même où elles passaient je m’apercevais que je m'étais trompé. Je luttais contre une brusque nausée et devais me tenir à un cadre de vitrine. Maintenant tous portaient des masques verts, violets, et ils passaient également dans la noirceur de derrière la vitrine les masques violets et verts avec leur ressemblance affreuse. De la rue de traverse sortait une rumeur criarde. J’ouvrais les yeux. Entre moi et le coin, le trottoir était vide. J’attendais à chaque instant une cohue triomphante qui viendrait le poussant lui, seul, sans chapeau, entre deux agents. Mais rien n’arrivait. La rumeur se taisait. Je pensais : « C’est peut-être aussi quelqu’un qui peut sauter par dessus les têtes comme un sirocco ». Depuis mon enfance, le mot sirocco a pour moi un son chaud. Je quittais le cadre de la vitrine. Une petite fille, un grand ruban bleu dans les cheveux, se tenait avec un cerceau au coin de la rue de traverse, se tenait là si fragile que je devais sourire. La sueur me coulait le long des tempes et du nez. Les genoux tremblants, je m’aventurais quelques pas. Une ondulation soudaine du trottoir me jettait de tout mon poids contre la vitrine, qui craquait.
Je me retrouvais étendu dans un lit. Ce lit sentait l’antiseptique. Cette puanteur m’était bien connue. Autour de moi haletaient d’autres dormeurs. Je gardais les yeux fermés. A tout prix je voulais éviter une de ces nuits blanches passées à fixer le crénage de la flamme du gaz. Je me sentais la tête serrée. Après un peu de tâtonnement je comprenais qu’elle était bandée. C’était bien cela, je m’étais blessé moi-même et avais été ramené « chez moi » par les flics. Mes oreilles tintaient sans relâche, mes jambes peinaient de froid. J’étais malade, peut-être sérieusement malade. Comme un poids il tombait dans mes pensées qu’il n’y avait pas de chance d’être aidé. J’avais été témoin de quelques scènes entre Je patron de l’asile et les malades. Il ne voulait pas croire à la maladie. Tant qu’on n’était pas encore crevé on pouvait marcher. II ne connaissait qu’un remède : la gniole. Mais la « maison » n’y était pas autorisée. Avec ces belles maximes il les flanquait dehors. Un homme passait devant mon lit. Un pas étrange dans un espace étrange. Le lit lui-même sentait l’inaccoutumé. J’avais certainement la fièvre. Je me rappelais tout à coup que quelqu'un s’était penché sur moi et avait dit distinctement : « dans un quart d’heure s’il n’a pas repris connaissance, une nouvelle injection ». Mais cela me semblait déjà passé depuis longtemps, depuis des jours, des semaines. N’avais-je donc pas repris connaissance un quart d’heure après ? Avais-je donc perdu connaissance durant des journées, des semaines? Je voulus tâter mon pouls. Il était clair que je ne pouvais définir où était mon bras, aussi il me fallait tâtonner de la main droite le long de ma poitrine et de mon épaule pour le trouver. Chaque partie de mon corps me sembla celle d’un autre comme si le bout de mes doigts était desséché comme du parchemin. J’essayais de compter les pulsations. À chaque fois je perdais le nombre. J'étais bien emmerdé, je pleurais de solitude. Dans cet emmerde- ment je pensais à la flamme du gaz comme à un fanal. Je levais les yeux... Je cherchais la flamme du gaz... La flamme du gaz n’y était pas... Et pendant un temps assez long, j’étais étendu tremblant et sans pouvoir savoir si le vivais ou si je n’étais peut-être pas mort depuis plusieurs jours. Entre ce moment assez long et le suivant où l’homme qui avait commis l’assassinat apparaissait et s’approchait il n’y avait pas de solution de continuité. Je reconnaissais tout de suite la tête terreuse et mal dégrossie avec ses sourcils et ses moustaches en broussaille. Sa démarche bizarre ne le contredisait point. Il était en train de m’observer tranquillement. Autour de lui il y avait beaucoup d’espace jaune pâle de lumière. L’obscurité de tout à l’heure s’était retirée ou plutôt concentrée sous le front rebelle dans ses larges orbites. Il ne m’étonnait pas qu’il portât une blouse de coiffeur et j’attendais avidement l'instant où il allait lever le menton. Il devait avoir quelque chose à la gorge, m'étonnait pas qu’il portât une blouse de coiffeur et j’attendais avidement
« Je suis le veilleur de nuit », disait-il.
« Oui farceur », pensais-je.
Sa voix et la voix de « ça va comme ça » n’étaient pas les mêmes. S’il voulait seulement lever le menton je le saurais. L’état de tension dans lequel je me trouvais me fit me lever.
« Allons, ne t’en fais pas ». fît-il.
Alors je pensais à une ruse. J’agissais comme s’il me coûtait un effort pour m’étendre. Il s’approcha vite, et tandis qu’il m’aidait je voyais très bien le long fil rouge de la cicatrice.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? » demandai-je.
« Qu’est-ce que je fais? Rien de spécial ».
« Et ceci ? » murmurai-je en désignant ma gorge.
« Eh bien, cela ça peut arriver ».
« Depuis combien de temps? » demandai-je.
« Hier matin », répondit-il. « Roupille ».
Je me sentais vexé, « Et toi pourquoi ne dors-tu pas? » insinuai-je, et j’avais un plaisir amer à penser « tu ne le pourrais pas quand bien même tu le voudrais ».
« Moi? » dit-il en souriant.
« C’est bien cela », dis-je aussi bas que possible, « c’est dommage que nous ayons une conscience, c’est assez dommage ».
« Je ne te dis pas le contraire », répondit-il « ce meurtre te donne les foies ».
« A moi ? » hurlai-je.
