Devenir –
Liv Ullman
Au
moment de tourner, j’ai dit i à Liv de concentrer sur ses lèvres tout ce
qu’elle j ressentait. C'était là qu'elle devait essayer de placer sa
sensibilité. On peut, vous savez, placer le sentiment dans différentes parties
du corps. On peut faire venir subitement toutes ses émotions dans son petit
doigt, son gros orteil, ses fesses ou ses lèvres. C’est ce que je lui demandais
de faire. » Technique.
Il doit
toutefois y avoir un équilibre interne entre la technique et l’intuition.
L'intuition a été mon point fort en tant qu'actrice. Peter Palitzsch m'a appris
à l'intégrer au contexte. Jamais il n’a interféré avec mon expression des
choses. En revanche, il a toujours testé mes motivations. Il m'a appris à
m’observer, à laisser le rôle se jouer à travers ce que je sais du personnage.
Grusha
est assise à côté du bébé abandonné par sa mère, et tandis qu'elle se baisse
pour le ramasser, une larme lui monte aux yeux et roule sur sa joue. Subitement
la larme est là, et la sensation est merveilleuse. Moi, je me suis simplement
efforcée de rester ouverte. En sorte que ce qui arrivait à Grusha arrivait à
travers moi. J'étais ouverte à ses larmes et à ses émotions.
Fantastique,
quand les larmes arrivent. J’ai été surprise, car j'ignorais qu’elle pleurerait
à ce moment-là. Mais ce n’est plus moi qui suis prise dans une émotion, ce n'est
pas moi qui pleure.
Rien n’a
été changé. Jusqu'aux meubles qui sont restés à la même place.
Le
cercle est refermé.
Rien ne
se termine jamais. Où que l'on ait enfoncé les racines qui naissent de ce que
l’on a de meilleur et de plus véridique, on retrouve toujours une patrie.
Revenir
n'est pas revisiter quelque chose qui a échoué. Je peux suivre les sentiers
d’autrefois sans l’amertume de me dire que d’autres pieds y prennent maintenant
plaisir.
La mer
est là, exactement comme elle a toujours été.
Je peux
m’asseoir à table pour dîner, me servir des couteaux, des fourchettes et des
verres que j’ai un jour achetés et me sentir un peu triste, mais en même temps
savoir que je fais encore partie de cette maison, que je suis encore un de ses
intimes.
Je suis
émue de voir qu’il y a eu si peu de changement, et cela me la rend sympathique.
Elle n’a pas essayé de me chasser de ce lieu.
Les gens
dont la vie a été très étroitement liée éprouvent le besoin de renouer le
contact, même lorsque leurs chemins ont pris une direction différente. Leur
nouvelle vie fait partie de ce qu'ils ont désormais à partager.
Personne ne possède personne- Ensemble, nous disposons
l’un de l'autre, de la nature, du temps.
C’est aussi simple que cela.
Nous portons les valises au cottage d'hôtes. De la
fenêtre, je peux voir la maison principale, je ne l’ai jamais vue de là et l'impression est étrange. Mais
mon être intérieur est calme.
Rien ne peut plus me blesser.
Moi, je cherchais la sécurité et la protection
absolues. Mon besoin d’appartenir était immense.
Lui, cherchait la mère. Des bras qui s’ouvrent à lui,
chauds et sans complications.
Notre amour est peut-être né de la solitude que nous
avions connue l’un et l’autre avant de nous rencontrer.
Il rêvait de la femme tout d’une pièce, créée comme
cela. Or, moi, au moindre choc, je me désintégrais en mille morceaux et
fragments.
Une fois séparés, nous avons vu clairement nos
erreurs.
Sa faim d’intimité était insatiable. Et elle devint
vitale pour moi.
En un sens, chacun semait la révolution chez l'autre.
Nous nous étions ouverts l’un à l’autre si complètement. Non seulement
physiquement, non seulement sexuellement, mais, comme des êtres humains
possédant un rapport secret, nous nous étions liés l’un à l'autre.
Le moment arriva rapidement où je fus confrontée à sa
jalousie violente — sans limites. Je n'avais jamais connu cela auparavant.
Maintenant, toutes les portes étaient fermées, condamnées. Les amis et la
famille, et même les souvenirs, devenaient une menace pour notre liaison.
