Poésies - Hans Magnus Enzensberger
Les semble-morts
Les semble-morts attendent devant les guichets des trusts,
comateux, ils attendent, des deux poumons fumant,
devant les poids et mesures et les bureaux de placement.
Leur morne et blême jubilation se déploie
tout au long des grilles de guichets sans nombre
tel un gigantesque journal dans le vent.
Comme ils dodelinent de la tête avec ensemble!
Comme ils sont braves et bien en rang! et quelle
dextérité pour manier les cartes perforées,
les chèques et les billets de confession!
Dans des porte-documents transportent
Dans des porte-documents transportent
leurs cheveux coupés ras, et chacun d’eux
dans ses deux bas garde en réserve
dix doigts de pied.
Outre cela mangent et de leurs dix doigts
de semble-morts dépècent des carcasses de charogne,
et la nuit, pour calmer les sinistres clameurs de leurs entrejambes,
se multiplient, aux heures de fermeture des guichets,
engendrant de semble-morts témoins,
qu’au matin ils déclarent, en rejetant la fumée
de leurs comateuses bouches, aux
préposés-aux-déclarations,
afin qu’on ne les enterre pas.
Outre cela mangent et de leurs dix doigts
de semble-morts dépècent des carcasses de charogne,
et la nuit, pour calmer les sinistres clameurs de leurs entrejambes,
se multiplient, aux heures de fermeture des guichets,
engendrant de semble-morts témoins,
qu’au matin ils déclarent, en rejetant la fumée
de leurs comateuses bouches, aux
préposés-aux-déclarations,
afin qu’on ne les enterre pas.
Mais qui leur donne pommes et baisers?
Qui donc les éveille» qui leur donne malgré tout
des immortelles» qui décrasse leurs bronches
de ces croûtes de suie, qui les dépouille
de leurs journaux, qui sème un peu d’ardeur
sur leurs bouches gloutonnes, qui brosse la cendre de leurs
qui balaye la peur de leurs paires d'yeux pâles, cheveux,
qui leur fait des cadeaux, qui délie, ravit, oint de chrême,
qui éveille les semble-morts d'entre les morts,
et qui les absout?
Qui donc les éveille» qui leur donne malgré tout
des immortelles» qui décrasse leurs bronches
de ces croûtes de suie, qui les dépouille
de leurs journaux, qui sème un peu d’ardeur
sur leurs bouches gloutonnes, qui brosse la cendre de leurs
qui balaye la peur de leurs paires d'yeux pâles, cheveux,
qui leur fait des cadeaux, qui délie, ravit, oint de chrême,
qui éveille les semble-morts d'entre les morts,
et qui les absout?
Devant les guichets des banques ils attendent,
sous des avalanches de journaux et de bulletins de vote,
ils attendent sous un ciel où, comme en un cinéma de banlieue,
alternent l'ombre et la lumière,
comme entre le grand film et les actualités,
comme entre le champ de bataille et la morgue,
ils attendent devant les guichets des décès, ils attendent
les semble-morts leur certificat de décès,
expulsant la fumée de leurs braves poumons incolores,
et tout en pataugeant dans leur morne jubilation,
ils attendent, séparés, l’heure de la séparation.
A l’aveuglette
La victoire
sera l’affaire de ceux qui voient
les borgnes
l’ont prise en main
pris le pouvoir
et fait l’aveugle roi
près de la frontière verrouillée
sera l’affaire de ceux qui voient
les borgnes
l’ont prise en main
pris le pouvoir
et fait l’aveugle roi
près de la frontière verrouillée
des policiers qui jouent à colin-maillard
de temps en temps attrapent un oculiste
recherché pour activités
antigouvernementales
l’ensemble des autorités porte
l’ensemble des autorités porte
un petit emplâtre noir
sur l’œil droit
au bureau des objets trouvés traînent
au bureau des objets trouvés traînent
déposées par des chiens d’aveugles
limettes et loupes sans propriétaires
de jeunes astronomes zélés
se font mettre des yeux de verre
des parents qui voient loin
enseignent au bon moment à leurs enfants
l’art de loucher progressivement
de jeunes astronomes zélés
se font mettre des yeux de verre
des parents qui voient loin
enseignent au bon moment à leurs enfants
l’art de loucher progressivement
l'ennemi passe en fraude l’eau boriquée
pour la conjonctive de ses agents
cependant que de respectables citoyens
considérant les circonstances
n’en croient pas leurs yeux
se jettent poivre et sel à la tête
tâtent en larmoyant tout ce qu’il faut voir
et apprennent le braille
le roi aurait déclaré récemment
le roi aurait déclaré récemment
qu’il voit l’avenir d’un œil confiant
Moi, le Président et les castors
Tremble la guêpe dans l’ambre
et dans le vacarme des engins.
