Les différentes régions du ciel – Christian Bobin
La cristallerie de la reine
L’écriture est le plus solide pilier du monde et des étoiles. Qu’il lâche et tout lâche.
Cimetières et librairies sont les derniers endroits civilisés.
Un vrai livre doit favoriser mille interprétations et les brûler toutes.
Je dors dans le noir, je me réveille dans le noir, je mange dans le noir, je lis dans le noir, je marche dans le noir, je passe ma vie dans le noir et quand dans ce noir je commence à écrire – je ne trouve que la lumière, partout la lumière.
L’eau des miroirs
Tout, absolument tout n’existe que pour anéantir et ruiner d’avance ces rencontres, faire en sorte qu’elles soient nulles et non avenues, qu’elles ne soient rien de plus qu’un arrangement nouveau de l’ordre ancien du monde.
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Attendre, attendre, savez-vous ce que c’est que d’attendre ce qui ne peut venir, ce qui ne viendra pas ?
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La nuit de la ville était plus que la nuit, plus que l’arrêt momentané de toute activité.
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Je fermais mes yeux sur le monde pour te chercher dans la chambre noire des mots.
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Je n’ai jamais su lire. Les histoires m’ennuyaient, celles qui pouvaient se raconter. Elles me laissaient une légère amertume. Comme si j’avais mâché des ombres, croqué des galets, regardé la couleur de la nuit, du noir.
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Tu vivais dans un temps dont tu inventais chaque seconde.
Souveraineté du vide
Les livres. Ils sont sur ma table. Je les ai ouverts, au hasard. Je les ai feuilletés. Un apaisement est venu dont je ne savais pas avoir besoin. Un bonheur de lire, antérieur à l'acte même de lire. Une lumière dérobée par ce premier regard, distrait, rapide. Une lumière anticipant la lumière enclos de ses pages. Puis j'ai refermé les livres. Plus tard. La lecture viendrait plus tard, bien plus tard. La nuit convenait mieux, pour lire, la nuit convient mieux, cette égalité enfin établie entre l'obscurité du dedans et l'obscurité du dehors. Je suis parti. Je suis allé me promener, j'ai vu des gens. L'idée m'est venu de vous écrire une lettre, cette lettre, l'idée d'une lettre infinie, sans suite. Interrompue, souvent, comme est interrompue la lecture, comme est révoqué l'état de lecteur, l'état d'absence, par le bruit d'une porte qui se ferme, par l'avancée soudaine de l'aube, par le désastre du sommeil.
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Il est un livre que j’ai lu et relu, mille et une fois, qui n’existe pas. J’ai pensé l’écrire. Je ne l’écrirai pas.
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Si je vous écris, c’est à partir de cette solitude, de ce silence qui mesure notre égalité, notre distance aussi bien. Cette donnée incontournable de la solitude. La mienne. La vôtre. Solitude toujours plus grande, illimitée
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Les mots fleurissent et poussent dans tous les sens, de toutes espèces
L’enchantement simple
La joie mauvaise de l’écriture, la destruction du cœur malade, corrompu par le mensonge d’une mémoire. Tout écrire, tout détruire et d’abord vous, l’illusion de vous, pour enfin vous découvrir, vous, la pierre lavée par le déluge, le nom blanchi par les injures.
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Ecrire, toucher du doigt la voûte céleste du silence, le ciel bas du langage, écrire. La conscience de ces choses est obscure.
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La traversée du langage à rebours. Ecarter ces mots qui compromettent une issue en la désignant de trop lin ; épreuves, ascèse. Pour l’heure, le mot d’aventure, seul, me convient, pour ce qu’il présuppose en lui d’échec et d’une irrépressible nostalgie pour un pays natal dont chaque phrase m’éloigne un peu plus.
Le huitième jour de la semaine
Qu'est-ce donc que la vie ordinaire, celle où nous sommes sans y être ? C'est une langue sans désir, un temps sans merveille. C'est une chose douce comme un mensonge. Je connais bien cet état. J'en sais - par le cœur - la banalité et la violence. L'âme y est comme une ruche, vidée de ses abeilles.
