Introduction :
enquête sur un champ de bataille
La police est un
appareil d’État chargé de maintenir «l’ordre public» par la contrainte. Elle
est organisée rationnellement pour produire de la violence. Les études
focalisées sur ce que l’on appelle des «violences illégitimes» ou «illégales»,
des «bavures» et des « accidents » n’observent qu’une partie du phénomène.
Elles insistent sur le fait que la police tente de réduire le risque de tuer
dans les sociétés qu’elles appellent «démocratiques», que les agents de la
force publique travaillent à contenir leur violence et que la brutalisation physique
ne représente qu’une exception
’y ai vu se développer et se matérialiser les principaux axes de la
transformation de la violence
policière : la fabrication d’un chômage
de masse, la précarisation et l’accroissement des inégalités, le
développement de la «politique de la
ville», les transformations de la ségrégation, la formation des polices de proximité, la généralisation de la
provocation par des polices d’intervention, la perpétuation d’une structuration
virile, blanche et bourgeoise de la violence policière, l'émergence de
nouvelles formes d’autodéfense et de contre-attaques parmi les habitants,
l’application d'une contre-insurrection de basse intensité face à la
multiplication des révoltes, les impacts sociaux de la fabrication médiatique
et politique des nouveaux «ennemis intérieurs», la restructuration des
quartiers populaires et l'extension de la mégalopole capitaliste par la
«rénovation urbaine», l’intensification de la domination policière et le
renforcement du socio-apartheid par la «guerre à la délinquance» ainsi que le
développement de l’incarcération de masse. J'ai observé les implications
réelles et concrètes de tous ces phénomènes qui font système avec la violence
policière.
La
ségrégation endocoloniale
Soumettre
et bannir les damnés du néolibéralisme
La
recherche universitaire a décrit la technicisation et la rationalisation
continue de la violence policière en France au cours du XXe siècle. Pour
réduire la production de désordres non recherchés, l’État module de plus en
plus précisément l’emploi de la force. Mais s’il tend à restreindre l’usage de
la violence mortelle pour le «contrôle des foules», ce processus repose aussi
sur des transferts et des traductions de violence guerrière et coloniale dans
certains domaines du contrôle policier à l’intérieur de la métropole impériale.
La recherche universitaire a décrit la technicisation et la rationalisation
continue de la violence policière en France au cours du XXe siècle. Pour
réduire la production de désordres non recherchés, l’État module de plus en
plus précisément l’emploi de la force. Mais s’il tend à restreindre l’usage de
la violence mortelle pour le «contrôle des foules», ce processus repose aussi
sur des transferts et des traductions de violence guerrière et coloniale dans
certains domaines du contrôle policier à l’intérieur de la métropole impériale.
L’impérialisme est un processus d’expansion coloniale du capitalisme qui a
engendré un système d’exploitation et de domination à plusieurs vitesses, dans
les colonies mais aussi à l’intérieur de la métropole. La recherche de
l’accumulation maximale du profit par l’exploitation de celles et ceux qui
n’ont que leurs bras et leurs enfants - le prolétariat - est alors renforcée et
mise en concurrence avec la surexploitation d’un sous-prolétariat dans les
colonies.
Frantz Fanon nous a laissé le terme «damnés de la terre » pour nommer celles
et ceux qui se confrontent à la fois la surexploitation, à la dépossession et à
la ségrégation ; il désignait ainsi principalement les situations d’oppressions
conjuguées de classe, de race et de genre des colonisés.
Maintenir la ségrégation des damnés en métropole
Le
bannissement des damnés à l’intérieur de la métropole se développe en important
les modes de gestion élaborés dans les colonies. C’est ce que Michel Foucault a
nommé l’« effet de retour» des «modèles coloniaux» «rapportés en Occident, et
qui a fait que l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme
une colonisation, un colonialisme interne». Nous pouvons parler de ségrégation
endocoloniale pour désigner cette forme de pouvoir qui développe et réagence
des dispositifs issus des répertoires de la domination coloniale pour les
appliquer à l’intérieur du territoire national aux strates inférieures des
classes populaires.