Il mit son doigt devant sa bouche et s’assit au pied du lit. Il pesait lourd. Les yeux de cet homme étaient téméraires et comme une nuit d’arrière automne balayée par le vent
« Tu peux probablement davantage que moi », dis-je tristement
« Pourquoi? » répondit-il, et il ajouta avec quelque chose comme de la tendresse : « tu es un peu rasoir mon vieux ».
Ce ne fut pas à mon petit étonnement que je m’entendis dire à moi-même : « Et Dieu alors? Comment est-ce que ça se goupille avec lui? »
« C’est cela, ce n’est pas une petite histoire ».
« Tu ne veux pas répondre à cela? »
« Mais il n’y a pas de réponse ».
« Quelle blague »
Et lui très tranquillement : « Interroger c’est encore quelque chose, mais interroger dans l’espoir d’une réponse cela sent la pastille de menthe et la pension de veuve ».
Je tremblais. « Dors », dit-il « tu perds la boule ».
« Ça me regarde », tranchai-je ; et je pensais que je l’avais en mon pouvoir et que je pouvais l’obliger à rester assis là tant que je voudrais.
« Pour sûr », dit-il avec un sourire extrêmement affable, « je ne peux pas te forcer ».
« Ah ! » plaçai-je,
« Peut-être que je peux t’endormir en te causant ».
« Pour qui me prends-tu? » demandai-je avec une colère feinte.
« Et toi pour qui me prends-tu ? » dit-il comme si cette conversation l’amusait beaucoup.
« Je ne sais pas... », hésitai-je.
Il riait toujours. « Mais le motif », repris-je, « quel était le motif? »
Il répondit assez timidement : «c peut-être sans motif »,
« Mais il en faut un? »
Alors lui : « c’est une erreur de pensée ennuyeuse, une erreur de pensée excessivement ennuyeuse de considérer nos actes comme motivés ».
Je pris cela pour une sorte d’excuse. « En tous cas ils ne l’ont pas eu », dis-je avec un sourire.
« Non », répondit-il, « il s’est eu lui-même et pas plus d’une demi-heure plus tard ».
« Il s’est taillé la gorge hein ? » demandai-je.
« Comment diable sais-tu ça? » appuya-t-il.
« C’est assez clair! » m’écriai-je.
« Aussi clair que le reste », murmura-t-il distrait
Je pensais : « il a les joues dures d'un animal » et sentais une admiration brusque.
« Une demi-heure après il y retournait, et avant qu’ils aient pu l’éviter... », raconta-t-il.
« Peut-être que la mort est une réponse? » dis-je avec aisance.
« Certainement pas », répondit-il d’un ton assuré. Et en se frappant le crâne : « ici ça lui manquait de vie ».
Un moment plus tard il disait tranquillement : « tu es fatigué ».
« Pas du tout », protestai-je.
Il commençait : « l’homme est une forme cosmique. Figure-toi pour plus de facilité notre agir comme une dimension, notre sentir et notre penser comme une paire d’autres dimensions. Ils sont en relation entre eux, mais pas dans celle de cause à effet ».
« Une paire ? »
« Il y en a au moins trois concevables comme il y a au moins trois absolus de l’espèce qu’on appelle Dieu. Je crois que tu as du mal à me suivre? »
« Non, non ».
« C’est que tu ne t’en aperçois pas », dit-il tranquillement « mais tu es fatigué, tu es fatigué ».
Il se leva, posa sur mes yeux une large main. « Tu es fatigué », répéta-t-il, à voix basse.
« Et la conscience ? » demandai-je somnolent.
« La conscience », l’entendis-je encore dire », la conscience est une peau, une peau excessivement excitable, une peau très sensitive, une très sensitive peau d’âne ».
Je me trouvais dans un lieu désolé, sur une terre aride, entouré d’une grande étendue d’eau. Une brume épaississait le crépuscule. Il était tard dans la journée, ou peut-être assez tôt. Au-dessous de moi l'eau obscure — peut-être était-ce une mer — se précipitait avec des heurts furieux sur les rochers. Je savais que je ne pouvais pas m’aventurer sur le chemin de retour qui traversait une région marécageuse, et j’étais allé sur cette côte dans l’espoir de rencontrer une barque de pêcheur. Je descendais à longues enjambées. Arrivé au bord de l'eau je sentais que je n’étais pas seul. En me retournant je l’aperçus lui.
« Comment nomme-t-on ce vent qui souffle là? » demandai-je.
Il haussait les épaules. « Comment les marins appellent-ils ce vent? » insistai-je.
« Le siroco », répondit-il.
Je perdis tout contrôle sur moi-même. « Le siroco ? Le siroco ? Eh ! hurlai-je ». Tu te fous de moi, canaille! Un vent du désert! Tu ne sais pas ça hein ? » Je me jetai sur lui. « Le siroco m’est cher, comprends-tu ? La seule chose qui m’est encore chère sur cette sacrée terre, comprends-tu ? Comprends- tu? »
Il se tenait immobile sous les terribles coups de poings que je faisais descendre sur son crâne et sur sa mâchoire. « C’est inutile, c’est inutile », répéta-t-il se pariant à lui-même. « Ça nous allons voir », criai-je. Et je sautai sur lui absolument certain que j’allais l’étrangler. Alors je voyais à sa gorge une blessure béante et pourrissante. Il était vêtu d’une chemise en poil de chameau qui descendait jusqu’à ses sandales. Son front était tendu comme un pont au-dessus des portes profondes et étincelantes vertes qu’étaient ses yeux ; ses joues rugueuses et dures comme des murs de cathédrale. D’un trou entre les muscles raides de son cou de granit, le pus coulait sans arrêt.
