mercredi 5 mai 2021

Pères et fils - Tourguéniev

Pères et fils - Tourguéniev

 

Préface

La première tentative romanesque de Tourguémev, dans son propos très hégélien de montrer les hommes et la société russes se transformant selon le rythme dialectique de l'histoire, fut, tout naturellement, un roman-chronique intitulé Deux générations : l’essai fut un échec; il détruisit son manuscrit, plus de 500 pages rédigées dans l’année 1854. Finalement, ce fut une suite de romans relativement courts qui tint lieu de la chronique d’abord imaginée. Écrits plus vite, ils ont permis à l’auteur de coller de plus près aux fluctuations du milieu qu’il décrivait.

 

Pères et fils est conçu par Tourguéniev quelques mois à peine après la parution de À la veille. Les deux romans enregistrent l’un et l'autre le frémissement historique qui déstabilisa fondamentalement la « couche supérieure de la société cultivée » après 1855. La défaite de Sébastopol et la mort du « tsar policier » Nicolas Ier semblaient marquer le début d’une ère nouvelle ; les réformes entre­prises par Alexandre II, particulièrement l’abolition du servage mais aussi le relâchement de la censure, l’accès largement ouvert aux universités, la possibilité de contacts avec l’Europe rallièrent les libéraux au pouvoir, tandis qu’une génération d’« hommes nouveaux », d'ori­gine roturière, sitôt parvenus au premier niveau, matéria­liste et scientiste, d’une culture qui avait été jusque-là l’apanage des aristocrates, remplaçait la revendication réformiste désormais périmée par une opposition radi­cale, ouvertement révolutionnaire. Démocrates sans concessions, ces « hommes nouveaux » prétendent détrô­ner tous les anciens « principes » au nom de leur matéria­lisme positiviste. L’arène où se manifestent et s’imposent bientôt leurs leaders, Tchemychevski et Dobrolioubov, fut précisément Le Contemporain dont Tourguéniev était encore, en 1855, la grande vedette. L'opposition sociale et politique n’ayant d’autre moyen d’expression, dans la Russie tsariste, que la littérature et la critique littéraire, ce fut sous la bannière de l’anti-esthétisme que Tcherny- chevski rompit ses premières lances ; il reçut le soutien de Niékrassov, poète civique et rédacteur en chef de la revue.

 

L’histoire imaginée par Tourguéniev est, comme toujours, assez simple : le jeune Arcade Kirsanov, qui vient de terminer avec succès ses études à l’université de Saint-Pétersbourg, regagne la gentilhommière fami­liale au printemps [il est accompagné d’un ami de fraîche date, Bazarov, un étudiant en médecine plus âgé que lui, d’origine modeste et de convictions matérialistes, scien­tistes et révolutionnaires; en un mot, c’est un « nihi­liste », dont la force de caractère et l'intelligence ont subjugué Arcade. La confrontation des deux jeunes gens avec le père et l’oncle d'Arcade Kirsanovqui incarnent deux variantes bien typées de l’occidentalisme libéral à la mode dans les années quaranteest d’emblée assez rude ; Bazarov et Paul Kirsanov font tout pour l’enveni­mer et en viennent à se battre en duel, tandis que le père et le fils se cantonnent dans une incompréhension mutuelle qui reste tolérante et affectueuse. Mais alors que Bazarov fait figure de vainqueur dans le conflit de générations, il connaît en amour une défaite cruelle pour son orgueil : Mme Odintsov, une belle et riche veuve du voisinage, un moment attirée par lui, refuse de répondre à sa passion. Cet échec ébranle profondément Bazarov qui se disait d’une autre trempe que les générations antérieures paraly­sées par leurs sentiments et leurs idéaux ; il perd sa foi dans la raison et le progrès, découvre sa propre faiblesse et l’absurdité du monde, et finit par aller au-devant d'une mort elle aussi absurde et inutile. Tandis que l’oncle Paul, vieux romantique racorni, choisit de s’expatrier et mène à Dresde une vie amoindrie qui lui est encore un fardeau, tout finit bien pour les homrnes au bon cœur et à l'esprit modéré : Nicolas Kvrsanov épouse sa concubine, et Arcade la jeune sœur, bien dotée, de Mme Odintsov.

 

 

Quand Bazarov découvre que sa vie, qu’il croyait déterminée par la seule logique et dirigée par sa seule volonté, est la résultante d’une série de hasards (comme sa rencontre avec Mme Odintsov), quand il observe les ravages de la passion sur son tempérament de lutteur, il perd rapidement toute sa foi dans la raison et dans l’histoire envisagée comme un progrès hégélien : qu’il ne fût qu’un infime rouage dans cette histoire n’avait rien pour abattre sa confiance ; mais saisir soudain l’absurdité immense, globale, de sa vie et de la vie du monde le conduit à hâter sa mort en sollicitant quelque peu le hasard.