La
brigade nord-africaine (BNA) était composée d’une trentaine d’agents ; elle
recrutait une partie de son personnel parmi le corps des administrateurs coloniaux
ou des I fonctionnaires en poste
en Algérie. Elle quadrillait les «quartiers musulmans» de Paris, y opérait des
raids et des rafles, alimentait des fichiers de surveillance politique et
sociaux. La BNA n’était pas une police proprement coloniale.
Pour
conquérir de nouveaux marchés et faire face aux soulèvements ouvriers de
1947-1948, le capitalisme français a commencé à se restructurer en permettant
aux couches supérieures blanches du prolétariat d’occuper les positions
inférieures d’une petite bourgeoisie en extension. C’est ainsi que la
surexploitation des travailleurs étrangers, la plupart issus des colonies,
s’est maintenue et renforcée dans la seconde partie du XXe siècle.
C'est
dans ce contexte que, dès 1953, la préfecture de police amorce la formation
d’une nouvelle imité de police d’inspiration coloniale : la brigade des agressions
et violences (BAV), influencée par les premières unités antigang, mais calquée
sur les anciennes brigades nord-africaines à peine dissoutes. Cette création
est justifiée en mettant l’accent sur la « criminalité» et non plus sur la
«race» des colonisés. La figure de la «criminalité nord-africaine», employée
systématiquement dans les grands médias et par la classe dirigeante pour
dépolitiser les luttes des colonisés, va permettre de rediriger cette nouvelle
police sur les travailleurs arabes à Paris.
Composée
de deux sections d’enquête et de voie publique, la BAV était chargée de
paralyser les résistances des colonisés et les actions du FLN comme s’il
s’agissait d’une forme de criminalité ethno-culturelle. Constituée
d’une vingtaine d’inspecteurs dont une partie importante était recrutée parce
qu’elle maîtrisait couramment les langues d’Afrique du Nord, dotée de voitures
et de radios, elle avait mission de circuler dans les quartiers « criminels »
pour y «faire du flagrant délit».
Dès
1958, la BAV s’est trouvée coordonnée avec la huitième brigade territoriale
(une unité de police judiciaire), avec des équipes spéciales de district et, à
partir de décembre 1959, avec les forces de police auxiliaires (FPA, les harkis
de Paris). Ces différentes unités étaient régies par le Service de coordination
des affaires algériennes (SCAA). Cette structure va former une génération de
policiers à contrôler des Arabes et des misérables sur le mode de la pacification coloniale.
Ni les policiers ni les responsables politiques du massacre d’État du 17
octobre 1961 n’ont été sanctionnés. Le système colonial, où la justice tolère
les agressions et les meurtres commis contre des indigènes, s'est largement
perpétué dans l’ère sécuritaire et postcoloniale. L’arabicide demeure protégé
par «un code tacite, une jurisprudence de fait36» qui punit les centaines de
meurtres d’Arabes commis entre 1970 et 1991 de peines délictuelles, comme s’ils
n'étaient pas des humains à part entière et que l’arabicide relevait du délit
et non du crime. Dans les tribunaux et les médias, cette tolérance judiciaire
est justifiée par l’utilisation systématique de la figure de «l’arabe bestial,
voleur, violeur et tueur» forgée par et pour l’imaginaire colonial. En
légitimant la focalisation sur les quartiers où vivent les ouvriers immigrés,
cet imaginaire a accompagné toute la fabrication des «polices de la nouvelle
société ».
Le bidonville, la BAV et le 17 octobre 1961 sont trois scènes fondatrices.
Elles ont posé les bases d’une nouvelle forme de domination organisée autour de
l’enclavement, du harcèlement et de la brutalisation des damnés à l’intérieur,
puis des classes populaires des grandes villes en général.
À la suite du bidonville et de la cité de transit, le quartier de type «
grand ensemble » va permettre de restructurer la domination des damnés à l'intérieur pour les damnés de
l'intérieur.