Il étend les bras le long de son corps de pierre colossal, met un pied devant l’autre et glisse ainsi en avant sur la surface de l’eau. Maintenant il s’arrête et il vient de sa direction une voix que je reconnais, que la moelle de mes os reconnaît. « Si tu veux me suivre embarque-toi dans une coquille de moule et rame de toutes tes forces pour aller aussi vite que moi ».
« Attends ! » crié-je. Je cherche à la hâte autour de moi mais ne trouve pas de coquille. « Attends ! ! » crié-je plus fort contre le vent. Je patauge et je fouille avec un bâton dans un coin vaseux entre les rochers. Je m’agenouille et creuse avec les mains. Je hurle dément : « attends ! ! ! » Plus loin il plane. Puis s’en va. Je peux le suivre des yeux jusqu’à l’horizon et suis frappé de ce que l’eau n’accepte ni ne reflète sa clarté.
Quand je veux me lever je m’aperçois que mes genoux sont collés dans la vase. En me laissant tomber de côté je les dégage, mais à présent je sens qu’un froid glacial gagne les genoux. Je ne peux pas étendre les jambes. J’essaye de rouler sur le dos, les genoux alourdis ne veulent pas suivre. De petites vagues vertes et transparentes comme des pierres précieuses liquides s’écoulent vers moi et me lèchent la plante des pieds. Je lutte avec une peur folle, quand soudainement.
Hendrik Cramer. (Traduit du hollandais)
Le grand jeu II – Printemps 1929
(A propos de la lettre du Voyant).
Depuis toujours » les poètes usent de leur intelligence et de leur sensibilité pour décrire ou suggérer ce qu'ils considèrent comme l’essence d’un système clos. Ils versent des pleurs sur eux-mêmes, attachent des rubans aux gerbes des saisons, et dérobent aux femmes leur bâton de rouge afin de se dessiner sur la poitrine une plaie émouvante et commode. Pour eux, l’art est de polir joliment une phrase, et de tourner avec grâce autour des mystères. L’enthousiasme leur paraît du dernier commun, et ils ne souffrent la passion que dans un cas strictement défini. Tout problème métaphysique leur est une manière de scandale. Ils sont passés à l’état d’amuseurs publics, et semblent s’accommoder fort de cette fonction. On les étonnerait grandement en leur parlant du pouvoir de la Poésie, et en leur annonçant qu’il n’y a de Poésie que du général. Ils ne réfléchissent pas que persona veut dire masque, et la dissemblance de leurs visages et de leurs réactions est pour eux le meilleur signe que tout individu constitue un univers parfaitement fermé, une personnalité. Nul effort de dépouillement chez ces tristes chanteurs.
La conception individualiste du Moi est à la base de l’échec poétique éprouvé depuis deux mille ans par le monde occidental :
« Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification « fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis « un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse en « s’en proclamant les a leurs, »
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POLITIQUE
Les individus en état de révolte coïncident avec les périodes individualistes. Leur abondance est une apothéose et marque le relâchement de la cohésion sociale. Mais par un retour singulier, par une transformation mystérieuse, l'abondance des récoltes précipite la chute du désordre et du relâchement et réclame le resserrement collectif. La révolte des individus contre la tyrannie sociale opère une révolution et n'a de cesse que la contraction n’ait ramené la sécurité collective en péril; c'est alors une tyrannie bien plus stricte que la précédente, mais elle est acceptée par les individus qui dans la circonstance n'ont été que des glandes préservatives de la société et n'ont réalisé leurs fonctions externes que pour masquer leurs fonctions endocrines et favoriser les hormones.
Discourir est donc assez vain, du point de vue de l'intelligence. Du point de vue de l'esprit qui est bien différent du précédent, on peut sauver la face si compromise par les faillites passées, en imaginant que l'Esprit individuel n'existe pas et que seul existe l'Esprit collectif, d'une existence effective, et affleurant à la surface de la connaissance en des points différents — si peu — qui sont les individus. Ainsi concevra-t-on que la collectivité ne court de la part des individus aucun danger, quelle sait toujours ce qu'il lui faut, et ne fait que ce qu'il faut quelle fasse. Mais en cela encore, comme toujours, on remarquera que nous avions commencé par poser la fin, et que se séparer d'une position négative reste vain, puisque nous ne pouvons rien déduire que nous n'ayons commencé par concevoir. Il ne nous reste que notre volonté et notre voix pour crier plus fort que les autres notre absence d’espoir à la recherche de l'espoir.
G. Ribemont-Dessaignes
Le grand jeu III – Automne 1930
L’Univers des mythes
I
L’horrible révélation… la seule
[…]
L’Orient tout d’abord, de l’antique loi de participation tira la seule authentique méthode de connaissance. Connaître est le reflet de créer. Pour connaître le sujet doit s’identifier à l’objet. L’individu doit tout d’abord projeter sa conscience tout entière dans la chose à connaître, se métamorphoser en elle par fascination puis par retour l’intégrer en soi. Dans ce geste double de l’esprit tient toute la Voie directe, la marche du développement spirituel.
L’initiation de l’esprit humain à sa fin universelle et une s’accomplit selon ce rythme. L’esprit doit tout d’abord faire vivre une idée, en créant une forme. Qu’il imagine cette forme avec une concentration de pensée poussée par un long et subtil entraînement jusqu’à produire l’objectivation de l’image subjective. Alors la forme qu’il a engendrée, vivant d’une existence qui lui est propre s’égale aux autres formes du monde extérieur. De sorte que s’il sait par la démarche inverse intégrer en lui l’image qu’il avait projetée au dehors il pourra également intégrer en lui tout le monde extérieur comme une ombre vaine et noyer dans le même néant toute objectivité et toute subjectivité jusqu’à se saisir en tant que conscience unique de l’Etre un. Il a atteint ainsi le sommet de la connaissance.
