mardi 22 avril 2025

Poésies - Hans Magnus Enzensberger

 Poésies - Hans Magnus Enzensberger

 

Les semble-morts


Les semble-morts attendent devant les guichets des trusts, 
comateux, ils attendent, des deux poumons fumant, 
devant les poids et mesures et les bureaux de placement. 
Leur morne et blême jubilation se déploie 
tout au long des grilles de guichets sans nombre 
tel un gigantesque journal dans le vent.

Comme ils dodelinent de la tête avec ensemble! 
Comme ils sont braves et bien en rang! et quelle 
dextérité pour manier les cartes perforées, 
les chèques et les billets de confession!
Dans des porte-documents transportent 
leurs cheveux coupés ras, et chacun d’eux 
dans ses deux bas garde en réserve 
dix doigts de pied.

Outre cela mangent et de leurs dix doigts
de semble-morts dépècent des carcasses de charogne,
et la nuit, pour calmer les sinistres clameurs de leurs entrejambes,
se multiplient, aux heures de fermeture des guichets,
engendrant de semble-morts témoins,
qu’au matin ils déclarent, en rejetant la fumée
de leurs comateuses bouches, aux
préposés-aux-déclarations,
afin qu’on ne les enterre pas. 

Mais qui leur donne pommes et baisers?
Qui donc les éveille» qui leur donne malgré tout
des immortelles» qui décrasse leurs bronches
de ces croûtes de suie, qui les dépouille
de leurs journaux, qui sème un peu d’ardeur
sur leurs bouches gloutonnes, qui brosse la cendre de leurs
qui balaye la peur de leurs paires d'yeux pâles, cheveux,
qui leur fait des cadeaux, qui délie, ravit, oint de chrême,
qui éveille les semble-morts d'entre les morts,
et qui les absout?

Devant les guichets des banques ils attendent,
sous des avalanches de journaux et de bulletins de vote,
ils attendent sous un ciel où, comme en un cinéma de banlieue,
alternent l'ombre et la lumière,
comme entre le grand film et les actualités,
comme entre le champ de bataille et la morgue,
ils attendent devant les guichets des décès, ils attendent
les semble-morts leur certificat de décès,
expulsant la fumée de leurs braves poumons incolores,
et tout en pataugeant dans leur morne jubilation,
ils attendent, séparés, l’heure de la séparation.

A l’aveuglette
 
La victoire
sera l’affaire de ceux qui voient
les borgnes
l’ont prise en main
pris le pouvoir
et fait l’aveugle roi

près de la frontière verrouillée 
des policiers qui jouent à colin-maillard 
de temps en temps attrapent un oculiste 
recherché pour activités 
antigouvernementales

l’ensemble des autorités porte 
un petit emplâtre noir 
sur l’œil droit
au bureau des objets trouvés traînent 
déposées par des chiens d’aveugles 
limettes et loupes sans propriétaires

de jeunes astronomes zélés
se font mettre des yeux de verre
des parents qui voient loin
enseignent au bon moment à leurs enfants
l’art de loucher progressivement
l'ennemi passe en fraude l’eau boriquée 
pour la conjonctive de ses agents 
cependant que de respectables citoyens 
considérant les circonstances 
n’en croient pas leurs yeux 
se jettent poivre et sel à la tête 
tâtent en larmoyant tout ce qu’il faut voir 
et apprennent le braille

le roi aurait déclaré récemment 
qu’il voit l’avenir d’un œil confiant


Moi, le Président et les castors
 
Tremble la guêpe dans l’ambre 
et dans le vacarme des engins.
Les selles du Président sont 
normalisées. Les cerises 
ignorent son nom.
Dans les kolkhozes les bœufs 
rêvent de haut trèfle 
et non des faux frais 
graissés au sang
non plus que des intérêts sur les cendres.

La création ne nous porte plus 
aucun intérêt. A jamais 
dégoûtés de nous muets 
dronte zibeline albatros.
Des castors la patience 
finira par prendre fin. Nous seuls 
jusqu’au bout souillés 
de télégrammes, demeurons, 
changeant de mot de passe 
de meurtre en meurtre : 
hache de pierre ou cobalt.

Tous deux inoffensifs
nous nous faisons : insomniaque
le Président entre deux piqûres,
et moi pelant une pomme 
dans ma paisible maison, 
comme si le crime n’existait pas :
nous sommes déjà oubliés.

Bibliographie
 
Ceci est écrit pour toi.
Circonvolutions sous l’écorce, 
Vibre-écriture sous les tempes, 
chemins de fourmis.

Ce n’est pas de l’Art.

Circuit imprimé,
communisme,
polypeptide,
primevères électroniques,
alouettes à programmation cybernétique.

Prends et lis 
vieux suicidé.

Manifestes génétiques, 
permutations, trilles.
Tout cristal un chef-d’œuvre.
Fabriquer des yeux de libellule
ce n’est pas de l’Art,
plus simple de construire des empires.

Cette ortie
pourrait être signée par Proust : 
système réactif du deuxième degré 
ultrastable.

Quand ce livre arrivera entre tes mains 
peut-être pour le lire 
fera-t-il déjà trop noir.

Si les libellules peuvent 
se passer de nous 
nous n’en savons rien.
Mais c’est probable.

Jette donc le livre 
et lis.

Tableau d'ombres
 
Je peins la neige 
je m’acharne 
à peindre à plomb 
avec un gros pinceau 
sur cette page blanche 
la neige

je peins la terre 
je peins l’ombre 
de la terre la nuit 
je ne dors pas 
je peins 
toute la nuit

la neige tombe à plomb 
et s’acharne 
sur ce que je peins 
une grande ombre 
tombe
sur mon tableau d’ombres

sur cette ombre 
je m’acharne à peindre 
avec le gros pinceau 
de la nuit
mon ombre minuscule. 


Ombrage
 
Les ombres piétinent 
mon ombre 
les combats d'autrefois 
sont des combats pour rire 
les femmes d’autrefois 
des ombres-femmes 
le ciel un ciel sombre 
d’autrefois
ombres sont mes années

jadis toute proche 
caresse ou menace 
aujourd’hui telle une ombre 
derrière moi
cris et murmures d’autrefois 
le vent les ombre 
et derrière moi les visages 
couleur d'ombre

ombres sont mes nuits
couleur de morelle noire 
ombres sont mes œuvres

et moi aussi je suis une ombre 
projeté vers l'avenir 
par d'autres ombres
vers d’autres nuits 
d’autres visages 
de nouvelles œuvres

ombres sont mes œuvres

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire