Et les intellectuels de gauche firent
volte-face, passant de: "la guerre est un enfer" à "la guerre
est glorieuse" non seulement sans aucun sens du ridicule mais presque sans
aucune espèce de transition. Plus tard la majorité
de ces intellectuels allaient effectuer d'autres transitions assez violentes.
Il doit y avoir un assez grand nombre de gens, une sorte de noyau central de la
classe intellectuelle, qui en 1935 approuvèrent la déclaration des étudiants
d’Oxford selon laquelle en aucun cas ils ne combattraient pour le roi ni pour
la patrie, qui en 1937 exigeaient une "politique énergique" à l'égard
de Hitler, et qui en 1940 donnèrent leur adhésion au pacifisme de la People's
Convention et qui maintenant (en 1943) exigent un second front en Europe .
En ce
qui concerne l'immense majorité, les extraordinaires revirements d'opinion qui
se produisent de nos jours, les émotions qu'on peut commander ou décommander
comme on ouvre ou ferme un robinet, résultent de l'hypnose créée
par les journaux et la radio. Chez les intellectuels, je dirais que l'origine
de leur revirement réside dans le fait qu'ils ne sont exposés ni à la misère ni
au danger. A un moment donné ils peuvent être pour ou contre la guerre, mais
jamais ils n'ont une idée réaliste de la guerre. Du temps où ils
s'enthousiasmaient à propos de la guerre civile espagnole, ils savaient
naturellement qu'on était en train d'y tuer des hommes, et qu'il est
désagréable d'être tué, mais ils sentaient néanmoins que pour un soldat de
l'armée "rouge" l'expérience de la guerre n'avait rien de dégradant.
D'une façon ou d'une autre, l'odeur des latrines était moins forte, la
discipline moins désagréable. Vous n'avez qu'à jeter un coup d'œil au New
Statesman pour savoir que je ne plaisante pas. Aujourd'hui ils
répètent les mêmes âneries à propos de l'armée russe. Nous sommes devenus trop
civilisés pour voir ce qui est sous nos yeux. Or la vérité est très simple:
pour survivre, vous êtes obligés de combattre, et pour combattre vous êtes
obligés de vous salir. La guerre est un mal, mais elle est souvent le moindre
de deux maux. Ceux qui prennent l'épée périssent par l'épée, mais ceux qui ne
la prennent pas meurent de maladies nauséabondes. Le fait qu'il soit nécessaire
d'écrire ce qui précède montre ce que des années de capitalisme rentier ont
fait de nous.
En pratique il y avait toujours un noyau solide de faits
sur lesquels presque tout le monde était d'accord. Si vous cherchez le récit de
la Première Guerre mondiale dans par exemple l'
Encyclopédie britannica, vous vous apercevrez qu'une masse
considérable des références vient de source allemande. Deux historiens, l'un
britannique l'autre allemand, pourraient être en désaccord sur beaucoup de
points, même essentiels, mais il existerait toujours un ensemble de faits
neutres que ni l'un ni l'autre ne songeraient à mettre en doute. C'est
précisément cette base fondamentale de discussion, assortie de l'idée que tous
les êtres humains font partie de la même espèce, qui est détruite par le
totalitarisme. La doctrine nazie nie l'existence d'une notion telle que la
"vérité". Par exemple la "science" n'existe pas; il n'y a
que la "science allemande", la "science juive", etc. Une
telle conception implique un monde de cauchemar où le Leader, ou la clique
dirigeante, a le contrôle non seulement de l'avenir mais du
passé
. Si le Leader affirme que tel ou tel événement n'a jamais eu lieu, eh bien il
n'a jamais eu lieu. S'il dit que deux et deux font cinq, eh bien deux et deux
font cinq. C'est cette perspective qui me fait bien plus peur que les bombes,
et après ce que nous avons vécu récemment ce ne sont pas des paroles en l'air.