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Longtemps je laisse s’accomplir en moi ce lent mouvement vers l’inconnu, cette plus haute forme de la connaissance : le rêve, l’adoration du silence.
Lettres d’or
Il y a ces deux choses en nous : l’amour et la solitude.
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Lire, écrire. Celui qui écrit est séparé de toute société, et d'abord de celle qu'il forme avec soi. C'est d'un même mouvement qu'il s'efface dans le jour, et que le ciel s'avance sur la page. La phrase, c'est le rythme, c'est le souffle, et le souffle c'est l'âme non entravée dans sa capacité de jouir. Allant et venant. Inspirant, expirant.
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Aimer quelqu'un, c'est le dépouiller de son âme, et c'est lui apprendre aussi - dans ce rapt - combien son âme est grande, inépuisable et claire. Nous souffrons tous de cela : de ne pas être assez volés. Nous souffrons de forces qui sont en nous et que personne ne sait piller, pour nous les faire découvrir.
La part manquante
L’oiseau du livre est demeuré intact sous la cendre. Des exemplaires ont été saisis. Ils étaient aussitôt recopiés. C’est long de recopier un livre. Il faut une patience enfantine, un grand oubli de soi. Les copistes attiraient sur eux la même puissante colère. Ils écrivaient quand même : il y a des choses plus durables que la mort, il y a des amours bien plus clairs que de vivre. Le livre, on le découvre peu à peu.
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Partout la soif de gouverner, le goût d’anéantir.
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Nous existons si peu. Lorsque nous disons « moi », nous ne disons rien encore, un simple bruit, l’espérance d’une chose à venir. Nous n’existons qu’en dehors de nous, dans l’écho de si loin venu, et voici que l’écho se perd et qu’il ne revient plus.
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L’autre parole est inaudible, celle qui sert pour le monde.
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Ne rien attendre – sinon l’inattendu. Ce savoir-là me vient de loin. Ce savoir qui n’est pas un savoir, mais une confiance, un murmure, une chanson. Il me vient du seul maître que j’aie jamais eu : un arbre. Tous les arbres dans le soir frémissent. Ils m’instruisaient par leur manière d’accueillir chaque instant comme une bonne fortune.
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L’art de marcher est un art contemplatif. D’abord on regarde ce qu’on passe, ensuite on le devient.
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Le travail : du néant. La pensée : du néant. Le monde : du néant. L’écriture qui est travail, pensée et monde : néant. Reste l’amour qui nous enlève de tout, sans nous sauver de rien. La solitude est en nous comme une lame, profondément enfoncée dans les chairs.
Une petite robe de fête
Tu lis juste ce qu’il faut, par obligation. Plus de joie là-dedans, pas non plus de plaisir : rien que de l’obéissance, ce qu’il faut d’obéissance pour aller jusqu’à la fin des études, aux portes du désert. Après tu ne lis rien, même pas le journal tu fais partie de ces gens qui n’ont pas un seul livre dans leur maison – ces gens-là, un vrai mystère pour les écrivains, ces maisons sous les sables, ces vies où rien ne peut entrer, ni le diable ni les livres.
La plus que vive
Nous lisons mal et bien trop vite. Dans cette parole si connue de Thérèse d’Avila, le mot important, que négligent presque tous les lecteurs, est le mot « comme » : « L’amour est fort comme la mort. » Tu n’as jamais rien cru d’autre.
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Il y a quelque chose de terrible dans chaque vie. Il y a dans le fond de chaque vie, une chose terriblement lourde, dure et âpre. Comme un dépôt, un plomb de tristesse, une tache de tristesse. A part les saints et quelques chiens errants, nous sommes tous plus ou moins contaminés par la maladie de la tristesse.
