Chatterton - Alfred de Vigny
CHATTERTON - Pour moi, j'ai résolu de ne me point
masquer et d'être moi-même jusqu'à la fin, d'écouter, en tout, mon cœur dans
ses épanchements comme dans ses indignations, et de me résigner à bien
accomplir ma loi.
LE QUAKER. — En toi, la rêverie continuelle a tué
l'action.
CHATTERTON. — Eh ! qu'importe, si une heure de cette
rêverie produit plus d'œuvres que vingt jours de l'action des autres ! Qui peut
juger entre eux et moi ? N'y a-t-il pour l'homme que le travail du corps ? et
le labeur de la tête n'est-il pas digne de quelque pitié ? Eh ! grand Dieu ! la
seule science de l'esprit, est-ce la science des nombres ? Pythagore est-il le
Dieu du monde ? Dois-je dire à l'inspiration ardente : «Ne viens pas, tu es inutile
? »
LE
QUAKER. - Je t'aime,
parce.que je devine que tout le monde te hait. Une âme contemplative est à
charge à tous les désœuvrés remuants qui couvrent la terre : l'imagination et
le recueillement sont deux maladies dont personne n'a pitié !
CHATTERTON.
— Que sais-je ?... J'écris. — Pourquoi ? Je n'en sais rien... Parce qu'il le
faut.
LE QUAKER. —
La maladie est incurable !
CHATTERTON.
— La mienne ?
LE QUAKER. —
Non, celle de l'humanité. — Selon ton cœur, tu prends en bienveillante pitié ceux
qui te disent : « Sois un autre homme que celui que tu es»; moi, selon ma tête,
je les ai en mépris, parce qu'ils veulent dire : « Retire-toi de notre soleil ;
il n'y a pas de place pour toi. » Les guérira qui pourra. J'espère peu en moi ;
mais, du moins, je les poursuivrai.
LE QUAKER. — N'y aura-t-il
jamais une de tes idées qui ne tourne au désespoir ?
LE QUAKER. Il n'y a pas de sagesse
humaine.
LE QUAKER, regardant
arriver JOHN BELL. — Le voilà en fureur... Voilà l'homme riche, le spéculateur
heureux ; voilà l'égoïste par excellence, le juste selon la loi.
JOHN BELL. Les machines diminuent votre
salaire, mais elles augmentent le mien ; j'en suis très fâché pour vous, mais
très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très
bon que leur production vous appartînt.
JOHN BELL. —
C'est vrai, mais c'est juste. — La terre est à moi, parce que je l'ai achetée ;
les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge
; et leur travail, parce que je le paye. Je suis juste selon la loi.
LE QUAKER. —
Et ta loi, est-elle juste selon Dieu ?
JOHN BELL. - Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. — La
terre est féconde, l'argent est aussi fertile, et le temps rapporte l'argent.
LE QUAKER. - La société deviendra comme ton cœur, elle aura pour dieu un
lingot d'or et pour souverain pontife un usurier juif.
LE QUAKER. — De frayeur
en frayeur tu passeras ta vie d'esclave.
LE QUAKER. —Ton
âme te ronge le corps. Tes mains sont brûlantes, et ton visage est pâle. —
Combien de temps espères-tu vivre ainsi ?
CHATTERTON.
— Le moins possible. — Mistress Bell n'est-elle pas ici ?
LE QUAKER. —
Ta vie n'est-elle donc utile à personne ?
CHATTERTON.
— Au contraire, ma vie est de trop à tout le monde.
LE QUAKER. —
Je crains que tu ne sois trop bon. Je t'ai bien dit de prendre garde à cela.
Les hommes sont divisés en deux parts : martyrs et bourreaux.
CHATTERTON —
Vous avez peur que je ne fasse du mal ici ? — Ne craignez rien. Je suis
inoffensif comme les enfants. Docteur, vous avez vu quelquefois des pestiférés
ou des lépreux ? Votre premier désir était de les écarter de l'habitation des
hommes. — Écartez-moi, repoussez-moi, ou bien laissez-moi seul ; je me
séparerai moi-même plutôt que de donner à personne la contagion de mon
infortune.
LE QUAKER à KITTY BELL. - Mon enfant,
mon pauvre enfant, la solitude devient un amour bien dangereux. A vivre dans
cette atmosphère, on ne peut plus supporter le moindre souffle étranger. La vie
est une tempête, mon ami ; il faut s'accoutumer à tenir la mer.
LE QUAKER. —
Mon amie, ménageons-le. Il est atteint d'une maladie toute morale et presque
incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se saisit surtout
des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie, éprises de l'amour du
juste et du beau, et venant dans le monde pour y rencontrer, à chaque pas,
toutes les iniquités et toutes les laideurs d'une société mal construite. Ce
mal, c'est la haine de la vie et l'amour de la mort : c'est l'obstiné suicide.
CHATTERTON. - Il est assis sur le pied de son lit et écrit
sur ses genoux. — Il est certain qu'elle ne m'aime pas. — Et moi... je n'y veux
plus penser. — Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. — Me voilà seul en
face de mon travail. — Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon ! de saluer
et de serrer la main ! Toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre
avec moi-même.
CHATTERTON.
— Non... Je pense à présent que tout le monde a raison, excepté les Poètes. La Poésie
est une maladie du cerveau.
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