C’est un nouveau type d’habitat conçu à partir de l’après-guerre pour
accueillir une «aristocratie ouvrière » (très majoritairement blanche) en voie
de massification. Construit rapidement, il est formé généralement de barres et
de tours alignées pour réduire les coûts autant crue possible.
Ceux
du bidonville et des cités de transit qui ont pu rejoindre ces quartiers ont
obtenu l’eau courante, l’électricité, le chauffage et l’accès à des services
publics - ce qui a effectivement transformé leurs conditions de vie mais qui
leur a aussi imposé des échéances fixes et non négociables pour les loyers et
les factures, créant ainsi de nouvelles formes d’appauvrissement et de mise en
dépendance. Ces nouveaux habitants et les autres ont commencé à galérer
ensemble. Ils se sont appropriés cet urbanisme pour y créer des formes de vie
collectives, solidaires et villageoises, en contradiction complète avec le projet néolibéral
et les stratégies des bureaucraties municipales des
banlieues ouvrières.
l'anticriminalité: continuer la guerre coloniale
Confronte a des séries de braquages de banques, François Le Mouel rédige un
rapport pour justifier la recherche du «flagrant délit» face à ces «types de
criminalité». Il engage à dépasser la logique «du crime au criminel» pour une logique «du criminel au crime» : en se cachant, en surveillant, en traquant,
en laissant faire puis en intervenant.
C’est le début du développement
d’unités mobiles «anticriminelles», en civil, dressées à surveiller et traquer
les jeunes des classes
populaires, à les provoquer pour mieux faire apparaître «le crime» caché dans leurs corps suspects.
La
technique « anticriminalité » expérimentée en Seine-Saint-Denis consiste
désormais à pénétrer la population
(et non plus les populations,
sous- entendu colonisées) pour y traquer un nouvel ennemi intérieur incarné par
une figure socio-ethnique du criminel. Ce procédé, qui avait déjà servi à
justifier la traque des révolutionnaires communistes ou anticolonialistes dans
les périodes précédentes, va dès lors désigner l'ensemble des quartiers
populaires comme des viviers de prolifération d’une menace mortelle non plus
pour «l’empire» mais pour «la nation». La BAC 93 est créée sur le principe
d’une pacification désormais intérieure pour laquelle il faut des unités
policières particulièrement rentables et productives, susceptibles de mener une
guerre de basse intensité - autrement dit, des commandos policiers.
Une
pseudo-théorie mise en circulation au début des années 1970 a fourni une
caution «scientifique» à la focalisation policière de ces unités
«anticriminelles» sur les non-Blancs
pauvres. La notion de «seuil de tolérance aux étrangers» explique que le
racisme est lié à la présence d’étrangers trop nombreux et qui provoquent une
réaction quasi biologique des «vrais Français», sous-entendu blancs et
chrétiens.
Toujours répandue dans la police, cette fiction a fourni une légitimation
morale pour les comportements racistes de policiers qui choisissaient d’intégrer
ces nouvelles unités chargées des cités. On a tenté de faire reculer les actes
racistes en envoyant dans les quartiers populaires des policiers convaincus
qu’il fallait s’occuper en particulier et visiblement des «bronzés». La police
des damnés à l’intérieur s’est constituée en revendiquant «scientifiquement»
l’appropriation de certains gestes et mentalités racistes issus des répertoires
de la violence coloniale.
Le 30 novembre 1972, Mohamed Diab, chauffeur de poids lourds algérien de
trente-deux ans est abattu dans un commissariat par le policier Robert Marquet
d’une rafale de pistolet mitrailleur.
