Dingue de la vie – Neal Cassady
8 janvier 51 [San Francisco)
CHERS J. ET J.K.,
Dépliez le pitoyable plaid, dégondez
les putains de portes, dispersez les congères, faites souffler les soufflets
sur les belles braises, emplissez de pleines louches, l&chez les
Léviathans, les monts rugissants réclament la pâte pâle des potes pâlots, dissipée
la mélancolie de l’Est, effacé le maudit climat, rapetissés les pieds gelés,
les doigts gelés, la face gelée, les engelures des enfants de la chance, caste
des éclopés, trajet habituel du pote élu, amateurs de chemins tortueux,
testeurs de trips tentants, alcoolos titillés attroupés au milieu des détritus
triomphants, périples en poids lourds à travers des trous perdus, tout-petits
aux tétons déchirés qui tombent sous les tentatives de torture des truands
terribles, qui supputent le total de leur prise, les tentatives de
tribulations, les tièdes apothéoses, la terrible absurdité, la tendance au
torride tremblement, tics, tours, tourment, tourment, tourment, tourment,
tourment, tourment, tourment, tourment, fiente des fauchés refilant des
reliquats d'excréments ridés dans les fions profonds de poupées engagées dans
un monologue enragé, mabouls modernes se moquant de la monnaie, milady me
malmène.
Pouah, beuark, bah, grr, beuh,
prout, berk, gloups, argh, hiii, bite, chatte, crotte, etc. J'ai perdu 19 mn %
sur le paragraphe ci- dessus sans aucune raison valable, questcequimeprend? Je
dois m'en tenir aux simples faits et à ce que je veux dire, j'ai réfléchi à
tout ça, surtout ne fais pas attention à cette nullité, c'est juste que je
n'arrive pas à commencer en m'efforçant de dire clairement ce qui doit l'être,
même si j'ai cogité nuit et jour sur la façon de nous simplifier les choses, je
suis prêt pour une divagation décousue dont le bavardage ininterrompu semblera
paradoxal, les détails me font vraiment rêver et j'ai tout mis à plat, donc ne
crois pas que jetebaratine, écoute - Illico, illico, illico, illico, pas demain
mais tout de suite, t’entends,
sal® branleur de péquenaud, TU TE TROUVES UN BOULOT l Tu
m'entends, espèce de flemmard, cossard, tire-au-flanc, vermine bon à rien,
durant trois malheureuses semaines tu vas devoir supporter un boulot écœurant 8
heures d’affilée, non, encore mieux, (ha ha) deux boulots, oui, voilà, tu feras
la plonge ou tu balaieras toute la nuit et tu secoueras des sodas toute la
journée, 16 heures par jour, et pendant ton temps libre tu prendras un job à
temps partiel pour distribuer des journaux tous les matins de bonne heure.
Choisis les boulots les plus durs et fais pénitence, espèce de vieux schnock,
rampe dans la merde de l'horreur quotidienne pour quelques billets à la con. Ça
me rend malade, je frémis à cette idée, comment peut-on demander à quelqu’un de
faire ça? Oh allez, vois comment faire au mieux, mais fais-le d'ici à mon
anniversaire. Février, c'est le mois de l'améthyste pour la sincérité, de la
violette pour la modestie; création des Boy-scouts en 1910, naissance de
Cassady en 1926, le 8. D’ici au 8 février au plus tard tu dois avoir au minimum
150 dollars en poche. Je repousse exprès mon départ pour NY [New York] jusqu’à
la dernière minute pour te laisser le temps de trouver le fric nécessaire.
Il n’y a pas de travail aux
chemins de fer dans le Sud et, coup de chance, j’ai dégoté une bonne place
d'aiguilleur à Oakland. Dans ce boulot, en général, on bosse de minuit à 8h du
matin, et l'avantage c'est que ça durera saris doute jusqu'au printemps, quand
je retournerai à la SP [Southern Pacific]. En tout cas, je suis fauché et je
dois travailler jusqu’à la fin du mois pour me faire 100 billets, pour en
donner à Diana et pour financer le voyage. Je peux obtenir un congé et revenir
travailler à la minute même où je rentrerai à la maison. Donc : ler
fév[rier], je quitte SF [San Francisco] à bord d'un train de marchandises, «le
Zipper» de 19h40; le 2, j’arrive à L.A.[Los Angeles] à 6h50 du matin, je vais à
Inglewood et à Campton voir mes sœurs, ma tante, mes frères, mes cousins, ma
nièce, mon neveu; je quitte L.A. à 23 h 59 ; le 3, je traverse l'Arizona ; le
4, El Paso et le Texas ; le 5, la Nouvelle Orléans; le 6, Montgomery, Alabama,
et Atlanta, Géorgie ; le 7, Washington District et New York City; le 8, je fête
mon anniversaire' en débarquant chez vous les enfants ; le 9, je passe toute la
journée avec vous deux et avec quelques experts pour dénicher une camionnette
potable et la faire immatriculer le jour même etc. et à la tombée de la nuit on
commence à charger ton barda, la machine à coudre, etc. ; le 10, on range les
derniers trucs et le soir on se tape un dernier délire, fiesta pour tout le
monde ; le 11, on quitte NYC et dimanche, virée à travers la Pennsy[lvanie] ;
le 12, l’Ohio, l’Indiana, l’Illinois; le 13, le Missouri, Kanjsas] City, une
bonne petite bouffe chez mon frère', tu suis; le 14, on arrive à Denver, on
voit Ed. White1 2, etc.; le 15, mon vieux sort de prison, je l'interroge
sur des détails concernant ma petite enfance etc., s'il est libre il viendra
peut-être à SF; le 16, on quitte Denver, on va à Sait Lake City où je suis né;
le 17, le Nevada et la Californie ; le 18, je m’inscris sur le planning des
chemins de fer en passant à Oakland ; on arrive chez moi le 19. Si vous
n'emménagez pas à côté de la maison (il y a des chances que je vous déniche un
super appart à 30 $ par mois dans une maison avec jardin etc., à côté du 29
Russell), vous restez avec nous et vous donnez dans mon cher grenier. La fille
de Bennington3 (qui est avec nous depuis le 1“ janvier) dormira dans
le salon, comme elle le fait en ce moment. Du 20 au 28 je te trouve un boulot,
ce sera facile, j'organise tout pour vous deux mes jolis, etc., etc., etc.,
etc., etc.