De là cette effrayante gymnastique du « Je suis cela » et ces drames éternels que l’initié se crée et se joue à lui-même dans sa propre solitude. De là cette science qui connaît la perfectibilité infinie de la raison concrète et la marche ascendante qui identifie en l’unité de l’être toutes les contradictions. Pour celui qui sait que tout ce qui est sort de l’Esprit doit rentrer en lui, il apparaît soudain dans une illumination terrible, que l’erreur n’est qu’un mot, que tout est vrai de plus de mille façons possibles et que tout ce qui fut une seule fois rêvé existe à l’égal de toutes les existences distinctes, ni plus ni moins illusoire qu’elles.
[…]
Roger Gilbert-Lecomte
III
De certains soleils fixes
Nous savons depuis longtemps que les limites de notre être humain sont de fausses limites, posées sur notre route comme des pièges à loup ou comme des pont-aux-âmes, nous savons que là comme ailleurs et comme toujours, c’est à qui passera. Nous savons que la personne physique n’est que dans la mesure de l’ignominie de ceux qui l’acceptent ce système clos, cette propriété privée, ce petit jardin destiné à faire pourrir la tête occidentale du civilisé; et que loin sous la terre, loin sous la chair et loin sous la mer des racines géantes et identiques nouent les corps au même rythme et par cette pulsation simple les rendent au monde tout en les refusant à lui. Des diverses représentations qui naissent sous nos pas il n’en est aucune qui soit accidentelle, je veux dire aucune dont nous ne soyons sûrs qu’elle n’obéisse à quelque détour de nos destins particuliers, qu’elle ne soit une des pierres d’un édifice confié au hasard et promis à l’écroulement. Ces représentations pourtant, ces images, et beaucoup plus loin qu’elles ces visions, sont parfaitement accidentelles, imprévisibles, imprévues, vouées à la chance. Je suis donc pris dans l’absurdité de mes paroles. Tant mieux. Car je n’attendrai pas longtemps pour le dire, ce double mouvement toujours absolument déterminé et toujours absolument libre, auquel je me suis soumis, cette condition perpétuellement contrainte et perpétuellement spontanée, je les nomme Hasard. Que ce hasard s’étende, m’envahisse, rompe le barrage des images, roule vers tout ce qui m’attire et entraîne ainsi derrière lui des chaînes humaines mal nouées, il se produira encore sous la même exigence d’être une liberté et de ne l’être pas. Cette liberté, ou plutôt cet acte toujours renouvelé vers la liberté, et cette détermination, ou plutôt cet acte toujours renoué vers une fin inhumaine, je les nomme ici Destin.
S’agirait-il d’une classification ? Vous êtes ivre. Mais j’ai toujours su (et quand je dis toujours, parlant de cette vie-ci, j’entends que l’on comprenne : depuis l’instant de la naissance) que les plus pauvres gestes, que les millions de gestes les plus pauvres étaient inévitables, étaient Inscrits. Et qu’ils continueront de l’être, jusqu’à l’extinction des formes. Ces gestes, accomplis par les hommes, émergeant d’un choix immense et d’un simulacre de choix plus immense encore, ce sont néanmoins ceux qu’ils ont voulu, qu’ils ont manqué, qu’ils ont prévu. Mais ils les ont voulu parce qu’il était fatal qu’ils les veuillent. Il ne s’agit donc pas plus ici de liberté que de détermination, et en fin de compte la conjugaison du terme Hasard avec le terme Destin produit le terme final, où tout s’engendre et se défait, qui est : Fatalité.
André Delons
La parole
A Roger Gilbert-Lecomte.
Nous souffrons notre ignorance à la façon d’une maladie dont il est vain de vouloir se défendre, et que la généralité des hommes supporte à présent comme une loi inéluctable. Depuis le temps que nous la tolérons sans clameur, elle s’est constituée partie intégrante de notre système, et notre sérénité abolit du même coup la notion de sagesse, que nous ne sommes plus en état seulement de concevoir, ni même d’admettre. Mais s’il advient qu’un être, hors du triste troupeau, prenne conscience de son état d’homme, et que le feu de la révolte couve sourdement dans son cerveau, le sens du mystère lui écherra en retour comme un premier don, annonciateur des absolues richesses. Une ombre tourmentante et divine dessinera son sourire de vierge autour des plus pauvres choses de la vie, et le poète, dans ses écrits, ne communiquera sa sublime inquiétude qu’attachée aux éléments dont le commun des mortels fait un usage quotidien et sans remords.
Les mots eux-mêmes deviendront les premiers objets de son attention. Sous sa plume jaillit à chaque mouvement le mystère le plus sombre et le plus attirant que les rêveurs aient jamais reconnu, et dont les autres hommes se soient le moins préoccupé : « On décomposera l’homme en entier, l’on retrouvera peut-être les éléments de la pensée et de la volonté; mais on rencontrera toujours sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la Parole, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir ». « Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet qui pourraient vite ruer dans la folie ! » .
Et sans doute le Verbe pose-t-il une interrogation irrémissible. Son impénétrabilité le confond avec la cause des causes. Le problème du langage n’a pas reçu de la part de la philosophie officielle une solution plus satisfaisante pour l’esprit que le problème de Dieu. Trouverons-nous dans la somme de connaissance que le souffle poétique emporte à travers les âges quelques éclairs particuliers de vérité qui suffise à tromper notre angoisse ? La Poésie, cette approximation désespérée de l’Absolu, se doit de ne jamais faire complètement faillite lorsque l’on touche à l’interrogation même qui justifie sa paradoxale existence.