La
ségrégation endocoloniale n’est pas structurée seulement par la race et la
classe. La violence des policiers et des militaires est une violence fondamentalement
masculine, conçue et mise en œuvre par une très grande majorité de mâles blancs
engagés pour la conservation de l'ordre social. Elle est portée par un système
idéologique axé sur la reproduction d'un pouvoir patriarcal où priment
l'autorité et la force de l'État comme «père» et «maître». Dans les mots et les
gestes qu'ils emploient pour contrôler les habitants des cités, les policiers
marquent régulièrement la place et les comportements auxquels devraient selon
eux se tenir «les vrais hommes» et «les filles bien», les «vrais Français» et
les «bons immigrés», les «honnêtes citoyens» et «les autres».
La tactique de la tension
Appliquer la contre-insurrection aux quartiers
populaires
Les doctrines de contre-insurrection sont organisées autour de
l’articulation d’un versant de propagande - des structures d’«action
psychologique» et de « conquête des cœurs et des esprits » - et d’un versant de
coercition combinant des formes d’occupation et de quadrillage
militaro-policiers avec des techniques de contre-guérilla et d’extrême brutalisation". Dans les états-majors
militaires et politiques des grandes puissances impérialistes, deux fractions
s’opposent sur les manières de développer cette forme de domination. Des
tenants du Heart and Mind militent pour augmenter l’emploi de la
séduction, de la collaboration et de la sous-traitance dans l’encadrement
militaro-policier. Parmi les experts de la contrainte et de la violence
légitime, ils sont assimilés à une
posture «de gauche» ou «modérée». Face à
eux, les tenants du Kill or capture assurent qu’il faut assumer complètement
le caractère colonial d’une occupation militaire et les intérêts expansionnistes
des grands États en employant principalement la «contre-terreur», c’est-à-dire
la terreur d’État.
La «bataille d’Alger» comme prototype
La contre-insurrection à la française a été élaborée durant les révolutions
coloniales en Indochine et au Maroc et a été synthétisée pendant la guerre
d’Algérie où elle a acquis le statut de doctrine d’État. Elle a été mise en
œuvre de manière intensive et généralisée avant d’être officiellement abolie au
cours des années 1960.
D’abord dans les montagnes puis dans les grandes villes d’Algérie, à mesure
que l’Etat lui transmettait les pouvoirs policiers et judiciaires, l’armée
française a systématisé et industrialisé des formes de propagande (radio,
tracts, cinéma, rumeurs, médecine, infrastructures socioculturelles...), de
contre-guérilla (déplacements de populations, vrai-faux attentats et massacres,
camps de concentration, torture industrielle, bombardements de villages,
système de disparitions...) et
de contrôle militaro-policier des zones urbaines (fichage, quadrillage,
occupation de la rue et paralysie de la vie sociale, harcèlement, système de
délation, contre- terrorisme, torture, internement, disparitions).
Dans
tous les États impérialistes, l’emploi de la contre-insurrection en contexte
colonial a eu une influence significative sur la transformation des mécaniques
d’encadrement à l’intérieur du territoire national. Aux États-Unis, la
contre-insurrection expérimentée au Vietnam a été employée contre les
révolutionnaires du Black Panther Party puis elle s’est cristallisée dans la
police des ghettos à travers la «guerre contre le crime et la drogue».
L’expérimentation de la guerre contre-révolutionnaire en Irlande du Nord a
transformé la répression des révoltes ouvrières en Angleterre.
L’ère Chevènement
À partir du milieu des aimées 1990, des officiers de l’armée française ont
commencé à réassumer l’emploi de la contre-insurrection à l’intérieur. Sur le
territoire national, c’est le début de l’activation ininterrompue du plan
Vigipirate, qui permet d’organiser un quadrillage militaro-policier des grandes
villes, fluctuant mais continu. Ce dispositif d’exception permanent associe des
militaires initiés aux dernières techniques de «contrôle des foules» et des
policiers expérimentant de nouvelles techniques de maintien de l’ordre.
Six
jours plus tard, le 16 juillet, débutent à l’Assemblée nationale des débats
relatifs à la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure,
renforçant les capacités d’encadrement et de harcèlement policiers
ainsi que les possibilités d’interpellation et de mise en détention. Dammarie-
lès-Lys a été sélectionnée comme une scène répressive, pour préparer les
esprits au vote de la nouvelle loi sur la sécurité intérieure.
Construire
l’état d’exception juridique
Tout
au long des années 2000, les
gouvernements I de «gauche» et de «droite» ont mené alternativement une
offensive pour étendre l’état d’exception I juridique qui permet d’expérimenter
la contre- insurrection endocoloniale. Entre 2001 et 2009, 17 lois portant sur
la «lutte contre l’insécurité» sont votées les unes après les autres, au nom de
la « lutte contre le terrorisme », « la délinquance des mineurs», «la
criminalité» ou «l’immigration clandestine ». Elles favorisent l’extension et
la diversification des formes contemporaines de la violence policière. En 2001,
le gouvernement Jospin fait voter la loi de sécurité quotidienne (LSQ) qui pose
les bases d’un vaste programme d’intensification du contrôle des classes
populaires par le redéploiement des forces de l’ordre et l’extension de leurs
champs de compétences : la loi rend passible de prison le refus de donner son
ADN, étend la possibilité des fouilles pour les agents de police et les agents
de sécurité, autorise la police municipale à intervenir dans les cages
d’escaliers sous certaines conditions, étend les possibilités de
perquisition... Deux ans plus tard, la loi pour la sécurité intérieure - dite
loi Sarkozy - de février 2003, par un article rendant illégale l’occupation des
halls d’immeubles, a démultiplié les possibilités de harcèlement policier dans
les quartiers. Comme la loi sur les contrôles d’identité, elle va permettre de
valider des pratiques mais [aussi de stimuler leur systématisation. D’autres
lois [ont permis d’intensifier la productivité répressive. La loi du 9 mars
2004, dite Perben II, en instituant un régime spécial pour la «délinquance
organisée» a ainsi permis d'arrêter des groupes entiers, de prolonger les
gardes à vue, de les étendre aux mineurs de plus de 16 ans et d'empêcher tout
regroupement dans la rue.
Le
gouvernement Villepin décrète l'état d’urgence le 8 novembre 2005 et le proroge
pour trois mois le 15 novembre. Le recours à la loi du 3 avril 1955 «organisant
le régime de l'état d’urgence», loi conçue pour permettre la répression des
colonisés en Algérie, comporte une dimension symbolique et mémorielle : le
gouvernement normalise la répression en l’inscrivant dans la continuité d’une
pacification de l’ennemi intérieur: les «hors-la-loi» d'aujourd’hui sont renvoyés
à ceux d'hier. Selon la loi de 1955, la déclaration de l’état d’urgence dépend
de la loi de 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre.
C’est une sorte de déclaration de guerre civile partielle, qui permet
d’appliquer des dispositifs de guerre sur une partie du territoire sans
paralyser tout le pays. La mise en œuvre du couvre-feu sur les «zones
sensibles» l’illustre assez précisément. L’état d’urgence permet aux préfets
d’interdire là où ils le jugent intéressant, la «circulation des personnes ou
des véhicules dans les lieux et heures fixés par arrêtés», d’« instituer, par
arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est
réglementé», d’« interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute
personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des
pouvoirs publics» et de «prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la
presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions
radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations
théâtrales ». Il est enfin possible, dans les zones concernées par le décret
(l’ensemble des grandes agglomérations françaises), d’ordonner la «fermeture
provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de
toute nature», l’interdiction, «à titre général ou particulier, [des] réunions
de nature à provoquer ou à entretenir le désordre», la réquisition des armes de
toute catégorie, 1’« assignation à résidence [...] dans une agglomération ou à
proximité immédiate d’une agglomération» et «des perquisitions à domicile de
jour et de nuit».
Le
lieutenant d’une des compagnies de sécurisation - une «force d’intervention rapide
» - affectée sur Villiers-le-Bel est en l’occurrence un ancien militaire, formé
au contrôle des foules au
Kosovo.
