Histoire et conscience de classe - Georg Lukacs
PRÉFACE
DE LA PRÉSENTE ÉDITION Kostas
AXELOS.
En 1911, il publie, en allemand
et en signant Georg von L.ukàcs, L'âme et les formes ; cette collection
d'essais - où figure aussi le très important essai sur La métaphysique de la tragédie
-attira l'attention de Thomas Mann. Dans la Montagne Magique celui-ci fit
figurer Lukàcs sous le nom de Naphta et Lukàcs consacra plus tard un livre à
Thomas Mann (1949). En 1916 Georg Lukàcs publie, toujours en allemand, La
Théorie du roman.
Le souci majeur de Lukàcs, c'est
la réification, dans le monde bourgeois et capitaliste; c'est-à-dire ce qui
transforme les êtres et les choses en res, ontologiquement, humainement et pratiquement
vides de toute essence, de tout sens vivifiant. La réification métamorphose
tout ce qui est et se produit en marchandise, fait sombrer tout dans une
pseudo-objectivité rationaliste ou dans une pseudo-subjectivité idéaliste. Le
monde, produit de l'activité humaine, totalité engendrée par la production
humaine, et tous les phénomènes auxquels nous avons à faire, deviennent
hostiles, étrangers. Ce que Hegel avait saisi comme devenir de l'aliénation et
que Marx a analysé tantôt comme phénomène de l'aliénation, tantôt comme fétichisme
de la marchandise, devient chez Lukàcs la réification. Le monde bourgeois et capitaliste
pousse la réification à son paroxysme; la classe prolétarienne peut et doit y
mettre fin, définitivement; et l'instrument puissant de la suppression de la
réification, c'est le Parti. Ainsi, pense Lukàcs, dans Histoire et conscience
de classe du moins.
L'impureté de la langue frappe
constamment le lecteur attentif et a fortiori le traducteur. Sans aucun doute,
l'auteur se veut dialecticien et dialecticien très dialectique. La dialectique
- à supposer que quelqu'un sache ce qu'elle est - nous renvoie toutefois au
logos qui, en tant que pensée -et - langage, ne cesse de poser ses questions à
la praxis. Le logos est dialogue, dialogue entre la pensée « et » les choses, «
dialogue » entre les êtres parlants ; et toute réponse renvoie à la question.
Traduire, c'est poursuivre un dialogue. Le langage de Lukàcs se veut si
dialectique qu'il n'évite ni pléonasmes, ni imprécisions ; son élan ne s'arrête
pas devant, pendant et après les longues phrases et périphrases, parfois trop
longues pour ce qu'elles peuvent vouloir dire. Les interférences interférentes
ne l'effrayent guère. La logique grammaticale et syntaxique est souvent
malmenée. Si le langage actuel est, lui aussi, réifié, et s'il faut dépasser
cette réification ontologique, il est nécessaire pour cela de commencer à parler
et à penser autrement, d'ouvrir d'autres possibilités à la parole.
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HISTOIRE ET CONSCIENCE DE CLASSE - GEORG LUKACS
AVANT-PROPOS
Car il s'agit - et c'est la
conviction fondamentale de ces pages - de comprendre correctement l'essence de
la méthode de Marx et de l'appliquer correctement, et nullement de la« corriger
» en quelque sens que ce soit.
L'avertissement de Marx de ne pas
traiter Hegel comme un « chien crevé » est resté lettre morte, même pour
beaucoup de bons marxistes.
QU'EST-CE
QUE
LE MARXISME ORTHODOXE ?
L'orthodoxie en matière de marxisme
se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode. Elle implique
la conviction scientifique qu'avec le marxisme dialectique a été trouvée la
méthode de recherche juste, que cette méthode ne peut être développée,
perfectionnée et approfondie que dans le sens de ses fondateurs ; mais que
toutes les tentatives pour la dépasser ou l' « améliorer » n'ont conduit qu'à
la trivialiser, en faire un éclectisme - et devaient nécessairement conduire à
cela.
