INTRODUCTION
DU DON, ET EN
PARTICULIER
DE L'OBLIGATION
A RENDRE LES PRÉSENTS
Quelle est la
règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou
archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y
a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ?
CHAPITRE I
LES DONS
ÉCHANGÉS
ET L'OBLIGATION
DE LES RENDRE
(POLYNÉSIE)
Il reste pour comprendre
complètement l'institution de la prestation totale et du potlatch, à chercher
l'explication des deux autres moments qui sont complémentaires de celui-là ;
car la prestation totale n'emporte pas seulement l'obligation de rendre les
cadeaux reçus ; mais elle en suppose deux autres aussi importantes : obligation
d'en faire, d'une part, obligation d'en recevoir, de l'autre. La théorie
complète de ces trois obligations, de ces trois thèmes du même complexus,
donnerait l'explication fondamentale satisfaisante de cette forme du contrat
entre clans polynésiens. Pour le moment, nous ne pouvons qu'indiquer la façon
de traiter le sujet.
CHAPITRE II
EXTENSION DE CE
SYSTÈME
LIBÉRALITÉ, HONNEUR, MONNAIE
De ces observations sur quelques
peuples mélanésiens et polynésiens se dégage déjà une figure bien arrêtée de ce
régime du don. La vie matérielle et morale, l'échange, y fonctionnent sous une
forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obligation s'exprime
de façon mythique, imaginaire ou, si l'on veut, symbolique et collective: elle prend
l'aspect de l'intérêt attaché aux choses échangées : celles-ci ne sont jamais
complètement détachées de leurs échangistes ; la communion et l'alliance
qu'elles établissent sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de
la vie sociale - la permanence d'influence des choses échangées - ne fait que
traduire assez directement la manière dont les sous groupes de ces sociétés
segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les
autres, et sentent qu'ils se doivent tout.
Deux notions y sont pourtant bien
mieux en évidence que dans le potlatch mélanésien ou que dans les institutions
plus évoluées ou plus décomposées de Polynésie : c'est la notion de crédit, de
terme, et c'est aussi la notion d'honneur.
Les dons circulent, nous l'avons
vu, en Mélanésie, en Polynésie, avec la certitude qu'ils seront rendus, ayant
comme « sûreté » la vertu de la chose donnée qui est elle-même cette « sûreté
».
Pas plus que la notion de magie,
la notion d'honneur n'est étrangère à ces Civilisations. Le mana polynésien,
lui-même, symbolise non seulement la force magique de chaque être, mais aussi
son honneur, et l'une des meilleures traductions de ce mot, c'est : autorité,
richesse.
LES TROIS
OBLIGATIONS :
DONNER,
RECEVOIR, RENDRE
L'obligation de
donner est l'essence du potlatch. Un chef doit donner des potlatch, pour
lui-même, pour son fils, son gendre ou sa fille, pour ses morts. Il ne conserve
son autorité sur sa tribu et sur son village, voire sur sa famille, il ne
maintient son rang entre chefs -nationalement
et internationalement - que s'il prouve qu'il est hanté et favorisé des esprits
et de la fortune , qu'il est possédé par elle et qu'il la possède ; et il ne
peut prouver cette fortune qu'en la dépensant, en la distribuant, en humiliant
les autres, en les mettant « à l'ombre de son nom. »
Le potlatch, la distribution des biens
est l'acte fondamental de la « reconnaissance » militaire, juridique,
économique, religieuse, dans tous les sens du mot. On « reconnaît » le
chef ou son fils et on lui devient « reconnaissant ».
L'obligation de
recevoir ne
contraint pas moins. On n'a pas le droit de refuser un don, de refuser le
potlatch. Agir ainsi c'est manifester qu'on craint d'avoir à rendre, c'est
craindre d'être « aplati » tant qu'on n'a pas rendu. En réalité, c'est être «
aplati » déjà. C'est « perdre le poids » de son nom ; c'est ou s'avouer vaincu
d'avance, ou, au contraire, dans certains cas, se proclamer vainqueur et
invincible.
L'obligation de
rendre 1
est tout le potlatch, dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction.
Ces destructions, elles, très souvent sacrificielles et bénéficiaires pour les
esprits, n'ont pas, semble-t-il, besoin d'être toutes rendues sans conditions,
surtout quand elles sont l'œuvre d'un chef supérieur dans le clan ou d'un chef
d'un clan déjà reconnu supérieur.
Mais, de même que le « kula »
trobriandais n'est qu'un cas suprême de l'échange des dons, de même le potlatch
n'est, dans les sociétés de la côte nord-ouest américaine, qu'une sorte de
produit monstrueux du système des présents.
LA FORCE DES
CHOSES
On peut encore pousser plus loin
l'analyse et prouver que dans les choses échangées au potlatch, il y a une
vertu qui force les dons à circuler, à être donnés et à être rendus.
PREMIÈRE
CONCLUSION
Ainsi, dans quatre groupes
importants de populations, nous avons trouvé : d'abord dans deux ou trois
groupes, le potlatch ; puis la raison principale et la forme normale du
potlatch lui-même ; et plus encore, par-delà celui-ci, et dans tous ces
groupes, la forme archaïque de l'échange : celui des dons présentés et rendus.
CHAPITRE III
SURVIVANCES DE
CES PRINCIPES
DANS LES DROITS
ANCIENS
ET LES ÉCONOMIES
ANCIENNES
Nous vivons dans des sociétés qui
distinguent fortement (l'opposition est maintenant critiquée par les juristes
eux-mêmes) les droits réels et les droits personnels, les personnes et les
choses. Cette séparation est fondamentale : elle constitue la condition même
d'une partie de notre système de propriété, d'aliénation et d'échange. Or, elle
est étrangère au droit que nous venons d'étudier.
III
DROIT GERMANIQUE
(LE GAGE ET LE
DON)
D'abord, le gage est obligatoire.
En droit germanique tout contrat, toute vente ou achat, prêt ou dépôt, comprend
une constitution de gage ; on donne à l'autre contractant un objet, en général
de peu de prix.
CHAPITRE IV
CONCLUSION
Une partie considérable de notre
morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère
du don, de l'obligation et de la liberté mêlés.
Le don non rendu rend encore
inférieur celui qui l'a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de
retour.
Ce sont nos sociétés d'Occident
qui ont, très récemment, fait de l'homme un « animal économique ». Mais nous ne
sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et dans nos
élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante ; elle est
encore caractéristique des quelques fossiles de notre noblesse. L'homo
oeconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous; comme l'homme de la
morale et du devoir; comme l'homme de la science et de la raison. L'homme a été
très longtemps autre chose ; et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une
machine, compliquée d'une machine à calculer.
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