Celle que vous croyez – Camille Laurens
« Va mourir » : c’est ce que le monde
entier dit aux femmes, plus ou moins fort. La littérature s’en fait l’écho, du
reste. Vous n’avez qu’à lire Houellebecq – vous avez dû le lire,
lui ? Vous seriez bien le seul… – ou Richard Millet : je me
souviens d’un roman de lui dans lequel une femme décidait de mourir à
quarante-quatre ans. Quarante-quatre ans : c’était l’âge, pour elle (ou
pour lui !) où une femme perdait sa beauté et n’avait plus, par
conséquent, qu’à se suicider. Et elle le faisait ! C’était ça, l’horreur
du livre : le narrateur, son amant, accompagnait tout du long son agonie
comme une chose inéluctable, programmée, aussi fatale que la diminution de son
désir pour elle. Qu’aurait-il pu faire d’autre que de constater tristement sa
déliquescence – je vous le demande ? Quant à Houellebecq, on connaît
sa chanson. L’effondrement précoce du potentiel érotique des femmes est
inéluctable puisque lié aux seuls critères physiques dont usent les hommes
« inéducables » depuis « des millénaires », tandis que les
femmes, « bien éduquées », peuvent être séduites par la richesse, le
pouvoir ou l’intelligence. Et pourquoi ne pas éduquer les hommes ?
Pourquoi sommes-nous condamnés à n’être rien par ceux-là mêmes qui feignent de
nous plaindre ? Va mourir, c’est la seule devise des hommes pour les
femmes, si on creuse un peu – c’est le cas de le dire. Va mourir, dégage,
place aux jeunes, place aux hommes. Elles sont d’éternelles exclues, des
humains de seconde zone.
Après ce premier coup de téléphone, il y en a eu d’autres.
C’était d’une grande douceur et d’une grande banalité, mais chaque fois qu’ils
se terminaient, j’avais comme une angoisse d’amour – la peur de perdre qui
va toujours avec l’amour, chez moi. Je me raisonnais, je me disais :
« Tout ça est une pure fiction. Il est amoureux de toi, mais ce n’est pas
toi. Tu es amoureuse de lui, mais sans le connaître. » Mais je me répétais
aussi la phrase merveilleuse d’Antonioni, je ne sais plus dans quel film :
« L’amour, c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un. » Vous
connaissez une meilleure définition ? L’amour, c’est vivre dans
l’imagination de quelqu’un. Une fiction, oui. Et alors ? Être aimée, c’est
devenir une héroïne. L’amour, c’est un roman que quelqu’un écrit sur vous. Et
réciproquement. Il faut que ce soit réciproque, sinon c’est l’enfer. Alors
nous, on s’aimait, on s’aimait vraiment, Chris et moi : je vivais dans son
imagination, ça c’est sûr, je me sentais vivante dans sa tête. Et il occupait
mes pensées. J’essayais de me représenter sa vie à l’aide des informations
qu’il me donnait. Une phrase d’adolescent comme : « j’ai accompagné
ma mère chez le dentiste » ou « mon grand-père est à l’hôpital »
me plongeait dans un délire d’empathie amoureuse. Il me parlait avec sincérité
de son manque d’argent, de son ambition artistique, l’un entravant l’autre. Il
entrelaçait ses paroles de phrases très tendres, un peu naïves, qui me
laissaient sans défense contre lui : « Tu es mon rayon de
soleil », « ne m’oublie pas », « j’ai envie de parler de
toi à tout le monde, tout le temps ». Cependant, il donnait toujours à
notre lien le nom d’amitié, et moi aussi. Je me demandais ce que Jo, à supposer
que Chris se confie, ce que Jo pensait d’une relation si platonique – il
devait trouver ça complètement débile !
C’est le contraire qui s’est produit. Je croyais lui
redonner de l’espoir : personne n’était mort pour elle. Et je lui ai
apporté le désespoir : personne n’était mort pour elle. J’ai compris trop
tard que c’était ce mort qui la faisait vivre. Cette passion tragique la
justifiait : elle avait été follement aimée. Au fond, elle ne résidait
ici, à La Forche, que pour pouvoir continuer à vivre dans cet amour. Une
clinique psychiatrique, c’était le lieu idéal pour elle, l’endroit où
vivre : les fous et les amoureux appartiennent à la même espèce,
d’ailleurs on dit « amoureux fou ». Ici, on ne la dérangeait pas dans
sa jouissance morbide. Sa tragédie était merveilleuse. Si elle me parlait si
volontiers lors de nos entretiens, c’était pour le plaisir de rester dans
l’histoire. Et j’ai tout détruit. J’ai cru que la vérité la ramènerait à la
vie. Mais tout le monde n’est pas prêt à la vérité. Les gens s’en foutent, de
la vérité. Ce qui compte, c’est ce qu’ils croient. La vérité, ils écrivent
par-dessus. Ils la font disparaître à force de fictions, de récits. Ils vivent
de ça, de ce qu’ils se racontent. Leur vie est un palimpseste. Inutile d’aller
voir dessous. Nous autres psys, nous prétendons à la vérité. N’importe quoi.
L’HP, c’est tout le contraire : c’est pour se protéger de la vérité.
Son visage, quand je lui ai montré le profil de Toph
sur mon portable ! Souvenir terrible. J’ai compris à ce moment-là, en une
fraction de seconde, que j’avais eu tort, que c’était un désastre. Elle l’a
reconnu, j’ai vu son regard quand elle l’a identifié. Son monde s’est écroulé,
elle a glissé de la chaise et elle a juste dit en s’effondrant sur le
sol : « Quelle honte. » Je ne sais pas si elle parlait d’elle,
de Chris, de Jo. Ou bien de moi. Car j’ai eu honte, c’est vrai. Je ne peux rien
dire d’autre. J’ai honte et je souffre. Le pervers, c’est moi, selon toute
apparence. Mais je n’ai pas voulu ça, oh non, je n’ai pas voulu.
Ensuite elle a eu ses crises si graves, elle
délirait, elle délirait le monde. Elle délirait pour rester en vie. Mais mourir
est une force majeure. Et j’ignorais qu’elle ne prenait pas ses médicaments,
qu’elle les accumulait cachés au pied du figuier.
Être détrompé est pire qu’être trompé, on n’est plus
protégé par l’illusion, on n’a plus rien devant les yeux pour nous masquer le
réel – plus de voile sur son éblouissante nudité. Le réel est ce qui ne
change jamais, ce sur quoi on n’a pas prise. S’en rendre compte est terrifiant.
Alors il faut chasser la pensée et rassembler son corps dans sa peau, retrouver
la sensation du plaisir, essayer de rattraper le malheur avec la vie.
« Tiens, il y a des CD… Qu’est-ce qu’ils ont comme musique ? »
J’ai enclenché un disque de Manu Chao et je me suis mise à danser follement, le
rythme gai m’entraînait dans l’inconscience, il me vidait littéralement la
tête. Chris allait peut-être venir danser avec moi, me disais-je. La danse est
comme le sexe – une façon de se rapprocher sans passer par les mots. Mais
il s’est levé d’un air exaspéré, a rassemblé ses affaires et s’est enfermé dans
la chambre du fond. La tempête enrageait, les branches giflaient les fenêtres,
la lumière tremblait, je dansais agrippée au vent.
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