Autoportrait au radiateur
Toutes nos peurs viennent de l’enfance. La beauté y répond en nous racontant ses histoires. C’est l’ogre qui s’assied au chevet de l’enfant, qui ouvre le livre et commence à lire : « Il était une fois... »
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J’ai rendez-vous chaque matin avec la beauté du monde. La beauté du monde est assise en face de moi. La beauté du monde change de chaise chaque jour. La beauté du monde, à mon réveil, s’appuyait, rêveuse, sur le portail blanc d’une maison de l’autre côté de la rue. Hier la beauté du monde était assise en tailleur sur les fleurs que je venais d’acheter, des roses d’un blanc crémeux. La beauté du monde est discrète, connaît la splendeur de l’humilité. La beauté du monde sait se rendre invisible et passer incognito sur les ailes de Mozart ou dans les cavalcades de Bach. La beauté du monde ne dédaigne pas non plus le jazz. La beauté du monde est belle de ne rien dédaigner. Tout lui est refuge, temple, scène. La beauté du monde a posé ses mains de neige sur mes épaules. Elle m’a regardé droit dans les yeux, m’a dit : toi, tu devrais faire comme moi, longtemps dormir, longtemps mourir, une cure d’absence et de silence, regarde comme ça me va bien. Et la beauté du monde s’est mise à danser sur le bureau – une danse maladroite, adorable. J’ai souri. Je me suis préparé une troisième tasse de café, les deux premières ne comptent pas, les deux premières ne comptent jamais. La beauté du monde s’est assise au bord de la tasse, m’a dit : devine d’où vient ma fraîcheur. Je ne sais pas, lui ai-je répondu, écarte-toi un peu, je ne veux pas t’avaler avec mon café. La beauté du monde a éclaté de rire, a fait le tour de l’appartement, mis son nez dans mes carnets, ramassé un pull qui avait glissé d’un fauteuil, s’est penchée à la fenêtre, s’est retournée en criant : ma fraîcheur, tu sais, c’est parce que je désespère et que j’espère dans le même temps, à chaque seconde, ça me va bien au teint, tu ne trouves pas ? Puis la beauté du monde est partie dans toutes les directions à la fois et je suis allé me préparer une quatrième tasse de café.
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Il n’y a jamais eu de distinction réelle entre la parole et l’écriture. L’écriture est la sœur cadette de la parole. L’écriture est la sœur tardive de la parole où un individu, voyageant de sa solitude à sa solitude de l’autre, peuple l’espace entre les deux solitudes d’une Voie lactée de mots. Ce qui nous parle, c’est ce qui nous aime.
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Nous sommes plusieurs dans « Moi ». Dans ce plusieurs, un muet, par instants, prend le pouvoir, au grand soulagement des autres qui en profitent pour bavarder entre eux.
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Je suis une place vide, balayée par les clartés confuses de mars. Je suis un platane dans la cour d'une école maternelle, un dimanche. Je suis une maison de briques rouges, près d’une mine fermée. Je suis du linge qui sèche dans le grenier d’une maison de campagne. Je suis une poussière sous un lit, une image oubliée dans un livre, un tissu dans une camionnette à la fin du marché. Je suis partout om quelque chose attend sans attendre. Je me nourris de ce que le monde néglige. Je prends conseil auprès de ces choses sans valeur. Je prends conseil et je prends soin, j’écris.
Le Christ aux coquelicots
C’est la vanité qui fait les livres. C’est si beau que tu n’aies jamais rien écrit.
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La mort nous purifie. Quand nous mourrons, tout le mal que nous avons fait s’évapore come une buée.
Les ruines du ciel
L’âme est une pierre détachée d’une montagne de lumière. Elle roule jusqu’à la vitre noire de la mort qu’elle fait voler en éclats.
La nuit du cœur
Il faudrait n’écrire que comme le dormeur qui s’arrache une seconde à la momie de son corps, murmure une parole puis revient à son néant.
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Les rêves ont force de poème. Ce sont les rocs du langage. Ils apparaissent à marée basse, ruisselants d’algues. Je reviens parfois à ce rêve de Sète, comme à ces endroits om mon absence à moi-même fut assez grande pour que s’y produise une révélation.
