Sur les falaises de marbre –
Ernst Junger
Vous connaissez tous cette
intraitable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des temps heureux, Ils
se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace
nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet
qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles
comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais
nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant
quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir,
nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque
pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine
mesure de vie et d'amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne
peut nous le rendre. O puissions-nous, d'un tel sentiment, tirer une leçon dont
nous nous souviendrions à chaque instant de notre joie !
Lorsque nous sommes satisfaits,
les présents de la vie les plus frugaux comblent nos sens. Dès l’enfance, le
monde végétal avait été l'objet de mon respect, et durant maintes années de
voyage, j'avais épié ses merveilles. Et j'étais familier de cet instant où le
cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères
qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances
ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure
depuis longtemps fanée.
On reconnaît les grandes époques
à ceci, que la puissance de l'esprit y
est visible et son action partout présente.
Le regard
qui se pose sur les choses, pleinement conscient et sans rien de bas qui
l'obscurcisse, est la source d'une grande force.
Nous
sentîmes ce jour-là combien la simple fleur éphémère, dans sa forme et dans sa
structure, qui ne passent point, nous donnait de force pour résister au souffle
de la décomposition.
En ce
qui concerne Braquemart, il était profondément marqué de tous les traits du
nihilisme finissant. L’intelligence froide et sans racine, ainsi que le
penchant à l'utopie, étaient entrés dans sa nature. La vie était à ses yeux
comme aux yeux de tous ses pareils, une mécanique d'horlogerie, et il
considérait la violence et la terreur comme les roues motrices de l'horloge de
la vie. En même temps, il se berçait de l'idée d’une nature seconde, obtenue
par l'artifice et s'enivrait du parfum des fleurs imitées, ainsi que des jouissances
d’une sensualité préméditée par l'intelligence. La création dans son cœur était
morte, et il l'avait reconstruite comme on fait d’un jouet.
C'étaient les fleurs du givre qui
s'épanouissaient sous son front. Lorsqu’on le voyait, on songeait irrésistiblement à la profonde parole de son maître : le désert s'accroît, malheur à celui qui porte en soi des déserts !
Il avait perdu le respect de
soi-même et c’est là le commencement de tout malheur parmi les hommes.
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