L’obsolescence
de l’homme I – Gunther Anders
Préface
à la cinquième édition
Les trois thèses principales : que nous ne
sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ; que ce
que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre
responsabilité ; et que nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire -
ou plutôt ce que nous devons croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que
nous croyions -, ces trois thèses fondamentales sont malheureusement devenues,
à l’évidence, plus actuelles et explosives qu’elles ne l’étaient alors, en
raison des risques encourus par notre environnement dans le dernier quart de ce
siècle. Je souligne donc que je ne possédais à l’époque aucune puissance «
visionnaire », mais qu’en revanche 99 % de la population mondiale étaient
incapables de voir - ou plutôt avaient été rendus incapables de voir; phénomène
que j’avais dénoncé sous le nom d’« aveuglement devant l’apocalypse ».
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Le jugement totalement pessimiste que j’ai
porté sur les mass media dans le troisième essai (« Le
monde comme fantôme et comme matrice ») n’a pas trouvé beaucoup plus d’écho sur
le moment. Certes mes thèses - la télévision rend l’homme passif et lui apprend
à confondre systématiquement l’être et l’apparence; le monde devient le reflet
des images puisque les événements historiques se règlent toujours par avance
sur les exigences de la télévision - sont encore plus valides qu’alors, et
aujourd’hui, vingt-cinq ans après la rédaction de ces réflexions, certains
hommes politiques au pouvoir tiennent compte de mes mises en garde.
Introduction
Ce
que je contestai. Parce que en réalité, on n’a pas moins tranché au-dessus de
la tête des grévistes que des consommateurs : que nous jouions le jeu ou pas,
nous le jouons, parce qu’on joue avec nous. Quoi que nous fassions ou que nous
nous abstenions de faire, notre grève privée n’y change rien, parce que nous
vivons désormais dans une humanité pour laquelle le « monde » et l’expérience
du monde ont perdu toute valeur : rien désormais n’a d’intérêt, si ce n’est le
fantôme du monde et la consommation de ce fantôme. Cette humanité est désormais
le monde commun avec lequel il nous faut réellement compter, et contre cela, il
est impossible de faire grève.
En devenant un fantôme, ce prétendu «
monde réel », celui où ont lieu les événements, s’est par là même déjà
transformé : on l’a déjà considérablement aménagé pour que les événements s’y
déroulent de la façon la mieux adaptée à leur retransmission, c’est-à-dire pour
qu’il ait bien lieu dans sa version fantôme - et encore, je laisse de côté
l’aspect économique. Car affirmer qu’« on » aurait la liberté de posséder ou
non ces sortes d’appareils, de les utiliser ou non, est naturellement une pure
illusion. Ce n’est pas en se contentant de rappeler aimablement qu’il faut
tenir compte de la « liberté humaine » que l’on viendra à bout du fait qu’on
nous pousse à la consommation. Que, dans le pays
où la liberté de l’individu s’écrit en lettres majuscules, on désigne certaines
marchandises comme des « musts », c’est-à-dire comme des
marchandises qu’il faut absolument posséder, cela n’évoque pas précisément la
liberté. Ce terme de « must » est d’ailleurs tout à fait justifié :
car le manque d’un seul de ces instruments qui sont devenus des « musts » fera vaciller tout l’appareillage
vital constitué par l’ensemble des instruments et des produits. Celui qui prend
la « liberté » de renoncer à l’un d’eux renonce ainsi à tous, et donc à sa
propre vie. « On » pourrait faire cela ? Qui est cet « on » ?
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En relation avec ce qu’il-appelle IV analphabétisme postlittéraire », il décrivait
l’ensemble du flux d’images actuel : le fait
qu’aujourd’hui, presque partout, on invite l’homme à regarder bouche bée les
images du monde par le truchement de tous les moyens qu’offrent les techniques
de reproduction - magazines, films, émissions de télévision -, et qu’il semble
ainsi participer au monde entier (c’est-à-dire à ce qui constitue à ses yeux le
monde « entier ») ; le fait que, plus généreusement on l’y invite, moins on
l’informe de l’ordre du monde, et moins on lui permet de prendre les
principales décisions concernant celui-ci; le fait que, comme le dit une
légende molussienne', on lui « bouche les yeux », c’est-à-dire qu’on lui donne
d’autant plus de choses à voir qu’il a moins son mot à dire; le fait que l’«
iconomanie » à laquelle on l’a éduqué au moyen des images dont on l’inonde
systématiquement présente dès maintenant les traits négatifs du voyeurisme,
ceux qu’on a l’habitude d’associer à ce concept lorsqu’on le prend dans son
sens le plus étroit; le fait que les images, notamment lorsqu’elles submergent
le monde, portent constamment en elles le danger de devenir un moyen
d’abrutissement, parce que en tant qu’imagés, à la différence des textes, elles
ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde mais se contentent de
prélever des lambeaux de celui-ci : ainsi, en montrant le monde, elles le
dissimulent.
SUR LA HONTE
PROMÉTHÉENNE
Si j’essaie d’approfondir cette « honte
prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, l’« opprobre
fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence
- à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont
été calculés dans les moindres détails - au processus aveugle, non calculé et
ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc au
fait d’« être né », à sa naissance qu’il estime triviale (exactement comme le
ferait le biographe d’un fondateur de religion) pour cette seule raison qu’elle
est une naissance. Mais s’il a honte du caractère obsolète de son origine, il a
bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine,
en l’occurrence lui-même2,
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Première conséquence : puisque celui qui a
honte ne disparaît pas et puisque la honte, en rendant visible son opprobre, le
couvre de ridicule, une deuxième honte vient s’ajouter à la première - la honte
de la honte. La honte s’engendre ainsi elle-même, par un processus « itératif
»; elle est alimentée, en quelque sorte, par sa propre flamme, et brûle
d’autant plus longtemps qu’elle brûle plus vivement.
Deuxième conséquence : pour mettre un
terme à cette autoaccumulation de honte qui devient toujours plus
insupportable, celui qui a honte recourt à un truc. Au lieu de chercher à dissimuler son opprobre et à
disparaître, c’est désormais sa propre honte qu’il dissimule,
voire l’acte même de dissimuler. Il adopte ainsi une attitude directement
opposée à la honte, affectant, par exemple, l’« indifférence » ou l’impudence.
Il change littéralement de peau pour cacher qu’il a honte de lui-même. Avec ce
truc, il ne cherche pas seulement à tromper ceux devant lesquels il a honte,
mais à se tromper lui-même. On ne le constate pas seulement dans les situations
individuelles (érotiques) : dans la vie amoureuse de l’Amérique d’aujourd’hui,
rien ne stimule davantage l’audace que la honte d’être encore considéré comme
un puritain honteux. Conséquence : le bikini. Autrement dit, afin de cacher son
envie de se cacher, celle qui a honte décide d’aller au-devant des regards.
Voici son calcul : « Celle qui ne se cache pas, celle qui reste visible,
celle-là n’est absolument pas soupçonnable d’avoir honte (et, par là même,
d’avoir quelque motif de honte). » Elle se comporte un peu comme une personne
dont le vêtement est déchiré et qui adopte une démarche si souveraine que la
déchirure finit par disparaître. Si la honte reste invisible, c’est donc parce
qu’elle est « cachée avec ostentation ».
§ j. Un exemple d’auto-réification : le make-up.
Deux idées évoquées dans les réponses qui
précèdent doivent être approfondies : « l’acceptation de sa propre réification
» (§ 3) ; « la désertion et le passage dans le camp des instruments » (§4).
Un exemple d’acceptation de la réification
nous est fourni par cette auto-réification qu’est le « make-up ». Il n’est pas question pour les girls de voir du monde si elles ne sont pas
maquillées. Cela ne signifie pas simplement qu’elles ont honte, comme leurs
mères et leurs grand-mères, de se montrer négligées et sans atours :
l’important, c’est de savoir quand - ayant entrepris de s’apprêter - elles
se sentent assez soignées, quand on considère qu’elles le sont, et quand elles croient pouvoir ne plus avoir
honte. Réponse : quand elles se sont transformées (pour autant que la matière
première de leurs membres et de leur visage le permet) en choses, en objets décoratifs, en produits
finis. Il est « impossible » de paraître en public en ayant les ongles des
mains « nus » : leurs ongles ne sont prêts pour le salon, le bureau et même la
cuisine que s’ils sont élevés à un « rang égal » à celui des instruments que
leurs mains doivent manipuler ; s’ils présentent la même « finition » froide et
lisse que les choses; s’ils peuvent renier leur passé organique. Ils donnent
alors l’impression d’avoir, eux aussi, été fabriqués. Les mêmes standards
valent pour les cheveux, les jambes, l’expression du visage, en fait pour le
corps entier (la nature est finalement assez peu récalcitrante) : car aujourd’hui un corps « nu » n'est pas un corps dénudé, mais
un corps qui n’a pas été travaillé, un corps dénué des attributs
d’une chose, privé de toute référence à la réification. Et l’on a bien plus
honte du corps « nu », pris en ce nouveau sens, même s’il est couvert, qu’on
avait honte du corps « nu » au sens traditionnel - jusqu’à ce qu’on le réifie
d’une manière satisfaisante. Toutes les plages le prouvent, et pas seulement
celles qui sont fashionable. Pour paraphraser une célèbre
formule de Nietzsche, le corps est quelque chose « qui doit être dépassé ».
Mieux : il est déjà « dépassé ».
§ 4. Quelques exemples de « désertion » et de passage de
l’homme dans le camp des instruments. Première calamité pour l’homme : son
corps est « borné
». Le « caractère borné » de son corps fait de lui le saboteur* de ses propres réussites.
Il est indéniable que sous le rapport de
la force, de la vitesse et de la précision, l’homme est inférieur à ses
machines, et que la comparaison des performances de ses « computing machines » avec ses propres
performances lui est défavorable. De son point de vue (qu’il a emprunté aux
instruments), l’instructeur a donc raison. D’autant qu’il ne s’intéresse déjà
plus à l’incapacité de l’homme à soutenir la concurrence des instruments - il
aurait probablement honte de s’occuper de ce problème -, mais à quelque chose
d’incomparablement plus moderne : ce qu’il a en vue, ce n’est plus l'homme en tant qu'instrument parmi les instruments,
mais l’homme en tant qu’instrument pour les instruments;
l’homme en tant qu’élément d’une machinerie déjà construite ou d’un projet
technique déjà arrêté. C’est de ce point de vue qu’il le dit « faulty » - ce qui signifie donc « mal adapté
», « inadéquat », qui n’a pas été fait sur mesure. « Qui n’a pas été fait sur
mesure » pourrait signifier qu’il est seulement informe, qu’il n’a pas été
façonné, qu’il n’est que de la matière première. Mais ce n’est absolument pas
le cas. L’homme est préformé, il a déjà été façonné, il a déjà sa forme, mais celle-ci est mauvaise.
Pas seulement parce qu’il n’est pas fait sur mesure, mais parce que seule la
matière se laisse travailler, alors que, lui, on ne peut pas le travailler.
8. Seconde infériorité
de l’homme : il est périssable. Il est exclu de la « réincarnation industrielle
». Son « malaise de la singularité ».
Reste à établir que l’adjectif « immortel
» s’applique bien à nos produits, même les plus fragiles. Il y a désormais une
nouvelle forme d’immortalité : la réincarnation industrielle, c’est-à-dire l’existence de produits de série. En tant
qu’objet singulier (cette vis, cette machine à laver, ce microsillon « longue durée », cette ampoule électrique), chaque produit a
des performances, un domaine d’application et une durée de vie limités. Mais,
si on la considère en tant que marchandise de série, la nouvelle ampoule
électrique ne prolonge-t-elle pas la vie de l’ancienne qui avait grillé? Ne
devient-elle pas l’ancienne ampoule21? Chaque objet perdu ou cassé
ne continue-t-il pas à exister à travers l’Idée qui lui sert de modèle?
L’espoir d’exister à nouveau dès que son jumeau aura pris sa place, n’est-ce
pas une consolation pour chaque produit? N’est-il pas devenu « éternel » en
devenant interchangeable grâce à la reproduction technique? Mort, où est ta
faux ?
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Notre
enquête porte précisément sur le fait que nous nous sentons inférieurs à nos
produits alors même qu’ils sont notre œuvre. Ce qui
compte ici, c’est seulement notre handicap : le fait que nous ne pouvons pas
posséder les vertus que nous conférons à nos produits, ce qui signifie, en
l’espèce, qu’aucun de nous ne peut (ni simultanément ni successivement) exister
en plusieurs
exemplaires,
qu'aucun de nous ne peut jouir de cette chance qu’ont les ampoules électriques
ou les microsillons « longue durée » de se survivre à eux-mêmes sous la forme
d’un nouvel exemplaire - bref, que nous devons aller, exemplaire unique et
obsolète, jusqu’au terme du délai qui nous est imparti. Or c’est précisément,
pour qui prend comme modèles les vertus du monde des instruments, un nouvel
opprobre, un nouveau motif de honte.
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Pour les institutions, l’économie,
l’industrie des loisirs, la politique et la stratégie militaire, qui disposent
déjà de nous et nous utilisent comme des instruments de travail, des
consommateurs ou des victimes, cette interchangeabilité est un fait avéré. Elle
est même plus qu’un simple fait. Elle est chaque jour confirmée par l’opinion
publique et explicitement approuvée par les scientifiques ; en outre, la
psychologie sociale et l’éthique des rapports sociaux s’empressent d’idéaliser
l’« adaptabilité » et la « normalité », en présentant tout individu qui
revendique un début d’identité ou un reste de différence personnelle comme un « crank »,
c’est-à-dire un olibrius, un individu pathologiquement original13.
Il est incontestable que, dans la
perspective des institutions qui se servent des individus, notre transformation
en produits de série reproductibles est d’ores et déjà accomplie (puisqu’elles
réduisent tout homme au poste qu’il occupe et aux gestes qu’il accomplit) et
que, pour elles, des «
spare men »
sont déjà disponibles. Mais cette constatation n’est vraie que de ce point de
vue.
§ 9. L'homme cherche à échapper à sa
seconde infériorité par le recours à l'« iconomanie ».
Voici maintenant un fait qui établira de
façon définitive comment ce sentiment de handicap, ce « malaise de la singularité*» s’est généralisé : ce fait,
c’est la passion des images aujourd’hui dominante, l’« iconomanie ».
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Parmi les raisons que l’on peut invoquer
pour expliquer cette prolifération des images, l’une des plus importantes est
que l’homme peut, par leur moyen, avoir la chance de créer des « spare pièces »,
des pièces de rechange de lui-même, et ainsi opposer un démenti à son
insupportable singularité. C’est une contre-offensive dirigée contre son « On
ne vit qu’une fois ». S’il reste par ailleurs exclu de la production en série,
il devient malgré tout, par la photographie, une « reproduction ».
Il réussit ainsi, du moins en effigie, à exister en un grand nombre - parfois
même à des milliers - d’exemplaires. Et s’il ne vit lui-même que comme modèle,
« il » existe pourtant aussi, d’une certaine manière, dans ses copies.
§ 14. L’orgie d’identification comme modèle du trouble de l’identification. Le
jazz comme culte industriel de Dionysos.
La musique de jazz, qu’aujourd’hui encore
on se borne souvent à qualifier de « musique de nègres », ne doit pas seulement
son existence (si tant est qu’on lui reconnaisse le droit d’exister) « au
souvenir ancestral du désert et des tambours de la forêt vierge ». Elle est
plutôt (en tout cas, elle est aussi) une « musique de machines », c’est-à-dire
la musique sur laquelle dansent les hommes de la révolution industrielle. Ce
qui résonne dans le jazz, ce n’est pas seulement le « son mat de la vie
primitive » ou le « hurlement du désir sexuel », mais aussi l’obstination
précise d’une presse qui découpe, impassible et méticuleuse, le glissando de
l’animalité en morceaux toujours identiques.
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Mais puisque désormais, pour prouver qu’il
est bien conforme à la machine, le corps collabore à sa propre réfutation, ce que le danseur danse n’est plus seulement
l’apothéose de la machine mais aussi, en même temps, une cérémonie d’abdication
et de mise au pas, une pantomime enthousiaste de la défaite la plus absolue.
L’expression « religion de l’industrie »,
que nous avons forgée plus haut quand nous avons analysé le « human engineering », trouve ici sa
confirmation : les orgies que constituent ces danses auxquelles on se livre
dans les boîtes de Harlem, par exemple, n’ont plus rien d’un « divertissement
». Elles sont à la fois beaucoup moins et bien davantage : ce sont des danses
sacrificielles extatiques ou, pour mieux dire, des danses sacrificielles extatiques dédiées au Baal de la
machine.
Il s’agit d’une extase au sens plein du
terme. Au lieu de rester eux-mêmes, les danseurs « sortent » véritablement
d’eux- mêmes pour s’unir non seulement aux puissances chtoniennes mais surtout
au dieu de la machine : c’est le culte industriel de Dionysos. Ce qui vaut
pour les syncopes, à savoir qu’elles font, sans lui laisser le moindre répit,
entrer dans le corps la victoire du dieu de la machine, vaut également pour les
« interruptions » (les « breaks », comme disent les musiciens);
elles aussi sont mécaniques. Elles fonctionnent comme des « brakes » (des freins) : elles constituent
de véritables « coups de freins ». S’il existait une
typologie des significations que peuvent prendre les « finales » en musique -
dans la musique romantique tardive, par exemple, le finale signifierait quelque
chose comme une « douce mort » ou une « délivrance » -, ces « interruptions-
coups de freins » constitueraient, elles, une nouveauté absolue. Les « interruptions » sont aujourd’hui des coups
de freins. (Les machines ne sont-elles pas toujours ralenties « en plein milieu
» de leur travail, à un moment contingent du temps?) Cela permet de comprendre
ce que ces « interruptions » signifient pour les hommes
qui jouent cette musique. Mais ce n’est pas suffisant, car ce qui est stoppé
ici, ce n’est pas seulement l’excitation sexuelle, c’est la vie elle-même en
tant que telle. Quand la musique et la danse sont mécaniquement freinées ou
brusquement stoppées, quand l’orgie est suspendue, le danseur semble alors
complètement « assommé ». On dirait qu’il a été victime d’un meurtre ou d’un
accident du travail. Bref, dans ce culte, l'interruption représente la mort soudaine
et violente. Si elle fait partie intégrante du culte, c’est
précisément parce que rien n’est plus mécanique qu’un arrêt immotivé. Rien ne peut
mieux prouver la réussite de la transformation de l’homme en machine que cet
arrêt. « Si j’ai été mis hors circuit », dit ou se dit
le danseur qui a été brusquement interrompu, « c’est que je suis une pièce de la machine. »
On jouit encore de la musique pendant cette interruption. Pas seulement parce
qu’on a la certitude que la machine de la musique va repartir sur-le-champ da capo, remettre ça, nous promettre une
nouvelle vie en forme de nouvelle défaite et nous offrir à nouveau l’espoir
d’une nouvelle mort; mais aussi parce que cette interruption représente le
point culminant de l’union avec la divinité.
Un phénomène très frappant vient
confirmer l’idée que les danseurs sont vraiment « achevés » par ce rite et
qu’ils y perdent toute leur singularité : le fait qu’au cours de l’orgie, ils perdent leur visage.
Je ne parle pas ici de l’uniformisation
actuelle des physionomies, souvent observée, parce que les visages bâtis sur un
même modèle sont désormais semblables à des produits de série et qu’un visage ne
se distingue plus d’un autre visage que par ses défauts individuels, comme une
serviette se distingue d’une autre serviette. C’est bien de la perte même du
visage, qu’il soit plus ou moins stéréotypé, que je veux parler. Cette perte
peut se traduire de différentes manières. Il arrive par exemple qu’au cours de
l’orgie toute expression déserte le visage, un visage que l’on
cache en baissant la tête et qui cesse par là même d’être le miroir de
l’individualité et le champ d’expression principal de l’homme. Il peut aussi ne
plus être qu’une simple partie du corps, nue et incontrôlée, sans plus
d’individualité que les épaules ou les fesses. Il peut encore, coupé, en
quelque sorte, de l’orgie et non informé de ce qui se passe à l’étage inférieur
du corps, devenir impassible, inexpressif; on ne le « porte » plus alors que
contraint et forcé, comme un « legs », parce qu’il n’a pas été possible de le
déposer au vestiaire avant le début du rituel. Il peut enfin se glacer au cours de
l’orgie - je veux dire par là qu’il cesse manifestement de voir quoi que ce
soit, et même d’être conscient de sa propre visibilité. S’il venait à l’idée
d’un de ces danseurs, dans l’ivresse de sa transformation en machine - car on
plaisante aussi au cours de ces orgies -, de mettre un masque, reniant ainsi
son visage qui de toute façon n’a déjà plus aucune valeur, cette trouvaille
n’aurait absolument rien de surprenant. Tout comme il ne serait pas étonnant
qu’une nouvelle variante de honte voie le jour au cours de l’orgie : la honte
du visage. Je ne parle pas de la honte que l’on éprouve lorsque l’on possède un
visage ingrat ou repoussant, mais de la honte que fait naître
chez le danseur le simple fait de posséder un visage (une honte
analogue à celle qu’éprouve l’ascète envers son corps), la honte d’être
condamné à toujours porter ce stigmate d’individualité comme un legs obligé.
Ces idées ne sont peut-être que des «
exagérations philosophiques », des déformations allant dans le sens de la
vérité; il est pourtant indiscutable que le visage est devenu aujourd’hui un
résidu, une pièce obsolète. Ce n’est certainement pas un hasard si cette perte
du visage a fieu en un temps où les arts figuratifs négligent de prendre le
visage comme sujet et où le dessin publicitaire trouve très chic d’omettre complètement
le visage de l’homme dans ses représentations.
Mais revenons à la « mécanique musicale »
qui déclenche cette orgie.
Quand les bandleaders cherchent à diriger cette musique
comme on dirige la musique dite « sérieuse », la musique symphonique qui, elle,
n’est faite que pour être écoutée, on est en plein malentendu. Ils veulent donner
à cette musique la respectabilité sociale d’une « valeur culturelle » reconnue.
Si cette exigence est fausse, ce n’est pas parce que cette musique est trop «
légère », parce qu’elle ne serait que de la «popular music», mais au contraire parce
qu’elle est terriblement sérieuse, trop sérieuse pour une salle de concert. Je
veux dire qu’elle intervient d’une façon incomparablement plus profonde et
violente sur l’homme, qu’elle modifie d’une façon incomparablement plus
radicale son « ethos » (au sens musical et moral des
Grecs) que ne peuvent le faire aujourd’hui les concerts de musique symphonique;
si ces derniers sont encore si solennels, c’est parce que, une fois retombé le
fracas de leurs symphoniques apothéoses, ils laissent leurs auditeurs - qui ne
constituent qu’un public - sur un sentiment qui s’évanouit très vite, tant le
moment passé dans la salle de concert a peu de rapports avec leur existence.
Rien n’est moins sérieux que l’effet produit par la musique sérieuse. Rien
n’est plus sérieux, en revanche, rien n’est plus lourd de conséquences, plus
dangereux, plus destructeur que l’effet produit par cette musique qu’on se
plaît à dire « légère ». Elle constitue une intervention bien réelle, une
transformation violente qui a, quant à elle, énormément de choses à voir avec
le monde et avec la vie telle qu’elle se déroule à l’extérieur de la salle de
concert, parce que le mode d’être qu’elle impose à l’homme est celui de la
machine - c'est-à-dire le mode d’être auquel il est soumis du matin au soir -
et qu’elle achève ainsi de rendre l’homme conforme à ce mode d’être.
Tout rituel exige un accomplissement
mécanique. C’est le cas ici aussi. C’est pourquoi celui qui se contente
d’interpréter ce genre de musique devant des auditeurs,
c’est-à-dire de la jouer comme une musique « concertante », ne crée pas un
nouveau public pour l’art ou la culture mais trompe les fidèles de sa
communauté. Au lieu de participer effectivement aux mystères, ils sont
maintenant condamnés à jouer le rôle d’espions qui écoutent aux portes,
devenant d’une certaine manière les voyeurs* de la transformation des musiciens
en machines. Quand il arrive que1 certains membres de la communauté,
indignés par cette tromperie, refusent de jouer le rôle de simples auditeurs
qu’on leur assigne et se révoltent, comme c’est arrivé à Vienne lors d’un «
concert » de jazz, cela n’a rien d’étonnant.
Ce que nous venons de décrire dans notre
digression, c’est une situation dans laquelle l’identité avec la machine est
obtenue par la violence d’un rituel extatique. En un certain sens, c’est une
situation folle, une « illusion », « belle » ou macabre, puisque aucune machine
réelle n’intervient dans cette situation. C’est la musique elle-même que l’on y
considère comme une « machine », et plus précisément comme un appareil que
l’homme a spécialement produit pour qu’il l’aide à accomplir sa propre
transformation en machine.
Inutile de justifier le rapport de cette
digression avec notre propos central. Il est évident que si l’homme réussissait
normalement et sans peine à s’identifier avec son monde d’instruments et de
machines, il n’aurait jamais eu besoin d’inventer et n’aurait donc jamais
inventé un pareil rituel d’identification. Il n’aurait pas eu besoin d’orgie
pour éprouver l’identité. L’existence même du rituel peut donc être regardée
comme un symptôme, ou pour le moins comme un indice du fait qu’habituellement
l’identification échoue.
Cet indice ne constitue pas une preuve
définitive. Nous voudrions maintenant le « confirmer » et examiner le rapport «
naturel » de l’homme à l’instrument, c’est-à-dire le rapport qui s’instaure
dans la situation de travail, afin de vérifier si cette situation implique bien
une rencontre de soi dans laquelle naît un trouble aigu de l’identification.
Nous retrouverons ainsi notre question initiale, qui est de savoir si ce
trouble est bien une « honte ».
§ 7j. La rechute. Le moi se rencontre lui-même comme un moi impuissant. Léchée
dans le contexte du travail est la preuve par l'exemple de la « honte
prométhéenne ».
S’étendre sur la première de ces deux
possibilités est superflu, car elle est déjà obsolète. L’homme que Chaplin a
représenté dans Les Temps modernes, cet être qui, même
lorsqu’il ne travaille plus sur sa machine, accomplit malgré lui, comme en
proie à un tic, des mouvements mécaniques et se rend compte, étonné ou effrayé,
qu’il n’est désormais plus qu’une partie d’instrument, cet être chaplinesque
n’existe pas dans la réalité. La représentation n’est pas fidèle. Ce qui étonne
le « modem man », c’est au contraire d’être
resté quelque chose comme un moi alors qu’étant intégré à l’activité de la
machine, il ne devrait « à proprement parler » plus être, et ne souhaite
d’ailleurs plus être, qu’un « rouage ». Ce qui l’effraie, c’est, par exemple,
que face à la chaîne de montage, il n’arrive pas à suivre. Parce que, tel un
torrent, la chaîne fait couler devant lui un courant trop rapide; parce que son
corps ne peut pas s’adapter à la combinaison de mouvements qu’exige la tâche
qu’il doit accomplir; parce qu’il est plongé dans ses pensées ; ou tout
simplement parce que quelque chose le démange et qu’il donnerait n’importe quoi
pour pouvoir se gratter. Il est la seule partie de l’instrument à qui des
choses aussi scandaleuses peuvent arriver. Mais commençons par le commencement,
c’est-à-dire par le processus de familiarisation avec la cadence des machines.