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Les livres sont comme la vie : ils s'éloignent après nous avoir parlé. De leur passage demeure une couleur, la déclaration de guerre d'un rire, l'intelligence d’un silence, un détail. Ce détail se referme sur le tout et le protège.
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L'irrépressible besoin d'être sauvé " : cette phrase m'est venue au réveil, elle m'a tiré par la manche toute la journée. Elle n'était pas gaie, elle n'était pas triste. Lentement, toute la journée elle a traversé mon cœur. Quand un avion dans le ciel de nuit clignote, on le voit, puis on ne le voit plus, puis il revient. Quelque chose passe, avec une phrase à bord - "l'irrépressible besoin d'être sauvé ". Il faisait beau puisque j'étais en vie. J'ai mis du temps à entamer la conversation avec cette phrase. D'abord, sauvé de quoi? lui ai-je demandé. Je trichais, je connaissais la réponse : sauvé de tout - de la grâce et de la laideur, de l'amour et du manque d'amour. Partout que des abîmes. Il y a un amour plus haut que l'amour. C'est vers lui que s'élevait timidement cette phrase, ce besoin irrépressible d'être sauvé.
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Les personnes, nous ne les voyons que deux fois. Quand elles nous apparaissent, puis quand elles nous quittent. Le reste du temps elles n'habitent qu'un étage d'elles-mêmes. Voir quelqu’un, c’est découvrir son visage à toutes les fenêtres d’un immeuble en même temps.
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L’écriture est un flacon d'acide. Une goutte suffit pour trouer le crâne. Nos crânes sont en calcaire et l’abbatiale en pierre. Ils protègent quelques chose d’invisible jusqu’au jour où cette chose n’a plus besoin de protection en envoie voler pierres et os. La mort est l’instant où l’âme atteint sa plus grande force. Une coquille creuse, une église vide, une vanité : ce que nous appelons la beauté, c’est un reste.
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Ce livre est un combat entre moi et mi. Je ne désespère pas de le gagner.
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Je lis un livre qui me lit – c’est l’infini en acte, le mécanisme de la grâce. Le nouveau-né regarde sa mère qui le regarde. L’éternel naît du court-circuit.
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Tout est faux dans l’amour, tout est doué de cette fausse lucidité des ivrognes, mais cette erreur est le chemin du paradis. Elle est la vérité des vérités.
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Est-il possible de traverser ce monde en poète ? Je l'ignore mais je sais que c'est la seule vie désirable. Et qu'on en sorte détruit n'a aucune importance. Il est triste, le regard des vainqueurs. Le soir tombe. Leurs victoires leur reviennent comme des enfants. Ils voient, mais "tard, qu'elles n'étaient que malchances.
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Les poèmes sont des pièges qu'on pose dans la forêt du langage et qu'on recouvre de silence.
On vient de temps en temps les relever, voir si un ange s'est fait prendre. On reconnaît un ange à son humanité.
Pierre,
Je me moque de la peinture. Je me moque de la musique. Je me moque de la poésie. Je me moque de tout ce qui appartient à un genre et lentement s’étiole dans cette appartenance. Il m’aura fallu plus de soixante ans pour savoir ce que je cherchais en écrivant, en lisant, en tombant amoureux, en m’arrêtant net devant un liseron, un escargot ou un soleil couchant. Je cherche le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toutes les définitions.
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J'enfonce ma tête dans le papier, je creuse une galerie, quand je rencontre une racine ou un rocher, je fais demi-tour, je repars ailleurs, chercher l’issue à ce voyage, à cette nuit, à la vie entière.
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Quand je mourrai d’ennui de n’être que moi-même à la faculté de philosophie, quand par la fenêtre mansardée du grenier de Dijon qui me servait de chambre je contemplais un amoncellement de tout et d’ignorances couleurs ardoises, cette ville m’apparaissait comme un désordre de chapeaux claque écrasée.
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