Le 1“ mars, Helen Hinkle quitte
SF et si nécessaire tu prends son bel appart à 35 par mois, et tu y restes du 2
jusqu’au -?
J’ai de plus en plus de frais. Ma
Ford teuf-teuf m’a lâché et j'ai dépensé tout ce qui me restait pour verser un
acompte sur une voiture dont on a absolument besoin (Carolyn en a besoin aussi,
pour emmener la petite à l’école, aller en ville etc., pour ses dessins et ses
tableaux etc.), pour mon trajet quotidien à travers la baie, vu que le boulot
peut m’envoyer n’importe où depuis Berkeley ou Richmond, jusqu’à Chevrolet
Plant à 55 kilomètres au sud où on gère l’aiguillage. C'est un coupé Packard
club bleu de 1941, moteur 6 cylindres neuf, radio, CHAUFFAGE, dégivrage, pneus
neufs, housses sur les sièges, Overdrive (pas branché), amortisseurs neufs,
etc. J’ai peur que le train arrière
13 fév.
1951[San Francisco]
CHER JACK,
[…]
Je ne raconte pas que des
conneries ; tout ce que je vois m’emplit d’une tendresse, d'une nostalgie infinies.
J’en suis réduit à vivre uniquement pour mes rêves désormais. Pas des rêves
fumeux, je veux dire des rêves concrets. Ayant fait ma semaine à 16 heures de
boulot par jour (tout juste finie, je repasse en équipe de nuit), j'ai eu le
privilège de connaître la plus longue et la plus extraordinaire série de
cauchemars de ma vie. De nouveaux trucs bizarres reviennent sans arrêt ; du
sang, des chutes depuis des hauteurs incroyables, une course-poursuite effrénée
durant laquelle j'échappe en une fraction de seconde à des gens qui me
pourchassent - ils finissent quand même toujours par m’attraper - qui
m'interrogent, et pour me défendre j’ai recours à toutes les variantes d'une
logique incroyablement complexe, ce qui les dissuade de se venger et on reste
là tous ensemble, indécis - à attendre. D'autres choses (je voulais écrire un
long truc sur les chattes, mais tellement original et compliqué que je
renonce). J'ai rêvé que je m'enfuyais avec St François d'Assise, après avoir bu
du vin rouge sur de longues tables en bois dans une cave voûtée. On traversait
de grands entrepôts en courant, et aussi des passages obscurs reliés par des
ruelles. Il portait une robe de bure grise, la mienne était marron et me
faisait trébucher quand je courais, je le trouvais étrange avec ses jambes
maigres et imberbes quand il soulevait le devant de sa robe pour courir. On
entrait par une porte dans une cave pavée — dont j'ai su en un clin d'œil
qu'elle n'avait pas d'issue - juste au moment où nos ennemis, un groupe de
vrais Soldats Romains, arrivaient. François n'a pas hésité, il semblait très
bien savoir où il me conduisait, il s'est jeté dans un trou dans le sol qui
était une sorte de canalisation, et il a enlevé des briques pour dégager une
trappe. Je l'ai suivi, mais j’ai fermé la trappe au-dessus de ma tête un poil
de chatte trop tard et le chef des Romains - qui portait un énorme et
magnifique casque, tu sais, avec les superbes plumes et la merveilleuse pièce
recourbée qui couvre les oreilles - a vu la fente entre le sol et le bord de la
trappe au moment où je la refermais. Ils se sont illico lancés à notre poursuite
et soudain je suis devenu comme invisible, c'est-à-dire qu'à partir de là je ne
faisais plus partie du rêve et j'étais un simple spectateur et la bruyante
armada de soldats a disparu et il ne restait plus qu'un Oriental vêtu de blanc
et Saint François, vêtu de blanc lui aussi et à moitié habillé à l'orientale.
Ils n'échangeaient pas un mot. François s'est agenouillé sur un socle de bois
qui est apparu et il a prié ou médité pendant que le nouvel arrivant aiguisait
une énorme et longue lame incurvée sur l’ongle de son pouce, exactement comme
un barbier testant un rasoir. Ensuite il a incisé doucement le front de
François jusqu'à ce qu'un lambeau de peau recouvre ses yeux, il a soulevé cette
peau et coupé ses paupières et je me souviens que j’étais fou de rage en
regardant ça et en me disant qu'il faisait exprès de ne pas s'appliquer alors
qu'il entaillait le globe oculaire ;