I
La dialectique matérialiste est
une dialectique révolutionnaire.
II s'agit ici du problème de la
théorie et de la praxis et pas seulement dans le sens où Marx l'entendait dans
sa première critique hegelienne, lorsqu'il disait que « la théorie devient
force matérielle dès qu'elle saisit les masses » .
Marx a, dans le même écrit,
clairement exprimé les conditions de possibilité d'un tel rapport entre la
théorie et la praxis : « Il ne suffit pas que la pensée tende vers la réalité,
la réalité elle-même doit tendre vers la pensée » 2; et dans un écrit antérieur
: « Il apparaîtra alors que depuis longtemps le monde possède le rêve d'une
chose dont il faut seulement posséder la conscience pour la posséder réellement
».
II
Le caractère spécieux d'une telle
méthode, réside en ceci que le développement même du capitalisme tend à
produire une structure de la société qui va au devant de tels procédés de pensée
; mais nous avons, justement ici et à cause de cela, besoin de la méthode
dialectique, pour ne pas succomber à l'illusion sociale ainsi produite, pour
pouvoir, derrière cette illusion, entrevoir l'essence.
LA
RÉIFICATION
ET LA
CONSCIENCE
DU PROLÉTARIAT
LE PHÉNOMÈNE DE LA
RÉIFICATION
1
L'essence de la structure
marchande a déjà été souvent soulignée ; elle repose sur le fait qu'un rapport,
une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et, de cette façon,
d'une « objectivité illusoire » qui, par son système de lois propre, rigoureux,
entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son
essence fondamentale - la relation entre hommes. Combien cette problématique
est devenue centrale pour la théorie économique elle-même, quelles conséquences
l'abandon de ce point de départ méthodologique a entraînées pour les
conceptions économiques du marxisme vulgaire, c'est ce qui ne sera pas étudié
ici. L'attention sera seulement attirée - en présupposant les analyses économiques
de Marx - sur les problèmes fondamentaux qui résultent du caractère fétichiste de
la marchandise comme forme d'objectivité, d'une part, et du comportement du
sujet qui lui est coordonné, d'autre part, problèmes dont seule la
compréhension nous permet une vue claire des problèmes idéologiques du
capitalisme et de son déclin.
Mais il S'agit ici de savoir dans
quelle mesure le trafic marchand et ses conséquences structurelles sont
capables d'influencer toute la vie, extérieure comme intérieure, de la
société.
Dans toute son organisation, la production
elle-même a pour but la valeur d'usage et non pas la valeur d'échange ; et ce
n'est que parce qu'elle dépasse la quantité nécessaire à la consommation que
les valeurs d'usage cessent ici d'être des valeurs d'usage pour devenir des
moyens d'échange, des marchandises. D'autre part, elles ne deviennent marchandises
que dans le cadre de la valeur d'usage immédiate, bien que polarisées de telle façon
que les marchandises à échanger doivent être des, valeurs d'usage pour les deux
possesseurs, et chacune valeur d'usage pour celui qui ne la possède pas.
Avec la décomposition moderne «
psychologique » du processus du travail (système de Taylor), cette mécanisation
rationnelle pénètre jusqu'à l' « âme » du travailleur : même ses propriétés
psychologiques sont séparées de l'ensemble de sa personnalité et sont objectivées
par rapport à celle-ci, pour pouvoir être intégrées à des systèmes spéciaux rationnels
et ramenées au concept calculateur.
L'homme n'apparaît, ni
objectivement ni dans son comportement à L'égard du processus du travail, comme
le véritable porteur de ce processus, il est incorporé comme partie mécanisée
dans un système mécanique qu'il trouve devant lui, achevé et fonctionnant dans
une totale indépendance par rapport à lui, aux lois duquel il doit se soumettre.
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