Examinons s’il provoque quelque chose comme une ambiguïté dans l’identité du
moi.
Qui a été confronté à un nouveau poste sur
une chaîne sait quels efforts il faut fournir pour s’adapter à la cadence des
machines et pour marcher au même pas que des machines qui courent. Il sait
quelle angoisse on ressent lorsqu’on n’arrive pas à suivre leur pas. Parce
qu’elle est quotidienne, l’antinomie que recèle le moment où l’on retrouve son
poste, face à la chaîne, est généralement méconnue. Mais si l’on voit clairement
que l’ouvrier doit s’efforcer, avec la plus grande
concentration, de travailler à la même cadence et au même rythme que la machine
s’il veut travailler sans effort-, qu’on exige de lui qu’il mette
en œuvre un automatisme tout en exerçant sur lui-même un contrôle strict; qu’il doit se concentrer pour ne pas être lui-même - alors on reconnaîtra
que cette tâche est paradoxale à plus d’un titre. Les termes usuels d’«
adaptation » et d’« exercice » décrivent bien l’opération mais laissent dans
l’ombre ses contradictions : l’injonction paradoxale adressée à celui qui agit
de renoncer à agir, de transformer son action en un simple processus automatique (et de surcroît
hétéronome) et, une fois cette transformation accomplie, de contrôler
strictement cet automatisme. Il ne suffit pas de rappeler que toute action
impliquant un instrument - peu importe qu’il s’agisse d’un marteau ou d’un
violon - exige une « adaptation » et n’est pas pour autant indigne de l’homme,
pour annuler le caractère paradoxal de cette tâche. Certes, on exige aussi du
violoniste qu’il s’exerce. Il doit ajuster son coup d’archet comme l’exigent
son instrument et la cadence du morceau qu’il interprète, et travailler jusqu’à
ce que son geste lui devienne « naturel ». Mais, comparés à ceux de l’ouvrier,
ses exercices restent entièrement humains et exempts de toute contradiction
car, ayant déjà fait de son instrument une partie de son propre corps (qui
trouve dans l’instrument une possibilité de s’étendre en tant que champ
d’expression), et l’ayant incorporé à son organisme comme un nouvel organe, il
doit évidemment rester actif au moment où il s’exerce. La tâche de l’ouvrier
est exactement inverse à la sienne. Elle consiste à faire de lui-même l’organe
de son instrument, à laisser la cadence de la machine s'incorporer à lui avant de
parvenir, à son tour, à s'incorporer à elle - bref, à
se charger activement de se transformer en un être passif Une telle
injonction est incontestablement paradoxale.
LE MONDE COMME
FANTÔME ET COMME MATRICE
Considérations philosophiques sur la radio et la télévision
Le monde livré à domicile
§ 2. La consommation de masse, aujourd’hui, est une
activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non
rémunéré qui contribue à la production de l'homme de masse.
Avant que l’on ait installé ce robinet de
culture qu’est la radio dans tous leurs foyers, les Schmid et les Müller, les
Smith et les Miller se précipitaient au cinéma pour y consommer collectivement,
c’est-à-dire en tant que masse, les
marchandises stéréotypées produites en masse à leur intention. On serait tenté
de voir dans cette situation une certaine unité de style, d’y voir la
convergence de la production de masse et de la consommation de masse : ce
serait faux. Rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de
masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire
d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même
exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction) d’une marchandise. Il est
indifférent aux intérêts de ceux qui produisent en masse de savoir si cette
consommation commune constitue un « véritable vécu social » ou bien une simple
somme de vécus individuels. Ce qui les intéresse, ce n’est pas la masse
agglomérée en tant que telle, mais la masse fractionnée en un nombre maximal
d’acheteurs; ce n’est pas qu’ils puissent tous consommer la même chose, .mais
que chacun achète la même chose pour satisfaire un même besoin (à la production
duquel il faut également pourvoir). Cet idéal est déjà atteint ou n’est pas
loin de l’être dans de nombreuses industries. Il me semble douteux qu’il puisse
jamais être atteint de façon optimale par l’industrie cinématographique parce
que celle-ci, perpétuant la tradition théâtrale, sert encore ses marchandises
comme un spectacle destiné à de nombreuses personnes en même
temps - ce qui constitue indubitablement un archaïsme. Il n’est
pas étonnant que les industries de la radio et de la télévision aient pu entrer
en concurrence avec le film malgré la gigantesque expansion que celui-ci avait
connue : ces deux industries avaient précisément l’avantage de pouvoir écouler
comme marchandise, en plus de la marchandise à consommer elle-même, les
instruments qu’exige sa consommation, et cela - à la différence du film - chez
presque tout le monde. Il n’est pas étonnant non plus que presque tout le monde
ait marché ; ils n’avaient plus à aller consommer la marchandise au cinéma,
c’était la marchandise qui venait à eux, livrée à domicile par les postes de
radio et de télévision. Bientôt les Schmid et les Smith, les Müller et les
Miller consacrèrent les nombreuses soirées qu’ils passaient auparavant ensemble
au cinéma à « recevoir » chez eux les jeux radiophoniques ou bien le monde. La
situation qui au cinéma allait de soi - à savoir la consommation, par une
masse, de marchandises de masse - avait été supprimée sans que cela entraîne,
bien sûr, la moindre baisse de la production de masse : au contraire, la
production de masse destinée à l’homme de masse et celle de l’homme de masse
lui-même avaient plutôt accéléré leur cadence quotidienne. On servit aux
oreilles de millions d’auditeurs la même nourriture sonore : chacun fut traité
en homme de masse, en « article indéfini », par cette nourriture produite en masse*-, elle confirma chacun dans sa
qualité ou dans son absence de qualité. Mais du même coup, et à cause
précisément de la production en masse de postes de radio et de télévision, la
consommation collective était devenue superflue. Voilà pourquoi les Schmid et
les Smith consommaient désormais les produits de masse en famille*, ou même seuls; d’autant plus
abondamment d’ailleurs qu’ils étaient plus isolés. Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils
sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques,
enfermés dans leurs cages tels des ermites - non pas pour fuir le monde, mais
plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie*.
Chacun sait que l'industrie a renoncé, le
plus souvent pour des raisons stratégiques, au principe de la centralisation,
encore incontesté il y a une génération, pour adopter celui de la «
dissémination » de la production. On sait moins en revanche qu’aujourd’hui ce
principe de la dissémination vaut aussi désormais pour la production des hommes
de masse. Je dis bien pour leur « production » - bien que nous n’ayons parlé
jusqu’ici que de la dissémination de la consommation. Mais ce qui justifie ce
passage de la consommation à la production, c’est qu’elles coïncident l’une
avec l’autre de la façon la plus singulière; c’est que (dans un sens non
matérialiste) l’homme « est ce qu’il mange », et que par conséquent l’on
produit les hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse
- ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse
collabore, en consommant, à la production des hommes de masse (ou à sa propre
transformation en homme de masse). Ici consommation et production coïncident
donc. Si la consommation se « dissémine », il en va de même pour la production
des hommes de masse. Et cela partout où la consommation a lieu : devant chaque
poste de radio, devant chaque récepteur de télévision. Tout le monde est d’une
certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à
domicile d’un genre pourtant très particulier. Car c’est en consommant la
marchandise de masse - c’est-à-dire grâce à ses loisirs - qu’il accomplit sa tâche, qui
consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur
à domicile classique fabriquait des produits pour s’assurer un minimum de biens
de consommation et de loisirs, celui d’aujourd’hui consomme au cours de ses
loisirs un maximum de produits pour, ce faisant, collaborer à la production des
hommes de masse. Le processus tourne même résolument au paradoxe puisque le
travailleur à domicile, au lieu d’être rémunéré pour sa collaboration, doit au
contraire lui-même la payer, c’est-à-dire payer les moyens de production dont
l’usage fait de lui un homme de masse (l’appareil et, le cas échéant, dans de
nombreux pays, les émissions elles- mêmes). Il paie donc pour se vendre. Sa
propre servitude, celle-là même qu’il contribue à produire, il doit l’acquérir
en l’achetant puisqu’elle est, elle aussi, devenue une marchandise.
Même si l’on rejette cette idée insolite,
même si l’on refuse de voir dans le consommateur de marchandises de masse un
collaborateur de la production de l’homme de masse, on ne pourra pourtant pas
nier que, pour fabriquer le type d’homme de masse que l’époque réclame, on n’a
plus besoin de réunir effectivement les hommes sous la forme d’un rassemblement
de masse. Les considérations de Le Bon sur la transformation de l'homme par les
situations de masse sont aujourd’hui caduques, puisque l’effacement de la
personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même
que l’homme ne sorte de chez lui. Diriger les masses dans le style de Hider est
désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en
sorte qu’il soit fier de n’avoir plus de personnalité), on n’a plus besoin de
le noyer dans les flots de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse.
L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant
mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et
les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du « conditioning », qui fonctionne tout aussi
bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur
solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait
passer pour « fun » ; puisqu’il dissimule à sa victime le
sacrifice qu’il exige d’elle; puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée
ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion. Il
semble que le vieux proverbe allemand « Un chez-soi vaut de l’or » soit à
nouveau vrai; mais dans un tout nouveau sens. Si un chez-soi vaut aujourd’hui de
l’or, ce n’est pas du point de vue du propriétaire qui y mange sa soupe
conditionnée, mais du point de vue des propriétaires du propriétaire de ce
chez-soi, ces cuisiniers et ces fournisseurs qui lui font croire que sa soupe
est faite maison.
§ 3. La radio et l’écran de télévision deviennent la
négation de la table familiale; la famille devient un public en miniature*.
Que cette consommation de masse soit
rarement appelée par son nom, on le comprend. On la présente plutôt comme
l’occasion d’une renaissance de la famille et de la vie privée - ce qu’on ne
peut comprendre que comme une hypocrisie : les inventions nouvelles se réfèrent
volontiers à ces vieux idéaux qui risqueraient sans cela de faire obstacle à
certains achats. Selon un article paru dans le quotidien viennois Presse du 24 décembre 1954, « la famille
française a découvert que la télévision était un bon moyen de détourner les
jeunes gens de passe-temps coûteux, de retenir les enfants à la maison et de
donner [...] un nouvel attrait aux réunions familiales ». Il n’en est rien. Ce
mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille
tout en sauvegardant l’apparence d’une vie de famille intime, voire en
s’adaptant à son rythme. Le fait est qu’elle est bel et bien dissoute : car ce
qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur - réel ou fictif - qu’elle y
retransmet. Il y règne sans partage, au point d’ôter toute valeur à la réalité
du foyer et de la rendre fantomatique - non seulement la réalité des quatre
murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se
rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. Quand le
fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique. Le vrai foyer
s’est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de « container » : sa fonction n’est plus que de
contenir l’écran du monde extérieur. « Les services sociaux,
peut-on lire dans un rapport de police rédigé à Londres le 2 octobre 1954, ont
recueilli dans un appartement de l’est de Londres deux enfants âgés de un et
trois ans laissés à l’abandon. La pièce dans laquelle jouaient les enfants
n’était meublée que de quelques chaises cassées. Dans un coin trônait un
somptueux poste de télévision flambant neuf. Les seuls aliments trouvés sur
place consistaient en une tranche de pain, une livre de margarine et une boîte
de lait condensé. » La télévision a liquidé le peu de vie communautaire et
d’atmosphère familiale qui subsistait dans les pays les plus standardisés. Sans
même que cela déclenche un conflit entre le royaume du foyer et celui des
fantômes, sans même que ce conflit ait besoin d’éclater, puisque le royaume des
fantômes a gagné dès l’instant où l’appareil a fait son entrée dans la maison :
il est venu, il a fait voir et il a vaincu. Dès que la pluie des images
commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu’est la famille, ses
murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille
s’effrite : la vie de famille est détruite.
Il y a quelques décennies, on avait déjà
pu observer que le meuble qui symbolisait socialement la famille, la table
massive installée au centre de la salle à manger et autour de laquelle on se
rassemblait au moment des repas, avait commencé à perdre de sa force d’attraction,
était devenue obsolète et avait disparu des intérieurs modernes. C’est
seulement maintenant qu’il s’est trouvé, pour prendre sa suite, un meuble d’une
puissance symbolique et d’une force de persuasion égales à la puissance
symbolique et à la force d’attraction de la table. Ce qui ne veut pas dire que
la télévision est maintenant devenue le centre de la famille. Au contraire. Ce
que l’appareil représente et incarne, c’est précisément le décentrement de la
famille, son excentration. Il est la négation de la table familiale. Il ne
fournit plus un point de convergence à la famille mais le remplace par un point de fuite commun. Alors que la table
rendait la famille centripète, invitait ceux qui étaient assis autour d’elle à
faire circuler la navette des préoccupations, des regards et des conversations
pour continuer ainsi à tramer le tissu familial, l’écran, lui, oriente la
famille d’une manière centrifuge. Maintenant, les membres de la famille ne sont
plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées
face à l’écran. C’est seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se voir, se
regarder; c’est seulement par hasard qu’ils peuvent encore se parler (à
condition qu’ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble
mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont
de simples spectateurs. Il ne peut plus être question d’un tissu qu’ils
trameraient ensemble, d’un monde qu’ils formeraient ensemble ou auquel ils
participeraient ensemble. En réalité, les membres de la famille sont, dans le
meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce
point de fuite qui leur ouvre le royaume de l’irréel ou un monde qu’ils ne
partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n’y
participent pas vraiment). S’ils le partagent, c’est seulement avec ces
millions de « solistes de la consommation de masse » qui, comme eux et en même
temps qu’eux, ont les yeux fixés sur leur écran. La famille est désormais structurée comme un public
en miniature* le salon familial est devenu une salle de spectacle
en miniature* et la salle de cinéma est devenue le modèle du foyer.
Il ne reste plus aux membres de la famille qu’une chose à vivre véritablement
ensemble, et non pas seulement simultanément ou juxtaposés dans l’espace :
c’est l’attente du moment où ils auront terminé de payer l’appareil (et le
travail qu’ils fournissent pour y parvenir). Une fois l’appareil payé, c’en
sera alors fini une bonne fois pour toutes de leur communauté. L’objectif
inconscient de leur ultime projet commun est ainsi l’extinction de leur
communauté.
§ 4. En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous
traitent comme des enfants et des serfs\
Nous avons dit que ceux qui sont assis
devant l’écran de télévision ne se parlent plus que par hasard - pour autant
qu’ils le veulent ou le peuvent encore.
Cela vaut désormais également pour les
auditeurs de la radio. Eux non plus ne se parlent plus que par mégarde. Ils le
veulent et le peuvent chaque jour de moins en moins - ce qui ne signifie certes
pas qu’ils se taisent volontairement, mais uniquement que leurs échanges
prennent désormais une forme passive. Si, dans la fable que nous avons mise en
épigraphe de cet essai, les paroles du roi - « Maintenant, tu n’as plus besoin
d’aller à pied » - avaient fini par devenir : « Maintenant, tu ne peux plus
aller à pied », pour nous, les paroles : « Maintenant, vous n’avez plus besoin
de parler » ont fini par devenir : « Maintenant, vous ne pouvez plus parler ». En nous retirant la parole, les instruments nous privent
aussi du langage. Ils nous privent de notre capacité
d’expression, de toutes les occasions de parler et de notre désir même de le
faire, exactement comme la musique du gramophone et de la radio nous prive de
l’occasion de faire de la musique en famille.
Les amoureux qui vont se promener sur les
rives de l’Hudson, de la Tamise ou du Danube avec un transistor allumé ne se
parlent pas mais écoutent une tierce personne : la voix publique - le plus
souvent anonyme - de l’émission qu’ils emmènent promener comme on emmène
promener un petit chien, ou plus exactement : qui les emmène promener. Ils ne
se promènent pas à deux mais à trois, puisqu’ils ne sont plus que le public en miniature* qui suit la voix de l’émission.
Il n’est plus question d’intimité; elle est par avance exclue. S’ils en
viennent malgré tout à des échanges intimes, c’est aux instructions, aux
suggestions et même à l’excitation de la tierce personne qu’ils le doivent, et
non à eux-mêmes; à la voix éraillée, voluptueuse ou chantante de l’émission qui
leur prescrit - qu’aurait sans cela de programmatique un « programme »
radiophonique? - ce qu’ils doivent ressentir et comment ils doivent le
ressentir, ce qu’ils doivent faire et comment ils doivent le faire pour se
conformer à l’ordre du jour... et de la nuit. Puisqu’ils font ce qui leur est
prescrit en présence de la voix de la tierce personne qui leur parle, c’est
comme s’ils étaient épiés en permanence. Aussi excitante que puisse leur
sembler leur obéissance, on ne peut plus vraiment dire qu’ils s’occupent l’un de l'autre. C’est bien plutôt cette
tierce personne, la seule à posséder une voix, qui s’occupe d’eux. Mais «
s’occuper » n’a pas ici seulement le sens de « converser* » ou d’« amuser*». Puisque la voix leur apporte, en
tant que troisième terme de cette relation, un appui et un soutien que, ne
sachant comment s’y prendre avec leur partenaire, ils ne peuvent pas trouver en
lui, « s’occuper » a également ici le sens de « soutenir* ». La plupart des gens écoutent
la radio même en faisant l’amour* (et pas seulement sur des
musiques provoquant le « swooning », la pâmoison) : tout le monde le
sait et fait comme si cela allait de soi; il n'y a donc aucune raison d’avoir
honte de le dire. En fait, la radio qu’on laisse allumée ou qu’on allume exprès
en toute situation joue le rôle de ce chaperon tenant la chandelle auquel les
anciens avaient recours pour surveiller les rendez-vous des amoureux; la seule
différence tient au fait que le chaperon d’aujourd’hui est une « public utility » (un service public)
mécanisée; qu’avec sa chandelle, il doit non seulement éclairer les amoureux,
mais aussi éveiller leur ardeur; et qu’il ne doit surtout jamais se taire mais,
au contraire, bavarder sans cesse, de façon à constituer un bruit de fond
couvrant avec ses songs ou combattant par ses paroles cette «
horreur du vide » qui, même dans l’accomplissement de l’acte sexuel, ne quitte
jamais les amants. Ce « background » est d’une importance si
fondamentale qu’il figure même sur les « voicepondences »», ces bandes magnétiques
enregistrées que les gens s’envoient comme on s’envoie des lettres et qui ont
fait leur apparition sur le marché en 1954. Un amoureux qui enregistre une de
ces lettres d’amour pour analphabètes parle sur un fond sonore préenregistré,
un fond musical en l’occurrence, car « sa seule voix » ne constituerait
vraisemblablement qu’un bien pauvre cadeau pour sa bien-aimée. Lorsque celle-ci
reçoit la bande magnétique, c’est toujours la tierce voix, celle du fond
musical, qui en réalité lui parle ou la séduit, comme le ferait une
entremetteuse devenue chose.
Mais le rapport amoureux n’est
qu’un exemple, même s’il est le plus marquant. Dans toutes les situations, les
gens laissent la tierce voix s’occuper d’eux, au sens que nous avons mis en
évidence plus haut. Et même lorsque, par inadvertance, ils se parlent, la voix
de la radio continue derrière eux comme la voix du ténor qui tient le rôle
principal, pour leur donner le sentiment réconfortant et rassurant qu’elle
continuera même lorsqu’ils se seront tus. Même après leur mort.
Puisque la parole leur est désormais
garantie, livrée toute prête! et instillée goutte à goutte dans l’oreille, ils
ont cessé d’être des! animaux doués de logos, tout comme ils ont cessé, en tant que]
mangeurs de pain, de se rattacher à l’homo faber. Désormais, ils] ne préparent pas
davantage leur propre nourriture linguistique] qu’ils ne cuisent leur propre
pain. Les mots ne sont plus pour] eux quelque chose qui se prononce, mais quelque
chose qui] s’écoute ; la parole n’est plus pour eux un acte mais une réception]
passive. Il est clair qu’ils « possèdent » alors le logos dans un tout! autre sens que celui
auquel pensait Aristote dans sa définition de] l’homme-*; ce faisant, ils deviennent
des êtres infantiles, au sens] étymologique du
terme - des enfants qui ne parlent pas encore, j Peu
importe dans quelle civilisation et dans quel espace politique! a lieu cette
évolution vers un être privé de logos : les conséquences en seront nécessairement
partout les mêmes. Elle produira un type d’homme qui, parce qu’il ne parle plus
lui-même, n’a plus rien à dire; un type d’homme qui, parce qu’il se contente
d’écouter, de toujours écouter, n’est qu’un « serf ». Le premier I effet de cette
limitation est d’ores et déjà perceptible sur ceux qui ne sont plus que des
auditeurs. Il se répand dans toutes les sphères linguistiques, rendant la
langue plus grossière, plus pauvre, si, bien qu’elle finit par lasser ceux
mêmes qui la parlent5. Mais il va bien au-delà : la vie et l’homme
deviennent eux aussi plus grossiers et plus pauvres, parce que le « cœur » de
l’homme - sa richesse et sa subtilité - perd toute consistance sans la richesse
et la subtilité du discours; car la langue n’est pas seulement l’expression de
l’homme, mais l’homme est également le produit de son langage ; bref, parce que
l’homme est articulé comme lui- même articule, et se
désarticule quand il cesse d'articuler6.
Le traitement auquel est soumis l’homme
lui est fourni à domicile, exactement comme le gaz ou l’électricité. Mais ce
qui est distribué, ce ne sont pas seulement des produits artistiques tels que
la musique ou bien des jeux radiophoniques - ce sont aussi les événements
réels. Du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et
préparés pour nous être présentés comme une « réalité », ou tout simplement
pour remplacer la réalité elle-même. Il suffit à celui qui veut être au
courant, qui veut savoir ce qui se passe ailleurs, de rentrer chez lui, où les
événements « sélectionnés pour lui être montrés » ne demandent qu’à jaillir du
poste comme l’eau du robinet. Comment pourrait- il, à l’extérieur, dans le
chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée
infime, locale? Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur. C’est
seulement lorsque la porte d’entrée se referme en faisant entendre le déclic de
sa serrure que le dehors nous devient visible ; c’est seulement une fois que
nous sommes devenus des monades sans fenêtres que l’univers se réfléchit en
nous ; c’est seulement lorsque nous promettons à la tour de rester enfermés
entre ses murs au lieu de scruter le monde depuis son sommet que le monde vient
à nous, que le monde nous plaît, que nous devenons pareils à Lyncée.
Au
lieu de la pauvre certitude : « Regarde, le bien est si proche », par laquelle
nos pères pouvaient répondre à la question : « À quoi bon errer au loin ? », il
faudrait aujourd’hui énoncer la certitude suivante : « Regarde, le lointain est
si proche », et pourquoi pas celle-ci : « Regarde, il n’y a vraiment plus que
le lointain qui nous soit proche. » Nous voilà au cœur du sujet. Car ce sont les événements - les événements
eux-mêmes, non des informations les concernant -, les matchs de football, les
services religieux, les explosions atomiques qui nous rendent visite; c'est la montagne
qui vient au prophète, le monde qui vient à l’homme et non l’homme au monde
: telle est, après la fabrication de l’ermite de masse et la transformation de
la famille en public miniature, la nouvelle réussite proprement bouleversante de la radio
et de la télévision8.
Notre enquête va maintenant porter sur ce
troisième bouleversement. Car elle s’attache presque exclusivement aux
altérations singulières que subit l’homme, en tant qu’être auquel on fournit le
monde comme on lui fournit gaz et électricité, et aux conséquences non moins
singulières que cette livraison du monde à domicile entraîne pour le concept de
monde et pour le monde lui-même. Afin de montrer que cela pose de véritables
questions philosophiques, voici dans un ordre presque systématique
quelques-unes des conséquences que nous serons amenés à envisager au cours de
notre enquête.
1.
Quand
c’est le monde qui vient à nous et non l’inverse, nous ne sommes plus « au
monde », nous nous comportons comme les habitants d’un pays de cocagne qui
consomment leur monde.
2.
Quand
il vient à nous, mais seulement en tant qu’imagé, il est à la fois présent et
absent, c’est-à-dire fantomatique.
3.
Quand
nous le convoquons à tout moment (nous ne pouvons certes pas disposer de lui
mais nous pouvons l’allumer et l’éteindre), nous détenons une puissance divine.
4.
Quand
le monde s’adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous
sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
j. Quand il nous est seulement perceptible
et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et
en voyeurs.
6.
Quand
un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut être
expédié n’importe où sous forme d’« émission », il est alors transformé en une
marchandise mobile et presque omniprésente : l’espace dans lequel il advient
n’est plus son « principe d’individuation ».
7.
Quand
il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimité d’exemplaires, il
appartient alors, en tant qu’objet, aux produits de série. Il faut payer pour
recevoir ce produit de série : c’est bien la preuve que l’événement est une
marchandise.
8.
Quand
il n’a d’importance sociale que sous forme de reproduction, c’est-à-dire en
tant qu’imagé, la différence entre être et paraître, entre réalité et image,
est abolie.
9.
Quand
l’événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme
originale, l’original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction
et l’événement devenir la simple matrice de sa reproduction.
10.
Quand
l’expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on
peut tirer un trait sur le concept de « monde » (pour autant que l’on entende
encore par « monde » ce dans quoi nous sommes). On perd le monde,
et les émissions font alors de l’homme un « idéaliste ».
Il est assez clair que ce ne sont pas les
problèmes philosophiques qui manquent ici. Tous ceux qui ont été inventoriés
vont être abordés au cours de cet essai. Jusqu’au dernier point : l’étrange
usage de l’expression « idéaliste ». C’est parce qu’il est ■ insolite qu’il doit tout de suite être expliqué.
Le monde ne nous apparaît plus, à
nous, consommateurs de radio et de télévision, comme le monde extérieur dans
lequel nous vivons, mais comme le nôtre
(cf. le point i). Le monde a ; effectivement
subi un déplacement
remarquable. Il ne se trouve certes pas,
comme le disent les versions vulgaires de l’idéalisme, « dans notre conscience
» ni même « dans notre cerveau », mais il a néanmoins été transféré de l'extérieur à l'intérieur.
Au lieu de rester dehors, il a désormais
trouvé sa place dans mon salon en tant qu’imagé à consommer, en tant que pure
essence, et ce transfert ressemble de façon particulièrement frappante à celui
qu’opère l’idéalisme classique. Le monde est désormais mien,
il est ma représentation, il s’est même
transformé - si l’on veut bien prendre le mot de « représentation » à la fois
au sens que lui a donné Schopenhauer et dans son acception théâtrale -, en une
« représentation pour moi ». C’est ce « pour moi » qui est l’élément idéaliste. Car
est « idéaliste », au sens le plus large du terme, toute attitude qui fait du monde une
chose qui est à moi ou à nous,
quelque chose de disponible, bref une possession,
ma représentation ou encore ce que j’ai
moi-même « posé » (au sens fichtéen). Si le terme « idéaliste » surprend ici,
c’est seulement parce que l’idéalisme ne porte habituellement que sur des
réalités spéculatives, alors qu’il désigne ici une situation où la métamorphose du monde en une chose
dont je dispose est accomplie réellement et techniquement.
