Précis
de décomposition –Emil Cioran
Généalogie
du fanatisme
En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme
l’anime, y projette scs flammes et scs démences ; impure, transformée en
croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de
la logique à l’épilepsie est consommé... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines,
et les farces sanglantes.
Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de
nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus,
une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit
devant l’improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y
demeure assujetti ; s’épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte
ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de
l’évidence et du ridicule. Sa puissance d’adorer est responsable de tous ses
crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l’aimer, en
attendant de les exterminer s’ils s’y refusent. Point d’intolérance,
d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui
L’anti-prophète
Dans
tout homme sommeille un prophète, et quand il s’éveille il y a un peu plus de
mal dans le monde…
Des
boueux aux snobs, tous dépensent leur générosité criminelle, tous distribuent
des recettes de bonheur, tous veulent diriger les pas de tous : la vie en
commun en devient intolérable, et la vie avec soi-même plus intolérable encore :
lorsqu’on n’intervient point dans les
affaires des autres, on est si inquiet des siennes que l'on convertit son «
moi » en religion, ou, apôtre à rebours, on le nie : nous sommes victimes du
jeu universel...
La source de nos actes réside dans une
propension inconsciente à nous estimer le centre, la raison et l’aboutissement
du temps.
Ainsi, la frivolité est l'antidate le plus efficace au mal d’être ce qu'on
est : par elle nous abusons le monde et dissimulons l'inconvenance de nos profondeurs. Sans ses artifice, comment
ne pas rougir d’avoir une âme ? Nos solitudes à fleur de peau, quel enfer pour
les autres ! Mais c’est toujours pour eux, et parfois pour nous-mêmes, que nous
inventons nos apparences...
On peut classer les hommes suivant les critères
les plus capricieux : suivant leurs humeurs, leurs penchants, leurs rêves ou
leurs glandes. On change d’idées comme de cravates ; car toute idée, tout
critère vient de l’extérieur, des configurations et des accidents du temps.
Désarticulation
du temps
Les instants se suivent les uns les
autres : rien ne leur prête l’illusion d’un contenu ou l'apparence d’une
signification ; ils se déroulent ; leur cours n’est pas le nôtre ; nous en contemplons l’écoulement,
prisonniers d’une perception stupide.
Nous nous trahissons, nous exhibons notre
cœur ; bourreau de l’indicible, chacun s’acharne à détruire tous les mystères,
en commençant par les siens. Et si nous rencontrons les autres, c’est pour nous
avilir ensemble dans une course vers le vide, que ce soit dans l’échange
d’idées, dans les aveux ou les intrigues. La curiosité a provoqué non seulement
la première chute, mais les innombrables chutes de tous les jours. La vie n’est
que cette impatience de déchoir, de prostituer les solitudes virginales de
l’âme par le dialogue, négation immémoriale et quotidienne du Paradis.
Et celui qui parle au nom des autres est
toujours un imposteur.
Il n’y a que l’artiste dont le mensonge ne soit pas total, car il n’invente
que soi. En dehors de l’abandon à l’incommunicable, de la suspension au milieu
de nos émois inconsolés et muets, la vie n’est qu’un fracas sur une étendue
sans coordonnées, et l’univers, une géométrie frappée d’épilepsie.
Se supprimer
semble un acte si clair et si simple ! Pourquoi est-il si rare,
pourquoi tout le monde l’élude-t-il ?
Toute nostalgie est un dépassement du
présent. Même sous la forme du regret, elle prend un caractère dynamique : on
veut forcer le passé, agir rétroactivement, protester contre l’irréversible.
Pouvoir disposer absolument de soi-même
et s’y refuser, est-il don plus mystérieux ? La consolation par le suicide
possible élargit en espace infini cette demeure où nous étouffons. L’idée de
nous détruire, la multiplicité des moyens d’y parvenir, leur facilité et leur
proximité nous réjouissent et nous effraient ; car il n’y a rien de plus
simple et de plus terrible que l’acte par lequel nous décidons irrévocablement
de nous-mêmes. En un seul instant nous supprimons tous les instants ; Dieu
lui-même ne saurait le faire. Mais, démons fanfarons, nous différons notre fin :
comment renoncerions-nous au déploiement de notre liberté, au jeu de notre
superbe ? …
Aucune église, aucune mairie n’a inventé jusqu’à présent un seul argument
valable contre le suicide. A celui qui ne peut plus supporter la vie, que
répondre ? Nul n’est à même de prendre sur soi les fardeaux d’un autre. Et
de quelle force dispose la dialectique contre l’assaut des chagrins
irréfutables et contre mille évidences inconsolées ? le suicide est un des
caractères distinctif de l’homme, une de ses découvertes ; aucune bête n’en
est capable et les anges l’ont à peine deviné ; sans lui, la réalité
humaine serait moins curieuse et moins pittoresque.
Dans ce monde rien n’est à sa place, en commentant
par ce monde même. Point ne faut s’étonner alors du spectacle de l’injustice
humaine. Il est également vain de refuser ou d’accepter l’ordre social : force nous est d’en subir les
changements en mieux ou en pire avec un conformisme désespéré, comme nous subissons la
naissance, l’amour, le climat et la mort. La décomposition préside aux lois de
la vie : plus proches de notre poussière que ne le sont de la leur les objets
inanimés, nous succombons avant eux et courons vers notre destin sous le regard des étoiles
apparemment indestructibles.
De toute évidence nous sommes dans le
monde pour ne rien faire ; mais, au lieu de traîner nonchalamment notre
pourriture, nous exhalons la sueur et nous nous essoufflons dans l’air fétide.
« Un jour un homme le fit entrer dans une
maison richement meublée, et lui dit : « Surtout ne crache pas par terre. »
Diogène qui avait envie de cracher lui lança son crachat au visage, en lui
criant que c’était le seul endroit sale qu’il eût trouvé et où il pût le faire.
» (Diogène Laërce.)
Nous ne voyons autour de nous que des inspirations et des
ardeurs dégradées : tout homme promet tout, mais tout homme vit
pour connaître la fragilité de son étincelle et le manque de génialité de la vie.
L’esprit découvre l’Identité ; l'âme, l’Ennui ; le corps, la Paresse. C’est
un même principe d’invariabilité, exprimé différemment sous les trois formes du
bâillement universel.
La monotonie de l’existence justifie la thèse rationaliste ; elle nous
révèle un univers légal, où tout est prévu et ajusté ; la barbarie d’aucune
surprise ne vient en troubler l’harmonie.
Nul n’est responsable d’être, et encore
moins d’être ce qu’il est. Frappé d’existence, chacun subit comme une bête les
conséquences qui en découlent. C’est ainsi que, dans un monde où tout est
haïssable, la haine devient plus vaste que le monde, et, pour avoir dépasse
son objet, s'annule.
Quelle idée saugrenue de construire des
cercles dans l'enfer, d’y faire varier par compartiments l’intensité des
flammes et d’y hiérarchiser les tourments ! L’important, c’est d’y être : le
reste — simples fioritures ou... brûlures.
il arrive que dans sa démarche il ne se
heurte plus à aucun objet sinon à l’obstacle diffus du Vide. Dès lors, l’élan
philosophique, exclusivement tourné vers l’inaccessible, s’expose à la faillite.
A faire le tour des choses et des prétextes temporels, il s’impose des gênes
salutaires ; mais, s’il s’enquiert d’un principe de plus en plus général, il se
perd et s’annule dans le vague de l’Essentiel.
Toute fin d’époque est le paradis de
l’esprit, lequel ne retrouve son jeu et ses caprices qu’au milieu d’un organisme en
pleine dissolution
Le mensonge immanent.
Vivre signifie : croire et espérer, — mentir et se mentir. C’est pourquoi
l’image la plus véridique qu’on ait jamais créée de l’homme demeure celle du chevalier de
la Triste Figure, ce chevalier qu’on retrouve même dans le sage le plus
accompli
Je me refuse la séduction malsaine
d’un Moi indéfini. Je veux me vautrer dans ma mortalité. Je veux rester normal.
Ouvrir tes veines pour inonder cette feuille qui j t’irrite comme
t’irritent les saisons ? Ridicule tentative!
Ton sang, décoloré par les nuits blanches, a suspendu son cours... Rien ne
réveillera en toi la soif de vivre et de mourir, éteinte par les années, à
jamais rebutée par ces sources sans murmure ni prestige auxquelles s’abreuvent
les hommes. Avorton aux lèvres muettes et sèches, tu demeureras au-delà du
bruit de la vie et de la mort, au-delà même du bruit des larmes...
(Il n’est que trop légitime de concevoir
le moment où la vie passera de mode, où elle tombera en désuétude comme la lune
ou la tuberculose après l’abus romantique : elle ira couronner l’anachronisme
des symboles dénudés et des maladies démasquées ; elle redeviendra elle-même
: un mal sans prestiges, une fatalité sans éclat.