Terrifiée, je me rendis compte que je n’avais plus que lui. Et quand sa jalousie eut mis des frontières à
ma liberté, je pénétrai sur son territoire, afin d’y dresser les mêmes
frontières pour lui. Je n'avais le sentiment de ma propre sécurité que dans la
mesure où je pouvais contrôler son existence.
Nous désirions ardemment n'avoir pas de secrets l’un
pour l’autre. Nous aurions tant voulu avoir l’un et l'autre le courage
d’abdiquer! Quand cela arriva, nous ne vivions déjà plus ensemble.
Nos besoins étaient impossibles à satisfaire.
Et cela devint notre enfer. Notre drame.
Rien n’existait hors de nous-mêmes. Ni joie, ni peine,
qui n’ait été infligée par l’autre.
Lentement, cela devient la raison de notre rupture. Nous
noc ressemblions tellement. Tout ce qu’il avait ignoré en lui-même, il commença
de le voir en moi – comme dans un miroir.
J’étais
censée apporter à un enfant la sécurité et la tendresse, mais je n’avais guère
le sentiment d’en recevoir moi-même suffisamment. Dans la solitude de l'île, je
fus souvent une mère nerveuse et peu patiente. Ma vie avec l’enfant a été
influencée par la situation dans laquelle je me trouvais, et celle-ci n’était
pas toujours bonne. Mes déceptions se répercutèrent parfois sur elle. Il y eut
les jours de culpabilité, où je me transformais en paillasson pour l’un et pour
l’autre. Lui, qui siégeait dans son bureau et voulait m’avoir pour lui tout
seul. Elle, qui pouvait à peine marcher et m'appelait de ses cris à l’autre
bout de la maison. Je me précipitais de l'un à l’autre, et toujours pleine de
remords. Incapable de donner complètement ce que je souhaitais moi-même
recevoir.
Nous
avons beaucoup de photographies de Linn à cette époque. Elle est potelée et
heureuse, ses yeux ont déjà Pair de juger tout ce qui se passe autour d'elle.
Dès yeux pleins d’humour.
Je sais
que je ne pourrai jamais réparer tout le préjudice que je lui ai causé. Tous
les choix que j’ai faits à son détriment. Toutes mes absences — quand je la laissais
dans des mains étrangères.
Je me
demande ce qu’elle pensait, ce qu’elle attendait.
J’éprouve
aujourd’hui le besoin pressant de la prendre sur mes genoux, de lui dire
combien je l’aimais et combien sa chaleur me manque, son odeur, son absolue
confiance.
Au temps
où j'étais tout son univers, j’étais remplie de mon propre univers. C’était le
temps où elle dormait à un bout de la maison et nous à l’autre. Je tendais
l’oreille dans mon lit, car elle était si loin; j’avais peur de ne pas
l’entendre, si elle s’éveillait.
Je pense
qu’il est bon de savoir ce qu'est exactement le moment que l’on vit et de le
prendre comme un cadeau.
Je donne
naissance à un enfant pour la première fois. Cet événement aux dimensions
incalculables, je ne le revivrai pas, mais il donne de l’importance à tout ce
que je ressentirai par la suite.
Assise
près d’une bougie, je sais bien que jamais je n’aurais pu percevoir la flamme
vacillante de cette bougie comme je le fais, si je n'avais vu un jour Linn
venir au monde.
J'ai
quitté Farô. Et jamais plus je n'ai laissé mes racines s'enfoncer ailleurs.
Elles plongeront à jamais dans l'expérience que m'a apportée l'île.
Les
cadeaux ne sont pas que bonheur. Ça, je crois, je l’accepte.
Et c'est
probablement cela mon plus grand changement.
Il lui
raconte que son âme est comme une suite de plateaux montagneux entrecoupés d’abimes
profonds et obscurs dans lesquels il ne peut pas regarder.
En fait
le seul abime dont elle ait conscience, dans son âme, est celui om sont
contenues sa peur et sa solitude sans lui.
Mes
semblables devenaient des objets que je pouvais rencontrer et utiliser à des
fins professionnelles.
J’essuyais
les larmes d'un personnage que j’incarnais à la scène et je passais sans voir
les larmes qui j coulaient dans ma propre maison.