 

Pères et fils

 

 — Il est nihiliste. |

— Comment? » demanda Nicolas Pétrovitch; et Paul Pétrovitch leva en l’air son couteau garni d’un morceau de beurre à son extrémité et s’immobilisa dans cette position.

Il est nihiliste, répéta Arcade.

— Nihiliste, dit Nicolas Pétrovitch. Cela vient du latin nihil, rien, autant que je puis en juger; donc ce mot désignerait un homme qui... qui ne veut rien reconnaître ?

              Dis plutôt : qui ne respecte rien, rectifia Paul Pétrovitch en reprenant la confection de sa tartine.

              Qui envisage tout d'un point de vue critique, précisa Àrcade.

              N'est-ce pas la même chose? demanda Paul Pétrovitch.

              Non, pas du tout. Un nihiliste, c'est un homme qui ne s'incline devant aucune autorité, qui ne fait cf'aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé.

              Et l'on s'en trouve bien? l'interrompit Paul Pétrovitch.

Tout dépend de l'individu, mon oncle. Certains s'en trouvent bien, et d'autres très mal.

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              Un honnête chimiste est vingt fois plus utile que n'importe quel poète, l'interrompit Bazarov.

              Tiens donc, dit Paul Pétrovitch en haussant imperceptiblement les sourcils comme s'il était sur le point de s'endormir. Faut-il comprendre que vous ne croyez pas à l'art ?

              À l'art de faire de l'argent ou de guérir les hémorroïdes! s'exclama Bazarov avec une grimace de mépris.

              Ah ! Ah ! Vous jugez bon de plaisanter, à ce que je vois. C'est donc que vous rejetez tout cela? Soit. Dès lors vous ne croyez que dans la science ?

Je vous ai déjà prévenu que je ne croyais à rien; et puis, qu'est-ce que c'est que la science, la science en général? Il y a des sciences, comme il y a des métiers, comme il y a des professions; mais la science en général, ça n'existe pas.

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En 48, cette différence s’était réduite : Nicolas Pétrovitch avait perdu sa femme, Paul Pétrovitch avait perdu ses  souvenirs ; après la mort de la princesse, il s’efforçait de ne plus penser à elle. Mais Nicolas avait pour lui la conscience d’avoir bien mené sa vie, son fils grandis­sait sous ses yeux; au contraire, Paul, vieux garçon solitaire, abordait un âge de la vie trouble et crépuscu­laire — âge des regrets qui ressemblent à des espoirs et des espoirs qui ressemblent à des regrets —, cet âge où lion n’est plus un jeune homme et où l’on n’est pas encore un vieillard.

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— Hé ! qui parle de le mépriser ? rétorqua Bazarov.

N’empêche : je dis, moi, qu'un homme qui a tout misé Bur l’amour d’une femme et qui, lorsque cette carte lui enlevée, se retrouve assommé, effondré, et se laisse Hier au point de n etre plus bon à rien, je dis que cet homme n'est pas un homme, n’est pas un mâle. Tu prétends qu'il est malheureux: possible; tu le sais mieux que moi ; mais il lui reste encore une bonne dose d'insanité. Je suis persuadé qu’il se prend sérieuse- ment pour un homme efficace, parce qu’il lit cette feuille de choux de Galignani et sauve du fouet un paysan une fois par mois.

— Mais enfin, souviens-toi de son éducation, de l'époque à laquelle il a vécu, dit Arcade.

— L’éducation ? répéta Bazarov. Chacun doit faire ma propre éducation, comme moi, tiens, par exemple... Quant à l'époque, pourquoi serait-ce moi qui dépendrait de l'époque ? Qu’elle dépende plutôt de moi, elle, au contraire. Non, mon vieux, tout ça c’est du laisser- Aller, c’est du vide ! Et ces histoires de relations mystérieuses entre un homme et une femme? Nous autres physiologistes nous savons bien ce qu’il en est. Etudie-moi un peu l’anatomie de l’œil, et dis-moi où il perche, ce fameux regard " énigmatique"? Tout ça, c’est du romantisme, du vent, du pourri, de l’ “ art " Allons plutôt regarder mon scarabée »

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L’important est que deux fois deux font quatre, et tout le reste n’est que du vent.

              La nature aussi ? dit Arcade en regardant d'un air ! songeur l’immensité des champs de couleurs différentes que le soleil, déjà assez bas, éclairait d’une  lumière somptueuse et délicate.

              La nature aussi c’est du vent, au sens où tu entends ce mot. La nature n’est pas un temple, mais un  atelier fait pour que l’homme y travaille. »

En cet instant précis les notes lentes d’un violoncelle parvinrent de la maison à leurs oreilles. Quelqu'un jouait avec âme, encore que d’une main malhabile, L'Attente de Schubert, et la mélodie exquise se répan­dait dans les airs comme un flot de miel.

