La cuisine. La cucina, notre
vraie mère patrie, la grotte chaude de la bonne sorcière au fin fond du pays
désolé de la solitude, ses chaudrons pleins de délicieuses potions qui mijotent
sur le feu, une caverne d’herbes magiques, le thym et le romarin, la sauge et
l’origan, le baume du lotus qui rend la raison aux aliénés, la paix aux
angoissés, la joie aux affligés, cet univers exigu et clos, les fourneaux en
guise d’autel, le cercle magique de la nappe à carreaux où les enfants se
nourrissaient, ces vieux enfants ramenés à leurs débuts, car le goût du lait
maternel hantait toujours leur mémoire, son parfum s’attardait dans leurs
narines, leurs yeux se mettaient à briller, et la méchanceté du monde
s’évanouissait quand la vieille sorcière maternelle protégeait sa progéniture
contre les loups qui rôdaient au-dehors.
Séduit et vorace, Virgil a empli ses joues de gnocchi,
d’aubergine et de veau, qu’il faisait descendre à longues goulées du cru
fabuleux de Joe Musso, ensorcelé, captivé par sa formidable mère à qui il
lançait, entre deux bouchées, des regards éperdus d’amour, s’arrêtant même au
milieu du festin pour lui prendre la main et l’embrasser
Oui, je suis parti. Alors que je n'avais pas vingt
ans. Ce sont les écrivains qui m’ont poussé à quitter ma famille. London, Dreiser, Sherwood Anderson, Thomas Wolfe, Hemingway,
Fitzgerald, Silone, Hamsun, Steinbeck. Enfermé, mais aussi
barricadé contre l’obscurité et la solitude de la vallée, je m’installais à la
table de la cuisine sur laquelle s’empilaient les livres de la bibliothèque, et
la mort dans l’âme j’écoutais l’appel des voix romanesques en rêvant d’autres
villes.
Mon paternel, ce sale con, arrivait à la maison en
titubant et en empestant le vin, il beuglait : ferme la lumière, va te coucher,
qu’est-ce qui te prend, bordel ! Car les livres étaient ma drogue, mon
intoxication devenait inquiétante, et je n’avais presque plus rien en commun
avec lui. Trouve-toi un boulot, me sermonnait-il, fais quelque chose de ta vie.
Il avait raison. Aujourd’hui je ne peux que lui donner raison. Tout le monde
était d’accord avec lui. Même les gars du billard ont remarqué le changement. Désormais
nous ne pouvions plus nous parler comme avant.
Dostoïevski m’a changé. L' Idiot, les Possédés, les
Frères Karamazov, le Joueur. Il m’a bouleversé de fond en comble.
J’ai découvert que je pouvais respirer, voir des horizons invisibles. La haine
que j’éprouvais pour mon père a fondu. Je me suis mis à l’aimer, cette pauvre
épave livrée à ses obsessions et à la souffrance. J’ai aussi découvert mon
amour pour ma mère, et pour toute la famille. L’heure était venue de devenir un
homme, de quitter San Elmo pour m’ouvrir au monde. Je voulais penser et sentir
comme Dostoïevski . Je voulais écrire.
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