Le mensonge organisé pratiqué par les Etats totalitaires
n'est pas, comme on le prétend parfois, un expédient temporaire de la môme
nature qu'une ruse guerrière. Il fait partie intégrante du totalitarisme et
continuerait de se perpétuer même si les camps de concentration et la police
secrète cessaient d'être une nécessité. Chez les communistes intelligents, il
existe une légende cachée suivant laquelle, bien que le gouvernement russe soit
actuellement obligé de répandre une propagande mensongère, d'organiser des
procès truqués et ainsi de suite, il consigne en secret les faits réels et ne
manquera pas de les faire connaître plus tard. On peut, je crois, être bien sûr
qu'il n'en est rien car agir de la sorte relève d'une mentalité cligne d'un
historien libéral, persuadé que le passé ne peut être falsifié et qu'une
connaissance exacte des faits historiques est digne d'intérêt. Pour le
totalitarisme l’histoire doit être créée plutôt qu'apprise. Un Etat totalitaire
est en effet une théocratie et la caste dominante doit être réputée infaillible
pour garder le pouvoir. Mais puisque, dans la pratique, nul n'est infaillible,
la nécessité se fait souvent sentir de changer les faits passés afin de montrer
que telle ou telle erreur a été évitée, tel ou tel succès imaginaire remporté.
Tout changement politique entraîne également un changement doctrinal et une
réévaluation des grands personnages historiques du passé. Certes partout on observe de telles pratiques , mais
il est clair que cela aboutit à une complète falsification
dans les sociétés où une seule opinion est tolérée à un moment donné. Le
totalitarisme exige en fait une perpétuelle transformation du passé et entraîne
à la longue l'impossibilité de croire à l'existence de la vérité objective. Les
partisans du totalitarisme dans ce pays ont tendance à soutenir que puisqu'il
est impossible de parvenir à la vérité absolue, un gros mensonge n'est pas pire
qu'un petit. Ils font remarquer que toutes les annales historiques sont
partiales et inexactes, ou encore que la physique moderne a démontré que ce qui
nous semble être le réel n'est qu'une illusion , de sorte qu'il faut être un
vulgaire philistin pour croire au témoignage de ses sens.
Une
société totalitaire qui aurait réussi à durer serait amenée à créer un système
de double pensée, où les lois du bon sens resteraient valables dans la vie de tous
les jours et dans certaines sciences exactes, mais cesseraient de l'être pour
le politicien, l'historien ou le sociologue. Beaucoup de gens de nos jours
trouveraient scandaleux de falsifier un livre scientifique mais non un fait
historique. C'est au point de rencontre de la littérature et de la politique
que le totalitarisme exerce sa plus grande pression sur les intellectuels. Les
sciences exactes ne sont pas encore menacées de la sorte. C'est ce qui explique
en partie le fait que dans tous les pays les scientifiques ont moins de
difficulté que les écrivains à être d'accord avec leurs gouvernements
respectifs.
Avec le
totalitarisme c'est moins à une époque de foi qu'à une époque de schizophrénie
que nous sommes condamnés, ! Une société devient totalitaire à partir du moment
où ses structures deviennent manifestement artificielles; autrement dit quand
la classe dominante a perdu sa raison d'être mais réussit à garder le pouvoir
par la force ou par la ruse. Une telle société, quelle que soit sa longévité,
ne peut se permettre de devenir tolérante ou intellectuellement ferme. Y
demeurent interdites la relation exacte des événements et l'expression des
sentiments réels qu'exige la création littéraire. Mais point n'est besoin de
vivre dans un pays totalitaire pour être contaminé par le totalitarisme. La
prédominance de certaines idées suffit à répandre un poison qui rend tous les
sujets impossibles à traiter par écrit. Partout où règne une orthodoxie obligée
(ou deux, comme cela se produit souvent) la bonne littérature se meurt. La
guerre civile espagnole fournit une bonne illustration de cette loi. Pour
beaucoup d'intellectuels anglais, cette guerre entraîna de fortes réactions
émotionnelles mais non point des écrits authentiques.
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