Le
marché de la coercition
La transformation de la violence policière est liée
au développement d’un marché mondial de la coercition. Ce phénomène est porté
par de puissants complexes industriels, médiatiques et politico-financiers qui
tirent profit de la prolifération des guerres policières en vendant des
doctrines, des techniques, des équipements et des armes de coercition. Ces
marchandises sont expérimentées, rénovées et leur excellence est mise en scène dans les laboratoires intérieurs
des grandes puissances impérialistes. Elles peuvent ensuite être vendues aux
États et aux entreprises du monde entier.
1968, la naissance d’un marché public de la
coercition
Le marché d’État de la coercition émerge réellement après 1968, dans un
contexte où il faut absolument renforcer, techniciser et rationaliser des
appareils policiers qui viennent d’atteindre un état limite. Il se constitue pour réprimer les mouvements
ouvriers, étudiants et révolutionnaires.
Le tir tendu en pleine tête n’est pas une «bavure» mais une nouvelle
production rationnelle- légale, une technique de violence d’État. Le policier
qui a éborgné un lycéen, Jeoffrey, à Montreuil en octobre 2010, avait reçu une
demi-journée de formation : il utilisait un LBD dans une situation où, selon la
codification, il aurait dû employer un flash-bail; il n’a pas fait de
sommation, il n’était pas en légitime défense et le LBD était à l'essai. Le
policier a pourtant été disculpé. Malgré toutes ces infractions à la procédure
légale, son geste a bien été habilité.
La proscription du tir tendu au visage est donc très symbolique, elle
permet d’encadrer la banalisation réelle de ce tir et sa transformation en
pratique d’État. Jean-Paul Brodeur, sociologue de la police, remarque à ce
sujet que la plupart des protestations contre le développement de pratiques
policières «au-dessus des lois » ont donné lieu à un changement des lois plutôt
que des pratiques policières.
L’industrialisation de la férocité
Les BAC et l’essor des polices de choc
Dans
la plupart des grandes
puissances impérialistes, des unités de police spécialisées ont été conçues au
cours des années 1970 pour maintenir la ségrégation raciste et contenir
l’indiscipline populaire. L’histoire de ces commandos policiers retrace la
systématisation de la férocité comme technique de gouvernement et comme secteur
de marché. En France, la brigade anticriminalité (BAC) représente à la fois une
technologie de bannissement et de répression, une rationalisation industrielle
de la coercition et l’un des rouages les plus sollicités d’une mécanique
poussée à ses limites.
Un dispositif proactif est basé sur sa capacité à créer les situations qui
justifient son existence, à favoriser les conditions de sa reproduction et de
son extension. Une unité de police proactive crée les menaces qu’elle est
censée réduire en suscitant, en laissant faire, en provoquant voire en
fabriquant des désordres pour
mieux s’en saisir.
Le
baqueux justifie sa brutalité comme l’idéologie patronale justifie la brutalisation
de travailleurs revendicatifs, comme l’idéologie esclavagiste justifie la brutalisation
d’un esclave insolent, comme l’idéologie paternaliste justifie la brutalisation
des enfants indisciplinés et comme l’idéologie patriarcale justifie les
violences faites aux femmes insoumises.
Les
policiers ont recours a la domination masculine de façon différente selon
qu’ils veulent soumettre des hommes et des femmes. Ils emploient des techniques
de vexation à l’égard de ceux qu’ils pensent pouvoir blesser en mettant en
doute leur virilité, en les désignant comme féminins, homosexuels, dé
virilisés... Un policier de la BAC avoue employer une remarque de cet ordre
comme technique d’humiliation: «Tu faisais moins le malin quand tu t’es fait
doser par ta sœur hier devant le commissariat ! » Pour inférioriser sa proie
masculine, le policier emploie un procédé idéologique d’infériorisation des
femmes. Les policiers prédateurs discriminent très fortement leurs
comportements en fonction du genre de leurs proies. Ils appliquent aux femmes
des registres de violence symbolique en les accusant de mauvaise moralité ou de
mauvaise maternité, en les enfermant dans l’espace de la domesticité et de la
sexualité.