Oh !
oui. J'ai vu le danger. J'ai hésité.
J'ai
rencontré un jour un athlète au sommet de la gloire. Je l'ai entendu parler de
ses records, où quelques dixièmes de seconde seulement le séparaient du coureur
suivant. Mais qu'avait-il sacrifié pour ces instants-là? A quoi ressemblait le
revers de la médaille ? N’avait-il pas payé ces quelques secondes de triomphe
par des jours, des mois et des années, même, durant lesquels il avait dû dire
non à tout le reste? Etait-ce ce que j'allais, moi, faire de la liberté que je
venais de gagner ?
Je fis
mes bagages et je rentrai à Oslo, où je signai un contrat avec le Théâtre
Norvégien. Enfin, j’avais de nouveau un lien professionnel avec la Norvège.
J’étais
comme la figure de proue d'un vieux navire. Celle qui a l'air si fière à
l’avant, qui fend les vagues et fixe la route de son regard, alors que tout son
corps, à un certain angle, se presse, contre le navire dont elle fait partie.
J ai en
tout cas appris une chose :
A savoir
qu'un mari est une sorte de justification pour une femme, quel que soit
l'envers du décor.
Il peut
être adipeux, stupide et vieux, cela ne l'empêchera pas de dénigrer le corps
défraîchi et la ménopause de sa femme et d'avoir droit à la sympathie s’il l'échange
pour une femme plus jeune. Cela est vrai pour la vie professionnelle. Et cela
est vrai pour la vie privée.
Il m’est
arrivé à certaines périodes de ma vie de me trouver dans la situation exposée
d'une femme célibataire ou d'une femme divorcée. D'être la femme dont tout le
monde sait qu'« elle n’a personne ».
Un homme
peut aller seul un soir au restaurant, moi je ne peux pas, à moins que de
risquer : a) d'être critiquée, b) de me voir offrir une compagnie masculine
dont je n’ai aucune envie, ou c) de faire pitié.
En
discutant mon salaire, j’ai demandé le même salaire qu’un collègue masculin.
Or, bien que nous ayons travaillé au théâtre durant le même nombre d'années, on
m'a répondu qu’il devait gagner plus, parce qu'il était soutien de famille.
Mais moi qui ai un enfant, une maison et des responsabilités, je n'entre pas
dans cette catégorie. Parce que je suis une femme.
Les
scènes de la vie conjugale ont été pour moi une occasion d’atteindre les
autres. Tant de gens se sont, en effet, reconnus dans ce film, ne fût-ce
qu'un moment.
Le film
traite de la communication, de la vie quotidienne avec un autre être humain, de
la possibilité de voir les autres tels qu’ils sont, de distinguer les masques
et les personnes réelles.
Aucun
rapport humain n'est parfait.
Il n’y a
pas de violons pour jouer lorsqu’un homme que j’aime m'embrasse. Le « happy
ending » de Hollywood est un produit manufacturé qui n'a pas sa réplique dans
la vie réelle. Un rêve trompeur, qui incite les gens à se laisser prendre
toujours par de nouvelles rengaines. Bien convaincus que cette fois ils ont
trouvé la « bonne ».
Quand
Marianne et Johan divorcent, ils découvrent que les liens qui les unissent sont
autrement plus forts que les simples liens du contrat de mariage. Ils savent
qu'ils s'appartiennent l’un l’autre d’une manière indéfinissable, car en se
libérant l’un de l’autre, ils ont appris quelque chose sur eux-mêmes et ils se
connaissent mieux.
Ils ne
sont pas parfaits. Leur amitié n’est pas parfaite. Ils ont de nombreuses
blessures. Mais ils ont survécu.
Et ils
se sont retrouvés, alors qu’ils croyaient que tout était terminé.
Marianne
pense constamment à l’amour, s'inquiète de ne pouvoir le faire ressembler à
l’idée qu’elle se fait de ce qu’il devrait être.
«
Qu'est-ce que l'amour? »
« Ce que
j’ai, est-ce cela l’amour? »
La fin
du film apporte la réponse : c’est la tendresse qui existe entre eux — celle
qu'ils ont maintenant l’un pour l'autre.
Dans un
bonheur tout simple.