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— Avec cela, cher monsieur (quand il était en colère, Paul Pétrovitch disait exprès " èftim * et * èfto7 ", tout en sachant pertinemment que ces formes n'étaient pas admises par la grammaire. Ce travers était chez lui une survivance de vieilles traditions datant d’Alexandre. En ce temps-là, dans les rares occasions où les grands! personnages parlaient leur langue maternelle, ils employaient les uns èfto, les autres èkhto, ce qui signifiait : nous sommes de vrais Russes, des Russes du terroir, et en même temps nous sommes de hauts! dignitaires qui peuvent se permettre de mépriser les! règles de la grammaire scolaire), avec cela je veux prouver que si l'on n’a pas le sentiment de sa propre dignité, le respect de soi-même — et de tels sentiments sont fort développés chez l'aristocrate —, on n'a pas de  fondement solide pour le... pour le * bien public*,pour  l’édifice social. La personne, cher monsieur, voilà! l’essentiel ; la personne humaine doit être ferme.

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              Nous agissons en vertu de ce que nous reconnais- , ! sons comme utile, dit Bazarov. À l’époque actuelle, ce qu’il y a de plus utile c’est la négation. Donc nous!  nions.

              Tout?

              Tout.

              Comment, tout ? Non seulement l’art, la poésie.. ' mais même la... j’ose à peine le dire...

              Tout », répéta Bazarov avec un calme indescriptible.

Paul Pétrovitch le regarda les yeux ronds. Il ne s’attendait pas à cela, et Arcade en rougit de plaisir.

« Tout de même, si je puis me permettre d’interve­nir, dit Nicolas Pétrovitch, vous niez, tout ou plus exactement vous détruisez tout... Mais enfin il faut bien construite aussi.

              Cela n’est pas notre affaire... Il faut d'abord  déblayer le terrain.

 — La condition actuelle du peuple l’exige, ajouta Arcade d’un air important ; nous devons répondre à ces exigences, nous n’avons pas le droit de nous adonner à  la satisfaction de notre égoïsme personnel. »

Apparemment cette dernière phrase n’eut pas l’heur de plaire à Bazarov ; elle dégageait un relent de philoso­phie, autrement dit de romantisme, car Bazarov appe­lait romantisme même la philosophie ; mais il ne jugea pas utile d’infliger un démenti à son jeune disciple.

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«Hum!.., Agir, détruire... Mais comment peut-on détruire sans même savoir pourquoi ?

— Nous détruisons parce que nous sommes une force », déclara Arcade.

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Mais rejeter la poésie ? ne pas être sensible à l’art, à la nature ?... » se reprit-il à penser.

Et il regarda autour de lui, mû, semblait-il, par le besoin de comprendre comment on pouvait ne pas être sensible à la nature.

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e cynisme de Bazarov choqua Arcade, mais, comme cela se produit souvent, il n'exprima pas à son camarade le vrai grief qu'il avait contre lui...

« Pourquoi ne veux-tu pas tolérer la liberté de pensée chez les femmes ? dit-il à mi-voix.

— Mon vieux, parce que, d'après mes observations, I les seules femmes qui pensent librement sont des horreurs. »

 

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De plus, l’interrompit Bazarov, à quoi sert-il de parler de l’avenir et d’y penser alors que la plupart temps l’avenir ne dépend pas de nous ? Si l'occasion se présente un jour de faire quelque chose, tant et si elle ne se présente pas, du moins pourra-t-on se féliciter de ne pas avoir bavardé inutilement..

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Il faudrait organiser la vie de telle sorte que chacun de ses instants ait une signification, dit rêveusement Arcade.

 — À qui le dis-tu ! Tout ce qui signifie quelque chose est exquis, même si la signification est fausse, comme  c'est souvent le cas d’ailleurs; on peut même se  résigner à la non-signification, d'ailleurs... mais les vétilles, les vétilles... voilà notre malheur.

 — Les vétilles n’existent pas pourvu qu’on refuse de  leur accorder de l'importance.

              Hum... Ce que tu viens de dire est un lieu commun I à rebours.

              Quoi ? Qu’est-ce que tu appelles par ce nom ?

              Tiens : dire par exemple que l’instruction est utile est un lieu commun ; mais dire que l’instruction est nuisible est un lieu commun | rebours. Ça vous a un petit air recherché, mais en réalité ça revient au même.

              Et la vérité, alors, où est-elle ? de quel côté?

              Où? je te répondrai comme l’écho : où?

Tu es d’humeur mélancolique, aujourd’hui, ; Eugène.

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              C'est curieux ! je ne hais personne, dit Arcade après un moment de réflexion.

Et moi tant de gens. Tu es une âme tendre, une poule mouillée, comment pourrais-tu haïr!... Tu es timide, tu n'as guère confiance en toi...

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