vendredi 4 octobre 2024

La télévision - Jean-Philippe Toussaint

 La télévision - Jean-Philippe Toussaint

Mais, si les artistes représentent la réalité dans leurs œuvres, c’est afin d’embrasser le monde et d’en saisir l’essence, tandis que la télévision, si elle la représente, c’est en soi, par mégarde, pourrait-on dire, par simple déterminisme technique, par incontinence. Or, ce n’est pas parce que la télévision propose une image familière immédiatement reconnaissable de la réalité que l’image qu’elle propose et la réalité peuvent être considérées comme équivalentes. Car, à moins de considérer que, pour être réelle, la réalité doit ressembler à sa représentation, il n’y a aucune raison de tenir un portrait de jeune homme peint par un maître de la Renaissance pour une image moins fidèle de la réalité que l’image vidéo apparemment incontestable d’un présentateur mondialement connu dans son pays en train de présenter le journal télévisé sur un petit écran.  

---

En attendant, je demeurais tous les soirs pendant des heures immobile devant l’écran, les yeux fixes dans la lueur discontinue des changements de plans, envahi peu à peu par ce flux d’images qui éclairaient mon visage, toutes ces images dirigées aveuglément sur tout le monde en même temps et adressées à personne en particulier, chaque chaîne, dans son canal étroit, n’étant qu’une des mailles du gigantesque tapis d’ondes qui s’abattait quotidiennement sur le monde. Sans pouvoir réagir, j’avais conscience d’être en train de m’avilir en continuant à rester ainsi devant l’écran, la télécommande à la main que je ne pouvais lâcher, à changer de chaîne machinalement, frénétiquement, dans une recherche de plaisirs immédiats et mauvais, entraîné dans cet élan vain, cette spirale insatiable, à la recherche de plus de bassesse encore, davantage de tristesse.

 

---

Partout c’était les mêmes images indifférenciées, sans marges et sans en-têtes, sans explications, brutes, incompréhensibles, bruyantes et colorées, laides, tristes, agressives et joviales, syncopées, équivalentes, c’était des séries américaines stéréotypées, c’était des clips, c’était des chansons en anglais, c’était des jeux télévisés, c’était des documentaires, c’était des scènes de film sorties de leur contexte, des extraits, c’était des extraits, c’était de la chansonnette, c’était vivant, le public battait des mains en rythme, c’était des hommes politiques autour d’une table, c’était un débat, c’était du cirque, c’était des acrobaties, c’était un jeu télévisé, c’était le bonheur, des rires de stupéfaction incrédule, des embrassades et des larmes, c’était le gain d’une voiture en direct, des lèvres qui tremblaient d’émotion, c’était des documentaires, c’était la deuxième guerre mondiale, c’était une marche funèbre, c’était des colonnes de prisonniers allemands qui marchaient lentement sur le bord de la route, c’était la libération des camps de la mort, c’était des tas d’ossements sur la terre, c’était dans toutes les langues, il y avait plus de trente-deux chaînes, c’était en allemand, c’était surtout en allemand, c’était partout de la violence et des coups de feu, c’était des cadavres étendus dans les rues, c’était des informations, c’était des inondations, c’était du football, c’était des jeux télévisés, c’était un animateur avec ses fiches, c’était un compteur qui tournait que tout le monde regardait la tête levée dans le studio, le neuf, c’était le neuf, c’était des applaudissements, c’était la publicité, c’était des variétés, c’était des débats, c’était des animaux, c’était de l’aviron en studio, l’athlète ramait et les animateurs le regardaient faire d’un air soucieux assis autour d’une table ronde, il y avait un chronomètre en surimpression, c’était des images de guerre, la prise de vue et le son manquaient singulièrement d’assise, tout cela semblait avoir été fait à la va-vite, l’image tremblait, le caméraman devait courir lui aussi, c’était quelques personnes qui couraient dans une rue et on leur tirait dessus, c’était une dame qui tombait, c’était une dame qui était touchée, une dame d’une cinquantaine d’années allongée sur le trottoir dans son manteau gris un peu passé légèrement entrouvert et le bas déchiré, elle avait été touchée à la cuisse et elle criait, elle criait simplement, elle poussait de simples cris d’horreur parce que sa cuisse était ouverte, c’était les cris de cette dame qui avait mal, elle appelait au secours, ce n’était pas de la fiction, deux ou trois hommes revenaient pour l’aider et la soulevaient sur le bord du trottoir, on continuait à tirer, c’était des images d’archives, c’était des informations, c’était la publicité, c’était des voitures neuves qui serpentaient lentement au flanc de routes idylliques au coucher du soleil, c’était un concert de hard-rock, c’était des séries télévisées, c’était de la musique classique, c’était un flash spécial d’informations, c’était du saut à ski, le skieur accroupi qui donnait l’impulsion et se lançait sur le tremplin, il se laissait glisser lentement sur la piste d’envol et quittait le monde en se figeant dans les airs, il volait, il volait, c’était magnifique, ce corps figé et courbé en avant, immobile et immuable dans les airs. C’était fini. C’était fini, j’avais éteint le téléviseur et je ne bougeais plus dans le canapé.