Tout d’abord nous pouvons tirer quelque encouragement à constater que les poètes ont depuis longtemps découvert la nature de la parole, que tel spécialiste vient seulement de déceler avec éclat. Je songe au R. P. Jousse qui nous a livré cette conclusion que la parole est véritablement un geste, une action. Et simultanément, je songe à Goethe, au moment où il a placé sur les lèvres de Faust ces paroles révélatrices : « Il est écrit : Au commencement était le Verbe ! Ici je m’arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ? II m’est impossible d’estimer assez ce mot, le Verbe ! il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : Au commencement était l' esprit ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j’écris consolé : Au commencement était F action ! »
De là à conclure que la parole est un mouvement de l’esprit, il n’y a qu’un pas intellectuel rapidement franchi. Toutefois, le logicien s’interroge plein d’inquiétude : un mouvement de l’esprit ? n’est-ce pas l’habituelle définition de l’idée ? Et se peut-il que ces termes : parole et idée soient à ce point interchangeables qu’on puisse les substituer l’un à l’autre sans dommage ? L’idée enfin ne précède-t-elle pas la parole et dans l’affirmative, reste-t-il moyen de les confondre ?
Avant que de parvenir à la réponse ferme et directe que les poètes nous ont ici laissée, amenons-nous progressivement à cette révélation, sans dédaigner les cheminements discursifs de la raison. Nulle philosophie purement occidentale ne peut ici nous guider. Mais si le problème du langage reste posé à nos penseurs, il ne semble pas que ceux de l’Orient partagent à ce point de vue leur totale déficience. Et cet avantage s’explique sans doute par ce fait que les qualités du mystique, du philosophe, et du poète brillent habituellement sur le front du même homme dans ces contrées surhumaines.
La séparation que tout d’abord l’observateur est tenté d’établir entre l’idée et la parole s’apparente à celle que nous sommes accoutumés d’admettre entre l’esprit et le corps. Hypothèse aussi absurde que celle qui consiste à nier l’esprit pour affirmer la seule réalité du corps. L’une se conçoit mal et pose d’insolubles problèmes (par exemple le point d’interaction entre l’âme et la chair), l’autre n’est qu’un suicide de la pensée. Les philosophes de l’Orient, moins liés que les nôtres par les apparences sensibles, ont connu, avant que nos savants n’en effectuent la démonstration, que l’univers est un composé vibratoire dont les amplitudes variables génèrent des états plus ou moins purs de la matière. Tel nombre est assigné à l’esprit, tel autre à son conducteur charnel. Il n’y a donc plus solution de continuité entre la chair et l’esprit. Du même coup, la parole et l’idée deviennent à nos yeux les deux faces d’une réalité identique. Arthur Rimbaud n’exprime pas autre chose, lorsqu’il écrit dans la lettre du Voyant : « Toute parole étant idée, le temps d’un langage, etc... »
La parole peut se définir la réfraction de l’idée passant du monde intellectuel dans celui de la matière.
Les fréquences plus ou moins rapides de l’énergie organisent dans l’univers des plans sur lesquels tout être créé fonctionne à la fois. De même qu’un organisme humain suppose un système d’émotions, et un enchaînement de pensées qui contribuent à en composer l’être et le domine, la parole n’apparaît que surmontée d’une immense colonne spirituelle : elle est véritablement la chair de l’idée qui la suscite. C’est ce qu’exprime ce passage des Védas : « Il y a quatre sortes de paroles ainsi que le savent les Brahmanes instruits dans les Védas, trois d’entre elles sont latentes, et la dernière est prononcée. Ces distinctions correspondent respectivement à l’absolu (première parole en puissance) se réalisant lui-même (deuxième parole) et désirant s’exprimer (troisième parole) par une création (quatrième parole, ou parole prononcée), et sont établies dans la structure intime de la même réalité.
Le mot ou verbe peut donc recevoir sans abus l’épithète de parole ou de pensée, selon la phase pendant laquelle on la considère. Nous ne le nommerons pas comme tout à l’heure un mouvement de l’esprit, mais bien l’esprit en mouvement.
A. Rolland de Reneville
Le grand jeu IV – Automne 1932 – Epreuves
La première révélation de la métaphysique expérimentale : une expérience proposée au public après six ans de silence par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
Le consentement universel des hommes ne peut se faire sur une théorie générale qui ne permet pas de vérification expérimentale ; c’est le sort de la métaphysique, si elle n’est qu’un effort pour coordonner logiquement des notions abstraites sans en discuter l’origine. Toute connaissance générale n’est qu’en puissance, et la coordination logique des éléments du savoir ne pose qu’une possibilité de connaissance. Mais une métaphysique conçue comme connaissance anticipée d’un progrès possible de la conscience peut faire appel à l’expérience même de la conscience : elle devient alors la science de ce que nous pouvons saisir immédiatement, et par le moyen de quoi toutes nos autres connaissances sont saisies ; donc science des sciences, science suprême.
Je résume ici tout ce qu’une expérience très particulière, que je décrirai ensuite, me permet de penser comme vrai (1).
I. Quelque chose d’absurde peut être donné dans l’intuition.
IL Un esprit accoutumé depuis longtemps à penser selon un certain mode et dans certaines conditions, placé dans d’autres conditions exigeant un autre mode de pensée, ne pense plus, autrement dit il dort.
VI. Malgré la communauté très grande qui existe entre les modes de pensée des différents individus humains (en particulier appartenant à une même civilisation), il peut se trouver chez quelques-uns quelques petites différences à cet égard.
Il arrivera donc que, dans certaines conditions particulières identiques, tel homme dormira sans rêves et tel autre pensera : le premier, parce qu’il ne peut plus penser hors des conditions et des formes coutumières, le second parce qu’il en est libéré.
Y. Si un esprit ne peut se saisir sinon dans telles formes et conditions de pensée, c’est parce qu’il ne distingue pas ces formes et conditions de la pensée même.
VII. En particulier, les formes logiques de la pensée sont confondues, chez la plupart des Occidentaux de notre siècle, avec l’acte même de penser. Si donc l’un d’eux se trouve placé dans des conditions telles que, s’il était libéré de ces formes, il lui serait donné l’intuition de quelque chose d’absurde, il dort.
VIII. Or, de telles conditions se trouvent correspondre à des états physiologiques aisément réalisables, comme certains commencements d’asphyxie, de narcose, certains états fébriles.
IX. En de pareilles circonstances la plupart des hommes se trouvent dans un état de sommeil ou de délire sans mémoire ; mais quelques-uns, plus libres des formes de pensée coutumières, y trouvent l’occasion de penser, en toute lucidité, selon des modes irréductibles à la logique vulgaire (mais non pas à toute logique : car, par exemple, l’identité des contraires, fondement de la logique dialectique, peut devenir en pareil cas une évidence intuitive).
X. Lorsque ces circonstances sont réalisées accidentellement, par artifice, le mode de pensée dont elles sont l’occasion ne s’établit que d’une façon temporaire ; l’esprit est déjà capable de subir de telles pensées, non encore de les réaliser à son gré, et le sentiment de cette impuissance est une souffrance dont il est à peu près impossible de donner l’expression. Mais cette expérience anticipée, pour ainsi dire par une espèce de fraude, de nouvelles conditions de pensée, laisse à concevoir un progrès volontaire de l’esprit se distinguant et se libérant par degrés des formes dans lesquelles successivement il s’aperçoit.
Voici quelles furent (en 1924) mes premières expériences de cette sorte de phénomènes :
Ayant un jour, « pour voir ce qui arriverait », respiré profondément des vapeurs de tétrachlorure de carbone, les résultats dépassèrent tout ce que j’aurais pu imaginer. Je recommençai plusieurs fois l’expérience. Chaque fois, d’une façon tout à fait régulière, voici ce qui se présentait :
Après toute une série de phénomènes bien connus de ceux qui ont subi une anesthésie générale (bruit de moteur à explosion, fourmillement de points lumineux, etc.), les phosphènes prenaient soudain une intensité telle que, même les yeux ouverts, ils formaient devant moi un voile m’empêchant de rien voir d’autre ; en même temps ils se disposaient en une mosaïque de cercles et de triangles, noirs, rouges et blancs, s’inscrivant et se circonscrivant les uns aux autres et se mouvant selon une loi rigoureuse bien que géométriquement absurde. Ce mouvement, qui était, autant que je puis dire, selon une spirale immobile, suivait un rythme ; et c’était celui même du bruit de moteur, qui devenait de plus en plus aigu et rapide ; je m’apercevais alors que ce rythme était celui aussi des battements du sang dans les artères de mon crâne, et, sous peine d’une perte irrémédiable, je devais, toujours sur ce rythme accéléré, répéter un mot imprononçable (approximativement : « temgouef temgouef drrr... ») ; à un certain moment, le rythme devenait si rapide que je ne pouvais plus le suivre, et subitement je reconnaissais la vérité que j’avais connue depuis toujours, je m’éveillais à cette vérité. Avec une évidence, une clarté dont je ne puis donner la moindre idée, tellement ce caractère de certitude, de nécessité absolue, est ignoré de la pensée humaine normale, je comprenais le sens, aussi atterrant, désespérant par sa simplicité que par son évidence, de ce mouvement visuel et sonore : le dernier mot de tout, l’explication, dite par la voix d’un absolu de cruelle ironie, de l’existence de mon esprit, tenait dans une sorte de raisonnement supra-logique terriblement simple, impossible à traduire. Je n’ai jamais admis, et ne pourrai jamais admettre la croyance chrétienne en une damnation étemelle ; et pourtant, à ce moment, que je puis, si je veux, retrouver dans quelques minutes, j’ai la certitude, simple et éclatante, que je suis, moi le seul être, irrémédiablement perdu (et le mot de perdition n’est encore qu’une lointaine approximation), que je ne suis pas autre chose moi-même qu'un très simple cercle vicieux. Et je me dis en même temps (car si ma vie à l’état « normal » m’apparaît maintenant comme une illusion inconsistante, je n’ai à aucun moment perdu contact avec elle) : « dans quelques heures, tout cela sera fini, mais c’est en cet instant que je sais la vérité, et c’est tout à l’heure que je me tromperai en oubliant cette évidence éternelle ».
Malgré cette évidence, je persiste à penser ceci (autrement, je n’aurais qu’à devenir fou ou me tuer, car auprès d’une pareille certitude la vie, la mort, la raison, la démence sont vraiment sans aucune importance) : ce sentiment de l’irréparable est le plus haut degré de certitude que puisse atteindre l’esprit humain comme tel ; il n’est pas la certitude absolue. Dans cette expérience, je suis placé dans de telles conditions de pensée que mon esprit d’homme individuel prend conscience de la contradiction qui lui est inhérente et qui, se résolvant, le conduit nécessairement à sa perte. Mais, parce que ces conditions ont été établies accidentellement, et non par un effort Conscient de libération, cette dissolution d’une forme temporaire de l’esprit m’apparaît comme une fatalité absurde, au lieu d’être pensée clairement comme une nécessité ; je suis conscient de ma perte irrémédiable en tant qu’homme, sans être capable déjà de me penser hors des formes humaines. Cette condition de désespoir et de souffrance sans fin, ce serait celle de l’esprit humain s’il était éternel ; et si je l’ai rencontrée, c’est pour avoir voulu me penser moi-même à la frontière de l’éternel, tout en restant homme. Et je suis conduit à penser que par un travail volontaire de l’esprit je pourrai un jour établir les mêmes conditions de conscience ; mais le désespoir de la conscience humaine sera alors complètement effacé par la clarté plus vive d’une appréhension de soi-même selon un mode supérieur, plus libre.
J’ai observé le même phénomène en absorbant des vapeurs d’éther. Or il existe de nombreux éthéromanes, qui ignorent tout de cette révélation ; sans doute parce que, parvenus à ce point critique, ils ne peuvent plus penser, et s’endorment. Autrement, ce désespoir, cette souffrance plus qu’humaine les guérirait vite de leur manie : il est impossible à un homme de subir cela d’une façon quotidienne (1).
Enfin, ayant eu un jour à subir une anesthésie générale par le protoxyde d’azote (gaz dit « hilarant » : ce que je veux bien comprendre si je pense à certain rire atroce, celui que provoque la vue de l’absurde), j’ai reconnu immédiatement la même certitude, la même détresse (je crois qu’il en serait de même par l’emploi de chloroforme ou de tout autre anesthésique général). Et sous le masque même je me disais que presque tout autre homme, à ma place, à cet instant, dormirait déjà ; et probablement je me suis endormi un peu — peut-être une seconde — plus tard que ne l’aurait fait un autre anesthésié.
J’ai dit : « presque tout autre homme » ; et, en fait, pendant longtemps, je n’ai connu que Gilbert-Lecomte qui, sans aucun doute possible, ait exactement compris, pour le connaître lui-même, CE dont il s’agissait. Aujourd’hui je soupçonne quelques rares autres individus, autour de moi, de savoir cela ; mais le langage humain est tellement insuffisant dans ce domaine, que je ne puis en être tout à fait sûr.
Malgré l'impossibilité, essentielle au fait que je rapporte tant bien que mal, d’en donner une expression adéquate, quiconque en a eu l'expérience, en lisant mon essai de narration, reconnaîtra immédiatement (et cela est tout à fait certain) que je parle de la même chose. Et je ne vois guère de façons pour lui de ne pas admettre du même coup les résultats métaphysiques exposés plus haut, de ma réflexion sur cette expérience.
Mais j’insiste sur ceci : pour que l’intuition de l’absurde acquière la pleine valeur d’une expérience métaphysique, il n’est pas nécessaire que tu fasses l’expérience particulière et assez exceptionnelle que j’ai racontée. Mais l’existence de chaque chose, de toutes les choses, du monde ; la présence de quelque chose qui n’est pas toi-même, l’existence de personnes et de consciences distinctes de soi, ta propre existence, enfin, comme être individuel et fini, tout cela doit, si tu t’éveilles vraiment, t’apparaître comme intolérablement absurde. Tu dois commencer par penser comme absolument irrésoluble la double question : pourquoi quelque chose existe ? pourquoi telle chose existe-t-elle ? Tout ce qui t’est donné doit devenir avant tout une matière de Scandale.
René Daumal.
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Retours de flamme. Revue rapide de ce que le Grand Jeu n’a pas réussi a dire assez depuis quatre ans par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
LA DIALECTIQUE DE LA REVOLTE
Première phase de la révolte. L’agonie métaphysique. « Nier tout et ne plus concevoir que l’abîme. »
Cette première phase s’oppose, comme une négation absolue, à la vie acceptée sans cas de conscience, affirmation purement passive de l’animal humain. C'est par cette négation première qu’un animal humain peut s éveiller, naître à l’esprit, devenir pensant.
Deuxième phase. Les premiers froissements sociaux amènent ces révoltés à se grouper par familles mentales sans quoi l’homme isolé ne pourrait subsister. Le nihiliste individuel rencontre comme premières réalités extérieures ses semblables. Quelques hommes ayant reconnu en eux le même absolu pessimisme s’unissent pour le scandale et la révolution perpétuelle. C’est l’époque des « bandes » anarchistes ; c’est aussi le surréalisme sous sa première forme. Cette phase intermédiaire correspond à un commencement de synthèse entre la négation absolue qui fait l’homme conscient subjectivement, et la constatation de réalités déterminées et objectives. Mais cette constatation n’étant que partielle, la synthèse reste encore surtout intellectuelle.
Troisième phase. La nécessité de l’action sociale fait apparaître peu à peu les mécanismes du déterminisme social. De la constatation d’un objet psychologique (son semblable anarchiste) le révolté passe peu à peu à la constatation d’un objet économique (le déterminisme social). A ce moment la synthèse peut s’accomplir complètement et devenir active. Le révolté est devenu un révolutionnaire. Au regard d’un idéalisme statique, il l’est devenu en suivant le chemin inverse de celui qu’a suivi un ouvrier communiste. En fait, l’un et l’autre exprimèrent le mouvement de la même dialectique ; peu importe qu’elle soit traduite en termes d’estomac, de poitrine ou de tête, que l’impulsion primitive soit faim, colère ou négation.
Mais aux différents stades de ce processus, se glissent des individus qui n’ont pas expérimenté les stades précédents. En de tels individus, nous ne saurions guère avoir confiance ; ils ne se sont pas éveillés, parce qu’ils ne nient pas ; ils peuvent être tout au plus alléchés par la perspective d’une réforme : on sait le mal que peuvent faire de tels hommes dans un mouvement révolutionnaire.
L’estomac d’un chômeur affamé nie la société capitaliste aussi bien que notre intelligence qui perçoit les contradictions de cette société. Le double souci de justice et d’efficacité indique au révolté parvenu à cette connaissance la seule force matérielle existante capable de réaliser cette négation, en détruisant le régime social existant. Il devient, tout en restant au service de la puissance de négation qui l’a éveillé, un « compagnon de route », au moins du prolétariat révolutionnaire.
R. Gilbert-Lecomte.
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PSEUDO-MATERIALISME ET EMILE MEYERSON CONTRE LA DIALECTIQUE HEGELIENNE
Ce tonnerre a fracassé les tympans de nos aïeux, et leur surdité est devenue héréditaire : tant d’oreilles autour de nous impuissantes à la recevoir, cette voix, et va-t-elle périr ? Non, car ce fut le choc de l’Esprit précipité contre la Matière qu’un artifice de pensée en avait séparée depuis deux millénaires. Le Christ avait fait naître le règne de 2 contre le 1 du Père ; Hegel-Paraclet, broyant le 2, ouvrant l’ère de 3, annonçait la fin du règne de Jésus : vis-à-vis du Christ, le Paraclet est Ante-Christ, et je dis qu’il sera la chair vivante (je la vois grouiller multiple en jusants humains tirés de l’Est en masses montantes vers nous — et non plus en forme d’un seul homme), il sera la chair, la masse vivante dont Hegel fut l’annonciateur, non pas donc le Paraclet lui-même, mais son Jean Contre-Baptiste. Et beaucoup, et de ceux mêmes qui croient travailler à cette Révolution, et de ceux mêmes qui se servent de l’outil qu’il a révélé, au nom de cette Révolution condamnent son Messie : Hegel, à ce point possédé par ce grand moment de l’esprit ou de l’histoire que sa propre voix anéantit ce que ses désirs humains essayaient en même temps de justifier : le Christianisme, l’impérialisme (1).
La dialectique hégélienne étant à la fois l’ennemie du vieil idéalisme et celle du vieux matérialisme, c’est de toutes parts qu’on l’attaque. Ainsi, pour prendre deux des plus graves de ces conflits, on voudrait lui dénier toute puissance révolutionnaire, en faire même une idéologie bourgeoise, contre-révolutionnaire, au nom d’un certain « matérialisme » ; et d’autre part, la science dualiste essaie de se défendre et de ruiner la critique hégélienne ; critique qui, justement, donna naissance au « matérialisme » de Marx, Engels, etc.
I. Le pseudo-matérialisme.
Rabâchons et rabâchons avec toute la lourdeur possible cette distinction :
1° Le matérialisme dualiste, celui de Démocrite, d’Epicure, de Lucrèce, de la plupart des philosophes matérialistes du xviii siècle, est une conception mécaniste, donnée pour définitive, du monde tel qu’il nous est présenté, parallèle à une affirmation, souvent implicite mais indiscutable, de l’excellence de la raison humaine qui a conçu ce système, et de la permanence dans l’esprit humain de certains principes éternels.
2° Le matérialisme moniste (2), celui de Karl Marx, de Fr. Engels, est une dialectique des phénomènes qui est à la fois la pensée concrète des phénomènes et leur mouvement même ; il ruine à tout jamais le matérialisme antique en faisant s’évanouir les prétendues « vérités éternelles » sur lesquelles il repose ; comme l’expose Georges Plékhanoff, la dialectique est essentiellement moniste et condamne tout système dualiste.
3° Le matérialisme à la noix est une attitude de polémique confusionnelle adoptée par un certain nombre de gens qui trouvent que « ça fait plus révolutionnaire » d’être matérialiste, prenant ce mot dans un sens bassement journalistique. Aussi donnent-ils inconsidérément leur adhésion à tout ce qui porte l’étiquette matérialiste, aussi bien au matérialisme dualiste (même s’il prend la forme d’un scientisme parfaitement conciliable avec le positivisme du plus réactionnaire Auguste Comte), et aussi bien au marxisme que, par une complète incompréhension de la dialectique, ils ignorent infiniment plus que n’importe quel ouvrier révolutionnaire qui lui, vit, au moins, la dialectique.
Et, corrélativement, distinguons :
1° L'idéalisme dualiste ou spiritualisme qui serait tout aussi bien la doctrine des matérialistes de la première catégorie s’ils développaient l’aspect « vérités éternelles » et non l’aspect « mécanisme des phénomènes » de leur système. C’est lui qui permet de mettre l’« esprit » en vase clos à l’usage des privilégiés avec, au goulot, le champignon protecteur ou dieu transcendant de toutes les tyrannies dogmatiques.
2° L'idéalisme moniste, qui est l’idéalisme absolu de Hegel, ennemi du précédent exactement comme le deuxième matérialisme est l’ennemi du premier.
3° L'idéalisme à la noix, tout à fait comparable au matérialisme du même nom.
L’opposition ressassée entre matérialisme et idéalisme risque donc de ne pas signifier quelque chose de bien précis. La véritable opposition est entre matérialisme dialectique et idéalisme absolu d’une part, matérialisme rationaliste et spiritualisme d’autre part. Ainsi Karl Marx attaque et détruit l’économie classique ou libérale, qui est bien une doctrine matérialiste au sens dualiste (et par conséquent réactionnaire, car laissant place au transcendant) ; mais il conserve l’essence même de l’idéalisme absolu, la dialectique : « Marx et moi, dit Engels, nous fûmes sans doute à peu près seuls à conserver la dialectique consciente de la philosophie idéaliste allemande dans notre conception matérialiste de la nature et de l’histoire. »
Idéalisme absolu et marxisme sont identiques dans leur essence en ce qu’ils nient absolument le dualisme et la contingence. Marx s’est attaqué à l’idéalisme qui s’abaisse à servir les intérêts d’une classe. Et nous sommes avec lui et avec Engels contre le Hegel de la « Philosophie du Droit » qui, enivré du chant dialectique sournoisement décollé du concret, perd le contact de la Réalité-sans-distinction et se laisse devenir le plus méprisable logicien dualiste, nationaliste, impérialiste. C’est alors vraiment, lorsqu’elle devient une logique transcendante, que la dialectique « est posée sur la tête ». Mais tant que la Dialectique mérite son nom, il n’est pas besoin de la « remettre sur ses pieds » pour qu’elle devienne le Feu des révolutions.
[…]
René Daumal.
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