Déjà la simple déclaration idéaliste trahit à
l’évidence une exigence de liberté démesurée puisqu’elle revendique le monde
comme possession. Hegel a utilisé le mot « idéalisme » dans son sens le plus
large et n’a pas craint, dans ses Principes de la philosophie du droit,
de qualifier d’«
idéaliste » l’animal qui se nourrit dans la
mesure où il s’approprie, s’incorpore et se représente le monde sous forme de
proie et en dispose ainsi comme s’il était le « sien » Fichte était idéaliste
parce qu’il considérait le monde comme quelque chose de « posé », comme le
produit de la Tathandlung"
de son moi, c’est-à-dire comme son produit.
L’hypothèse commune à tous les idéalismes, au sens le plus large, est que le
monde est là pour l’homme, soit
comme un don, soit comme le produit de sa liberté, si bien que l’homme lui-
même n’appartient pas au monde : il n’est pas un fragment du monde mais le pôle
opposé au monde. Expliquer ce don, cette « donnée », comme une « donnée »
sensible n’est qu’une variété d’idéalisme parmi d’autres, et pas la plus
importante.
Si le
fait de réduire le monde à une simple possession caractérise bien toutes les
variétés de l’idéalisme - qu’elles en fassent un royaume (comme dans la
Genèse), une image de la perception (dans le sensualisme), un bien de
consommation (l’animal de Hegel), ce que je pose ou produis (chez Fichte), une
propriété (chez Stirner) -, nous pouvons employer le terme en toute bonne
conscience, puisque dans le cas présent ces diverses modalités de la possession
se trouvent réunies.
Si
grandes que soient les fenêtres que les postes de radio et de télévision nous
ouvrent sur le monde, ils transforment toujours les consommateurs du monde en «
idéalistes ».
Venant
après ce que nous avons dit de la victoire du monde extérieur sur le monde
intérieur, cette affirmation peut sembler insolite et contradictoire. C’est
aussi mon impression. Le fait qu’il soit possible de soutenir l’une ou l’autre
des deux affirmations semble révéler une antinomie dans le rapport entre
l’homme et le monde. On ne peut pas résoudre d’emblée cette antinomie. Si
c’était possible, notre enquête serait inutile. Or c’est la contradiction qui
la motive : elle n’est rien d’autre qu’une tentative d’éclaircissement de cette
situation contradictoire.
§ 6. Puisqu’on nous fournit le monde, nous n'avons pas à en
faire l'expérience; nous restons inexpérimentés.
Nous n’avons plus besoin de
traverser un monde qui désormais vient à nous : ce que nous appelions hier
encore l’« expérience » est donc devenu superflu.
Les expressions « venir au monde
» et « faire l’expérience du monde » avaient jusqu’à une époque récente fourni
à l’anthropologie philosophique des métaphores particulièrement riches,J.
Étant pauvre en instincts, l’homme, pour faire véritablement partie du monde,
ne pouvait autrefois y accéder qu’après coup, c’est-à-dire a posteriori.
Il devait d’abord en faire l’expérience et
apprendre à le connaître, jusqu’à ce qu’il soit devenu un homme accompli et
expérimenté. La vie était une exploration. Ce n’est pas sans raison que les
grands romans de formation décrivaient les chemins, les détours et les voies
aventureuses que l’homme devait suivre pour finir par accéder au monde, bien
qu’il ait depuis longtemps vécu en son sein. Maintenant, puisque le monde vient
à lui, qu’il est apporté chez lui en effigie*, l’homme n’a plus besoin d’aller vers le monde; ce voyage et cette
expérience sont devenus superflus ; ainsi, puisque le superflu finit toujours
par disparaître, ils sont devenus impossibles14. On voit bien que le
type de l’« homme d’expérience » est de moins en moins répandu, et que le
respect dû à l’âge et à l’expérience décline constamment. Puisque, comme le
pilote d’avion mais à la différence du marcheur, nous n’avons plus besoin de
chemins, la connaissance des chemins du monde que nous prenions autrefois et
sur lesquels nous acquérions de l’expérience a fini par se perdre, et avec elle
les chemins eux-mêmes. Le monde a perdu ses chemins. Nous ne parcourons plus
les chemins, on nous « restitue » le monde (au sens
où l’on restitue une marchandise mise de côté) ; nous n’allons plus au-devant
des événements, on nous les apporte.
Ce portrait de nos contemporains
paraîtra de prime abord infidèle. Car on voit habituellement, au contraire,
dans la voiture et dans l’avion les symboles de l’homme d’aujourd’hui. On l’a
même défini comme « bomo viator »,
l’être qui voyage (Gabriel Marcel) Pourquoi donc? Là
est précisément la question. S’il attache de la valeur à son voyage, ce n’est
pas parce que la région qu’il traverse - ou les lieux où il se fait expédier en
express comme une marchandise - l’intéressent, ce n’est pas pour l’expérience
qu’il peut en retirer, mais pour satisfaire sa faim d’omniprésence et son goût
pour la bougeotte. En outre, à cause de la vitesse, il se prive de l’occasion
même de faire des expériences (au point que la vitesse est devenue sa seule et
ultime expérience) - sans oublier qu’avec l’uniformisation du monde à laquelle
il se livre par ailleurs, il réduit effectivement le nombre des objets dignes
d’expérience et capables d’en procurer, et qu’aujourd’hui déjà, partout où il
atterrit, il se retrouve chez lui et ne trouve donc nulle part matière à
expérience. « En voyageant avec nous, déclare la publicité d’une compagnie
d’aviation dont le slogan conjugue provincialisme et globalisation, vous vous
sentirez partout comme à la maison. » « Comme à la maison » : il n’est
absolument pas illégitime de supposer que, pour l’homme d’aujourd’hui, tout
voyage (même s’il lui permet d’atteindre sa destination en dormant, bien au
chaud, tout en survolant le pôle Nord) représente déjà quelque chose d’archaïque,
un procédé inconfortable et peu efficace pour obtenir l’omniprésence. S’il
condescend à employer ce procédé périmé, c’est parce que, malgré tous ses
efforts, il n’a pas encore réussi à tout se faire livrer chez lui comme il le
voudrait.
Le consommateur de radio et de
télévision qui, affalé dans son fauteuil, reste immobile et dirige le monde en effigie* sans sortir de chez lui
existe à des millions d’exemplaires. Il allume le monde, le laisse avoir lieu
devant lui, puis l’éteint à nouveau. Le seigneur qui fait ainsi manœuvrer ses
troupes d’images est, selon nous, aussi caractéristique de l’homme
d’aujourd’hui que le pilote de ligne et l’automobiliste. D’autant plus,
d’ailleurs, que l’homme d’aujourd’hui, lorsqu’il conduit sa voiture, allume son
autoradio. Il se procure ainsi la satisfaction et le réconfort de savoir que,
s’il doit aller vers le monde, le monde vient aussi vers lui, et que celui-ci
(maintenant condamné à le suivre et à rouler avec lui) n’a finalement lieu
qu’afin de lui fournir un accompagnement musical.
« Avoir lieu devant lui ». « Afin de lui
fournir un accompagnement musical ». « Comme à la maison ». Ces expressions
révèlent à présent un mode d’existence, un rapport au monde d’une si profonde
absurdité que même le mauvais génie trompeur* de Descartes n’aurait
pas pu nous faire une plus mauvaise farce. Absurde, cette existence l’est au
plus haut point, si nous nous référons à l’« idéalisme » au sens défini plus
haut. Elle l’est même d’un double point de vue :
1.
Bien qu’en vérité nous vivions dans un monde aliéné, le
monde nous est offert comme s'il était la pour nous, comme s’il était nôtre
et semblable à nous.
2.
C'est comme tel que
nous le « prenons » (c’est-à-dire que nous le considérons et que nous
l’acceptons), bien que nous soyons assis chez nous, dans un fauteuil; bien que nous ne le prenions pas vraiment comme le prend «
l’animal qui se nourrit » ou le conquérant qui se l’approprie, et
bien que nous - enfin, pas nous, mais les consommateurs moyens de radio
et de télévision - ne le fassions pas, ou ne puissions pas le faire nôtre. Si
nous le « prenons » ainsi, c’est plutôt parce qu’il nous est servi sous forme
d’images. Nous devenons ainsi des voyeurs exerçant leur domination sur un monde
fantôme.
Nous commencerons par le premier point;
nous consacrerons au second tout le chapitre II.
7 Le
monde livré est d’abord « familiarisé »
II n’est naturellement pas question
d’examiner ici l’origine, l’étiologie et la symptomatologie de l’aliénation. La
littérature sur le sujet est considérable : nous supposerons donc ce processus
connu18. L’imposture dont nous parlons réside, comme nous l’avons
déjà dit, en ceci : nous vivons dans un monde distancié, mais nous avons le
sentiment, en tant que consommateurs de films, de radio ou de télévision (mais
pas seulement en tant que tels), de nous trouver avec tout, absolument tout -
les hommes, les régions, les situations, les événements, et surtout les plus
étrangers -, sur un même pied d’intimité. La bombe à hydrogène qui explosa le 7
mars 1955 reçut le sobriquet affectueux de « Granpa »,
c’est-à-dire « Pépé ». Ce processus visant à établir; mie pseudo-familiarité ne
porte pas de nom, pour des raisons que nous clarifierons dans le paragraphe
suivant. Nous l’appellerons la «familiarisation
du monde » ; « familiarisation » et non « familiarité » : car
nous ne nous jetons pas au cou de ce qui nous- est inconnu ou complètement
étranger, mais on nous livre des) hommes, des choses, des situations et des
événements étrangers- comme s’ils nous étaient familiers, comme si nous nous
les étions déjà rendus familiers'".
Exemples ;
Alors que - pour proposer deux
exemples quelconques de distanciation - l’usage et la fabrication sont pour
nous coupés l’un de l’autre (puisque l’instrument que nous utilisons est un
produit déjà achevé et qu’au contraire sa finalité - ce que nous produisons en
l’utilisant - reste indéterminée, voire étrangère à notre vie) ; alors que généralement
notre voisin de palier, devant la porte duquel nous passons tous les jours à
longueur d’année, ne nous connaît pas et ne franchit pas la distance qui le
sépare de nous, ces stars de cinéma, ces girls étrangères que nous ne connaîtrons
jamais personnellement et que nous ne rencontrerons jamais, mais que nous avons
pourtant vues d’innombrables fois, et dont les particularités physiques et
spirituelles nous sont mieux connues que celles de nos collègues de travail,
ces stars se présentent à nous comme de vieilles connaissances, comme des « chums », des copines, si bien que nous
sommes d’emblée à tu et à toi avec elles et que nous les appelons par leurs; prénoms,
Rica ou Myrna, lorsque nous parlons d’elles. Toute distance est abolie dans ce qui nous est livré, et
nous abolissons nous-mêmes, de notre côté, toute distance entre ces stars et
nous : le fossé est comblé. Le film en « jd » montre bien la signification
qu’on accorde à la disparition de ce fossé. Son invention et son introduction
ne sont pas seulement dues à un intérêt pour le perfectionnement technique ou à
la concurrence de la télévision, mais précisément au désir de donner à
l’absence de distance entre ce qui est livré et le destinataire de la livraison
le plus haut degré de vraisemblance sensible. Si cela était techniquement
possible - et qui pourrait prédire ce que nous réservent les imminents progrès
de la technologie? -, on nous proposerait des « effets téléhaptiques » grâce
auxquels nous pourrions jouir tout aussi tactilement d’un crochet à la
mâchoire. On atteindrait ainsi, pour la première fois, une véritable proximité.
Mais le film en « j d
» nous la promet déjà aujourd’hui :
« You are
with them and they are witb you »,
« Vous êtes avec eux et ils sont avec vous ».
Si ce rapport doit s’instaurer, si
je dois passer au tutoiement, c’est aux images qu’il revient de m’v engager. En
fait, toute retransmission comporte cette dimension de tutoiement, tout ce qui
est livré à domicile invite au tutoiement. Si j’allume le poste et qu’apparaît le
Président, il est là, tout à coup, assis à mes côtés, près de la cheminée -
même s’il est en réalité à mille lieues de moi -, pour discuter. (Qu’il
dispense cette intimité à des millions d’exemplaires n’est qu accessoire.)
Quand la présentatrice apparaît sur l’écran, elle me réserve les regards les
plus appuyés en s’inclinant vers moi avec une spontanéité affectée, comme s’il
y avait quelque chose entre nous. (Qu’il y ait la même chose entre elle et tous
les hommes qui regardent la télévision à ce moment- là n'est qu'accessoire.)
Quand la famille qui expose ses problèmes à la radio se confie à moi, elle me
considère comme son voisin, son médecin de famille ou son prêtre. (Qu’elle
mette tout un chacun dans la confidence, mais qu’elle soit seulement là, en réalité,
pour confier qu’elle est bien la famille de voisins par excellence
n’est qu’accessoire.) Ils viennent tous me voir comme des visiteurs familiers
et indiscrets, ils arrivent tous à moi pré-farniliarisés. À aucun de ceux qui
volent jusqu’à moi ne reste attachée la moindre poussière d’étrangeté. Et cela
ne vaut pas seulement des êtres humains qui apparaissent sur mon écran, mais de
tout dans le monde, du monde dans son ensemble. La « familiarisation » est une
magie si irrésistible, son pouvoir de métamorphose est si grand, que rien ne
peut lui échapper. Choses, lieux, événements, situations sont tous transformés
pour arriver chez nous avec un sourire de complicité, avec sur les lèvres un
simple tatwamasiw, si bien que nous finissons par être
sur le même pied d’intimité avec les étoiles qui brillent dans le ciel qu’avec
celles qui brillent au firmament du cinéma, et que nous pouvons tout aussi
légitimement parler de cette « good old Cassiopeia », cette bonne vieille Cassiopée, que
de Myrna ou de Rita. Ce n’est pas une plaisanterie. Car si l’on considère
aujourd’hui, dans les discussions publiques et même universitaires à propos des
soucoupes volantes, qu’il est non seulement possible mais même probable que les
habitants supposés d’autres planètes n’aient comme nous, exactement comme nous,
nul autre souci que d’entreprendre des voyages interplanétaires, cela prouve
bien que nous nous représentons n’importe quel être à notre image - un
anthropomorphisme à côté duquel ceux des cultures dites « primitives » semblent
bien timides. L’industrie du tourisme qui nous livre l’univers familiarisé doit
remplacer l’identité formelle qu’implique le vers plotinien de Goethe11,
« Si l’œil n’était pas soleil,.. », par l’équation commerciale : « Va où le
soleil est le seul œil qui pourra te voir. » Le marchand qui omettrait
d’identifier le soleil à un œil ne ferait pas ce qu’il faut pour vendre la
nature à ses clients et risquerait de laisser échapper de possibles contrats.
Ainsi, nous sommes systématiquement transformés en copains du globe terrestre et de l'univers, mais en copains seulement : car
il ne peut évidemment être question d’une authentique fraternité, d’un
panthéisme, d’un amour du lointain ou même d’une « empathie » que
ressentiraient nos contemporains si conditionnés.
Ce qui vaut pour ce qui nous est
socialement ou spatialement le plus étranger vaut aussi pour ce qui est
temporellement le plus éloigné de nous, pour le passé ; lui aussi devient notre copain. Je
ne parle pas ici des films historiques, dont c’est la règle. Mais j’ai trouvé,
par exemple, l’expression «
quite a guy », « un sacré type », appliquée à
Socrate dans un ouvrage universitaire américain. par ailleurs plutôt sérieux
mais écrit dans un style très décontracté. Cette formule, qui semble rapprocher
le lecteur du lointain grand homme (car le lecteur est bien sûr lui aussi « quite a guy »), lui procure inconsciemment la
satisfaction de croire que Socrate, si le hasard ne l’avait pas fait naître en
des temps reculés, ne serait finalement pas très différent de nous, ne dirait
rien de plus que nous et ne serait donc pas une autorité pour nous. Certains
pensent que ce n’est pas tout à fait sans raisons que son époque - qu’il ne
faut d’ailleurs pas trop prendre au sérieux - l’a neutralisé et mis à l’écart.
Pour ceux-là, Socrate est aussi petit que nous. En aucun cas plus grand : le
reconnaître leur interdirait aussi bien de croire au progrès que de réprouver
toute forme de privilège. D’autres perçoivent (comme ils le prouvent par leurs
réactions aux films historiques et autres reconstitutions) les figures de P
histoire comme des figures comiques, c’est-à-dire comme des provinciaux du temps, comme des êtres qui n’ont pas
grandi dans sa capitale - c’est-à-dire aujourd’hui - et se comportent par
conséquent comme des idiots de village ou des rustres superstitieux. Ils
relèvent l’absence de tous les instruments électriques qui n’avaient pas encore
été inventés à l’époque, et reprochent ces lacunes aux hommes du passé comme si
c’étaient des défauts. Pour nombre de nos contemporains, les grandes figures
sont en fin de compte des excentriques, de drôles de types qui cherchent
toujours à se singulariser en préférant, au lieu de vivre comme tout honnête
homme d’aujourd’hui, habiter dans une caverne. Mais peu importe, « quite a guy » ou provincial, ces catégories sont
voisines et constituent des variantes de la « familiarisation ».
L’exemple significatif de « Socrate, tbe guy » repose manifestement sur le grand
principe politique de la Déclaration des droits de l’homme : « AU men are born equal », « Tous les hommes naissent égaux
», aventureusement étendu à l’« equality of ail cithem of the commonwealth of past and prescrit », c’est- à-dire à l’égalité proclamée
de tous les citoyens de l’histoire. Il est clair qu’un élargissement aussi
inconsidéré du principe de l’égalité des droits crée non seulement une fausse
proximité historique, mais aussi une fausse appréciation du dénominateur commun
à tous les êtres humains - car l’essentiel, chez Socrate, réside précisément
dans ce qui nous fait défaut. L’effet de cette méthode prétendument destinée à
rapprocher l’objet consiste précisément à le dissimuler : à le distancier,
voire à l'abolir purement et simplement, Oui, à l’abolir. Car le passé
considéré sous le seul angle de la possibilité d’y trouver des copains est
aboli en tant qu’histoire. Cela paraîtra peut-être plus facile
à admettre que notre thèse générale selon laquelle le monde, lorsque ses
régions les plus diverses et les plus éloignées sont toutes également proches
de nous, est alors amené à disparaître en tant que monde,
8. Les sources de la familiarisation : l’univers démocratique;
familiarisation et marchandise; familiarisation et science.
Qu’y a-t-il donc derrière cette «
familiarisation »?
Comme tout phénomène historique de
cette ampleur, elle est surdéterminée, c’est-à-dire qu’elle doit son existence
à différentes causes qui ont convergé et se sont unies pour en faire une
réalité historique. Avant d’arriver à sa cause principale, nous en évoquerons
rapidement trois autres, secondaires,
1. Nous en avons déjà mentionné une
quand nous avons parlé de Socrate, Nous l’appellerons la « démocratisation de
l’univers »; voici ce que nous entendons par là. Quand absolument tout, le
lointain comme le proche, est en relation avec moi, quand absolument tout a le
même droit à se faire entendre et m’est assez familier pour que je le reçoive
dans mon intimité; quand à toute préférence s’attache déjà le caractère odieux
d’un privilège, on présuppose alors d’une façon certainement inconsciente un
Tout structurellement démocratique, un univers auquel sont appliqués les
principes (issus de la morale et de la politique) de l’égalité des droits et de
la tolérance universelle. D’un point de vue historique, l’extension au cosmos
de principes moraux n’est pas sans précédents. L’homme s’est toujours
représenté l’univers à l’imagé de sa propre société. En revanche, la scission
de l’image dü monde en une image pratique et une image théorique - complètement
étrangère à la précédente - qui avait cours au siècle dernier, en Europe, était
auparavant inhabituelle. Il n’est donc pas surprenant de trouver aux
Etats-Unis, pays à forte tradition démocratique, une tendance à l’extension de
ces principes. Cela a même donné une philosophie universitaire qui, poussée
jusqu’à ses dernières conclusions, aurait signifié, avec son pluralisme analogue à celui de la démocratie,
une véritable négation des principes monistes ou dualistes de la philosophie
classique : la philosophie de William James.
Il, Il
est évident que la familiarisation, qui place tout dans la même proximité ou
dans la même apparence de proximité, est un phénomène de neutralisation, et que celui qui en cherche les
causes doit regarder autour de lui, parmi les forces fondamentales de
neutralisation du monde. L’une d’elles est la démocratie (ou du moins son
absurde extension à des horizons autres que politiques).
Certes, le principal facteur de
neutralisation, aujourd’hui, n’est pas de nature politique mais économique :
c’est le fait que tout soit transformé en marchandise. Est-il, lui aussi, une
des causes de la familiarisation? Impossible, dira-t-on. C’est impossible parce
que la transformation en marchandise, c’est bien connu, est déjà une
distanciation : aussi la « familiarisation », qui cherche à rapprocher les choses
de nous, paraît-elle précisément être le contraire même de l’aliénation. Mais
les choses ne sont pas aussi simples. Il est vrai en effet que tout ce qui est
transformé en marchandise se distancie, mais il n’est pas moins vrai que toute
marchandise, si l’on veut qu’elle soit achetée et qu’elle s’intégre à notre
vie, doit d’abord être rendue familière.
Voici plus
précisément comment les choses se passent. Toute marchandise tend à être
maniable, taillée sur mesure pour les besoins, le style et le mode de vie de
chacun, agréable à la bouche ou à l’œil. Sa qualité se mesure à cette
adéquation. Dit négativement, elle se mesure au peu de résistance qu’elle
oppose à son usage et au peu d’étrangeté irréductible qui subsiste après son
usage. Puisque aujourd'hui l’émission de radio ou de télévision est également
une marchandise, elle doit s'adapter de la même façon à l’audition ou à la
vision. Elle doit donc aussi tenir compte de l’œil ou de l’oreille et nous être
servie dans les meilleures conditions pour nous donner satisfaction. Elle doit
être familiarisée, dénoyautée et rendue assimilable afin de nous apparaître comme
notre semblable, comme une chose taillée à notre
mesure, comme si elle était des nôtres.
Ainsi considérée, la
familiarisation semble perdre son caractère odieux et découler simplement du
fait fondamental qu’en tant que membres de l’espèce homo faber, nous faisons « quelque chose de
quelque chose », nous façonnons le monde à notre mesure. La familiarisation
découle donc de la « culture » au sens le plus large du terme. Il est
indiscutable en effet que tout travail est, en un certain sens, une
familiarisation. L’acception élargie du terme « familiarisation », à laquelle nous
associons une nuance de mépris, serait dès lors complètement déplacée, puisque
nous ne pouvons tout de même pas reprocher au travail d’être ce qu’il est. Nous
ne pouvons pas reprocher au menuisier, par exemple, de ne pas nous livrer le
bois brut plutôt qu’une table, qui nous convient de fait incomparablement
mieux. Il n’y a véritablement là aucune tromperie. La transformation ne devient une tromperie que
lorsqu’on présente une chose fabriquée comme si elle était ce dont elle est
faite. Or c'est précisément le cas du
monde familiarisé. Celui-ci est un produit qui, en raison de son caractère de
marchandise et en vue de sa commercialisation, est taillé à la mesure de
l’acheteur et adapté à son confort : c’est un monde travesti - puisque le monde
est l’inconfort même -, et ce produit a néanmoins l’audace ou la naïveté de
prétendre être le monde.
IIX Une autre cause de cette
familiarisation qui place tout dans une égale proximité est l’attitude du scientifique, légitimement fier d’être capable,
dans le cadre de ses recherches, de rapprocher ce qui est le plus lointain et
de mettre à distance, pendant qu’il travaille, les choses qui lui sont le plus
proches dans la vie; de se consacrer avec zèle à ce qui ne le concerne pas en
tant qu’individu, et de n’éprouver aucune passion pour ce qui le: touche de
plus près : de neutraliser la différence entre proche et lointain. Le
scientifique ne peut néanmoins adopter, puis conserver, cette attitude de
neutralisation totale - son « objectivité » - qu'au prix d’un grandiose
artifice moral, qu’en se faisant violence à lui-même : par l’ascèse du point de
vue naturel sur le monde. Croire que l’on peut séparer cette neutralité de son
fondement moral et l’offrir à tout le monde, même à ceux qui mènent une vie
résolument non ascétique, non orientée vers la connaissance et en contradiction
violente avec une telle neutralité, c’est ne rien comprendre, non seulement à
la science, mais aussi aux devoirs moraux qu’impose sa vulgarisation. Cette
incompréhension est au principe de bien des activités. En un certain sens, le
lecteur, l’auditeur de radio, le consommateur de télévision, le spectateur de
films culturels est aujourd’hui devenu un vulgaire double* du scientifique : on attend
désormais de lui aussi qu’il considère tout comme également proche et également
lointain - ce qui le plus souvent ne signifie certes pas qu’il doive désormais
accorder à chaque phénomène un droit égal à être connu de lui, mais un droit
égal à être pour lui objet de jouissance. Puisque aujourd’hui la connaissance
est un « pleasure » et l’apprentissage une promesse
de « fun », les frontières sont brouillées.
§ ç. La « familiarisation » est
me forme raffinée de camouflage de la distanciation.
Nous n’avons pas encore mis en
évidence la cause principale de la familiarisation, ni expliqué pourquoi un
processus dont la réalité s’explique d’autant de façons différentes n’a pas de
nom. Il est vraiment très étonnant qu’il soit resté occulté alors qu’il est
aussi important, aussi symbolique de l’époque et aussi funeste que la
distanciation, dont il est manifestement l’adversaire; alors que celle-ci (du fait
que le mot est devenu familier, et bien qu’il ait ainsi perdu de sa précision)
est pour sa part bien connue.
Mais la familiarisation est-elle
vraiment l’adversaire de la distanciation? Absolument pas. Et nous arrivons ici
à la cause principale, qui explique également pourquoi ce phénomène est resté
jusqu’à présent sans nom. En effet, aussi paradoxal que cela puisse sembler, la cause principale de la familiarisation est la
distanciation elle-même.
Qui croit sincèrement à la
familiarisation, qui voit en elle la véritable force d’opposition à la
distanciation, tombe dans le piège qu’elle tend. Le simple fait de se demander
si la familiarisation profite ou nuit à la distanciation rend vaine toute
velléité de voir dans la familiarisation l’adversaire de la distanciation. Car
la réponse à la question est sans équivoque : la familiarisation profite à la
distanciation. En réalité, sa principale réussite est d’avoir dissimulé les
causes et les symptômes de la distanciation, tout comme le malheur que celle-ci
avait entraîné; d’avoir ôté à l’homme, que l’on a aliéné de son monde et auquel
on a aliéné son monde, la capacité de prendre connaissance de ce fait. Bref, sa réussite est d'avoir camouflé la distanciation
sous un manteau d’invisibilité, d'avoir nié la réalité de la distanciation pour
donner libre cours à son activité débridée - ce qu’elle réalise en peuplant le
monde, sans relâche, d’images de choses apparemment familières : en présentant
le monde lui-même, ses régions les plus éloignées dans l’espace et dans le
temps, comme un unique et gigantesque chez-soi, comme un univers familier. C’est dans cette réussite que
réside la raison d’être de la familiarisation. La distanciation se tient
derrière elle comme son commanditaire. En faire des forces indépendantes ou
antagonistes serait absurde, naïf et non dialectique. En fait, elles
travaillent ensemble comme deux mains qui coopèrent harmonieusement : sur les blessures de l'aliénation que l’une des
mains provoque, l’autre verse le baume de la familiarité. Quand ce n’est pas tout simplement
la même main qui blesse et qui guérit : car, en fin de compte, on peut
considérer que les deux processus n’en font qu’un et que la familiarisation
elle-même n’est qu’une opération de camouflage de la distanciation qui
s’avance, innocente, ainsi déguisée, pour témoigner apparemment contre
elle-même, affirmer un équilibre des forces et démentir sa toute-puissance.