Les selles du Président sont
Les selles du Président sont
normalisées. Les cerises
ignorent son nom.
Dans les kolkhozes les bœufs
Dans les kolkhozes les bœufs
rêvent de haut trèfle
et non des faux frais
graissés au sang
non plus que des intérêts sur les cendres.
La création ne nous porte plus
non plus que des intérêts sur les cendres.
La création ne nous porte plus
aucun intérêt. A jamais
dégoûtés de nous muets
dronte zibeline albatros.
Des castors la patience
Des castors la patience
finira par prendre fin. Nous seuls
jusqu’au bout souillés
de télégrammes, demeurons,
changeant de mot de passe
de meurtre en meurtre :
hache de pierre ou cobalt.
Tous deux inoffensifs
nous nous faisons : insomniaque
le Président entre deux piqûres,
et moi pelant une pomme
Tous deux inoffensifs
nous nous faisons : insomniaque
le Président entre deux piqûres,
et moi pelant une pomme
dans ma paisible maison,
comme si le crime n’existait pas :
nous sommes déjà oubliés.
Bibliographie
Ceci est écrit pour toi.
Circonvolutions sous l’écorce,
Vibre-écriture sous les tempes,
chemins de fourmis.
Ce n’est pas de l’Art.
Circuit imprimé,
communisme,
polypeptide,
primevères électroniques,
alouettes à programmation cybernétique.
Prends et lis
Ce n’est pas de l’Art.
Circuit imprimé,
communisme,
polypeptide,
primevères électroniques,
alouettes à programmation cybernétique.
Prends et lis
vieux suicidé.
Manifestes génétiques,
Manifestes génétiques,
permutations, trilles.
Tout cristal un chef-d’œuvre.
Fabriquer des yeux de libellule
ce n’est pas de l’Art,
plus simple de construire des empires.
Cette ortie
pourrait être signée par Proust :
Tout cristal un chef-d’œuvre.
Fabriquer des yeux de libellule
ce n’est pas de l’Art,
plus simple de construire des empires.
Cette ortie
pourrait être signée par Proust :
système réactif du deuxième degré
ultrastable.
Quand ce livre arrivera entre tes mains
peut-être pour le lire
fera-t-il déjà trop noir.
Si les libellules peuvent
Si les libellules peuvent
se passer de nous
nous n’en savons rien.
Mais c’est probable.
Jette donc le livre
Mais c’est probable.
Jette donc le livre
et lis.
Tableau d'ombres
Je peins la neige
je m’acharne
à peindre à plomb
avec un gros pinceau
sur cette page blanche
la neige
je peins la terre
je peins la terre
je peins l’ombre
de la terre la nuit
je ne dors pas
je peins
toute la nuit
la neige tombe à plomb
la neige tombe à plomb
et s’acharne
sur ce que je peins
une grande ombre
tombe
sur mon tableau d’ombres
sur cette ombre
sur mon tableau d’ombres
sur cette ombre
je m’acharne à peindre
avec le gros pinceau
de la nuit
mon ombre minuscule.
mon ombre minuscule.
Ombrage
Les ombres piétinent
mon ombre
les combats d'autrefois
sont des combats pour rire
les femmes d’autrefois
des ombres-femmes
le ciel un ciel sombre
d’autrefois
ombres sont mes années
jadis toute proche
ombres sont mes années
jadis toute proche
caresse ou menace
aujourd’hui telle une ombre
derrière moi
cris et murmures d’autrefois
cris et murmures d’autrefois
le vent les ombre
et derrière moi les visages
couleur d'ombre
ombres sont mes nuits
ombres sont mes nuits
couleur de morelle noire
ombres sont mes œuvres
et moi aussi je suis une ombre
et moi aussi je suis une ombre
projeté vers l'avenir
par d'autres ombres
vers d’autres nuits
d’autres visages
de nouvelles œuvres
ombres sont mes œuvres
ombres sont mes œuvres
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire