Les clochards célestes –
Jack Kerouac
Et tous ces futurs
génies poétiques étaient là, attifés de diverses façons, avec leurs vestes de
velours râpées aux coudes, leurs souliers éculés, leurs bouquins émergeant de
leurs poches.
Le
moineau sautille sur la terrasse.
Il a les pattes mouillées.
Il a les pattes mouillées.
Les ombres tombant sur
les rochers stériles leur donnaient un aspect tragique mais au lieu de m’en
effrayer je me sentis saisi de nouveau par un étrange sentiment d’éternité.
« l’essence du
bouddhisme c’est la bonté à l’égard du prochain ».
Je passais de longs
après-midi assis sur mon lit de paille, jusqu’au moment où, fatigué de ne « penser
à rien », j’allais me coucher. Dans mon sommeil, je n’avais que des rêves
éclairs, comme certaines fois où je me vis, dans une sorte de grenier fantomatique
et gris, charriant des valises de viande grise que ma mère me tendait, tandis
que protestais avec véhémence : « Je ne redescendrai jamais plus’
(sur terre, apparemment). Je me sentais transformé en un être impalpable,
appelé à connaître l’extase du Vrai Corps infini.
Certain jour, l’une
d’elles avait poussé trois coassements à midi juste, puis était restée
silencieuse toute la journée, comme pour me rappeler l’existence des Trois
Véhicules. Cette fois, la grenouille émit un coassement. Je pensai qu’elle
voulait me rappeler l’existence du Premier Véhicule, c’est-à-dire la
Compassion. Je rentrai donc, décidé à passer l’éponge et à oublier même mes
sentiments pour le chien. Ce soir-là, mes rêves furent tristes et misérables.
Au cours de la nuit, jouant avec le chapelet-fétiche, je récitai de bien
curieuses prières : «Mon orgueil est blessé, mais l’orgueil c’est le vide ; je
ne dois connaître que le Dharma, mais le Dharma c’est le vide. Je suis fier de
mon amour pour les animaux, mais cela aussi c’est le vide ; ma conception des
chaînes est vide ; même la compassion d’Ananda est vide.» Si quelque vieux
maître Zen avait été là, il serait peut-être allé frapper le chien attaché,
pour nous réveiller tous. De toute façon, mon tourment était de me libérer de
ma conception des gens, des chiens et de moi-même. J’étais profondément meurtri
par mon effort pour nier ce qui est. J’avais joué mon rôle dans un joli petit
drame rural : «Raymond ne veut pas que le chien soit enchaîné.» Mais soudain,
au pied de l’arbre, j’eus, en pleine nuit, une idée étonnante : «Tout est vide,
mais vivant : les choses sont vides dans le temps, dans l’espace et dans
l’esprit.» Je développai cette idée et le lendemain pensai que le moment était
venu de tout expliquer à ma famille. Chacun en rit. «Mais écoutez donc! Voyez
plutôt : c’est simple, laissez-moi vous expliquer tout cela aussi brièvement et
aussi simplement que possible. Les choses sont vides, n’est-ce pas ?
«Qu’est-ce que ça veut
dire, vide ? Je prends une orange. Est-ce qu’elle n’est pas dans ma main ?
«Elle est vide. Toutes
les choses sont vides. Elles n’existent que pour disparaître. Tout ce qui est
fait doit être défait. Chaque chose doit être défaite, simplement parce qu’elle
a été faite.»
Ils ne voulurent même
pas admettre cela.
«Toi et ton bouddhisme!
Pourquoi ne pas conserver la religion dans laquelle tu as été élevé ? disaient
ma mère et ma sœur.
— Tout est passé, tout est déjà passé, tout est
déjà venu et parti, criai-je, en marchant de long en large comme un fauve en
cage. Ah! les choses sont vides parce qu’elles nous apparaissent ; vous les
voyez, n’est-ce pas ? Mais elles sont faites d’atomes qui ne peuvent être ni
mesurés, ni pesés, ni saisis. Même les savants les plus ignares savent cela
maintenant. On ne peut retrouver un seul de ces fameux atomes. Les choses ne
sont que des combinaisons vides de quelque chose qui semble plein et solide.
Rien n’est ni grand ni petit, ni proche ni lointain, ni vrai ni faux. Il n’y a
que des apparences pures et simples, des fantômes.
— Des fantôôôômes, hurla le petit Lou,
impressionné par mon insistance au sujet des fantômes.
— Bon, dit mon beau-frère, si les choses
étaient vides, comment pourrais-je sentir cette orange, y goûter et l’avaler ?
Explique-moi ça.
— C’est ton esprit qui fabrique l’orange par
l’intermédiaire de la vue, du toucher, du goût et de la pensée. Sans cette
pensée - comme on l’appelle - l’orange ne serait ni vue, ni sentie, ni goûtée
et nul ne connaîtrait son existence. L’orange n’existe que dans ta pensée. Tu
vois ? En elle-même c’est un non-être, un objet mental, que seule la pensée
peut percevoir. En d’autres termes, elle est vide et vivante.
— Eh bien, même si c’est comme ça, je m’en
moque.» Cette nuit-là, je m’en retournai plein d’enthousiasme dans le bois pour
méditer. «Que signifie ma présence dans l’univers infini ? Que signifie le fait
que je crois être assis en train de méditer sous les étoiles, sur cette
terrasse du monde, alors que je suis à la fois vide et vivant au milieu du vide
et de la vie de toute chose ? Cela signifie que je suis vide et vivant, que je
me sais vide et vivant et qu’il n’y a aucune différence entre moi et les
choses. Cela signifie que je suis devenu Bouddha.» Je sentis vraiment cela, j’y
crus et me réjouis à l’avance de l’annoncer à Japhy, dès mon retour en
Californie. «Au moins il m’écoutera, lui», pensai-je avec mépris. Je ressentais
une profonde pitié pour les arbres parce qu’ils étaient comme moi ; je caressai
les chiens qui ne discutaient jamais avec moi. Tous les chiens aiment Dieu. Ils
sont plus sages que leurs maîtres. Je le dis aux chiens ; ils m’écoutèrent en
dressant les oreilles et me léchèrent le visage. Ils se moquaient bien du
reste, tant que j’étais avec eux. Cette année-là, je fus saint Raymond aux
chiens, si toutefois je ne pouvais être rien d’autre.
Parfois, dans les bois,
je m’asseyais et contemplais les choses en elles-mêmes, essayant de deviner le
secret de leur existence. Je regardais les longues tiges jaunes et sacrées,
face à ma couche d’herbe - le Siège de Pureté de Tathagata - pointant dans
toutes les directions et bruissant de toutes leurs feuilles sous l’impulsion du
vent. Bla, bla, bla, elles conversaient entre elles ou avec un plant isolé qui
se dressait orgueilleusement un peu plus loin. Toute la congrégation s’adressait
à quelques individus, malades ou à demi morts, sonnait soudain comme des
cloches dans le vent, s’agitant même frénétiquement sous les souffles d’air,
jaunissant l’espace et le sol. Et je pensais : «C’est cela même.» Je criai aux
tiges «Ron, ron, ron» et elles pointaient dans le vent des antennes
intelligentes pour s’exprimer, en fouettant l’air, quelques-unes d’ailleurs
n’étant enracinées que dans l’idée perturbatrice d’une terre bien arrosée et ne
s’épanouissant que dans l’imagination qui les avait karmacisées de la graine
aux rameaux...
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