Exactement comme Metternich, qui fonda un journal d’opposition libérale dirigé
en apparence contre sa propre politique.
Un conte molussien raconte
l’histoire d’une méchante fée qui guérit un aveugle, non pas en lui dessillant
les yeux mais en lui infligeant une cécité supplémentaire : elle le rendit
également aveugle à l’existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait
la réalité - elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux
rêves. Cette fée ressemble fort à la distanciation déguisée en familiarisation.
Elle aussi cherche, par des images, à maintenir l’homme privé de monde dans
l’illusion qu’il en a toujours un : non seulement son monde, mais tout un
univers qui lui est familier en tous ses détails, qui est le sien, qui lui
ressemble. Elle parvient à lui faire oublier à quoi peuvent ressembler une
existence et un monde non distanciés. Nous sommes donc bel et bien victimes
d’un envoûtement, comine l’aveugle du conte. Mais la fée qui nous dissimule
notre propre cécité est celle-là même qui nous a auparavant aveuglés.
On ne doit certes pas s’étonner que
la distanciation conduise en secret cette opération d’autoreniement, qu’elle ne
la signale pas expressément à notre attention. Où serait l’intérêt, pour ces
puissances qui éloignent le monde de nous, d’éveiller notre méfiance en nous
faisant remarquer, ne serait-ce que par le biais d’un terme spécifique, qu’il
leur faut dissimuler la réussite de leur entreprise, cette distanciation
qu’elles opèrent, en nous livrant des images-ersatz ? Ce qui est étonnant,
c’est qu’elles parviennent effectivement à occulter ainsi, en ne le nommant
pas, un phénomène quotidien d’une aussi grande ampleur et aussi peu enclin à se
cacher que la familiarisation. C’est pourtant le cas, incontestablement. Elles
livrent leurs images mais ne disent rien sur la finalité de cette opération. Et
elles le font d’autant plus tranquillement que nous, les destinataires, nous
nous laissons abuser sans paraître nous en porter plus mal ; comme si la
blessure infligée par la distanciation nous rendait incapables de sentir que
nous sommes sous l’empire des drogues de la familiarisation, et leur effet
anesthésiant de sentir la blessure : comme si les deux processus se
renforçaient mutuellement.
Même si l’on refuse de reconnaître
que la familiarisation relève du camouflage et de la tromperie opérés par la
distanciation, il reste incontestable qu’elle est, elle aussi, une mise à
distance. Oui, elle aussi. Que l’on rende le proche lointain, comme le fait la distanciation,
ou le
lointain intime,
comme le fait la familiarisation, l’effet de neutralisation est le même, Dans les deux cas, le
monde et la place que l’homme y occupe sont modifiés par cette neutralisation,
puisqu’il appartient à la structure de l’être-au- monde que le monde
s’échelonne autour de l’homme en cercles concentriques plus ou moins
rapprochés, et parce qu’il faut être un dieu indifférent ou un homme
complètement dénaturé pour tout ressentir comme à la fois proche et lointain,
et pour s’accommoder de tout. Or ce n’est pas de dieux stoïciens qu’il est ici
question.
Rien ne nous aliène à nous-mêmes et
ne nous aliène le monde; plus désastreusement que de passer notre vie,
désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de
ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main
engourdie par le sommeil - car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé
la place à l’alternance du sommeil et de la radio - pour écouter les émissions
du matin au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons,
ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent,
nous consolent et, en nous détendant ou en nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la
nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la
journée sous l’égide de ces apparences d’amis : car ensuite, même si l’occasion
se présente d’entrer en relation avec; des personnes véritables, nous
préférerons rester en compagnie; de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque
nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme nos véritables
amis.
Un jour, je me suis assis dans le
compartiment d’un wagon Pullman en face d’une personne absorbée par l’écoute
d’une voix qui à l’évidence lui était chère, une voix d’homme tonitruante
sortant d’un minuscule appareil. Quand je lui dis bonjour, cette personne sursauta,
comme si c’était moi le fantôme et non l’homme qui
chantait dans la boîte, et comme si je m’étais rendu coupable de l’affreux
crime d’entrer par effraction dans sa réalité, c’est-à-dire dans sa vie
amoureuse. Je suis convaincu que d’innombrables hommes se sentiraient plus
cruellement punis si on leur confisquait leur poste de radio que si on les
emprisonnait en les privant de leur liberté tout en leur laissant leur poste :
dans ce cas, en effet, ils pourraient continuer à s’épanouir au soleil de l’extérieur.
Rien n’aurait changé, leur monde et leurs amis seraient toujours à leur
disposition s’il voulaient continuer à les écouter, alors que le malheureux
privé de son poste serait immédiatement saisi d’une peur panique à l’idée
d’être plongé dans le silence du néant et d’y étouffer, solitaire et dépossédé
du monde. Je me souviens qu’un jour, à l’époque où je vivais à New York, un
jeune Portoricain de huit ans surgit, bouleversé, dans l’appartement de notre
logeuse. Sa radio venait de se taire brusquement pour une raison quelconque et
c’était, pour lui, la fin du monde.
Il
voulait capter sur le poste de la logeuse la voix bien-aimée d’un de ses amis
fantômes de Los Angeles qu’il ne devait manquer à aucun prix. Après l'avoir
trouvée du premier coup - car il connaissait par cœur, sur le bout des doigts,
la longueur d’onde où habitait cette voix -, enfin sauvé, il se mit à gémir
doucement dans son coin, tel un naufragé rejeté sur le sable qui, tout heureux
de retrouver la terre ferme, éclate en sanglots. Il ne lui vint évidemment pas
à l’esprit de nous gratifier d’un regard, la logeuse ou moi. A côté du copain
qu’il venait de retrouver, même s’il ne l’avait jamais vu, nous n’existions
pas.
5 u>. L’aliénation est-elle encore un processus ?
La thèse selon laquelle notre
dépendance envers les « amis familiers » et le « monde familier » nous aliène à
nous-mêmes est peut-être devenue problématique. Non parce qu’elle irait trop
loin, mais parce qu’elle n’ose pas aller assez loin, Car supposer que nous,
hommes d’aujourd’hui, exclusivement nourris de succédanés, de stéréotypes et de
fantômes, nous serions encore des « moi » ayant un « soi », et que ce serait ce
régime alimentaire qui nous empêcherait d’être « nous-mêmes », ce serait faire
preuve d’un optimisme qui n’est peut-être plus de mise. L’époque où l’on
pouvait être victime de l’« aliénation », où celle- ci était un processus qui
était effectivement à l’œuvre, n’est-elle pas déjà derrière nous - du moins
dans certains pays? N’avons- nous pas déjà atteint un état où nous ne sommes
plus du tout « nous-mêmes », mais seulement des êtres quotidiennement gavés
d’ersatz? Peut-on dépouiller celui qui est déjà dépouillé? Peut-on dénuder
celui qui est déjà nu ? Peut-on encore aliéner l’homme de masse à lui-même? L’aliénation est-elle encore un processus ou
n'est-elle déjà plus qu’un fait
accompli* ?
Longtemps nous avons
raillé ces « psychologies sans âme » qui, elles-mêmes, se gaussaient,
des catégories telles que le « moi » ou le « soi » et les tenaient pour
relevant d’une métaphysique ridiculement scolaire, en disant qu’elles n’étaient
que des falsifications de l’être humain. Avions-nous raison? Nos moqueries
n’étaient-elles pas pure sentimentalité? Etait-ce bien ces psychologues qui
avaient falsifié l’homme? N’étaient-ils pas déjà les psychologues de l’homme falsifié?
N’étaient-ils pas fondés, tant que robots, à étudier les robots, à faire de la
cybernétiq plutôt que de la psychologie? N’avaient-ils pas raison jusq dans
leurs erreurs, si l’homme dont ils traitaient était di l’homme falsifié ?
Le fantôme
Le monde nous est livré à domicile.
Les événements nous sont servis. Mais sous quelle forme? Sous forme
d’événements? Comme de simples reproductions d’événements ? Ou seulement comme
des annonces d’événements?
Afin de pouvoir répondre à cette
question, il nous faut la reformuler un peu différemment. Nous nous demanderons
donc : selon quel mode d’être les événements retransmis sont-ils chez le destinataire? Selon quel mode
d’être le destinataire est-il auprès d’eux? Ces événements sont-ils
réellement présents? Sont-ils présents seulement en apparence? Sont-ils
absents? De quelle manière sont-ils présents ou absents?
§ 11, Le rapport entre l’homme et
le monde devient unilatéral. Le monde, ni
présent ni absent, devient un fantôme.
D’un côté, les événements
paraissent réellement « présents » : lorsque nous écoutons à la radio la
retransmission d’une scène de guerre ou d’une séance parlementaire, nous
n’écoutons pas seulement des communiqués sur les
explosions ou sur l’orateur; nous entendons les
explosions elles-mêmes, l’orateur lui-même. Cela ne signifie-t-il pas que les
événements auxquels auparavant nous n’avions ni la possibilité ni le droit
d’assister sont désormais réellement chez nous, et que nous sommes réellement
auprès d’eux?
Non, absolument pas. Est-ce donc cela, la présence vivante? Quand les
voix du monde ont librement accès à nous, quand elles ont le droit d’être chez
nous tandis que nous, en revanche, nous n’avons aucun droit et ne pouvons
commenter aucun des événements qu'on nous livre? Quand nous ne pouvons pas
répondre à des personnes qui parlent tout le temps, pas même à celle qui semble
nous adresser personnellement la parole? Quand il ne nous est permis
d’intervenir dans aucun des événements dont le vacarme déferle autour de nous?
La véritable présence ne suppose-t-eüe pas, par essence, un rapport de réciprocité entre l’homme et le monde ? Ce
rapport n’a-t-il pas été amputé? N’est-il pas devenu unilatéral? N’est-il pas devenu tel que si l’auditeur perçoit le
monde, il n'est plus lui-même perçu
parle monde?
L'auditeur n’est-il pas condamné par principe au « don’t talk back » - à l’impossibilité de répondre?
Ce mutisme auquel on le condamne ne lui ôte-t-il pas tout pouvoir?
L’omniprésence qu’on nous offre n’est-elle pas le présent dans lequel vivent
les esclaves? N’est-il pas plutôt absent, celui qui n’est pas libre, parce
qu’on le traite comme s’il n’existait pas, comme un non-être, comme s’il
n’avait rien à dire?
Il est absent, c’est évident. Et
pourtant il serait à nouveau possible d’interpréter cette unilatéralité en sens
inverse, c’est-à-dire comme une garantie de liberté et comme une présence : la
liberté, n’est-ce pas aussi le fait de pouvoir, grâce à l’unilatéralité,
participer à chaque événement à distance, en restant à l’abri du danger et
invulnérable, avec le privilège de pouvoir en jouir comme d’un divertissement?
Celui qui est véritablement présent, n’est-ce pas seulement
celui qu’aucun des événements dont il est le témoin ne peut faire fuir et ne
peut donc rendre absent ?
C’est tout aussi plausible. Et il
serait tout à fait compréhensible qu’un contradicteur interrompe ce
questionnement et déclare que mon va-et-vient entre la présence et l’absence de
ce qui est retransmis ne correspond à rien de réel. Je l’entends dire : « La
radio et la télévision ne nous livrent que des images. Ce sont des représentations, pas de
la présence ! Quant au fait que les images ne tolèrent aucune intervention de
notre part et font comme si nous n’existions pas, c’est une chose évidente, un
phénomène connu depuis longtemps sous le nom d’“ apparence esthétique”, »
Aussi claire qu’elle paraisse, son
argumentation est fausse. D’abord - et c’est un constat phénoménologique
élémentaire - parce qu’il n’existe pas d’« images acoustiques » : le gramophone
ne nous présente pas une image de la symphonie, mais la symphonie elle-même. Un
rassemblement de masse vient-il à nous par la radio, ce que nous croyons
entendre, ce n’est pas une « image » de la foule hurlante mais ses hurlements
mêmes, bien que la foule elle-même ne nous atteigne pas physiquement. En outre,
nous adoptons en tant qu’auditeurs - à moins qu’il ne s'agisse d'une œuvre
d’art (un drame, par exemple) dont la retransmission prend en compte le
caractère d’apparence - une attitude qui n’a rien d’esthétique : celui qui
écoute un match de football le fait en supporter excité, il le perçoit comme
ayant réellement lieu, il ignore tout du « comme si » de l’art.
Ce contradicteur a tort. Ce ne sont
pas de simples images que nous recevons, Mais nous ne sommes pas non plus en
présence du réel. La question de sa présence ou de son absence est
effectivement sans objet. Mais ce n’est pas parce que la réponse par l’« image
» - qui revient à répondre qu’il est « absent » - aurait un caractère d’évidence.
Si la question est sans objet, c’est parce que la situation créée par la
retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique ; parce que les événements
retransmis sont en même temps présents et absents, sont en même temps réels et apparents, sont là et, en même temps, ne sont pas là;
bref, parce qu'ils sont des fantômes.
§ 12, À la télévision, l'image et
ce qu'elle représente sont synchrones. La synchronie est la forme appauvrie du
présent.
« Mais ce qui vaut pour les
émissions de radio ne vaut plus pour la télévision, poursuivra le
contradicteur. Celle-ci nous livre incontestablement des images. »
Sans doute. Et pourtant, il ne
s’agit pas non plus d’« images » au sens traditionnel du mot. Dans l’histoire
des images humaines - jusqu’à nos jours -, l’image a toujours impliqué, par
essence, un «
décalage temporel »
par rapport à l’objet représenté, même si ce décalage est toujours resté
implicite. La langue exprime ce décalage de façon très rationnelle par
l’expression « d’après » ; on peint une image ou on fabrique un objet « d’après
» un modèle. L’image vient après son sujet, elle est une copie, un monument destiné à en rappeler
le souvenir ou à en démentir le caractère passager; elle vise à sauver son
sujet et à faire en sorte qu’il continue d’être présent.. Ou bien l’image
précède son objet, comme une formule magique capable de provoquer sa présence,
comme une idée, comme un blue
print (un
plan), un avant-projet ou un modèle destiné à disparaître une fois
l’objet ou l’événement réalisé, Peut-être n’est-elle aussi, en fin de compte,
qu’un moyen pour nous de nous transporter - ou de croire nous transporter -
dans une dimension extérieure au présent, et même au-delà du temps. Mais un tel
mode de neutralisation est encore un rapport au temps. Il serait difficile de
citer des images qui ne seraient tributaires d’aucun de ces rapports temporels
que l'homme entretient avec le monde. Il est douteux que l’on puisse appeler «
images » des représentations auxquelles manque ce décalage. Or les images qui passent
par la médiation de la télévision sont bien, elles, des représentations de ce
genre.
Car on ne peut plus parler dans
leur cas à*un rapport temporel aux choses
représentées,
même si, comme un film, elles se déroulent dans le temps. Le « décalage temporel
» dont nous avons parlé se réduit, dans leur cas, à zéro : ces images sont simultanées et synchrones par rapport aux événements qu’elles
représentent ; elles montrent, tout comme le télescope, ce qui est présent. Ce rapport n’est-il pas de «
présence »? Des représentations qui montrent ce qui est présent sont-elles des
images”?
Ce problème n’est pas resté
inaperçu, mais ü n’a pas été formulé de façon satisfaisante. On a eu recours à
l’expression déjà existante, et certes assez proche, d’« instantané », croyant
ainsi avoir réglé la question. Mais cette expression, précisément, masque le
problème. Dans la mesure où ils veulent retenir l’instant qui passe, les
instantanés sont des images au sens le plus légitime, c’est-à-dire des images
de pensée. Leur fonction en tant qu’imagé est plus proche de celle des
monuments, ou même des momies, que des fantômes télévisuels. En effet, ces
derniers ne retiennent plus rien, puisqu’ils apparaissent avec les événements
qu’ils reproduisent et disparaissent avec eux : ils ne durent donc pas plus
longtemps, à moins bien sûr qu’on ne les fixe. Ce sont des
images d’un moment qui ne durent que ce que dure ce moment, s'apparentant par
là aux images des miroirs : car celles- ci sont simultanées, synchrones avec le
regard qui s’y reflète, et meurent avec lui; elles sont à tout point de vue un
pur présent,
Sommes-nous seulement en train de
jouer avec le mot « présent »? N’abusons-nous pas de ce hasard qui fait
osciller le mot entre deux significations pour créer des problèmes imaginaires?
Car manifestement nous l’employons dans deux sens différents. D’abord pour
désigner la présence concrète, le moment où l’homme entre
effectivement en contact avec l’homme ou avec le monde, le moment où,
s’approchant l’un de l’autre, ils finissent par se rencontrer, se rejoindre et
constituer ensemble la « situation »; et ensuite pour indiquer la simple simultanéité formelle, c’est-à-dire le fait que l’homme et
n’importe quel événement se tiennent sur le point, pas plus gros qu’une tête
d’épingle, du <i maintenant » et se partagent
l’instant du monde. Mais si le mot « présent » a cette double signification -
et pas seulement en allemand -, ce n’est pas un hasard. Cette double
signification se fonde en effet sur l’impossibilité de tracer avec précision la
limite à partir de laquelle un événement ou un élément du monde nous concerne
si peu qu’il ne nous est plus « présent » qu’au sens de la simultanéité. Ce qui
est présent se transforme en ce qui n’est plus que simultané. C’est le cas
limite : le présent est ce qui me concerne le moins, donc ce qui m’est le plus
lointain; mais dans la mesure où il ne cesse pas pour autant d’être « donné »,
il montre par là qu’il me concerne encore2'.
Même si l’on pouvait tracer une
limite entre les deux significations, le jeu sur cette double signification ne
viendrait pas de nous, mais de la télévision elle-même. Oui, ce jeu est au
principe même de la retransmission, car toute la réussite de celle- ci tient au
fait qu’elle nous offre, comme s’il était vraiment
présent, un événement qui a lieu en même temps ou presque, Il s’agit de donner à ce qui n’est
que formellement présent l’apparence d’un présent concret, de dissoudre
complètement la frontière, elle-même déjà floue, qui sépare les deux « présents
», l’important et l’insignifiant. Chaque image retransmise dit, et certes avec
raison : « Je suis maintenant - et je ne suis pas seulement moi, la
retransmission, je suis aussi l’événement retransmis. » Et par ce « Maintenant,
je suis », par cette actualité, elle se transforme en un phénomène qui va bien
au-delà de tout ce qui relève de l'image proprement dite. Elle se transforme,
puisqu'elle n’est pas une véritable présence, en une chose intermédiaire cette
chose intermédiaire entre l’être et l’apparence que nous avons appelée, à
propos de la radio, un « fantôme ».
Il n’y aurait, en soi, absolument
rien à objecter au fait de jouer ainsi sur la confusion des deux présents; on
pourrait même encourager l’usage de ce procédé s’il était utilisé à bon
escient. Il y a de nos jours beaucoup trop de choses que nous repoussons à tort
sous prétexte qu’elles nous seraient «■ indifférentes », alors qu’elles peuvent nous
intéresser et nous concerner (et être à leur tour concernées par nous), des
choses qui sont « notre affaire », notre présent le plus concret, et qui
constituent les menaces les plus actuelles qui pèsent sur nous. Le danger de la
provincialisation n’est pas moins grand que celui de la fausse globalisation.
Ainsi, l’accès à certaines techniques serait absolument nécessaire pour élargir
l’horizon de notre présent moral, un horizon qu’il nous faut à l’évidence
porter bien au-delà de celui qu'atteignent nos sens. Mais la télévision,
précisément, ne travaille pas à cet élargissement. Elle achève bien plutôt de
brouiller notre horizon, au point que nous ne connaissons plus le véritable
présent, et que nous n’accordons plus à ce qui nous arrive et devrait vraiment
nous concerner que ce semblant d’intérêt que nous avons appris à accorder au
semblant de présent qu’on nous livre à domicile.
Inutile d’ajouter que le nombre de
ces présences fantômes est illimité. Puisque le principe qui unit le
consommateur et l’événement est abstrait et ponctuel, puisqu’il consiste dans
le simple « maintenant » qu’ils partagent, ce principe est universel. Aucun
événement ne survient en dehors du « maintenant » global; et tout peut être
changé en un pseudo-présent. Mais plus
on rend 1‘événement
présent, moins il l’est.
Parmi les « fans » de radio et de télévision que j’ai
rencontrés, je n’en connais pas un seul que les portions de simultanéité qu’il
avale chaque jour aient transformé en ami du monde ou seulement de ses contemporains. En revanche, j’en connais beaucoup
que ce régime quotidien a privés de monde, coupés de toute relation et rendus
incapables de fixer leur attention : ils sont devenus de purs compagnons de l’instant.
§
13. Digression : coup d’œil
rétrospectif sur une passion consumée. L’homme dispersé n'habite que dans
l’instant. Les postes de radio et de télévision engendrent une schizophrénie
artificielle. U individu devient un « dividu ».
Il y a plusieurs décennies, on vit
apparaître une série de poètes lyriques (tels Apollinaire et le jeune WerfelM)
qui, pour employer une vieille expression allemande, étaient « de toutes les
noces à la fois ». En termes plus sérieux, ils se dispersaient et « s’évadaient
» partout - au sens métaphysique du « partout à la fois ». Dans leurs poèmes,
qui s’articulaient souvent autour du mot « maintenant », ils énuméraient tout
ce qui arrivait simultanément à Paris, à Prague, au Cap, à Shanghai ou
n’importe où encore. C’est sans aucun doute un authentique enthousiasme
métaphysique qui poussait ces poètes à produire leurs singuliers hymnes au
monde en forme de catalogue : peut-être prenaient- ils le « ne pas être perçu »
pour un « ne pas être25 », et croyaient- ils que tout ce dont ils
n’auraient pas pris note cesserait d’exister, s’évanouirait. Quoi qu’il en
soit, l’idée d’être condamnés à séjourner dans un « ici
» unique, particulier et contingent, en étant contraints de laisser disparaître
toutes ces choses, les inquiétait tout particulièrement. Ils espéraient, par
une sorte d’incantation, rendre à nouveau présents les « là-bas » qui avaient
échappé à leur attention, et qui étaient donc absents. Pour ce faire, ils
essayaient désespérément de les rassembler et de les réunir dans le point, incandescent d’un « maintenant » qui serait un instant omniprésent contenant tous les lieux et tous
les événements qui leur sont associés, un instant auquel ils participeraient
tous. On pourrait parler d’une expérience de magie métaphysique : ils
aspiraient à annuler la séparation - à leurs yeux insupportable - des
événements isolés les uns des autres (et par là même absents) qui constituent
le monde, en invoquant la qualité d’omniprésence du « maintenant ». Ils
aspiraient ainsi à faire de l’instant une arme
magique contre l'espace considéré comme principe d’individuation.
Si illusoire
qu’ait été leur passion, elle était certes encore un ultime avatar de celle des
Eléates : le désir de discréditer métaphysiquement!, la multiplicité. Il est presque tragique qu’ils
aient vu « l’étant véritable » dans ce qui est le plus irréel, à savoir
l’instant; ponctuel qui, une fois détaché de la multiplicité, ne peut plus la
considérer que comme une simple illusion. C’est bien la preuve) qu’ils
n’avaient plus à leur disposition de véritables principes métaphysiques - pas
même les principes bon marché du panthéisme - et qu’ils ne pouvaient pas non plus
avoir recours; en dernier ressort au « système » qui voit « la vérité » dans «
le Tout ». Certes, ils étaient déjà en retard sur leur époque, mais qu’ils
étaient vivants comparés aux « fans » de l’instant que nous connaissons
aujourd’hui! Il serait bien difficile de découvrir chez ces derniers la plus
petite étincelle tardive de cette passion du « maintenant ».
Ce n’est évidemment pas un hasard
si ces poètes sont apparus au moment historique précis où les techniques de
distraction (les magazines, entre autres) commençaient à se répandre à
l’échelle des masses. Mais les poètes tentaient désespérément de réunir ce qui
était dispersé, quand l’objectif des techniques de distraction et des appareils
de divertissement consistait, à l’inverse, à produire ou à favoriser la
dispersion. La « dispersion » (que l’on ne prend généralement, faisant ainsi
preuve de beaucoup de « distraction », que comme une métaphore) visait à
dépouiller les hommes de leur individualité, ou plus exactement à les empêcher
de prendre conscience de cette perte en les privant de leur « principe
d’individuation », c’est-à-dire de leur localisation spatiale, en les
transportant dans un lieu où, étant « partout à la fois », jamais au même
endroit, ils ne puissent plus occuper aucun point déterminé et ne soient jamais chez
eux, jamais à leur affaire, bref, ne se trouvent nulle part. On m’objectera que les victimes de
ces techniques de distraction n’ont nullement été des victimes, que l’industrie
n'a fait, avec ses offres de dispersion, que répondre à leur demande - ce qui
n’est certes pas tout à fait faux mais pas tout à fait vrai non plus, puisque
leur demande a elle-même été produite.
On ne saurait attendre d’hommes
oppressés dans leur travail quotidien par l’étroitesse d’une occupation très
spécialisée assez peu supportable, et que l’ennui accable, qu’à l’instant où la
pression et l’ennui cessent, après le travail, ils puissent aisément retrouver
leur « forme humaine », redevenir eux-mêmes (pour autant qu’ils aient encore un
« soi »), ou même seulement le vouloir. Le moment où la dure pression à
laquelle ils sont soumis se relâche ressemble plutôt à une explosion, et comme
ces êtres libérés si soudainement de leur travail ne connaissent rien d’autre
que l’aliénation, ils se jettent, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement
épuisés, sur des milliers de choses différentes, sur n’importe quoi qui puisse
relancer le cours du temps après le calme plat de l’ennui et les transporter
dans un autre rythme : ils se jettent donc sur la rapide succession de scènes
que leur propose la télévision.
Rien ne satisfait aussi
complètement cette faim si compréhensible d’omniprésence et de changement
rapide que la radio et la télévision. Elles favorisent en même temps le désir
et son exténuation : tension et relâchement, rythme et inactivité, dépendance
et détente - elles servent tout cela simultanément. Elles nous dispensent même
d’avoir à courir après les distractions, puisque désormais ce sont elles qui
courent après nous. Bref, il est impossible de résister à une tentation
pareille. Il n’est donc pas étonnant que cette fièvre de s’évader dans deux ou
cent, noces en même temps, qui tourmentait les poètes dont nous venons de
parler, soit désormais notre façon habituelle de nous distraire, la plus
innocente qui soit (du moins en apparence). C’est l’état de tous ceux qui,
assis ici, sont en réalité là-bas, de ceux qui sont tellement habitués à être
partout à la fois, c’est-à- dire nulle part, qu’ils n’habitent plus dans un
lieu, encore moins dans une maison, mais seulement dans leur inhabitable
localisation temporelle qui change à chaque instant : dans le maintenant. Mais notre description de la «
dispersion » de nos contemporains n’est pas encore achevée. Elle culmine dans
un état que l’on ne peut qualifier que de « schizophrénie artificiellement produite ». Et cette schizophrénie n’est pas
un effet secondaire des appareils de distraction, mais un résultat volontaire,
exigé par leurs utilisateurs eux-mêmes - quoique, bien entendu, ils ne
l’exigent pas sous ce nom.
Par le mot « schizophrénie », nous
désignons cet état du moi où celui-ci est divisé en deux ou plusieurs êtres
partiels, ou du moins en deux ou plusieurs fonctions partielles, êtres ou
fonctions non seulement incoordonnés et incoordonnables, mais que le moi n’envisage
en outre nullement de coordonner - chose qu’il refuse même catégoriquement.
Dans la deuxième de ses Méditations, Descartes remarquait qu’il était
impossible de « concevoir la moitié d’aucune âme" », Aujourd’hui,
une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C’est même le trait le plus
caractéristique de l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que
son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations
disparatesi en même temps.
L’homme qui prend un bain de
soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un
magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un
chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de
paresseux hyperactif est un
phénomène quotidien et international. Le fait qu’elle aille de soi et qu’on
l’accepte comme normale ne la rend pourtant pas inintéressante. Elle mérite au
contraire quelques éclaircissements.
Si l’on demandait à cet homme qui
prend un bain de soleil en quoi consiste « proprement » son occupation, il
serait bien en peine de répondre. Car cette question sur quelque chose qui lui
serait « propre » repose déjà sur un présupposé erroné, à savoir qu’il serait
encore le sujet de cette occupation et de cette détente. Si l’on peut encore
ici parler de « sujet », au singulier ou au pluriel, c’est seulement à propos
de ses organes : ses yeux qui s’attardent sur leurs images, ses oreilles qui
écoutent leur match, sa mâchoire qui mastique son chewing-gum; bref, son
identité est tellement déstructurée que si
l’on partait à la recherche de « lui-même », on partirait à la recherche d’un
objet qui n’existe pas. Il n 'est pas seulement dispersé
(comme précédemment) en une multiplicité d'endroits du monde, mais en une pluralité de fonctions séparées1*.
On a déjà répondu à la question de
savoir ce qui pousse l’homme à cette activité désordonnée, ce qui rend ses
fonctions isolées si indépendantes (ou si autonomes en apparence), Répétons-le
cependant : c’est l’« horreur du vide », l’angoisse de l’indépendance et
de la liberté, ou plus exactement l’angoisse qu’engendre l’espace de liberté
résultant du loisir, le vide auquel l’exposent les loisirs qu’il doit organiser
lui-même et le temps libre qu’il a lui-même la charge de remplir. Son travail
l’a si définitivement habitué à être occupé, c’est-à-dire à ne pas être
indépendant, qu’au moment où le travail prend fin, il est incapable de
s’occuper lui-même : car il ne trouve plus en lui-même le « soi » qui pourrait
se charger de cette activité. Tout loisir a aujourd'hui un air
de parenté avec le désœuvrement.
Si, en cet instant, on l'abandonne
à lui-même, il se fragmente en fonctions isolées les unes des autres, puisqu’il
ne fonctionne plus en tant que principe organisateur. Bien sûr, ses fonctions
sont habituées à être occupées à une seule tâche, exactement comme lui. Aussi
se jettent-elles, chacune pour son propre compte, à l’instant même où menace le
« désœuvrement », sur le premier contenu qui passe - et tout ce qui passe leur
convient, dès lors qu’il peut devenir un contenu et, par là même, quelque chose
à quoi se raccrocher19, Un seul contenu, une seule chose ne suffit jamais à occuper
l’ensemble des organes. Chaque organe a besoin d'un contenu propre parce que, si
un seul d’entre eux reste inoccupé, il
constituera une brèche par laquelle le néant pourra s’engouffrer. Entendre seulement, voir seulement, cela ne suffit
pas. Laissons de côté le Lait que l'exclusivité qu’implique une telle
spécialisation de l’activité exigerait des capacités d’abstraction et de
concentration dont il ne saurait être question en l’absence d’un centre
organisateur. C’est, d’ailleurs pourquoi nous avons toujours besoin de musique
pendant que nous regardons un film muet, si bien que nous commençons à manquer
d’air lorsqu’elle s’arrête tandis que ce qui relève de la pure optique poursuit
son cours. Bref, pour être protégé du néant, chaque
organe doit être « occupé », et l’expression « être
occupé » est, pour décrire cet état, incomparablement plus juste que celle «
être employé ».
S’agissant de loisirs, l’occupation
ne peut pourtant pas consister en un travail; c’est donc nécessairement en comestibles que l’on approvisionne les organes.
Chaque organe, chaque fonction, se livre ainsi à sa consommation, selon son bon
plaisir. Certes, celui-ci ne consiste pas nécessairement en une jouissance
positive, mais - la langue n’a malheureusement pas de mot pour désigner cela -
clans le fait que l’angoisse ou la faim que provoque le manque de l'objet peuvent alors cesser ; de même, ib
n’est pas nécessaire, pour respirer, que l’on y prenne du plaisir - ce qui
arrive rarement -, alors que le manque d’air provoque une faim d’air ou une
réaction de panique.
Ce mot «faim » est le mot clé. Tout organe croit
souffrir de faim dans ces instants où, au lieu d’être approvisionné, il est
exposé au vide et donc libre. Pour lui, toute
non-consommation momentanée constitue déjà une détresse; le meilleur exemple est celui du
gros fumeur. Pour lut, c’est horrible à dire, la liberté (synonyme de « temps
libre », d’« inactivité », de « non- consommation ») est identique à la détresse. C’est ce qui explique également la
demande de produits de consommation pouvant être consommés de façon continue sans risquer le moins du monde de
rassasier le consommateur. Si je parle de « risque », c’est parce que le
rassasiement limiterait le temps de la jouissance et remettrait dialectiquement
le consommateur en situation de non-consommation, et donc de détresse : d’où le
chewing-gum que l’on mastique sans fin et la radio qui est toujours allumée5®.
Certes, l'identification perverse
de la liberté et de la détresse, c’est-à-dire de la privation de liberté et du
bonheur, ne date pas d’aujourd’hui. Déjà, « l’œuvre d’art totale » du XIXe siècle avait spéculé sur l’horreur
du vide et produit des œuvres qui s’emparaient totalement de l’homme en s’attaquant à tous
ses sens à la fois. On sait bien, historiquement parlant, à quel point ceux
qu’elles ont attaqués furent enthousiasmés, quel plaisir ils prirent à cette
totale privation de liberté. Pour comprendre ce que je veux dire, il suffit de
s’attarder sur l’usage que l’on fait couramment de l’adjectif « captivant »,
dont on ne comprend plus le vrai sens. Il était de bon ton de payer très cher
l’accès à ces représentations « captivantes ». Nietzsche fut le premier - et il
est pratiquement resté le seul - à ressentir et à exprimer ce que cette «
captation » avait de douteux’1. Bien sûr la captation d’autrefois,
celle qui connut sa consécration à Bayreuth, était on ne peut plus humaine
comparée à celle d’aujourd’hui. Car l’idée d’« œuvre d’art totale » présupposait tout de même une idée
archaïque et honorable de l’homme : je veux dire que l’homme y était toujours reconnu comme un être qui, même attaqué et capturé,
pouvait toujours exiger d’assister à une œuvre possédant en soi une véritable
unité et lui garantissant donc de rester lui-même un; on lui accordait une défaite encore cohérente.
Cet ultime souci est désormais
abandonné, La tentative la plus modeste et la plus innocente visant à associer
des éléments cohérents est désormais considérée par principe comme le signe
d’une parfaite arrogance. Il est aujourd’hui normal de
livrer simultanément des éléments totalement disparates, non seulement pour ce qui est des
matériaux, mais aussi de l’ambiance; non seulement de l’ambiance, mais du
niveau culturel ; personne ne s’étonne aujourd’hui
de prendre son petit déjeuner en regardant un cartoon où l’on enfonce un couteau dans le torse suggestivement
bombé de la fille de la jungle pendant qu’on lui instille dans les oreilles les
triolets de la Sonate
au clair de lune. Une telle situation ne pose de problème à personne. La
psychologie universitaire contestait encore, il y a peu, la possibilité de
cette consommation simultanée d’un contenu et d’une ambiance disparates. Ce
fait, que l’on a aujourd'hui à chaque instant des millions d’occasions de
constater, semble pourtant rendre cette possibilité vraisemblable.
Jusqu’à maintenant, la critique de
la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa
standardisation, c'est- à-dire dans le fait qu'il n’était plus laissé à
l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique.
Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la
division est à son tour «
divisé ». l’individu a été transformé en un «
dividu », il est désormais une pluralité
de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus
loin. L’homme ne peut manifestement pas devenir plus inhumain. La « renaissance
du point de vue qui embrasse la totalité », célébrée avec pathos et aplomb par
la psychologie actuelle, n’en est que plus abstruse et hypocrite : une simple
manœuvre pour : dissimuler les fragments brisés de l’homme sous la toge
universitaire de la théorie.
14 Tout ce qui est réel devient fantomatique, tout ce
qui est fictif devient réel. Les grands-mères abusées tricotent pour des
fantômes et sont transformées en idolâtres par la télévision.
Après cette longue mais nécessaire
digression consacrée à la « divisibilité » de l'homme qui se disperse, revenons
maintenant à notre sujet : les dangers que font courir à l’homme la radio et la
télévision.
Comme nous l’avons établi, ce qui
est « retransmis » à domicile reste quelque chose d’ontologiquement si
équivoque que nous n’arrivons pas à savoir si nous devons le qualifier de
présent ou d’absent, de réel ou de figuré. C’est pour cette raison, que nous
avons donné à cette réalité équivoque le nom de « fantôme »,
Un contradicteur avait contesté
cette thèse. Il était selon lui oiseux de s’interroger sur la présence ou
l’absence de ce qui est retransmis, les retransmissions étant des « apparences esthétiques » face auxquelles nous avons une
attitude esthétique. On ne ferait que poser à nouveau un problème depuis
longtemps résolu de façon satisfaisante.
Raisonner ainsi, c’est mettre du
vin nouveau dans de vieux tonneaux. Les anciennes catégories ne font plus
l’affaire, U ne viendra à l’idée de personne d’affirmer, s’il observe sans
préjugés la façon dont il se comporte devant son poste, qu’il jouit là d’une «
apparence esthétique ». S’il ne le fait pas, c’est parce qui ne le peut pas, c’est-à-dire parce que le propre
des retransmissions - et ce qu’elles ont de proprement inquiétant -, c’est
qu’elles échappent à l’alternative : « être ou apparence ». S’il est vrai que les événements une fois retransmis, deviennent fantomatiques, il
n’est pas vrai, en revanche, qu’ils acquièrent le caractère du « comme si »
propre à l'art. L’état
d’esprit clans lequel nous assistons à la retransmission d’un procès politique
est fondamentalement différent de celui qui est le nôtre lors de la
retransmission, par exemple, de la scène du procès du Danton de
Büchner. S’il nous est difficile de décrire clairement notre attitude, ce n’est
pas seulement parce que nos concepts ont du mal à suivre la nouvelle réalité -
et ils ont vraiment du mal à la suivre -, mais parce que le dessein avoué des
retransmissions est précisément de produire des attitudes ambiguës. C’est du sérieux futile ou du futile sérieux qu’elles doivent produire,
c’est-à-dire un état, d’oscillation et d’incertitude où la distinction entre le
sérieux et le futile n’a plus cours, et où l’auditeur ne peut plus savoir ni
même se demander en quoi ce qui est retransmis le concerne (est-ce en tant
qu’être ou en tant qu’apparence, en tant qu’information ou bien en tant que « fun »?) ou à quel titre il doit
réceptionner ce qui lui est livré (en tant qu’être moral et politique ou en
tant que consommateur de loisirs?).
L'équivoque entre le sérieux et la
farce est à son comble dans les pièces radiophoniques et télévisées, là où l’on
cherche pourtant à perpétuer une idée de l’« apparence » issue de la tradition
théâtrale. Il arrive d’une manière toute dialectique que les histoires conçues
comme des « fictions » agissent sur nous comme si elles étaient réelles
(puisqu'elles passent par la médiation de la technique même qui fait des
véritables événements des fantômes). Là où la vie est un songe, les songes sont
la vie. Il en va de même ici ; puisque toute réalité se présente comme un
fantôme, tout fantôme est réel. Lorsque sa retransmission donne à tout
événement réel le caractère d’une apparence, l'événement apparent (une scène imaginaire d’une pièce
de théâtre) ne peut que perdre son caractère
d'apparence spécifiquement esthétique. Effectivement, on ne sent plus, ou
presque plus, ce caractère. L’histoire purement fictive nous abuse au point que
nous croyons en être les véritables témoins, les véritables acteurs et même les
véritables victimes. Je pense ici notamment à La Guerre des mondes d'Orson Welles, cette pièce
radiophonique de 1938 qui avait pour thème l’invasion de la Terre. Puisque la
radio diffusait - reprenant ainsi grossièrement à Hamlet le procédé du « théâtre dans le
théâtre » - des reportages (dont le parfait
réalisme constituait la prétendue performance artistique), l’émission ne se
différenciait plus en rien d’un véritable reportage radio. À quoi aurait-il été
le plus important qu’elle renonce, si elle avait voulu se distinguer d’un
reportage : à sa bêtise irres- pensable ou à son absence coupable de scrupules
? La question reste ouverte. Même les explications insérées dans l’émission
pour expliquer qu’il s’agissait d’une pièce n’y pouvaient rien changer, dans la
mesure où aucun des auditeurs tenant cette invasion pour possible ne pouvait,
en entendant l’annonce de la catastrophe - « Les Martiens sont là » -, rester
tranquillement assis sur sa chaise à écouter calmement l’émission jusqu’à la
prochaine explication. En tout cas, l’apparence nous apparut à la fois comme un
événement réel et comme un véritable reportage sur cet événement, provoquant
ainsi une véritable panique. Ce fut d’ailleurs la première « panique de masse
en solo », car chacun s'affola entre ses quatre murs sans entrer en contact
avec ses voisins. Cette panique avait aussi peu de rapport avec l’« attitude
esthétique » que les cris de terreur qui retentissent au moment où se déclare
un incendie n’ont de rapport avec les cris d’allégresse que provoque un feu
d’artifice.
Mais ce cas déjà « classique » dans
l’histoire de la radio n’est pas unique. Ce qui vaut pour lui vaut pour toute
pièce radiophonique, du moins pour celles qui ne sont pas stylisées, qui se
déroulent dans le présent et dont le contenu semble parfaitement anodin. Car
elles confondent, elles aussi, l’être et l’apparence. Elles confondent la vraie
et la fausse implication de l’auditeur et l’abusent en se laissant prendre au
sérieux. Qu’on ne se méprenne pas : dans ce cas, la futilité ne tient pas au fait que le
sérieux est servi et consommé comme s'il était futile, mais au fait que le
futile est offert et reçu comme s'il était sérieux. Toute l’ingéniosité de l’affaire
consiste à prétendre qu’il s’agit d’une chose sérieuse. Je pense à ces
feuilletons radiophoniques qui mettent en scène, des années durant, la vie
quotidienne de familles fictives; dépourvus de violence et souvent
mélodramatiques, ils sont cependant loin d’être inoffensifs. Je connais aux États-Unis
un certain nombre de vieilles dames dont l’entourage - donc le « monde » - se
compose exclusivement de tels êtres fictifs. Elles s’impliquent si vivement
dans les péripéties traversées par ces êtres que, lorsqu'un membre de cette
famille fantôme meurt ou se fiance, elles en perdent le sommeil. Leurs
relations se composent donc de fantômes, et le sens de leur vie dépend de leur
relation avec cette famille fantôme. Sans elle, elles n’auraient personne; sans
elle, ce ne serait plus la peine de continuer à vivre. Pour leurs fantômes,
elles tricotent des gants en hiver; et s’ils attendent un bébé fantôme, les
stations de radio sont submergées de paquets de lingerie pour bébé, de
brassières et de bonnets de laine qui sont ensuite transmis, à l’insu des vieilles
dames qui les ont tricotés, à des bébés certes totalement inconnus mais bien
réels, vivant dans des orphelinats.
« How is Walt? » (« Comment va Walt? »),
demanda-t-on un jour de 1943 à l’une de ces malheureuses.
« Prisonnier de guerre en Allemagne
», répondit-elle sans hésiter.
Celui qui avait posé la question en
fut décontenancé. « En Allemagne ? Mais je croyais qu’il était dans le
Pacifique. »
« Ah, vous voulez parler de mon Walt !
Pourquoi ne me Pavez- vous pas dit tout de suite? Je croyais que vous parliez
de Walt, »
Personnage du soap-opera Porcia faces life (« Porcia face à son destin »), «
Walt » était connu dans tout le pays : il était devenu, en quelque sorte, un
parent, de chaque auditeur,
Certains trouveront peut-être ces
vieilles dames si sensibles seulement comiques ou bornées. Moi, elles me font
l’effet de spectres : j’ai l’impression que, telles des Parques, elles
tricotent les destinées de notre monde fantôme. Nous avons qualifié plus haut
d’« unilatérale » la situation parfaitement contradictoire où l’homme fait
l’expérience d’un prétendu « monde » sans pouvoir s’adresser à lui, alors que
ce « monde » ne tient pas compte de l’homme auquel il s’adresse pourtant en
permanence; or ces Parques incarnent, de la plus horrible manière qui soit, l’absurdité
de cette situation : d’une part, elles ne sont pas conscientes de l’unilatéralité
- sans quoi elles ne tricoteraient pas d’autre part, elles semblent l’avoir
acceptée comme une évidence, car pas une seule fois je n’ai entendu ces
vieilles dames se plaindre de n’avoir jamais été prises en considération par
leur famille fantôme, d’avoir toujours été traitées par celle-ci comme du vent,
de ne pas avoir de véritables relations avec elle et d’avoir dû se contenter,
en fin de compte, d’écouter aux portes. Ce qui est déplorable et même
scandaleux dans cette situation, c’est que la famille fictive réussit bel et
bien à remplacer la véritable famille ; qu’elle peut susciter, entretenir et
satisfaire cette faim de sentiments et de tendresse maternels et grand-maternels
qui sont légitimes dans la vie d’une véritable famille; et enfin, que cette
famille fictive ne connaît même pas ~ n’étant qu’une « image » - l’existence de
celles qui l’aiment : elle bafoue, ce faisant, des sentiments bien réels (des
sentiments qu’elle produit en masse pour qu’ils soient consommés
solitairement).
J’entends déjà qu’on m’objecte : «
Pourquoi faudrait-il plaindre ces vieilles dames d’éprouver d’aussi
sympathiques sentiments? N’est-ce pas en soi une bonne chose? Ne sont-elles pas
sincères ? Leurs sentiments sont-ils, eux aussi, des fantômes ou des
simulacres? » A cela, on ne peut que répondre, en se référant à l’amour démodé
et désormais injustifiable de la vérité, que ceux qui vivent dans des sentiments encore si véritables, si sympathiques
ou si bons, mais tournés vers le vide et dépourvus d’objet réel, sont plus
profondément et plus honteusement trompés que ceux qui le sont seulement dans
leurs opinions; que les mensonges ne deviennent pas meilleurs lorsque ceux qui
les gobent les prennent sincèrement pour la vérité; que c’est justement le but
de tout mensonge de s’imposer ainsi. Ces victimes des fantômes sont trompées dans leur
humanité même, puisque leur subjectivité et le monde sont deux choses désormais
définitivement coupées l'une de l’autre. Il est difficile de dire ce qui est
le plus scandaleux : que le mécanisme d’une production de masse inspire à des millions de femmes le même
sentiment - en l’occurrence un même amour pour un même petit-fils -, ou que ces
femmes en soient réduites à aimer non plus « leur » petit- fils (elles n’en ont
pas) mais l’amour qu’elles pourraient témoigner à un petit-fils (si elles en
avaient un), sombrant ainsi dans la sensiblerie et le sentimentalisme.
Le mauvais tour qui est joué ici à
la dignité du sentiment humain est désolant ; jouer avec les sentiments de
personnes seules, pousser des êtres humains de tous âges à écouter aux portes
ou à devenir des voyeurs, tout cela est répugnant. Mais le plus décourageant
c’est que la critique de ces phénomènes est perçue comme une critique de leurs
victimes.
Pendant des milliers d’années, des
idoles ont pu susciter et exiger des sentiments de respect et de soumission,
abusant ainsi les hommes. Ce temps semblait révolu, jusqu’à ce que l’on
remplace ces divinités par des simulacres d’hommes. Les brassières qui
s’empilent dans les stations de radio à l’intention d’enfants qui n’existent
pas ressemblent beaucoup aux offrandes qui s’accumulaient autrefois sur les
marches des autels consacrés aux idoles. La tromperie d’aujourd’hui n’est pas
moindre que celle d’autrefois. Et on ne voit pas pour quelle raison
l’indignation soulevée par la tromperie d’aujourd’hui devrait être moins
violente et paraître moins juste que celle qu’a provoquée la tromperie
d’autrefois*1.
§ s$. Les histoires de fantômes
d’aujourd’hui : le monde fantôme et le monde réel entrent en collision. On
menace un fantôme.
Mais ces grands-mères mystifiées,
qui n’appartiennent déjà plus à proprement parler à ce monde ou ne s’y
raccrochent encore que dans la mesure où il fournit un prétexte à leurs
fantasmagories sentimentales, sont un cas exceptionnel, un cas trop parfait.
Les fantômes ne parviennent qu’exceptionnellement à éliminer définitivement
leur concurrente la réalité, à s’y substituer entièrement et à s’assurer
l’exclusivité des émotions du consommateur. D’habitude, c’est un mélange qui se
produit ; les créatures des deux mondes vont à la rencontre les unes des
autres, elles entrent en collision, se font concurrence et se mêlent les unes
aux autres. Ce sont les créatures de deux mondes ontologiquement différents -
il faut le souligner - et non pas, comme dans les science fiction stories (des récits dénués de fantaisie par
rapport à la fantastique réalité d’aujourd’hui), les créatures de deux planètes
différentes. Bref, notre normalité est une histoire de fantômes. Qu’on ne prenne pas l’expression au
sens figuré, car il est caractéristique de l’être ou du non-être des spectres
de quitter leurs semblables pour franchir le seuil de leur monde et venir dans
le nôtre affronter ce qui est réel. C’est ce qu’ils font aujourd’hui. À chaque
instant, dans le monde de chacun d’entre nous, ont lieu effectivement ces
combats avec des fantômes. S’ils passent souvent inaperçus, ce n’est pas
seulement parce qu’ils sont désormais chose banale (au même titre que les
conflits entre l’esprit et la chair), mais aussi parce que nombre d’habitants
du monde réel ont déjà été définitivement vaincus par les fantômes et sont déjà
des reproductions de fantômes; et s’ils leur ressemblent tant, c’est que la
victoire des fantômes a déjà effacé ce qui permettait de distinguer les
protagonistes de ce combat. Il est presque inutile de rappeler que d’innombrables
girls réelles se sont donné l’apparence
d’images de cinéma et courent çà et là comme des reproductions de reproductions, parce que si elles se
contentaient d'être elles-mêmes, elles ne pourraient pas rivaliser
La presse a rapporté, il y a peu,
un exemple particulièrement parlant de collision entre fantôme et réalité :
celui du combat qui a opposé un spectre télévisuel et un habitant de Londres.
Dans cette ville vivait ~ peut-être
y vit-elle encore? - une femme, une ménagère de la petite bourgeoisie à ce
point fascinée par une vedette de la télévision qu’elle ne laissait jamais
passer une chance de contempler cet Apollon sur son écran. Les soldes ne
réussissaient plus à la faire sortir de chez elle et aucune remontrance de son
mari ne l’intimidait plus - chaque jour à une heure précise, elle se pomponnait
et revêtait ses habits du dimanche en l’honneur de son amant en effigie*, et sa pauvre chambre-cuisine se
transformait, pour un divin quart d’heure, en garçonnière ; l’affaire était
pour elle au plus haut point réelle.
Certes elle savait bien, au fond,
qu’elle devait partager cet amant avec des centaines de milliers d’autres
femmes. Mais elle ne l’avait jamais vu qu’en privé, c’est-à-dire en tant que «
consommatrice de masse solitaire », et n’avait en outre qu’une expérience très
rudimentaire des phénomènes d’appropriation en commun (expérience qu’elle
aurait inévitablement acquise si elle avait fréquenté les théâtres ou les
cinémas). Bref, elle était persuadée qu’il y « avait » quelque chose entre elle
et lui ; ce qui était d’autant plus flatteur pour elle que c’était lui qui avait pris l’initiative, qui
s’était adressé à elle; c’était lui qui, chaque jour, venait à elle et
lui parlait, même si, par ailleurs, elle n’aurait pas pu nier qu’elle s’était
contentée de regarder son Apollon télévisuel et que celui-ci n’avait jamais
rien su de l’amour qu’il lui inspirait. On le voit, l’affaire était déjà
compliquée et résolument fantomatique. Elle se corsa encore du fait que le mari
de la dame (un malheureux petit employé du gaz avec lequel elle avait vécu
jusque-là sans véritable enthousiasme mais pas trop mal non plus) ne pouvait en
aucun cas rivaliser avec cet amant viril, plein de charme", toujours de bonne humeur et prêt à
flirter. Avant qu’elle ait compris ce qui lui arrivait, son mari avait commencé
à lui taper sur les nerfs. Elle ne tarda pas à le haïr, d’autant plus qu’il
mettait une malignité particulière à rentrer à la maison juste après son travail et réclamait, affamé, son
repas au moment précis où l’amant (qui, de par son caractère fantomatique,
possédait l'appréciable qualité de ne jamais demander à manger et de ne jamais
la rudoyer.) venait d’arriver à son rendez-vous'* de l’après-midi. Le mari réel et
l’amant fantôme se faisaient face, la collision était imminente même si elle
n’était que fantomatique ou à demi fantomatique : car si le mari grinçait des
dents, le fantôme en revanche continuait à roucouler tranquillement et
l’ignorait superbement. .Si l’époux légitime voyait bien que sa femme était
pendue aux lèvres de l’autre, le fantôme en revanche ne voyait rien du tout, Le
mari était impuissant devant ce fantôme auquel rien ne pouvait faire perdre sa
superbe. Tout était donc en place pour la farce clownesque du mari et de la
femme. Il suffisait qu’il éteigne le poste, afin de faire disparaître : l’objet
de sa haine, pour qu’elle le rallume; il suffisait que ce jeu se répète pour
qu’il devienne la calme ouverture de ce qui devait bientôt devenir un véritable
furioso. Pour le mari, la tentation était évidemment très grande de « corriger
» une bonne fois pour toutes l’amant de sa femme. Mais il ne pouvait y céder :
ce poste de télévision était tout de même le sien, la plus belle pièce de son
intérieur, sa fierté et son honneur; outre qu’il n’avait pas fini de le payer,
c’était aussi son occupation exclusive et la seule consolation de ses soirées.
Pour passer sa fureur, il lui aurait donc fallu s’en prendre à sa propre chair.
Mais comme rien ne rend plus méchant que le combat furieux et muet entre le
désir de détruire et celui de posséder, comme rien ne déchaîne une rage aussi
sauvage que la colère rentrée, bref, comme il fallait bien cogner, il se tourna
vers quelque chose de moins précieux mais de plus résistant que l’appareil; il
se mit à battre sa femme. Mais cela aussi fut vain, car elle supporta la raclée
en silence, tournant des yeux de martyre en direction de son amant (qui n’en
tenait bien sûr aucun compte et continuait à roucouler tranquillement), ce
qu’elle ne réussit à faire que parce que son mari, comme allaient l’établir
plus tard les dépositions faites au procès, n’oublia jamais complètement que sa
résistance aussi était limitée et qu’il ne fallait pas non plus sous-estimer sa
valeur : il dosa donc la violence de ses coups. Il ne réussit pourtant ni à lui
interdire les visites du fantôme ni, a
fortiori, à
réveiller l’amour qu’elle avait pu avoir pour lui. Dans sa vaine fureur, il eût
probablement préféré cent fois avoir un rival en chair et en os, un concurrent
issu de ce monde qui, lui, aurait eu la décence d'être réel, un concurrent qui
aurait réellement séduit sa femme mais qu’il aurait pu tout, aussi réellement
jeter dans l’escalier, plutôt que ce rival insaisissable auquel il n’était pas
interdit d’entrer chez lui par effraction, qui le dégoûtait de son propre
appartement et qui, sans avoir lui- même besoin de manger, lui gâchait ses
repas, sans aimer, lui brisait son ménage, et, sans même la voir, transformait
sa femme autrefois si douce en une folle hallucinée. Il n’est pas étonnant que
le désespéré se soit finalement résolu à poser un ultimatum à ce maudit
fantôme, c’est-à-dire à lui écrire une lettre de menace : « Get oui or.,. » (« Disparais, sinon... »). Comme
l’autre terme de cette alternative consistait en une menace de mort et que le
facteur était peu au fait de la subtile différence qui existe entre les
fantômes et les hommes réels, il remit la lettre à l’acteur X qui ignorait tout
de sa maîtresse mais était en revanche soucieux de sa propre vie non
fantomatique. L’affaire connut un épilogue judiciaire qu’a rapporté la presse
anglaise. Le verdict n’a pas encore été rendu.
§ 16. Grâce au petit format de
son écran, la télévision transforme tout événement en bibelot.
Nous avons dit que l’intention
délibérée de la production était de susciter une impression de « sérieux futile
» et de « futilité sérieuse » chez le consommateur. Ce n’est qu’en habituant
durablement le consommateur à cet état d’indécision et d’oscillation,
c’est-à-dire en faisant de lui un homme incapable de prendre la moindre
décision, qu’on peut être sûr de disposer de lui en tant qu’homme. C’est à
cette fin et pour profiter de ses conséquences morales qu’on entretient chez
lui l’incapacité à faire la distinction entre être et apparence, qui n’est
peut-être en soi qu’une propriété phénoménologique contingente des
retransmissions.
Les exemples des Parques tricotant
pour les fantômes et de la pièce radiophonique d’Orson Welles ont montré
comment le fictif pouvait verser dans l’horreur ou le tragi-comique. L’exemple
du fantôme menacé de mort a montré comment le fictif devenu tragi-comique
pouvait entrer en conflit avec le réel et avoir ainsi de réelles et sérieuses
conséquences. Il nous faut maintenant montrer comment le réel est à l’inverse
transformé en quelque chose de futile et d’anodin, c’est-à-dire comment le réel
est « familiarisé ». Revenons donc brièvement sur ce
phénomène. Nous ne ferons cette fois aucun constat d’ordre général sur la « familiarisation » ; nous relèverons seulement Tune
des astuces techniques sur lesquelles elle repose. Nous voulons parler du petit format des images qui apparaissent sur
l’écran de télévision.
On nous objectera bien sûr que le
petit format des écrans de télévision n’est pas une astuce technique mais un
défaut technique, et en l’occurrence un défaut seulement provisoire auquel on
pourra sûrement remédier un jour. II est certain qu’on pourra y remédier. Mais
il est douteux qu’on le veuille et qu’on le fasse-'b Et cela pour la bonne
raison que la très petite taille des écrans de télévision, même si elle n’était
pas volontaire à l’origine, s’est pourtant révélée très opportune. Dès qu’on
l’a compris, on a tiré parti de ce défaut providentiel : on l’a utilisé afin de faire passer le macrocosme pour un microcosme et de transformer chaque événement du monde en un bibelotM. Je parle de «
bibelot » parce que le format miniature de l’écran lui permet de remplir la
fonction qui était autrefois dévolue aux bibelots. Ces petits bustes de
Napoléon en porcelaine, par exemple, que l’on apercevait sur les tablettes des
cheminées de nos arrière- grands-pères, ont plus fait pour effacer des mémoires
la débâcle de la Grande Armée que les plus épais livres d’histoire. On a
seulement gagné en rapidité ; car si l’on veut faire croire aujourd’hui aux
gens qu’ils mènent une existence innocente dans un monde innocent, on ne leur
sert plus après coup la version innocente de l’événement, on la leur sert en
même temps que l’événement lui-même, comme un « bibelot
synchrone » (quand on ne la leur sert pas avant l’événement,
dans un but « préventif » et pour des raisons prophylactiques). À peine
sommes-nous assis devant cette minuscule surface que nous sont soudain greffés
des yeux qui, à la manière de jumelles inversées, nous permettent de regarder
toute scène de ce monde comme une scène innocente et humaine; ou plus
exactement - car la plupart des cadeaux de la technologie sont des entraves
déguisées - des yeux qui nous interdisent de regarder le monde autrement et
nous empêchent de reconnaître qu’il est impossible d’embrasser d’un seul coup
d’œil et de prendre ainsi la mesure réelle des événements, des décisions et des
infamies dont on fait de nous les témoins et les victimes. Ce qu’on nous donne
à voir, c’est une fausse vue d’ensemble - une
vue d’ensemble qui n’est pas fausse parce qu’elle omettrait tel ou tel détail,
mais parce qu’elle se contente de démentir l’idée qu’il est impossible de
prendre toute la mesure du monde sans en prendre la mesure réelle. Même si
l'écran pouvait réaliser sur le plan optique ce que cherchaient à réaliser
autrefois les systèmes philosophiques, à savoir nous offrir le Tout du monde,
le « Tout » qu’il nous offrirait ne serait pas, comme chez Hegel, le « Vrai »,
et cela précisément parce qii il ne serait pas le Tout, Il ne serait pas le Tout
pour la simple raison qu’il dissimule la véritable dimension de notre monde, et
l’impossibilité de prendre toute la mesure de nos actions, derrière un modèle
qu’on peut embrasser d’un seul coup d’œil. Certes, les écrans de télévision ne
sont pas les seuls instruments que l’on puisse accuser d’une telle occultation
des véritables dimensions du inonde : les cartes géographiques paraissent se
rendre coupables du même délit. Mais les cartes géographiques se présentent
clairement et sans détour comme des vues d’ensemble réduites à une certaine
échelle, alors que les scènes télévisuelles ont lieu en même temps que
l’événement et prétendent être l’événement lui-même,
On insiste trop peu aujourd’hui dans
la critique de la culture sur le fait qu’il y a, à côté du sensationnalisme,
certes caractéristique, un antisensationnalisme qui lui est étroitement lié et
n’est pas moins dangereux. L’antisensationnalisme minimise faussement les
choses là où le sensationnalisme faussement les exagère ; il fait de tout
éléphant une mouche, là où le sensationnalisme fait de toute mouche un
éléphant. Quand on est assis devant l’écran de télévision, il est d’autant plus
difficile d échapper à la fantomisation du monde que l’astuce de la réduction
réussit parfaitement; y échapper demande un effort, même si l’on a compris le
procédé. Qui a déjà eu l’occasion de regarder une course automobile qui, sur
l’écran de télévision, a l’air d’une course de modèles réduits a pu constater
ensuite, incrédule, que l’accident mortel auquel il a alors assisté ne l'a, en
réalité, guère affecté, Certes, on sait bien que ce à quoi l’on vient
d’assister vient réellement d’arriver au moment même où on l’a vu sur l’écran
de télévision; mais on le sait seulement. Ce savoir reste sans
effet. On échoue à faire coïncider la minuscule image avec ce qui passe quelque
part derrière elle, le maintenant d’ici avec celui de là- bas. On échoue donc à
concevoir le maintenant comme un seul et unique maintenant qui serait
réellement commun à Y
ici et au là-bas. Notre émotion reste faible et
imaginaire, nettement plus faible, par exemple, que celle que nous ressemons
devant un drame fictif représenté sur la scène d’un théâtre.
Mais il faut- précisément que cette coïncidence
échoue. Ce qui doit en revanche réussir, et réussit effectivement, c’est plutôt
que nous soyons privés par l’image illusoire de la capacité de penser à ce qui
est réel, de tenir compte du fait qu’« en plus » - en plus de l’événement qui
nous est livré - il existe un événement réel. L’intention de la livraison
d’images, de la livraison de l’image totale du monde, est précisément - et ici
nous reprenons une formule de notre introduction - de recouvrir le réel à
l’aide du prétendu réel lui-même et donc d’amener le monde à disparaître
derrière son image.
C’est sur, nous sommes incapables
de nous représenter l’explosion d’une bombe atomique. Mais il est tout aussi
sur que l’échec de l’imagination ou le désespoir qu’engendre cet échec sont
incomparablement plus proches et plus à la mesure de la démesure d’un tel
événement que ne l’est la perception de l’image télévisuelle, qui s’apparente
pourtant au témoignage oculaire. C’est parce qu’elle est claire que l’image
télévisuelle falsifie l’ampleur de l’événement; c’est précisément en nous
offrant une image de l’événement que la télévision nous trompe.
La nouvelle
Nous nous étions demandé au début
du chapitre précédent, sous quelle forme nous parvenaient les événements livrés
à domicile. Nous n'avions donné à cette question qu’une réponse ambiguë : «
Sous forme de fantômes. » Nous voulions dire qu’ils ne nous parvenaient ni en
tant qu’eux-mêmes ni comme de simples images des événements, mais sous une
tierce forme.
Est-ce vraiment si étonnant?
N'est-ce pas là un processus des plus ordinaires, qui n’a de remarquable que le
nom insolite que nous lui avons donné? Quelque chose de semblable n’a-t-il pas
lieu à chaque instant ? Et même dans toute information ?
Qu’est-ce que cela signifie ?
Supposons un instant que notre cave
à charbon soit vide. On nous en informe. De quoi nous parle-t-on? Du charbon en
tant qu'il est une marchandise qu'on nous livre à domicile? Du charbon en tant
que charbon ? De la cave à charbon vide? Nous communique-t-on une image de la
cave à charbon désormais vide?
On ne nous parle ni du charbon ni
de la cave, C’est un « objet » suis
generis un «
tiers objet » - qui reste d'une manière singulière en dehors de cette
alternative - que l’on nous communique, à savoir l’information que la caisse à charbon est vide : un fait donc. Ce fait n’est pas identique
à la cave à charbon vide, c’est un constat phénoménologique évident : le fait
lui-même n’est pas vide, Il est tout aussi évident que le fait qui nous est
transmis par la nouvelle n’est pas qu’une image de la cave à charbon vide.
Ce que la nouvelle communique, ce
n’est ni la chose ni son image. N’est-il pas tentant de supposer, en se fondant
sur leur similitude structurelle, que les retransmissions ne sont rien d’autre
que de simples nouvelles ?
Pour répondre à cette question,
nous devons faire une digression et commencer par enquêter sur la nature de la nouvelle. Une telle digression est d’autant
plus urgente qu’on a pu croire jusqu’ici que nos arguments constituaient un
plaidoyer en faveur de l’immédiateté.
§ ij. Une théorie pragmatique du
jugement. Celui qu'on informe est libre, puisque ce qui est absent est à sa
disposition; il n’est pas libre, puisque au lieu de la chose même, il n 'a
droit qu 'a son prédicat.
Qu’est-ce donc qu’une nouvelle? Quand
considère-t-on qu’elle a rempli sa fonction ?
Quand celui qu’elle informe se voit
fournir indirectement, c’est-à-dire sans aucune expérience propre et en se
fondant seulement sur une perception qui supplée la sienne, un renseignement
sur ce qui est absent. L’apparition de l’expression « ce
qui est absent » nous confirme que nous n’avons pas quitté notre champ
d’investigation, qui est celui des problèmes liés à l’ambiguïté de la présence
et de l’absence. La définition de la nouvelle exige de plus amples éclaircissements.
Parler signifie : parler de ce qui est absent. Parler signifie : représenter ce
qui n’est pas ici à quelqu’un qui n’est pas là-bas.
Forme la plus directe du discours,
l’impératif implique lui- même un rapport à l’absence et à la présence car il
invite bien celui qui se détourne, qui s’absente donc, à écouter et à
participer, c’est-à-dire à être présent. Alors que l’impératif appelle hors de
l’absence celui auquel il s’adresse, le communiqué appelle hors de l’absence ce dont il parle. Tout discours, si ce dont il parle
n’était pas absent, ne serait rien de plus qu’un simple bavardage, tout
discours porte en réalité sur la tierce personne ou chose, par essence absente,
dont il parle, tout discours est animé de l’intention de rendre présent ce qui
est absent. Les langues portent évidemment la trace de ce rapport avec ce qui
est absent : dico [« je dis » et « je montre »,) - dêichnumi [« je dis » et « je montre »]. Car
celui qui montre n’indique par essence à celui qui est présent que ce qui est absent
pour ce dernier {absent de sa vue ou de son attention) dans le seul but de
mettre ce dernier en présence de l’objet, dans le seul but de lui permettre de
faire l’expérience directe de l’objet ou de le saisir effectivement,
Cette possibilité ne semble pas
offerte à celui qu’on informe : la nouvelle ne l’amène pas à l’objet et l’objet
ne lui est pas non plus amené.
Pourtant une telle possibilité lui
est bien offerte. Grâce à la nouvelle, quelque chose a bien été rendu présent.
Certes pas l’objet lui-même, mais quelque chose de l’objet,
quelque chose qui concerne cet objet; un nouvel objet au plus
haut point étrange qui s’appelle ~ justement parce qu’il est « fait » à partir
de l’ancien objet - un « fait ». Si ce nouvel objet est « étrange
», c’est parce qu’à la différence du premier, il est fondamentalement mobile et
transmissible. Malgré cette différence, celui qui reçoit le nouvel objet - le «
fait » -, c'est-à-dire le destinataire, possède aussi l’ancien ou, pour être
plus précis, possède grâce au nouvel objet quelque chose de l’ancien. C’est
déjà énorme,
La nouvelle qui médiatise le «
fait » met son destinataire en demeure de se comporter comme si l'objet était
présent, c’est-à-
dire d'en tenir compte et de l’inclure dans ses dispositions pratiques. La raison d’être de la nouvelle consiste à donner à
son destinataire la possibilité de s’orienter par rapport à l’objet absent.
D’un point de vue pragmatique, la
nouvelle rend ainsi l’objet réellement « présent » au destinataire, et vice
versa. Le destinataire est maintenant renseigné sur l’objet. Et ce petit mot «
sur » n’est pas seulement un caprice de la langue. Il indique plutôt un
véritable se-tenir-au-dessus, le pouvoir qu’a maintenant le destinataire d’agir
sur l’objet et sur la
situation transformée par l’objet. En me fondant sur la nouvelle « la cave à
charbon est vide », je me dispose maintenant à commander du charbon. Autrement
dit, quand, au lieu de l’objet absent, le destinataire ne reçoit que quelque
chose « de » l’objet, quelque chose que l’on a détaché de l’objet, ce qu’il
reçoit n’est pas un médiocre ersatz de l’objet mais précisément ce qui s’en «
détache », la qualité de l’objet qui concerne vraiment ou est supposée
concerner le destinataire, la qualité de l’objet qu’il a de bonnes raisons de
vouloir connaître, celle par rapport à laquelle il doit s’orienter". Ce
qui le concerne est ainsi déjà explicité dans la nouvelle, déjà travaillé et préparé pour lui, et c’est ainsi préparé
que cela lui est remis. Dans la langue de la logique, qui s’est livrée un
nombre incalculable de fois à cette étonnante opération mais ne s’en est
étonnée que beaucoup trop rarement, ce qui est ainsi préparé, ce qui se «
détache », s’appelle le «
prédicat », Le prédicat est donc pour celui qui le reçoit un produit déjà fini, Ce produit fini que remet la
nouvelle, c’est-à-dire le « fait » séparé de l'objet auquel il se rapporte,
présuppose une partition : l’acte de partager s’appelle trancher, c’est-à-dire
juger. C’est pourquoi la nouvelle se divise en deux parties : S (le sujet) et p
(le prédicat). Au lieu de prendre connaissance du seul objet « cave à charbon », le
destinataire prend en réalité connaissance à'un fait composé de deux parties : « la cave à charbon est vide », La
nouvelle n’est pas composée de deux parties parce qu’elle est un jugement;
c’est le jugement qui est composé de deux parties parce qu’il est une nouvelle,
Autrement dit, le prédicat, notion
réservée jusqu’ici à la logique formelle, est d’un intérêt bien plus universel.
Tout comme la préposition « sur », le prédicat indique, lui aussi, une liberté
: la liberté de disposer de l’objet absent.
Celui qui, en se fondant sur le prédicat qu’il a reçu, dispose de l'objet
absent, peut anticiper cet objet et s’orienter par rapport à lui. Le prédicat
l’a rendu indépendant de l’endroit contingent où il se tient : il se tient
désormais ici et
là-bas. En
recevant la nouvelle, il reçoit ce qui est important dans l’objet (ce qui s’en
« détache ») comme un fragment déjà détaché,
isolé, préparé et transformé en prédicat, comme un produit fini du discours,
sans être obligé de s’encombrer de ce qui a moins d’importance et que toute
perception traîne derrière elle, U est ainsi soulagé et libéré d’un travail qu’il n'a plus à
accomplir lui-même.
D’un autre côté cependant - et
c'est ce second point de vue qui sera pour nous décisif - la nouvelle
représente non plus une libération mais une privation de liberté. Et ce, d’une manière
surprenante, pour la même raison qui fait qu’elle est un instrument de liberté
: parce qu’elle n’offre pas ce qui est absent mais quelque chose « sur ce qui
est absent », « quelque chose qui vient de ce qui
est absent ». Il suffit d’accentuer ce fait
différemment. Il suffit de souligner que la nouvelle n’offre qu’une partie de l’objet absent : elle renonce,
ce faisant, à la première partie du jugement - en référence à laquelle il porte
en allemand le nom d’« Urteil
» - et ne
conserve de lui que le « prédicat » qui est le
résultat d’un travail. La nouvelle ne met rien d’autre à la disposition du
destinataire. Elle l’oriente ainsi vers un choix avant même qu’il ait pu se
faire une opinion. Elle l’ancre donc d’entrée de jeu dans ce choix. Elle le lui
suggère. Pour celui qui reçoit la nouvelle, le prédicat n’est donc pas englobé
dans le sujet, c’est plutôt le sujet qui s’épuise dans ce qui n’est qu’une
partie de lui- même, dans son propre prédicat. Chaque nouvelle est ainsi d’emblée, en tant que livraison d’une partie
du fait, un préjugement, qui peut être vrai mais également
faux. Tout prédicat est déjà un préjugé. L’objet lui-même est occulté par le contenu de chaque nouvelle,
puisqu’elle le laisse dans l’ombre du prédicat, la seule chose qu’elle livre.
Le destinataire, puisqu’on le force à adopter la perspective déterminée du
prédicat et puisqu’on lui dissimule l’objet que le jugement est censé révéler,
doit renoncer à l’autonomie de son jugement.
« Take it or leave it » : c’est à prendre ou à laisser,
semble dire la nouvelle à son destinataire. « Ou bien tu acceptes de
n’apprendre qu’une partie du fait auquel tu n’as pas assisté, de n’apprendre ce
à quoi tu n’as pas assisté qu’à travers un produit fini déjà filtré, déjà jugé,
ou bien tu n’apprendras rien. » Le messager est le maître du maître qui
souhaite apprendre la nouvelle.
D’habitude, la différence entre
l'expérience immédiate et l’expérience médiatisée est très nette. Puisque
l’expérience immédiate, la perception, recueille des images antéprédicatives et
que l’expérience médiatisée, au contraire, celle que nous rapporte la nouvelle,
se présente sous la forme éclatée « S est p », un doute relatif au genre
d’expérience, une confusion de l'expérience immédiate avec l’expérience
médiatisée, est à proprement parler presque impossible. Le rat de bibliothèque
ou le lecteur assidu de la presse quotidienne vivent l’un comme l’autre dans
l’horizon d’expériences médiatisées. Ils s’en nourrissent mais réalisent
pourtant bien - du moins en ce qui concerne la forme de l’expérience - qu’ils
font immédiatement l’expérience de quelque chose qui a déjà été médiatisé (ou
bien qu’ils apprennent à travers une médiation quelque chose qui a eu lieu
d’une façon immédiate), même si, ultérieurement, une fois qu’un contenu est
tombé au fond de leur stock de connaissances, il est possible que, dans leur
inconscient, ils ne sachent plus très bien si c’est à une expérience directe ou
à une expérience indirecte qu’ils le doivent.
Nous voici maintenant arrivés au
point vers lequel nous nous acheminions.
§ 18. Les émissions effacent la différence entre la nouvelle et son objet.
Elles sont des jugements apprêtés.
L’ambiguïté propre aux émissions de
radio et de télévision consiste en ceci qu’elles mettent d’emblée et par
principe leur destinataire dans une situation où est effacée la différence
entre vivre un événement et en être informé, entre l’immédiateté et la
médiation, un état où il ne sait pas clairement s’il se tient devant un objet
ou devant un fait. Qu’est-ce que cela signifie?
Comme nous l’avons vu, la
caractéristique des faits réside, à la différence de la plupart des objets, dans
leur mobilité : alors que le messager ne peut pas transporter la maison qui
brûle, il peut apporter au destinataire la nouvelle qu’elle brûle et la lui
communiquer. Or, dans les émissions, ce sont les objets eux-mêmes, ou plus
exactement leurs fantômes, qui me sont apportés ; ce qui m'atteint, c’est la
symphonie et non le fait qu’on la joue, c’est l’orateur et non le fait qu’il
parle. La transportabilité, propriété auparavant caractéristique des faits,
semble avoir contaminé les objets eux-mêmes, Ne les a-t-elle pas ainsi
transformés en faits?
La question semble insolite. Car si
les faits, ou plus exactement les nouvelles qui transportent les faits, se
divisent bien, en tant que jugements, en deux parties, S et p, ce n’est
manifestement pas le cas des émissions. L’orateur que j’écoute est bien « lui-
même ». Je n’écoute pas « quelque chose qui parle de lui »,
Et pourtant, c’est aussi le cas des
émissions.
Supposons qu’apparaisse sur l’écran
de télévision afin de se présenter aux électeurs un candidat nommé Smith. Il
est évident que ce Smith va se montrer sous son meilleur jour, comme une pleasing personality au sourire charmeur. Mais son
apparition appelle bien d’autres commentaires. Il fait passer son charme au
premier plan comme si c’était sa qualité exclusive, afin de nous faire oublier
qu’il a d’autres qualités moins souriantes. Ce qui apparaît à l’écran, même si
cela semble apparemment représenter le candidat au Sénat Smith (appelons-le S)
dans son entier, c’est exclusivement le fait qu’il est ou prétend être une « pleasing personality » (appelons p cette qualité) : « S
est donc exclusivement p » - ce qui signifie que p a pris la place de S. Ce
qu’on nous donne à voir - et ici nous pouvons réintroduire la formule que nous
avons employée dans notre analyse de la nouvelle comme jugement -, c’est donc «
un sujet qui s’épuise dans son prédicat ». Peut-être même avons-nous raison de
ne plus voir que le prédicat. Il n’est pas rare que le quiproquo entretenu
entre sujet et prédicat devienne réalité; il n’est pas rare que les S finissent
par se transformer en leur propre prédicat, qu’ils se réduisent à ce prédicat
qu’ils ont voulu mettre en avant, qu’ils ne puissent plus être autre chose que
ce prédicat et que, condamnés à être ce prédicat, ils courent effectivement: çà
et là en affichant un sourire professionnel. Souvent les mensonges finissent
par devenir vrais.
La présentation du candidat
accomplit ainsi exactement la même chose que la nouvelle. Elle fait même
davantage. Elle est une nouvelle qui entend faire oublier qu’elle est un jugement déjà
effectué. Et c’est à peu de frais un gain considérable car elle dissimule ainsi
ses effets - la communication d’un préjugé et la privation de la liberté de
juger - qui, comme on l’a vu, appartiennent par essence à la nouvelle. Le jugement transformé en image renonce à sa forme
de jugement afin de faire croire au consommateur qu 'on ne veut rien lui faire
croire. Il semble se transformer en ce S
qui s’agite, en ce S dont la vivacité ne trahit pas la division en S et p, ne la
trahit en aucun cas d’une manière aussi importune que le ferait un jugement
normal.
Ce procédé, bien que très commun,
est, philosophiquement parlant, absolument remarquable. Il constitue une
inversion de l’ordre normal des choses. Alors qu’habituellement, en principe,
la nouvelle succède au fait qu'elle annonce et s’oriente sur lui, le fait
s’oriente ici sur la nouvelle, Le primat est accordé à la proposition que l’on
veut faire passer : « Senator Smith is a pleasing
personality » ;
c’est seulement après que vient S, ou plutôt l’image de S, qui fait maintenant
comme si elle était l’homme lui-même, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas le
caractère d’un jugement.
En
vérité cet homme, le sujet, n’est rien d’autre que son prédicat, mais apprêté,
afin de ne plus laisser transparaître la structure du jugement. Ce sur quoi
insiste le jugement transformé en image, c’est sur le fait qu’il ne présuppose
rien. Voilà pourquoi le verbe « apprêter » ne convient pas
totalement, car les modifications qu’opèrent les émissions
n’habillent les jugements qu’en un sens négatif : elles ne les babillent qu’en les déshabillant. Elles
les retouchent en leur enlevant des prédicats.
19. Les
marchandises sont des jugements camouflés. Les fantômes sont des marchandises.
Les fantômes sont donc des jugements camouflés.
On va maintenant nous dire que
notre exemple n’est absolument pas représentatif. Tout fantôme n’est pas
l’exhibition d’un prédicat, nous objectera-t-on. Tout fantôme n’est pas une réclame - car c’est bien à ce registre qu’appartient
notre exemple - et donc pas un jugement, ou plutôt un préjugé. Il faut bien
admettre que tous les fantômes ne font pas de la réclame d’une manière aussi
flagrante que ce candidat Smith que nous avons imaginé pour illustrer notre
propos. Il n’en reste pas moins que tous les fantômes, puisqu’ils sont livrés à
domicile, sont des marchandises. C’est là ce qui est décisif. Car c’est en tant que marchandises qu’ils sont des
jugements.
Cela semble à nouveau étrange.
Qu'est-ce que le jugement qui appartient à la logique peut bien avoir de commun
avec la marchandise qui, elle, relève de l’économie?
La réponse à cette question est ;
le prédicat.
Toute marchandise, pour autant
qu’elle est exposée en vitrine et s’offre à la vente - et c’est seulement
ainsi, seulement en tant qu’offre, qu’elle est une marchandise -, est déjà son propre jugement critique et sa propre apologie. Elle se recommande à nous par sa
simple apparition. Elle est déjà dans la vitrine comme le préjugement visible
de sa propre qualité. Certes, elle se divise tout aussi peu que notre candidat
Smith en une proposition du type « S est p ». Elle ne décline pas - en tout cas
pas nécessairement - sa qualité (et quand elle le fait, c’est par écrit, dans
le texte de la réclame qui l’accompagne), mais elle est dans tous les cas arrangée. Qu’il y ait arrangement, cela
signifie que son prédicat (ce qui se « détache » d’elle, sa qualité réelle ou
celle qu’elle met. en avant) est tellement détaché d’elle, qu’on le fait
tellement ressortir et qu’on insiste tellement sur lui pour rendre la
marchandise attractive, que ce n’est plus la marchandise comme tout que l’on
voit d’abord mais son prédicat. La première chose qu’on offre à celui qui la
regarde, c’est la perspective selon laquelle il doit l’appréhender. Cette
perspective est fixée, déjà livrée, avant même que la marchandise elle-même ne
soit livrée.
Le caractère de jugement de la
marchandise est tout aussi indiscutable que celui de la nouvelle. Quand nous
avons constaté, dans un paragraphe précédent, que l’effet négatif de la
nouvelle consistait à priver son destinataire d’une partie de sa liberté, à
l’orienter, à fixer avec le prédicat le point de vue sous lequel celui-ci
devait appréhender ce qui est absent et à livrer ce point de vue comme un
produit déjà fini, nous avons par la même occasion décrit l’effet que cherche à
produire la marchandise exposée en vitrine. C’est le client qui prend
maintenant la place du destinataire, le client que la vitre sépare encore de la
marchandise, le client encore « absent » que le prédicat exposé doit tirer de
son « absence ;» pour le transformer en acheteur. Mais cette différence ne
change rien au parallélisme des deux situations. Nous avons déjà constaté, au
début de cette enquête, que les événements transformés en fantômes et livrés à
domicile étaient, des marchandises. Ce qui vaut pour toute marchandise, à
savoir qu’elle est un jugement même s’il est camouflé, vaut aussi pour eux'6,
Eux aussi sont des déclarations wles
événements :
même si les émissions « ne les habillent qu’en les déshabillant et ne les
retouchent qu’en leur enlevant des prédicats », ils se donnent pour les
événements eux-mêmes. Comme aucun jugement ne paraît plus insoupçonnable, plus
discret, plus séduisant que celui qui ne se distingue en rien de la chose même,
les événements transformés en fantômes et livrés à domicile tirent leur
puissance d’illusion du renoncement au schéma scolaire « S est p ». Ce que nous
consommons, en écoutant la radio ou face à l’écran de télévision, ce n’est, pas
la scène elle-même mais la version apprêtée qu’on veut bien nous en donner, ce
n’est pas la prétendue chose (S), ce sont ses prédicats (p). C’est un préjugé apparaissant sous forme d’image
qui, comme tout préjugé, dissimule son caractère de jugement mais - puisqu’il
reste secrètement un jugement - épargne au consommateur l’effort d’avoir à
juger par lui-même. En fait, cette idée ne lui vient même pas à l’esprit, pas
plus que face à d’autres marchandises déjà conditionnées comme, par exemple,
une boîte de conserve contenant des fruits déjà cuits qu’il achète afin de ne
pas avoir à les cuire lui-même. Ce qui vaut pour la nouvelle, à savoir qu’elle
nous asservit parce qu’elle ne nous montre ce qui esc absent que sous la forme
d'un produit fini, retravaillé, conditionné, réduit à l’un de ses prédicats,
sans quoi elle ne nous le montre pas du tout, vaut plus encore pour l’émission
: nous sommes dispensés d’avoir à juger par nous-mêmes, et ce d’autant plus
radicalement que nous ne pouvons pas nous empêcher de prendre le jugement qu’on
nous livre pour la réalité elle-même.
La matrice
§ 21. Le conditionnement des
besoins. Les offres de la marchandise sont les commandements d’aujourd’hui, Les
marchandises ont soif et nous avec elles.
Ce qu’on nous présente, ce sont
donc des objets préconditionnés dont la prétention est d’être tous ensemble «
le monde.» et dont la destination est de nous conditionner à leur image. Ce qui
ne veut pas dire que ce conditionnement se fasse violemment, et surtout pas que
la violence, là où un tel conditionnement est à l’œuvre, soit ressentie en tant
que telle ou même seulement identifiée comme une pression. Le plus souvent,
nous sommes aussi peu sensibles à la pression du conditionnement que les
poissons des profondeurs le sont à la pression de la pesanteur océanique. Moins
elle est perçue, plus son succès est assuré. Le mieux sera évidemment que ce
conditionnement en vienne à être désiré. Si l’on veut atteindre ce but, il
est nécessaire de conditionner au préalable les désirs eux-mêmes. Parmi les
tâches actuelles de la standardisation et même de la production, il n’y a donc
pas seulement la standardisation des produits mais aussi celle des besoins (il faut que les consommateurs aient soif de produits
standardisés). Cela se fait certes pour une large part automatiquement, par
l’intermédiaire des produits livrés et consommés : car les besoins s’orientent
d’eux-mêmes (comme nous allons le voir également) sur ce qui est offert et.
consommé chaque jour. Mais pas complètement. Un certain fossé reste toujours
ouvert entre le produit offert et le besoin ; il n’y a jamais une parfaite
coïncidence de la demande avec l’offre. Pour combler ce fossé, il faut
mobiliser une force auxiliaire. Cette force auxiliaire est la morale. Certes, pour être adéquate en tant
que force auxiliaire, celle-ci aussi doit être préconditionnée de telle façon
que l’on considère comme
Ce que nous devons faire ou
renoncer à faire aujourd’hui, si l’on met de côté le peu qu’il subsiste des
mœurs des époques antérieures, est défini par ce que nous devons acheter. Il
est quasiment impossible de nous soustraire à un minimum de ces achats qui nous
sont présentés et offerts comme de prétendus « musts », c’est-à-dire comme des achats que
l’on doit absolument faire. Qui tente de s’y soustraire s’expose au danger de
passer pour un « introverti », de perdre son
prestige, de compromettre sa carrière professionnelle et de se retrouver sans ressources;
il s’expose même au danger de se rendre moralement et politiquement suspect.
Car le refus d’acheter est considéré comme un véritable sabotage des ventes,
comme une menace pour les légitimes exigences de la marchandise et, par
conséquent, pas seulement comme une chose inconvenante mais aussi,
positivement, comme un délit s’apparentant au vol.
Quand
on ne le considère pas comme un acte plus scandaleux encore que le vol : car en
continuant de témoigner par son appropriation (d’un genre certes indésirable)
qu'il reconnaît loyalement, comme tout le monde, et plus précisément comme
n’importe quel autre client, la qualité et les commandements de la marchandise,
le voleur fournit la preuve qu’il accepte lui aussi la morale de la
marchandise. S’il est pris, on peut sans équivoque lui demander de rendre des
comptes; celui qui n’achète pas ose, en revanche, rester sourd à l’appel des
marchandises, il ose offenser par son refus l’univers des marchandises et
produire ensuite l’alibi de la négativité, proclamer qu’il n’a rien fait et
prétendre se soustraire ainsi, purement et simplement, au bras de la justice, «
Dix voleurs valent mieux qu’un ascète » (proverbe molussien).
---
Mais ce n’est pas tout. Car ce qu’on a, on ne se contente pas
de l’utiliser; on en a aussi besoin. Quand on s’est habitué à quelque chose, on ne peut
plus s’en passer. On
ne finit pas par avoir ce dont on a besoin ; on finit par avoir besoin de ce quson
a. L’état créé
par l’acquisition de la chose s’impose psychologiquement comme l’état normal.
Ce qui signifie que si cette chose possédée vient à manquer, ce manque n’est
pas ressenti comme une simple lacune mais comme une véritable faim. Aujourd’hui, il nous manque
toujours quelque chose : car toutes les marchandises, même si elles ne sont pas
des biens de consommation au sens strict comme le pain ou le beurre, sont par
la grâce (et grâce aux calculs) de la production des biens qui s’usent à
l’usage, des biens dont l’utilisateur lui-même contribue à créer le manque.
S’il avait un objet et l’a usé en l’utilisant, il en a à nouveau besoin : le besoin talonne la consommation. Dans un certain sens, IV accoutumance » est le modèle du besoin actuel -
ce qui veut dire que les besoins doivent leur existence et leur mode d’être à
l’existence concrète de marchandises déterminées.
§ 22. Premier axiome de l’ontologie
de {‘économie : ce qui n ’a lieu qu’une fois « est pas. Digression sur la
photographie.
Nous avons dit que la réussite de
la matrice était totale lorsqu’elle modelait non seulement nos expériences mais
même nos besoins. C’est exact tant que nous nous considérons comme les seuls
objets, ou plutôt les seules victimes, de cette opération.
puisque
nos besoins sont sans doute ce qu'il y a de plus profond en nous. Mais la
réussite des matrices ne s’arrête pas là,
En effet, les matrices ne
conditionnent pas que nous, mais aussi le monde lui-même. Cette affirmation
semble aller de soi si l’on pense à la production en série. Nous verrons
qu’elle perd en évidence dès lors qu’on l’applique à ce qui était au départ
l’objet de notre investigation : la production de fantômes par la radio et la
télévision. Notre affirmation signifiera alors que les modèles artificiels et
les représentations du « monde » que les émissions nous livrent ne
conditionnent pas que nous et notre image du monde mais aussi le monde
lui-même, le monde réel; elle signifiera que le conditionnement produit un
effet boomerang, que le mensonge devient vrai, bref, que le réel devient le reflet de son
image.
Pour mieux comprendre ce singulier
processus par lequel le réel devient le reflet de son image, il nous faut
revenir assez loin en arrière.
Nous avons commencé par constater
que les événements réels ou prétendus tels qui nous sont livrés à domicile
devenaient par cette livraison même des marchandises, et plus précisément,
puisque chaque événement était livré en d’innombrables exemplaires, des marchandises
de masse. Le rapport entre l’événement et sa retransmission esc donc un cas
particulier du rapport spécifique entre le modèle et la marchandise de série.
Si l’on se demande maintenant qui,
du modèle ou de la reproduction, est réel - « réel » au sens économique -, la
réponse est : la reproduction, la marchandise de série. Car le modèle n’existe
que pour être reproduit. La marchandise est d’autant plus réelle qu’elle est
vendue à un plus grand nombre d’exemplaires, des exemplaires dont le modèle n’est
à son tour réel que du fait qu’il rend possible, de par sa qualité de modèle,
la « réalisation » d’une vente optimale de ses reproductions. Si l’économie
avait développé une ontologie, c’est-à-dire une doctrine de l’être tel qu’il
apparaît aujourd’hui dans la perspective de la production et de la vente, son
premier axiome aurait sans doute été : « La réalité est le produit de la
reproduction ; l"'être” ne se dit d’abord qu'au pluriel, en tant que série
», et sous sa
forme inversée : «
Vue fois n'est pas coutume; ce qui n'a lieu qu'une fois n’“est"
pas; ce qui se dit au singulier appartient encore au non-être*. »
L’axiome semble paradoxal, et il
est effectivement difficile à comprendre. Ce qu’il reconnaît comme « existant »
n'est ni le « général » ni le « particulier » mais une tierce
réalité : la série, qui échappe à l’alternative
classique du nominalisme et du réalisme qui nous est familière. Mais il
n’empêche que nous, les hommes d’aujourd’hui, et particulièrement les moins
philosophes d’entre nous, nous avons cet axiome dans le sang.
Qui a eu l’occasion d’observer des
touristes, en particulier ceux originaires des pays les plus industrialisés, à
Rome ou à Florence, par exemple, aura remarqué combien ils sont irrités quand
ils tombent sur une chose unique+6, c’est-à-dire sur l’un de ces
célèbres objets historiques, exemplaires uniques égarés dans le monde des
séries. En fait, ces touristes ont généralement sur eux un antidote contre
cette gêne, une sorte de remède qu’ils s’injectent pour retrouver instantanément
leur sérénité, un instrument, plus précisément, à l’aide duquel ils peuvent
immédiatement transformer en « sujet* » la chose unique dont la beauté
ou le caractère exceptionnel les irrite tant, et qui leur permet de transformer
tout article trop défini en un « article indéfini », lequel pourra avoir en
tant que reproduction une existence légitime dans l’univers de la reproduction
: ils sont tous équipés d’un appareil
photo. Tels des
magiciens qui n’auraient même pas besoin d’effleurer les objets qu’ils
transfigurent, ils parcourent désormais le monde en essaims pour « corriger sa nature** » :pour remédier au défaut que
constitue toute pièce unique dans l’univers des produits de série, pour la
faire entrer, en la reproduisant, dans l’univers des séries dont elle avait
jusque-là été exclue, pour
l’y recueillir « photographiquement ». À peine ont-ils appuyé sur le déclencheur qu'ils
retrouvent leur tranquillité,
« Recueillir » signifie aussi « apporter chez soi ». Car, en reproduisant ces objets,
ces magiciens peuvent désormais les « avoir ». Inutile de préciser ici qu’ils ne
peuvent les avoir « qu’ew effigie" ». Ils « ont » désormais ces
objets exactement comme ils « ont » tout le reste. Avoir un objet quelconque,
c’est pour eux l’avoir en
effigie*.
Puisqu’ils ne connaissent plus d’autre façon de vivre qu’entourés d’effigies -
les marchandises de série qui constituent leur monde, celles au milieu
desquelles, avec lesquelles et par lesquelles ils vivent sont toutes des
reproductions, des copies de modèles -, les copies constituent pour eux la
réalité. Ils ne
photographient pas plus la réalité qu’ils voient qu’ils ne considèrent ce
qu’ils photographient comme la « réalité » - car ce qu’ils voient, ils ne le
voient que pour le photographier, et ce qu’ils photographient, ils ne le
photographient que pour l’avoir. Ce qui est « réel » pour eux, c’est la photo
qu’ils admettent chez eux, c’est-à-dire leur exemplaire d’une reproduction
admise dans l’univers
des produits de
série, Ontologiquement parlant, ils ont remplacé le vieil axiome « être, c’est être perçu » par un
nouveau : « être, c’est être possédé48 ».
Ce
n’est pas la véritable place Saint-Marc, celle qui se
trouve à Venise, qui est « réelle » pour eux mais celle qui se trouve clans
leur album de photos à Wuppertal, Sheffield ou Detroit. Ce qui revient à dire
que ce qui
compte pour eux n'est pus d'y être mais d’y être allé. Pas seulement parce qu’y être allé
rehausse leur prestige personnel, mais parce que seul ce qui a été constitue
une possession assurée. Alors qu’on ne peut pas « avoir » le présent à cause de
sa fugacité, et qu’il « reste » - si l'on peut dire - un bien impossible à
retenir et non rentable, ce qui a été, en devenant une image et donc une chose,
une chose et donc une propriété, a fini par devenir la seule réalité. En termes
ontologiques : «
Être, c’est seulement avoir été. »
S’il se trouvait parmi ces magiciens - ce qui est certes très invraisemblable,
car photographie et philosophie semblent s’exclure mutuellement - quelqu’un qui
non seulement ferait ce qu’ils font mais le ferait aussi en toute lucidité,
voilà comment il justifierait sa vie passée à photographier : « Puisque en
reproduisant photographiquement tous ces instants j’ai transformé tout ce qui a
été en objets physiques, puisque j’ai ramené ces objets chez moi - la plupart
en noir et blanc, certains en couleur, et même quelques-uns en mouvement - pour
pouvoir les conserver, rien n’a été vain dans ma vie, je n’ai rien gaspillé et
j'ai tiré profit de tout. Toutes ces choses sont maintenant parce qu’elles ont été
fixées, toutes ces choses sont maintenant parce qu’elles sont des
images. » « Etre » signifie donc avoir été, avoir été reproduit, être devenu
une image et être possédé.
Nous ne pouvons pas nous étendre
ici sur le rapport étroit qui existe entre la technique de la reproduction et
la mémoire (qu’on n’appelle pas sans raison « reproductrice »), De ce rapport
nous dirons seulement qu’il est ambigu : d’un côté les photos nous font nous
souvenir mais, de l’autre - et c’est plus important -, les « souvenirs* » devenus choses appauvrissent le
souvenir comme disposition affective, comme activité de remémoration, et
finissent par se substituer à lui. Pour autant que l’homme contemporain se
soucie encore de penser son existence comme une « vie » et d’en tirer une image de
lui-même, il lui suffit pour ce faire de rassembler les photos qu’il a prises.
Il n’a plus besoin de faire revenir les images de ce qui a été, si ce n’est du
fond de son album. C’est là et seulement là que repose son passé, tout comme la basilique Saint-Marc. C'est seulement à
l'aide de ces précieux instantanés soigneusement classés pour ne pas se perdre
qu’il reconstruit son passé. C’est seulement sous la forme d’un album de photos
qu’il tient son journal. Sa vie ainsi reconstruite se compose presque
exclusivement d’excursions et de voyages. Le reste ne paraît pas compter pour
de la « vie », ou alors seulement de façon marginale.
Au fond, c’est le principe du musée
qui a désormais triomphé comme principe autobiographique : chacun rencontre sa
propre vie sous la forme d’une série d’images, comme une sorte de « galerie autobiographique » ; mais, ce faisant, il ne la
rencontre plus comme ce qui a été, puisque tout ce qui a été est projeté ici
sur le seul plan de l’être-image disponible et
présent. Temps, où est ton aiguillon ?
Si l’on offrait à Herr Schmid ou à
Mr Smith un voyage en Italie assorti de l’interdiction absolue de prendre des
photos au cours de ce périple et donc de se préparer des souvenirs pour plus
tard, il refuserait certainement l’invitation en n’y voyant qu’une perte de
temps et donc une proposition plus ou moins immorale. S’il y était contraint,
il serait pris de panique au cours du voyage car il ne saurait que faire du présent
et de toutes ces curiosités « faites pour être photographiées »; bref, il ne
saurait que faire de lui-même. Il est parfaitement logique que les agences de
voyage n’appâtent pas les chalands en leur parlant de « Venise la belle » mais de « Venise
l’inoubliable ». Elle est proclamée inoubliable avant même qu’on l’ait vue. Ce
n’est pas parce qu’elle est belle qu’on doit la visiter mais parce qu’elle est
inoubliable - tout comme on achète des collants parce qu’on nous assure qu’ils
ne filent pas. Ce n’est pas parce qu’elle est belle qu’elle est inoubliable,
mais c’est parce qu’elle est garantie inoubliable que le voyageur peut être sûr
qu’elle est belle. Pour qui voyage de cette façon, le présent est dégradé au rang d’un simple
moyen pour se procurer ce qui aura été « inoubliable » ; il est dégradé au rang d’un
simple détour, lui- même sans intérêt, permettant d’accéder à la reproduction,
au futur antérieur qui seul a de la valeur; au rang donc de quelque chose
d’irréel et de fantomatique. Inutile de préciser qu’en voyageant ainsi, on ne voyage pas.
Plus généralement
§ 25. Cinq conséquences : le monde « nous
va parfaitement
» ; le monde
disparaît; le monde est postidéologique; ceux qui sont conditionnés ont été
préparés à l’être; l’existence n’est pas libre dans ce monde.
Récapitulons une fois encore le
travail des matrices. Comme nous l'avons vu, elles ont une double action :
i° Elles conditionnent les
événements réels qui - puisqu'ils n’acquièrent de réalité sociale, ne
deviennent « réels », qu’une fois reproduits - n’ont désormais plus lieu qu’en
vue de leur reproduction.
Ce réel conditionne à son tour (en
tant que « nuurice- fille'* ») les âmes des consommateurs.
Les événements étant ainsi
conditionnés en amont et le consommateur étant, de son côté, préparé à recevoir
ces marchandises, il en résulte cinq conséquences, décisives pour la
compréhension de notre époque :
I. Le monde « va parfaitement
» à l’homme et
l’homme va parfaitement au monde, comme le gant va à la main et la main au
gant, le collant à la jambe et la jambe au collant.
De nos jours, on qualifie
couramment certains produits, ou même certains hommes, de « prêts-à-porter », Mais notre comparaison
vestimentaire vise autre chose, quelque chose de plus fondamental, à savoir la
détermination de la classe d’objets à laquelle appartient le monde actuel.
Il appartient en effet à l’essence
du vêtement - et cette caractéristique suffit à en faire une classe d'objets à
part - de ne pas nous « faire face » mais d’« être porté », et de nous aller si bien, de nous
mouler de si près, de nous opposer si peu
de résistance qu'il
n’est plus senti ni éprouvé à l’usage comme un objet.
On sait que, selon Dilthey, la «
réalité du monde extérieur » s’éprouve et se vérifie par sa « résistance™
». Puisque le
rapport de l’homme avec le monde a lieu sous la forme d'un choc mutuel, d’une
friction plus ou moins permanente et non pas d'un rapport neutre avec une chose
quelconque (une chose qui pourrait aussi se révéler, selon Descartes, n’être qu’un fantôme auquel on nous ferait
croire'), il est extrêmement important d’insister sur la « résistance » du
monde.
C’est d’autant plus important que
toutes les activités de l’homme peuvent être considérées comme des tentatives
toujours renouvelées de réduire au minimum la friction entre le monde et lui et
de produire ainsi un monde qui lui « aille » mieux ou peut-être même
parfaitement, un monde qui lui aille comme un vêtement.
Il semble qu’on se soit maintenant
rapproché de cet objectif comme jamais auparavant. En tout cas, l’ajustement de
l’homme au monde et celui du monde à l’homme sont maintenant si parfaits que la
« résistance » du monde est devenue insensible.
IL Par conséquent, le monde a disparu en tant que
monde. Cette
nouvelle formule nous éclaire sur le fait que notre référence à la classe
d’objets des vêtements ne peut servir que de référence provisoire. Car s’il
appartient bien à l’essence du vêtement de ne pas être ressenti comme un objet,
il ne disparaît pas pour autant à l’usage. Ne disparaissent effectivement à
l’usage que les objets d’une seule classe : les comestibles, qui n’ont pas d'autre destination
que d’être anéantis, ou plus exactement: absorbés. C’est à cette classe
qu’appartient désormais le monde.
L’idée d’un monde appartenant
entièrement à cette classe d’objets n’est pas nouvelle. Elle est même - en tant
que rêve matérialiste d’un âge d’or - vieille comme le monde. Cette idée, c’est
celle du « pays de
cocagne ».
Ce pays de cocagne, on s’en
souvient, est entièrement mangeable - avec la peau et les os - parce qu’il ne
comporte plus ni peau ni os, c’est-à-dire plus de restes non comestibles.
L’ultime « résistance », habituellement constituée par la distance spatiale ou
financière qui sépare les marchandises des consommateurs, y est également
anéantie; car là-bas, il suffit d’ouvrir la bouche toute grande pour qu’y
tombent des « pigeons rôtis ». Comme les éléments de ce monde n’ont pas d’autre
destination que d’être incorporés, digérés et assimilés, la raison d’être du
pays de cocagne consiste exclusivement à perdre son caractère d’objet, et donc à n’être pas là en tant que monde.
C’est une bonne description du
monde qui nous est aujourd’hui « retransmis » par la radio et la télévision,
Lorsqu’il tombe « tout rôti » dans nos yeux ou nos oreilles, il doit descendre
« tout seul » en nous sans résistance, devenir nôtre, voire ne plus faire qu’un
avec « nous-mêmes».
VI. Notre monde actuel est «
postidéologique
» : il n’a plus besoin d’idéologie. Ce qui signifie qu’il est inutile
d’arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du
monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un
spectacle arrangé. Mentir
devient superflu quand le mensonge est devenu vrai.
Ce qui a lieu ici est, dans une
certaine mesure, l’inverse de ce que Marx, quand il espérait l'avènement d’une
situation postidéologique, avait prédit dans sa spéculation eschatologique sur
la vérité : alors que selon lui la réalisation de la vérité devait entraîner la
fin de la philosophie (et donc aussi celle de l’« idéologie »), c’est le
mensonge qui est devenu réel, et le fait que de fausses interprétations du
monde soient ainsi devenues le « monde » a fini par rendre inutile toute
idéologie explicite.
Affirmer que le « monde » et la «
vision du monde », le réel et l’interprétation, ne doivent plus être distingués
paraît bien sûr très insolite. Mais cette impression se dissipe dès qu’on la
rapproche d'autres phénomènes analogues de notre temps. Du fait, par exemple,
que le pain et la tranche de pain (puisqu’on vend maintenant du pain coupé en
tranches) ne sont plus deux choses différentes. Nous ne pouvons pas cuire et
couper à nouveau chez nous le pain déjà cuit et déjà coupé. Nous ne pouvons pas
davantage arranger ou interpréter idéologiquement ce qui arrive, ce qui nous
arrive déjà idéologiquement « pré-tranché », pré-interprété et pré-arrangé ; ni
nous faire notre propre image de ce qui se présente déjà d'emblée comme une «
image ». Si je dis que nous ne le pouvons pas, c’est parce qu’un tel «
arrangement second » n’est pas seulement inutile mais carrément impossible.
Il s’agit là d’une forme
extrêmement singulière et toute nouvelle d'incapacité.
Avant, quand nous étions incapables
de saisir ou d’interpréter tel ou tel fragment du monde, c’était parce que
l’objet nous échappait ou nous opposait une résistance que nous ne pouvions pas
vaincre. Nous avons déjà vu qu’il ne saurait être question ici d’une telle
résistance. Le plus surprenant, c’est que c’est précisément cette absence de résistance du monde retransmis qui interdit
son appréhension et son interprétation. Peut-être n’est-ce finalement pas si
surprenant : nous ne sentons pas la pilule qui glisse et descend sans
résistance dans notre tube digestif, mais nous avons en revanche parfaitement
conscience du morceau de viande que nous devons préalablement mâcher. Le monde
retransmis doit passer « tout seul » comme la pilule ou, pour employer une
autre image, il est si facile (comme une « réalité trop facile"», analogue aux « femmes faciles*»), il se laisse si facilement aborder
- puisqu’il s’est déjà donné à l’instant même où il est apparu -, que nous
n’avons pas besoin de faire quoi que ce soit pour le « saisir » ou pour les
séduire, lui et son sens.
IV. Ceux qui sont conditionnés ont été
préparés à l’être.
