Terminus radieux – Antoine Volodine
Kronauer
voulut formuler une objection. Il releva la tête vers le président du kolkhoze.
Soloviéï se dressait à contre-ciel, il paraissait auréolé de lumière brillante.
Des étoiles de fatigue éclataient comme des bulles sous la conscience de Kronauer,
elles éclaboussaient l’image que recevaient ses rétines, elles fusaient autour
des cheveux de Soloviéï.
Heureusement
qu’il y a encore le marxisme-léninisme, pensa-t-il. Autrement on serait entrés
dans un sacré sale cauchemar. Va savoir si on serait capables de faire la
différence entre les classes, et même entre les vivants, les morts et même les
chiens ou assimilés.
En nombre infime sont les
théoriciens du camp qui appellent à quitter le camp, qui dénigrent le camp ou
songent à une abolition du système des camps, ou qui préconisent une ouverture
plus grande sur l’au-delà des barbelés et recommandent la fusion du camp avec
les territoires de l’extérieur. Tenus depuis les fenêtres des établissements
psychiatriques, leurs discours sont écoutés, mais ne suscitent aucune adhésion.
Si des applaudissements éclatent, c’est le plus souvent pour saluer l’humour
dont ils ont fait preuve et leurs grimaces comiques. Il faudrait en effet avoir
l’esprit aussi dérangé qu’eux pour apprécier sur le fond leurs divagations
d’insanes. En résumé, dans le camp, nul individu doué de raison ne remet en
cause la supériorité humaniste de la société qui s’épanouit en deçà des
clôtures, et nul ne s’aventure à nier des siècles d’acquis carcéraux et
d’améliorations incessantes dans les aménagements, dans la philosophie et dans
la logique intime et fondamentale du camp. C’est comme ça.
Elle se
couvre d’écailles très dures.
Elle
donne des coups terribles.
Elle se
déplace à une vitesse invraisemblable.
Elle
transforme son cri en énergie.
Elle
n’a plus de sang, ou plutôt elle n’a plus ni sang absence de sang.
Elle n
est ni morte ni vivante, ni dans le rêve ni dans réalité, ni dans l’espace ni
dans l’absence d’espace. Elle wifi théâtre.
Elle
fait alliance avec le combustible.
Elle
provoque des incendies de flammes froides.
Elle
fait alliance avec le vide, avec le combustible maîtrisé avec le combustible
suspect, avec le combustible pris de démence et immaîtrisable.
Elle va
et vient à vive allure entre les deux piles, entre le puits que surveille la
Mémé Oudgoul et le réacteur de secours bricolé sous le bâtiment du soviet.
Elle
prononce des malédictions, des invocations aux forces, aux forces qu’elle
connaît, aux forces dont elle a entendu parler et aux forces qui n’existent
pas.
Elle
court dans l’obscurité plus vite qu’une balle de fusil. Elle court dans la
forêt nocturne. Elle s’aventure sous les mélèzes jusqu’à la vieille forêt puis
elle revient. Elle fait plusieurs fois le tour du Levanidovo en courant à la
lisière des arbres noirs.
Elle
revient vers les crépitements nucléaires, elle trace des cercles autour des
cœurs nucléaires jusqu’à ce que les. huiles des pompes prennent feu, elle trace
des cercles jusqu’à ce que des flammes glacées tonnent et tourbillonnent autour
des barres de combustible.
Ses lèvres frémirent, mais il ne
savait comment exprimer ce qui avait surgi en lui. C’était une seconde
lumineuse, mais elle s’écoula et tout, à nouveau, se brouilla. Moins évidente
paraissait l’idée de franchir la courte distance qui les séparait, d’ouvrir les
bras et de s’abandonner contre elle. Moins clair, moins défendable l’élan
amoureux, à supposer qu’il pût s’agir de cela. Hannko Vogoulian, de son côté,
ne laissait transparaître aucune émotion. Elle se tenait très près de lui, elle
lui offrait son regard extraordinaire, mais elle ne l’invitait à rien.
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