L'humanité n'a adoré que ceux qui la
firent périr. Les règnes où les citoyens s’éteignirent paisiblement ne
figurent guère dans l’histoire, non plus le prince sage, de tout temps méprisé
de ses sujets ; la foule aime le roman, même à ses
dépens, le scandale des mœurs constituant la trame de la curiosité humaine et
le courant souterrain de tout événement. La femme infidèle et le cocu fournissent
à la comédie et à la tragédie, voire à l’épopée, la quasi-totalité de leurs
motifs. Comme l’honnêteté n’a ni biographie ni charme, depuis l’Iliade jusqu’au
vaudeville, le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué. Il est donc tout
naturel que l’humanité se soit offerte en pâture faux conquérants, qu’elle
veuille se faire piétiner, qu’une nation sans tyrans ne fasse point parler
d’elle, que la somme d’iniquités qu’un peuple commet soit le seul indice de sa
présence et de sa vitalité. Une nation qui ne viole plus est en pleine
décadence ; c’est par le nombre des viols qu’elle révèle ses instincts, son
avenir. Recherchez à partir de quelle guerre elle a cessé de pratiquer, sur une
grande échelle, ce genre de crime : vous aurez trouvé le premier symbole de son
déclin ; à partir de quel moment l’amour est devenu pour elle un cérémonial et
le lit une condition du spasme, et vous identifierez le début de ses déficiences
et la fin de son hérédité barbare.
J’accepte la vie par politesse : la révolte perpétuelle est de mauvais goût
comme le sublime du suicide.
A vingt ans on fulmine contre les deux et l’ordure qu’ils couvrent ; puis
on s’en lasse.
Sur la mélancolie.
Quand on ne peut se délivrer de soi, on se délecte à se dévorer. En vain en
appellerait-on au Seigneur des Ombres, au
dispensateur d’une malédiction précise : on est malade sans maladie, et
réprouvé sans vices. La mélancolie est l'état de rêve de l’égoïsme : plus
aucun objet en dehors de soi, plus de motif de haine ou d’amour, mais cette
même chute dans une fange languissante, ce même retournement de damné sans
enfer, ces mêmes réitérations d’une ardeur de périr... Alors que la tristesse
se contente d’un cadre de fortune, il faut à la mélancolie une débauche d’espace,
un paysage d’infini pour y épandre sa grâce maussade et vaporeuse, son mal sans
contour, qui, ayant peur de guérir, redoute une limite à sa dissolution et à
son ondoiement.
Essayez d’être libres : vous mourrez de faim. La société ne vous
tolère que si vous êtes successivement
serviles et despotiques ; c’est une prison sans gardiens — mais d’où on
ne s’évade pas sans périr.
Oscillation,
Tu cherches en vain ton modèle parmi les être : de ceux qui allèrent plus
loin que toi, tu n'as emprunté que l'aspect compromettant et nuisible t du
sage, la paresse ; du saint, l'incohérence ; de l'esthète, l’aigreur ; du
poète, le dévergondage — et de tous, le désaccord avec soi, l’équivoque
dans les choses quotidiennes et la haine de ce qui vit pour vivre, Pur, tu
regrettes l’ordure ; sordide, la pudeur ; rêveur, la tristesse. Tu ne
seras jamais que ce que tu n'es pas, et la tristesse d’être ce que tu es. De
quels contrastes fut imbibée ta substance
Lorsque nous avons bourré l’univers de
tristesse, il ne nous reste, pour allumer l’esprit, que la joie, l’impossible,
la rare, la fulgurante joie ; et c’est lorsque nous n’espérons plus que nous
subissons la fascination de l’espoir : la Vie, — cadeau offert aux vivants par
les obsédés de la mort...
Toute amertume cache une vengeance et se traduit en un système
: le pessimisme, — cette cruauté des vaincus qui ne sauraient
pardonner à la vie d’avoir trompé leur attente.
Mes héros.
Lorsqu’on est jeune on se cherche des héros : j’ai eu les miens : Henri de
Kleist, Caroline de Guende- rode, Gérard de Nerval, Otto Weininger... Ivre de
leur suicide, j’avais la certitude qu’eux seuls étaient allés jusqu’au bout,
qu’ils tirèrent, dans la mort, la conclusion juste de leur amour contrarié ou
comblé, de leur esprit fêlé ou de leur crispation philosophique.
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