D'après
Goethe, notre moi ne peut que déclarer son amour lorsque nous nous trouvons
devant un être qui nous est supérieur.
Pour
moi, cependant, les choses ne se passent pas du tout comme cela :
— Ingmar dans le hall de l’hôtel Pierre,
un vague sourire sur les lèvres tandis qu'un garçon l'introduit dans
l'ascenseur en s'inclinant;
— Linn, qui saisit ma main et m'interroge
du regard pour savoir ce qu'elle doit faire;
— Un homme que j'aime, dont la voix
s'étouffe en parlant et qui s'efforce de refouler les larmes qu’il ne veut pas
me montrer;
— Maman, un soir de première, toutes
voiles dehors et vulnérable dans son immense fierté, parce que incapable de
comprendre que tout le monde n’est pas obligé de partager son enthousiasme pour
le travail de sa fille;
— Ma meilleure amie, qui m'écrit une
longue lettre pour parler de vétilles et mentionne en post-scriptum, comme en
passant, que l'homme avec lequel elle a vécu de nombreuses années a subitement
épousé quelqu’un d'autre.
Images
d’êtres qui me sont chers, à des moments où je voudrais les embrasser, les
abriter, les caresser et les remercier, parce qu'ils sont si totalement
vulnérables. Ce sont ces images qui suscitent mon amour.
Certaines
femmes seraient assurément plus heureuses en vivant seules, mais il leur semble
qu’elles doivent absolument posséder quelqu’un, pour donner en quelque sorte la
preuve de leur valeur.
Leur
sentiment de solitude vient en fait d’un manque suscité par la société, qui les
traite avec la condescendance que l'on éprouve pour celui qui a le mauvais rôle
: elles n'ont pas trouvé de partenaire. Elles ne vivent pas « à deux ».
Je
crois, personnellement, qu'il est parfois moins pénible de se réveiller seule et
d’éprouver un sentiment de solitude parce que l’on est effectivement seule, que
de se sentir seule alors qu'on se réveille à côté de quelqu'un d’autre.
Je
voudrais qu'il soit possible pour deux êtres de se développer ensemble, côte à
côte, et de s’apporter mutuellement de la joie. Sans qu'il faille toujours que
l’un des deux soit réduit à néant pour que l'autre puisse rester fort.
La
maturité ne consiste-t-elle pas, peut-être, à laisser les autres exister ?
A me
laisser moi-même exister ?
«
Personne ne sacrifiera son honneur à son amour », dit Helmer.
Et Nora
lui répond : « Des millions de femmes l'ont fait. »
Ma vie a
été remplie de tout ce qu'un être humain peut attendre - et bien plus même.
J’ai
aimé et j'ai été aimée. J'ai connu la peine et le chagrin, mais aussi un
bonheur bien plus grand que je ne le rêvais étant jeune fille.
Je n'ai
jamais eu faim. Tout juste est-il arrivé, par-| fois, que je sois obligée de
compter pour savoir si je pouvais m'offrir du beurre, plutôt que de la
margarine.
Il m'arrive
d'être heureuse, de me réveiller le matin et de sourire à un homme que je peux
aimer en paix.
Je vis
en permanence dans un état de changement, bien qu'au fond de moi je reste la «
jeune fille qui refuse de mourir ».
Nous qui
vivons présentement ne sommes qu'une infime partie de quelque chose qui a
existé de toute éternité et qui continuera à exister quand il ne restera plus
rien pour témoigner que la terre a existé. Pourtant nous devons sentir et
croire que nous sommes tout.
Ceci est
notre responsabilité — non seulement vis-à-vis de nous-mêmes, mais vis-à-vis de
toute chose et de tout être avec qui nous partageons notre vie ici-bas.
Qu'est-ce
que le changement ?
Est-ce
quelque chose qui arrive en moi-même? Ou quelque chose dont l'expérience m’est
fournie par les autres ?
Peut-être
est-ce un mouvement conscient plus fort encore ? Et si oui, où mène-t-il ?
Quel est
le résultat que je m'efforce d’obtenir?
Devenir le
meilleur être humain possible? Ou la meilleure artiste ?
Que
ferai-je du changement ?
Mais,
peut-être, n’est-il pas si important de le savoir?
Peut-être
n'est-il pas si important d’arriver ?
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