Ce qui vaut pour le monde retransmis - à savoir qu’il rend caduque la
distinction habituellement tenue pour évidente entre la réalité et sa
représentation - vaut aussi pour nous, les consommateurs de ce monde
pré-conditionné. Le fait que l’homme « aille parfaitement » au monde, aussi
parfaitement que le monde va à l’homme, caractérise le conformisme actuel. Cela
signifie qu’il est inutile de distinguer entre un état initial où le
consommateur serait une sorte de table rase et un processus par lequel l’image
du monde serait ensuite imprimée sur ce disque vierge. L’esprit du consommateur
est toujours déjà préformé ; il est toujours déjà prêt à être modelé, à
recevoir l’impression de la matrice; il correspond toujours plus ou moins à la
forme qu’on lui imprime. Toute âme individuelle reçoit la matrice, un peu comme
si un motif convexe imprimait en elle son image concave. Le moule de la matrice
ne l’« impressionne » plus beaucoup; il n’a d’ailleurs plus besoin de le faire,
puisque l’âme est déjà à sa mesure.
Le va-et-vient entre l’homme et le
monde, entre la réalité et le consommateur, va d’une impression à une autre
puisqu’ils sont l’un et l’autre conditionnés par une matrice. C’est un
mouvement extrêmement fantomatique puisque des fantômes y ont affaire à des fantômes
(eux-mêmes produits par d’autres fantômes). On ne peut pourtant pas dire que
son caractère fantomatique rende la vie irréelle. Elle est même au contraire
effroyablement réelle. Oui, réellement effroyable.
V. Car l’existence, dans le monde du
pays de cocagne postidéologique, n’est absolument pas libre.
Il est incontestable que des
milliers d’événements et de fragments du monde auxquels nos ancêtres n’avaient
pas accès volent aujourd’hui jusqu’à nos yeux et nos oreilles. Mais même s’il
nous est permis de choisir nous-mêmes quels fantômes nous voulons voir voler
vers nous, nous n’en sommes pas moins abusés puisque nous sommes à la merci de
la livraison une fois qu’elle est arrivée, privés de la liberté de nous
l’approprier, ou même de prendre position par rapport à elle. Abusés de la même
manière que nous le sommes par ces disques de gramophone qui ne nous restituent
pas seulement telle ou telle musique, mais aussi en même temps les
applaudissements et les réactions dans lesquelles nous devons nous reconnaître.
Puisque ces disques ne nous restituent pas seulement la musique mais nous
dictent aussi la façon dont nous devons y réagir, c’est en fin de compte nous-mêmes
qu’ils nous livrent.
Ce qui, dans le cas de ces disques,
se fait sans la moindre vergogne doit certes rester un peu plus discret dans
d’autres retransmissions; mais ce n’est qu’une différence de degré; la
tromperie est présente dans chaque retransmission : tout fantôme retransmis
contient déjà en lui, en tant que partie intégrante et désormais inséparable de
lui-même, sa propre « signification », c’est-à-dire ce que nous devons penser
de lui et ce qu’il doit nous faire ressentir; tout fantôme nous livre en prime
la réaction qu’il exige de nous. Pourtant nous ne le remarquons pas. Si nous ne
le remarquons pas, c’est que, gavés jour après jour et à toute heure de
fantômes qui se présentent comme le « monde », nous ne ressentons plus la
moindre faim d’interprétation, la moindre faim d’une interprétation personnelle
; et plus nous sommes repus de ce monde arrangé, plus nous désapprenons cette
faim.
Mais le fait que l’absence de
liberté nous semble aller de soi, que nous ne la ressentions plus comme absence de liberté ou alors
seulement comme une dépendance douce et confortable, ne rend pas notre condition
moins funeste. Au contraire. Puisque la terreur avance à pas feutrés, en
excluant définitivement toute représentation d’un autre état possible, toute
idée d’opposition, elle est dans un certain sens plus fatale qu’une privation
de liberté déclarée et reconnaissable comme telle.
Nous avons mis en épigraphe de
notre enquête une fable - la fable du roi qui, mécontent de voir son fils
parcourir à pied toute la région, lui offrit voiture et cheval, accompagnant
son cadeau de ces mots : « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied. » Le
sens de ces mots était : « Maintenant, je t’interdis d’aller à pied. » Leur
conséquence fut : « Maintenant, tu ne peux plus aller à pied. »
Il semble que nous soyons
aujourd’hui dans une situation analogue.
ETRE
SANS TEMPS
À propos de la pièce de Beckett En
attendant Godot
§ 1 La pièce est une parabole
négative
Quand Ésope ou La Fontaine ont
voulu dire que les hommes sont comme des animaux, ont-ils décrit les hommes
comme des animaux ? Non. Us ont permuté - et c’est cela même qui produit
l’effet de distanciation particulièrement réjouissant des fables - les deux
éléments de la comparaison : le sujet et le prédicat. Us ont affirmé que les
animaux étaient des hommes. U y a un quart de siècle, Brecht a utilisé le même
procédé quand, dans L'Opéra
de quat’sous,
il a voulu dire que les petits-bourgeois étaient des voleurs. U a, lui aussi,
transformé le sujet en prédicat et réciproquement, présentant des voleurs qui
se conduisaient comme des petits-bourgeois. U faut bien avoir compris la
permutation propre au fabuliste avant d’aborder la fable de Beckett. Car
Beckett, lui aussi, l’utilise et, à vrai dire, d’une façon extrêmement subtile.
S 2. Le mot
d'ordre : «Je reste, donc j’attends quelque chose. »
Se demander qui est ou ce c7«‘est ce Godot qu’on attend
serait absurde. Godot n’est rien d’autre qu’un nom pour signifier que
l’existence qui continue absurdement se méprend quant à sa propre essence quand
elle se saisit, à tort, comme « attente », « attente de quelque chose ». La
positivité des deux personnages se ramène donc à une double négation (au fait
qu’ils admettent leur incapacité et leur insignifiance) et non à quelque chose de
simplement positif. En affirmant cela, nous ne faisons que répéter ce que dit
Beckett lui-même dans le titre de sa pièce : à savoir que l’important, en fin
de compte, ce n’est pas Godot, mais le « en attendant*».
§ 4. La preuve de l'existence de
Dieu « ex
absentia ».
Non, aucun mot de Beckett ne
suggère que les femmes vont venir, qu’il existe un « Godot » et qu’il va venir.
Bien que le nom anglais de Dieu résonne dans celui de « Godot », la pièce ne
traite nullement de Dieu, mais seulement de son concept. Il ne faut donc pas
s’étonner du caractère vague des allusions à Dieu : il est dit dans les
passages théologiques de la pièce qu’on ne sait pas ce que Dieu fait; on
suppose seulement, d’après ce qui se dît, qu’il ne fait absolument rien; la
seule information que donne chaque jour le messager de Godot, frère du Barnabé
de Kafka, est qu’il ne viendra, hélas, pas aujourd’hui mais certainement
demain. Ainsi, Beckett nous donne assez clairement à comprendre que c’est
précisément parce que Godot ne vient pas qu’on continue à l’attendre et à
croire en lui.
«
Allons-nous-en. - On ne peut pas.
- Pourquoi ?
~ On attend Godot.
- C’est vrai, »
Impossible de méconnaître
l’analogie avec Kafka et de ne pas penser au « message que l’empereur envoie de son lit de mort »*. Il
est indifférent de savoir s’il s’agit d’une réminiscence littéraire directe,
car les deux auteurs sont des enfants du même siècle* et
ont donc bu à la même source pré-littéraire. Qu’il s’agisse de Rilke, de Kafka
ou de Beckett, leur expérience religieuse vient
toujours, paradoxalement, du sentiment de l’inutilité de la religion, du fait
qu'ils n'ont pas rencontré Dieu et donc, paradoxalement, d’une expérience
qu'ils partagent avec les non- croyants, Chez Rilke, cette expérience est
celle de l’inaccessibilité de Dieu (première des Elégies de Duino) ; chez Kafka, celle de
l’inaccessibilité de l’objet de la quête (Le Château) ; chez Beckett, celle de l’inaccessibilité dans
l’attente, Pour eux, les preuves de l’existence de Dieu disent : « La parousie
n’a pas eu lieu, donc II existe. » La négativité que nous connaissons par la «
théologie négative » semble ici être passée de l’autre côté, dans le religieux
lui-même, et s’être ainsi considérablement intensifiée : si, dans la théologie
négative, on a fait de l'absence d’attributs l'équivalent d’une définition de
Dieu, on a fait, ici, de l’absence même de Dieu une preuve de son existence. On ne
peut guère nier que c’est le cas pour Rilke et pour Kafka ; la devise que
Heidegger a empruntée à Hôlderlin -
« Mais aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve »* - appartient au même type
de preuve in absentia. Il en va de même pour les créatures
de Beckett. Pour ses créatures, pas pour Beckett lui-même. L’auteur occupe une place à part, dans la mesure où il ne
reprend pas à son compte le raisonnement qu’il met dans la bouche de ses
créatures - puisque Godot ne vient pas, on pourrait en conclure qu’il existe -,
et où il va même jusqu’à le présenter comme absurde. Par conséquent, sa pièce n’est certainement pas une pièce
religieuse; tout au plus y est-il question de religion. •;< Tout au plus » :
car ce qu’elle décrit n’est à proprement parler qu’une foi qui ne croit en rien
d’autre qu’en elle-même. Ce n’est donc pas une foi.
§ ,5. La vie devient un passe-temps.
Si on se demande comment « avance », concrètement, une vie
ainsi décomposée et pourtant non résignée, on s’interroge en lait sur la façon
dont le temps avance en elle. Je parle de « la façon dont le temps avance »
parce que, comme on le dit couramment, ce qui est devenu impossible ne « marche
» plus, ou, en termes positifs, parce que le temps n’avance que si la vie
elle-même poursuit un objectif et cherche quelque chose. Or, c’est précisément
ce que ne fait plus la vie d’Estragon et de Vladimir. C’est pourquoi il est
normal que la pièce de Becketc piétine sur place; c’est pourquoi les événements
et les conversations tournent en rond (tout comme, au théâtre, les figurants
qui jouent les passants quittent la scène côté jardin et y rentrent à nouveau
côté cour pour incarner d’autres prétendus passants); l’avant et l’après
deviennent comme la droite et la gauche, donc temporellement neutres; au bout
d’un moment, cette circulation donne l’impression de ne plus avancer, le temps
semble se figer et devenir - si l’on nous permet de pasticher l’expression
hégélienne de « mauvais infini » - une « mauvaise éternité ».
Beckett réalise cela d’une façon si
conséquente qu’au lieu de proposer un véritable second acte, il se contente de
répéter le premier (ce qui est sans précédent dans l’histoire du théâtre), à
quelques légères variantes près, et contre toute attente n’y présente
absolument rien d’inattendu... Ce faisant, il n’obtient pas seulement un effet
absurdement déconcertant, mais provoque en nous celte épouvante qu'inspire
toute rencontre avec l’amnésie. Car, à l’exception de l’un d’eux,
ses personnages ne se rendent absolument pas compte du fait que les choses se
répètent; quand on le leur fait remarquer, ils sont absolument incapables de
reconnaître que ce qu’ils vivent ou disent à ce moment-là n’est que la
répétition à l’identique de ce qu’ils ont déjà vécu la veille ou
l’avant-veille. L’introduction de cette amnésie est absolument cohérente : car
là où il n’y a pas de temps, il n’y a pas non plus de souvenirs. Et pourtant le
temps n’est pas « pétrifié », comme c’est souvent le cas chez Kafka,
Puisque
Beckett maintient un minimum d’activité - on va voir tout de suite de quel
rudiment d’activité il s’agit -, il reste aussi un minimum de temps. Ce temps
n’est pas un « flux », mais il est encore possible d’en extraire un peu de
substance, de la mettre de côté et d’en faire un « passé » : c’est donc en
quelque sorte une bouillie de temps stagnante. On ne peut jamais la mettre en
mouvement que pour quelques secondes ou, au mieux, pour quelques minutes; dès
qu'on retire la main qui maintient le temps en mouvement, ne serait-ce que
l’espace d’un instant, alors tout redevient homogène, et il n’y a plus aucune
trace de ce qui a eu lieu. « Au passage », on aura en tout cas produit du «
temps » et on l’aura senti passer,
L’activité rudimentaire qui peut
encore, en passant, mettre la bouillie du temps en mouvement n’est plus à vrai
dire une véritable « action »; elle n’a pas d’autre finalité que de mettre le
temps en mouvement, ce qui dans la vie active « normale » n’est pas l’objectif
mais la conséquence de l’action; c’est donc un pur passe-temps. Si la « conséquence », au sens
temporel, est la seule intention qui anime l’activité, celle-ci renonce, de ce
fait, à toute autre forme de conséquence. Si les deux personnages jouent à «
s’en aller », ils restent; s’ils jouent à « aider », ils bougent à peine le
petit doigt. Leurs bons sentiments ou leurs indignations partent en fumée d’une
façon si soudaine que cette existence qui n’en est déjà plus une donne toujours
l’impression de n’être qu’une explosion
négative. Et
pourtant, ils reprennent chaque fois leur « activité », car c’est précisément
elle qui maintient le cours du temps, qui fait glisser quelques mètres de temps
derrière eux et les rapproche du prétendu Godot.
Cela va si loin - et là, la pièce
prend vraiment des accents déchirants - que les deux personnages ont l’idée d’exprimer
par leurs gestes les sentiments et les mouvements de l’âme, qu’ils se jettent
réellement au cou l’un de l’autre, parce que les mouvements de l’âme sont
précisément aussi des mouvements et peuvent, en tant que tels, soulever un peu
la vase du temps qui stagne. « Si on s’estimait heureux? [...] C’est déjà ça »,
lance Estragon. Et quand Vladimir lui demande ce qu’il entend par « ça », il
lui répond que « c’est déjà ça en moins », Ce qu’il veut dire, c’est que le
temps qui nous sépare de Godot sera ainsi un peu plus court. Le caractère
stimulant de la fraternité, qui reconduit la chance de pouvoir subir l’absurde
à deux, est le moyen le plus réconfortant de supporter le vide de l’existence.
Sans leur attachement réciproque, apaisant et désespéré, sans le piétinement de
leurs conversations, sans leurs disputes, leurs ruptures et leurs retrouvailles
qui leur demandent déjà du temps, ils seraient vraiment perdus. Que Beckett
nous présente un couple n’est pas seulement motivé, sur le plan technique, par le
fait qu’une pièce sur un Robinson
Crusoé de l’attente
tournerait au portrait; il veut montrer que chacun d’eux est un passe-temps
pour l’autre, que la sociabilité aide à surmonter l’absurdité de l’existence et
a au moins pour effet de la dissimuler. A vrai dire, elle n'est pas une
garantie absolue que le temps continuera à s’écouler; elle n’est qu’un soutien
ponctuel. Et quand, à la question : « Qu’est- ce que j’ai fait de ma pipe? »,
l’acolyte répond : « Charmante soirée », ces répliques en forme de monologue
font penser aux estocades de deux duellistes aveugles qui, tout en portant des
coups n’importe où, chacun de leur côté, dans l’obscurité, chercheraient à se
persuader qu’ils se battent vraiment en duel.
Personne ne niera qu’il y a aussi
des « passe-temps » dans l’« existence normale », pendant les intermèdes de
temps libre. L’expression courante de « passe-temps » indique qu’en jouant à
être actifs, donc par l’intermédiaire de nos jeux, nous cherchons à être
emportés par le cours du temps, ou du moins à le suivre. Sinon, il menace de
stagner. Nous ne faisons pourtant cela, objectera-t-on, que pendant nos moments
de loisir - les choses sérieuses et la distraction sont finalement
soigneusement distinguées; alors qu’en fait, ce sont les choses sérieuses, du
moins la misère et l’irréalité (obscure en comparaison avec la réalité) de la
vie d’Estragon et de Vladimir, qui décident du fait qu’ils doivent sans arrêt
maintenir le temps en mouvement, qu’ils doivent sans arrêt jouer. Mais cette distinction entre eux
et nous est-elle vraiment justifiée? Existe-t-il vraiment une frontière bien
définie entre les choses que nous considérons comme sérieuses et nos
distractions ?
Nous ne le croyons pas, Le
misérable combat que mènent les deux personnages pour conserver une apparence
d’activité n’est si impressionnant que parce qu’il déchiffre notre propre
destin, c’est-à-dire le destin de l'homme de masse. D’un côté, le travail
mécanique privé de tout objectif visible est aujourd’hui à mille lieues de ce
qu’on nomme illusoirement l’« activité humaine » : il est lui-même devenu, en
quelque sorte, une apparence d’activité. Le « vrai » travail et le plus
inintéressant des « gagne-pain » ne diffèrent plus en rien, ni
structurellement, ni psychologiquement. D’un autre côté, ce genre de travail a
déséquilibré l’homme à un point tel qu’il éprouve à présent le besoin de se
trouver un « hobby » pour retrouver équilibre et « détente », pour « passer le
temps ». Il éprouve alors, paradoxalement, le besoin de se fixer pendant ses
moments de loisir des objectifs bien réels, et de profiter du loisir dont il
dispose pour travailler vraiment tout en s’amusant... C’est ce qu’il fait
lorsqu’il recourt à un mode de production obsolète au regard du travail qui lui
permet de gagner son salaire, par exemple en faisant de petits travaux de
menuiserie ou en cultivant un jardin ouvrier. Si la dépendance à l’égard d’un
travail quotidien ne l’a pas définitivement achevé, il reste néanmoins privé de
toute capacité à prendre lui-même en main l’organisation de ses moments de
loisir, de ses « distractions » et de ses « passe-temps », puisqu’il est
désormais dirigé par la radio avec laquelle il passe son temps. Voici un fait
plus probant que toute théorie comparant ou identifiant l’activité et
l’inactivité : aujourd’hui, on travaille en écoutant la radio simultanément
dans des millions de foyers et d’usines, où le flux du travail ne fait plus qu'un avec le flux des émissions de
radio. Bref, c’est seulement parce que, dans la vie actuelle, le temps de
travail et les moments de loisir, l’activité et l’inactivité, les choses
sérieuses et les distractions sont si désespérément imbriqués les uns dans les
autres que la gravité stupide avec laquelle Vladimir et Estragon créent une
apparence d’activité est si effroyablement sérieuse et si fantastiquement
actuelle.
En réalité, cette activité, cette
apparence d’activité, est parfaite pour se laisser emporter par le temps; mais
il est difficile de s’y abandonner, car faire quelque chose sans y penser ou
faire semblant de faire quelque chose exige précisément cette liberté déjà
paralysée par la vie passive d’Estragon et de Vladimir. C’est pourquoi Beckett
est toujours conséquent quand il laisse jouer ses deux personnages, même si
c’est inutile ; ils sont ainsi parce qu’ils ne sont pas à la hauteur de la
tâche qui consiste à organiser leurs moments de loisir,
Us y arrivent d’autant moins, à
vrai dire, qu’ils ne disposent pas encore, comme nous, de formes de distraction
bien définies et reconnues pour organiser leurs moments de loisir : ils ne
disposent pas du sport ou des sonates de Mozart; ils sont obligés d’inventer
leurs jeux, donc de choisir des activités dans l’arsenal des occupations
quotidiennes afin de les transformer en jeux destinés à passer le temps. Dans
ces situations où, nous qui sommes privilégiés, nous jouons au football, nous
n’avons plus besoin de réinventer chaque fois les règles du jeu. Estragon, lui,
joue da capo au jeu d’« enlever ses
chaussures-remettre ses chaussures », non pour qu’on se moque de lui mais pour
se moquer de nous, pour nous montrer, grâce au procédé de l’« inversion », que
notre façon de jouer (dont la reconnaissance publique dissimule encore
l’absurdité) n’est absolument pas meilleure que la sienne. L’inversion, dans la
scène où Estragon joue à « enlever ses chaussures-remettre ses chaussures », signifie que nous non plus, nous
ne jouons à rien d’autre qu’à enlever et remettre nos chaussures - quelque
chose de fantomatique, une action qui ne consiste qu’à faire semblant d’agir,
Finalement, la scène opère un retournement complet : « Quand nous enlevons et
remettons nos chaussures pour de vrai, dans notre vie quotidienne, ce n’est pas
un jeu distrayant, c’est clownesque, sans conséquence, et nous le faisons
uniquement dans l’espoir de passer le temps. Comme les deux personnages, nous
sommes condamnés au luxe et à la misère de l’inconséquence »; à ceci près que
les deux clowns savent qu’ils jouent alors que nous, nous
ne le savons pas. Les deux personnages sont ainsi devenus des gens sérieux, et nous
des personnages de farce. C’est ici que triomphe l’« inversion » de Beckett.
§ 6; Les antipodes
entrent en scène.
Avec
les personnages de Pozzo et Lucky, cette figure de pensée hégélienne, qui
représente le principe de l’histoire conçue comme une lutte continuelle, fait
son apparition sur la scène où, jusque-là, seul l’« être sans temps » agissait
- ou plutôt n’agissait pas. L’entrée en scène du nouveau couple intrigue le
spectateur pour de multiples raisons, et cela se comprend. D’abord pour des
raisons esthétiques : la stagnation que le spectateur, après s’en être d’abord
indigné, a finalement acceptée comme la « loi du monde de Godot » est désormais
troublée par l’irruption de personnages qui agissent vraiment, et de la façon
la plus sensible. C’est comme si, sous nos yeux, une image fixe se transformait
en film. À cela s’ajoute la difficulté de l'allégorie en tant que telle : car
celle-ci se distingue de presque toutes les allégories traditionnelles. Alors
que les allégories qui nous sont familières (la Vertu, la Liberté, la
Fécondité, etc.) ornent et habillent l’abstrait d’un vêtement sensible,
l’allégorie a ici pour tâche de déshabiller l’abstrait, pour révéler dans toute
leur nudité la bassesse et la misère, qui ne ressortaient pas suffisamment dans
la formule philosophique « maître et esclave », Le dévoilement est donc le sens de
cet habillage, le dêsiüusionnement la fonction de cette illusion théâtrale. La scène
dans laquelle la dialectique est examinée est elle-même dialectique : il est
donc parfaitement approprié qu’elle soit si intimidante - pas seulement pour
nous mais aussi pour Estragon et Vladimir, qui, pendant cette rencontre,
n’arrivent jamais vraiment à se départir d’une certaine timidité.
Mais
quelle que soit la timidité dont font preuve nos deux personnages lorsqu’ils
rencontrent le nouveau couple, il y a une chose qu’ils ne peuvent pas cacher :
c’est que celui-ci leur semble enviable. Il n’est plus nécessaire d’expliquer
cela : le cercle de l’interprétation se referme de lui-même. Qu’aux yeux de
ceux qui sont condamnés à « être sans temps », les lieutenants du temps, même
les plus misérables, passent pour des privilégiés, cela ressort clairement de
la description que nous avons donnée du caractère infernal de l'existence
privée de temps. On envie Pozzo, le maître, parce qu’il n’a pas besoin d’«
engendrer du temps » tout seul, d’avancer tout seul ou encore d’attendre Godot
: car Lucky le tire après lui. Et on envie Lucky, l’esclave, non seulement
parce qu’il « sait » aller au trot, mais parce qu’il doit le faire, car Pozzo
est derrière lui, au sens propre, et y veille. Bien qu’ils passent devant les
deux personnages privés de temps sans même savoir qu’ils l’ont déjà fait la
veille - donc en quelque sorte comme une « histoire aveugle » qui n’est pas
encore consciente de sa propre historicité -, ils sont pourtant, celui qui cire
comme celui qui est tiré, encore en mouvement et, de ce fait, aux yeux
d’Estragon et de Vladimir, ce sont des bienheureux. On peut donc facilement
comprendre qu’ils imaginent que Pozzo soit Godot lui-même (bien que celui-ci n’ait
jamais entendu prononcer ce nom et s’ingénie d’emblée à l’estropier), car le
fouet de Pozzo pourrait mettre fin à leur attente. Ce n’est pas non plus par
hasard que Lucky, la bête de somme, est appelé le « chanceux » : car s’il doit
tout porter, s'il passe sa vie à transporter des sacs de sable, il est en
revanche déchargé de tout; s’ils pouvaient occuper sa place, ils n’auraient
plus besoin de piétiner sur place, ils pourraient aller voir plus loin parce qu’ils devraient aller voir plus loin, leur enfer
serait devenu plus doux, et peut- être même qu’on leur jetterait de temps en
temps un os.
Toute tentative de trouver dans
cette image de l’homme et de son monde des traits qui soient encore, d’une
façon ou d’une autre, positifs ou seulement rassurants ne serait qu’une
dénégation. Et pourtant la pièce de Beckett se distingue, sur un point, de
presque tous ces documents nihilistes qui sont l’expression littéraire du
présent : elle s’en distingue par son ton. Le ton de ces documents est
habituellement celui d’un sérieux qu’on pourrait légitimement qualifier d’«
animal » (parce qu’il n’a pas encore la chaleur de l’humour humain), ou bien de
cynique (parce qu’il ne dépend déjà plus de l’homme) et donc à nouveau
inhumain. Quant au sérieux du clown - et nous avons montré à quel point la
pièce était clownesque -, il n’est ni animal ni cynique; il est plein d’une
tristesse qui, en reflétant le triste sort des hommes, rapproche leurs cœurs
et, ce faisant, les allège.
Ce
n’est pas un hasard si aucun personnage de notre siècle n’a suscité autant de
sympathie que le misérable personnage de Chaplin à ses débuts. La farce semble
être devenue le dernier refuge de l’amour de l’homme, la dernière consolation
de ceux que leur tristesse rend complices. Elle est tout ce qui pousse sur les
terres désespérément arides de l’absurdité ; le simple ton de l’humanité n’est qu’une maigre
consolation ; cette consolation ne sait ni pourquoi elle console ni quel Godot
elle fait espérer - elle prouve seulement que le réconfort des hommes est plus
important que la signification de leurs actes, et que ce n’est pas le
métaphysicien qui peut avoir le dernier mot, mais seulement l’ami de l’homme.
SUR
LA BOMBE ET LES CAUSES
DE NOTRE AVEUGLEMENT FACE À L’APOCALYPSE
Annihilation et nihilisme
Dans cette conversation nihiliste
ordinaire qui n’est sans doute qu’un simple échantillon de ce qui a lieu tous
les jours à des milliers d’exemplaires, le fait que l’homme existe « pour rien
» et le fait qu’il puisse être anéanti, le nihilisme et la bombe, ne sont plus
qu’une seule et même chose.
Puisque nous existons pour rien, la
bombe est justifiée, et puisque la bombe est là, nous ne valons plus rien, et
puisque nous ne valons plus rien, la bombe, de toute façon, n’aggravera pas les
choses, et puisque... et puisque... et puisque,., jusqu’à la nausée et
l'étourdissement, jusqu’à l’évanouissement et jusqu’aux faux triomphes, sans
que l’on sache où est la tête de cette argumentation et où est sa queue, quelle
est sa prémisse et quelle est sa conclusion. Le manège de ces semblants
d’arguments tourne autour de l’axe du néant. Qui ne saute pas en marche pour
détruire le manège n'en sortira pas vivant.