La BAC expérimente quotidiennement le renforcement
du pouvoir policier par l’industrialisation d’une férocité virile, blanche et
bourgeoise.
La suraccumulation de
puissance
Il faut considérer le corps des policiers comme
un accumulateur humain de violence d’État. Le corps du policier est dressé
techniquement pour produire de la coercition.
Les BAC révèlent les limites du gouvernement des
pauvres par la provocation et le harcèlement. Particulièrement rentables pour
les chefs policiers, les gouvernants et les industriels
de la sécurisation, les polices
de choc sont aussi les unités les plus susceptibles de catalyser les colères et
de fournir une cible commune pour des soulèvements ingouvernables. La BAC est
une forme de suraccumulation de puissance dans un secteur de l’appareil
policier, elle révèle une contradiction fondamentale au cœur du système sécuritaire : le capitalisme
sécuritaire et ses polices de choc se développent en persécutant les forces
susceptibles de les renverser.
La politique de la ville connaît un tournant majeur et change d’échelle
avec la loi Borloo du 1er août 2003340. Présenté comme «le plus grand chantier
du siècle» (10 fois le tunnel sous la Manche), ce Programme national de
rénovation urbaine (PNRU) engage l’investissement de 40 milliards d’euros pour réaménager plus de 500 quartiers
classés en Zone urbaine sensible (ZUS). Il favorise les démolitions de
logements sociaux, les reconstructions en accession à la propriété, les
réhabilitations avec augmentation des loyers et des charges, l’installation de
commerces destinés à la petite bourgeoisie salariée, ainsi que la création de
nouvelles voies de circulation et d’aménagements sécuritaires de l’espace
urbain.
Créée en 2004, l’Agence
nationale de la rénovation urbaine (ANRU) est chargée de programmer l’ouverture
de ces marchés en finançant une partie des chantiers avec l’argent public. La
plupart des projets impliquent davantage de destructions de logements sociaux
que de reconstructions, et les relogements sont fermés aux squatteurs ou à
celles et ceux qui ne peuvent plus payer leurs loyers. Malgré les prétentions
affichées, la rénovation urbaine repousse et disperse au loin les plus pauvres.
Elle met en scène un «banlieues show», spectacle de la destruction massive
d’immeubles dans les cités de France.
Le nouvel urbanisme
sécuritaire conjugue la domination policière et la dépossession des classes
populaires. Il s’agit d’en finir avec les labyrinthes et les raccourcis, les
dalles, les coursives et les accès aux toits qui permettent d’attaquer la
police, d’entreposer des munitions. Mais l’objectif est aussi de mettre fin à tous
les espaces réappropriés par les habitants et qui permettent une vie sociale
relativement libre et autonomisée (barbecues, fêtes improvisées...), de faire
disparaître tous les lieux qui permettent à des communautés opprimées de se
croiser, de se reconnaître, de s'auto-organiser et de s’entraider.
Les mobilisations
collectives pour le logement prennent toutes sortes de formes depuis le début
des années 2000 : contre la restructuration néolibérale et sécuritaire, contre
les expulsions de logement ou l’augmentation du prix des loyers et des charges,
contre les discriminations dans les attributions de logements. L’augmentation
de la précarité et le renforcement de la pression policière fragilisent ces
luttes et contribuent ainsi à paralyser les résistances à l’expansion de la
ville impériale.
Ce renforcement
policier est à l’œuvre sur d’autres types de territoires soumis à des formes
coloniales de pouvoir. En février-mars 2009, le mouvement de révolte contre «le
capitalisme et le colonialisme» mené par le LKP en Guadeloupe, puis en
Martinique, n’a pas été maîtrisé malgré le déversement de forces policières.
Durant plus d’un mois de grève générale, les dépossédés ont envahi les rues,
bloqué les aéroports et les routes, manifesté de jour comme de nuit et se sont
affrontés à une répression féroce, des convois militaires avant débarqués sur
l’île pour l’occasion.