---

Une des principales caractéristiques de la télévision quand elle est allumée est de nous tenir continûment en éveil de façon artificielle. Elle émet en effet en permanence des signaux en direction de notre esprit, des petites stimulations de toutes sortes, visuelles et sonores, qui éveillent notre attention et maintiennent notre esprit aux aguets. Mais, à peine notre esprit, alerté par ces signaux, a-t-il rassemblé ses forces en vue de la réflexion, que la télévision est déjà passée à autre chose, à la suite, à de nouvelles stimulations, à de nouveaux signaux tout aussi stridents que les précédents, si bien qu’à la longue, plutôt que d’être tenu en éveil par cette succession sans fin de signaux qui l’abusent, notre esprit, fort des expériences malheureuses qu’il vient de subir et désireux sans doute de ne pas se laisser abuser de nouveau, anticipe désormais la nature réelle des signaux qu’il reçoit, et, au lieu de mobiliser de nouveau ses forces en vue de la réflexion, les relâche au contraire et se laisse aller à un vagabondage passif au gré des images qui lui sont proposées. Ainsi notre esprit, comme anesthésié d’être aussi peu stimulé en même temps qu’autant sollicité, demeure-t-il essentiellement passif en face de la télévision. De plus en plus indifférent aux images qu’il reçoit, il finit d’ailleurs par ne plus réagir du tout lorsque de nouveaux signaux lui sont proposés, et, quand bien même réagirait-il encore, il se laisserait de nouveau abuser par la télévision, car, non seulement la télévision est fluide, qui ne laisse pas le temps à la réflexion de s’épanouir du fait de sa permanente fuite en avant, mais elle est également étanche, en cela qu’elle interdit tout échange de richesse entre notre esprit et ses matières.

 

---

. Et, poursuivant ainsi le cours de mes pensées, j’en vins tout naturellement à m’interroger sur le rôle que la télévision avait pu jouer dans le fait que l’homme, maintenant – l’entrepreneur, l’artiste, l’homme politique –, semblait consacrer davantage de temps et d’énergie au commentaire de ses actions qu’à ses actions elles-mêmes. N’étant évidemment pas étrangère à cette dérive, la télévision pouvait cependant nuire encore bien davantage à la création artistique, en proposant par exemple des émissions où les artistes seraient invités à venir parler de leurs projets. De la sorte, en ne s’intéressant plus du tout aux œuvres qu’ils auraient déjà accomplies, mais uniquement à celles qu’ils envisageaient de créer à l’avenir, la télévision pourrait ainsi permettre aux artistes – aux plus reconnus du moment, dans un premier temps, mais le principe pourrait rapidement s’élargir à tous – d’épuiser par avance le potentiel de jouissance de leurs derniers projets, au point de rendre leur réalisation ultérieure superflue, et la création artistique en elle-même, à terme, superfétatoire. Les artistes seraient sans doute bien meilleurs d’ailleurs, plus vivants et plus convaincants, pour parler d’œuvres auxquelles ils n’auraient pas encore mis la première main et pour lesquelles ils auraient conservé toute leur énergie intacte, que pour commenter une œuvre qu’ils viendraient de finir, une œuvre qui leur tiendrait à cœur, fragile et délicate, qu’ils prendraient jalousement soin de défendre, et dont ils seraient, finalement, infoutus de parler avec la désinvolture qui sied.

---

On sait que Michel Ange regardait longuement les immenses blocs de marbre qu’il avait fait extraire des carrières de Carrare, comme si les œuvres à venir préexistaient déjà enfermées dans la matière brute des masses de marbre qu’il avait sous les yeux, et que sa tâche ne consistait qu’à les délivrer en douceur de l’enveloppe rigide qui les tenait prisonnières, d’écarter simplement au ciseau ce qui venait distraire la pureté de leurs formes éternelles.

---

 

Jamais le moindre échange ne s’opère entre notre esprit et les images de la télévision, la moindre projection de nous-mêmes vers le monde qu’elle propose, ce qui fait que, sans le concours de notre cœur, privées de notre sensibilité et de notre réflexion, les images de la télévision ne renvoient jamais à aucun rêve, ni à aucune horreur, à aucun cauchemar, ni à aucun bonheur, ne suscitent aucun élan, ni aucune envolée, et se contentent, en favorisant notre somnolence et en flattant nos graisses, à nous tranquilliser.

---

(ou, plutôt, ne rêvons pas, comme dans Tandis que des visions de prunes confites dansaient dans leurs têtes, de Edward Kienholz). 

---

La télévision est déraisonnablement formelle, voilà ce que je me disais à présent sur le lit des Drescher, qui semble couler en permanence au rythme même du temps, dont elle semble contrefaire le passage dans une grossière parodie de son cours, où aucun instant ne dure et où tout finit par disparaître à jamais dans la durée, au point que l’on peut parfois se demander où vont toutes ces images une fois qu’elles ont été émises et que personne ne les a regardées, ni retenues, ni arrêtées, à peine vues, survolées un instant du regard. Car, au lieu que les livres, par exemple, offrent toujours mille fois plus que ce qu’ils sont, la télévision offre exactement ce qu’elle est, son immédiateté essentielle, sa superficialité en cours.

---

 

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire