C'est une chose étrange à la fin que le monde - Jean d'Ormesson
Nous avons roulé de progrès en progrès. Ils ont toujours tout changé de nos façons de sentir, de penser et de vivre. Ils n’ont jamais rien changé à notre humaine condition : naître, souffrir et mourir.
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Les imbéciles pullulent, les raseurs exagèrent et il arrive à de pauvres types, à une poignée d’égoïstes – j’appelle égoïstes ceux qui ne pensent pas à moi – de se glisser parmi eux.
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L’Iliade raconte quelques jours d’une guerre qui se serait déroulée quatre cents ans avant Homère – à peu près à l’époque de Moïse et de Ramsès II en Égypte – et qui aurait duré neuf ans. D’un côté, les Troyens du roi Priam, flanqué de ses deux fils, Hector, l’aîné, le mari d’Andromaque, et Pâris, qui a enlevé Hélène, la femme de Ménélas, roi de Sparte ; de l’autre, les Grecs de Ménélas qui vient récupérer son bien, de son frère Agamemnon, le puissant roi de Mycènes – fils d’Atrée, un méchant ; mari de Clytemnestre, père d’Iphigénie et d’Oreste –, d’Achille, fils de Pélée et roi des Myrmidons, et d’Ulysse, roi d’Ithaque. Les assaillants sont soutenus par Héra, la Junon des Romains, et par Athéna, à qui, dans un concours de beauté organisé par les dieux, Pâris a eu l’imprudence de préférer Aphrodite, c’est-à-dire Vénus, célébrée plus tard par tant de sculpteurs et de peintres, de Phidias et de Praxitèle à Botticelli, à Titien, à Rubens. Les Troyens sont protégés par Arès, dieu de la guerre, appelé Mars par les Latins, et, bien sûr, par Aphrodite. Une bonne partie de la mythologie grecque, à peu près aussi délirante que les panthéons de Memphis et de Thèbes, de Sumer ou de Babylone, et de la littérature classique, ramassis d’héroïsme et de crimes, est ainsi rassemblée autour de Troie par Homère. Le poème s’ouvre sur la colère d’Achille qui refuse de se battre aux côtés d’Agamemnon qui lui a fauché une captive à laquelle ils tiennent tous les deux et il se clôt sur les funérailles d’Hector tué par Achille qui a repris le combat pour venger la mort de Patrocle, son ami le plus intime, tombé sous les coups du fils aîné de Priam.
L’Odyssée est le récit des aventures d’Ulysse dont le retour chez lui après la chute de Troie est sans cesse retardé par une série ininterrompue d’incidents, de catastrophes et d’obstacles où jouent un rôle décisif un certain nombre de dieux, de déesses et de femmes : Poséidon, c’est-à-dire Neptune, roi de la mer et ébranleur du sol, encore Athéna, Calypso, Circé, Nausicaa, semblable à un jeune palmier. Ulysse met une dizaine d’années à regagner Ithaque où l’attendent sa femme Pénélope, en proie aux outrages des prétendants qui en veulent à sa beauté, à son trône et à ses richesses, son fils Télémaque, quelques rares partisans restés obstinément fidèles à leur maître malgré sa longue absence et son vieux chien Argos qui sera le premier à le reconnaître avant de mourir de bonheur.
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Toute la littérature occidentale sort de l’Iliade et de l’Odyssée où sont déjà présents les thèmes de la guerre, des voyages, de l’amour, de l’amitié, des passions, de l’ambition, du courage, de la rivalité, du pouvoir, de la compassion, de l’argent, de la fatalité, de la mort, du hasard, de la mer. Il est permis de soutenir que, non seulement Eschyle, Sophocle, Euripide, mais aussi, de Virgile à James Joyce, l’auteur d’Ulysse, et à Borges, en passant par Dante, par Ronsard –
Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère,
Et pour ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi…
– par le Tasse, par Cervantès, par Shakespeare, par Corneille et par Racine, par Gœthe et par Chateaubriand, par Lautréamont, par Offenbach avec La Belle Hélène, par Péguy – « Rien n’est plus vieux que le journal de ce matin, et Homère est toujours jeune… » – et par Jean Giraudoux qui fait revivre Hector, Andromaque et Hélène dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, toute notre littérature n’est qu’un commentaire sans fin et une poursuite, par des moyens différents, de l’Iliade et de l’Odyssée.
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Logos est un mot grec qui apparaît à cette époque, qui sera repris plus tard, dans un sens légèrement différent, par Platon, puis par saint Jean l’Évangéliste, et qui signifie « raison », « loi », « logique », « discours », « verbe », « nécessité universelle ». Le logos s’exprime dans le langage et il constitue la voie privilégiée pour atteindre à la nature des choses, à leur essence, à leur être. Il est lié à la mathématique et à la géométrie. Il marque la fin de l’opinion vague et fluctuante, des approximations hâtives, de la superstition, de la magie. Le miracle grec consiste à sortir du monde de la mythologie pour entrer, grâce au logos et au prix d’un effort surhumain, dans le monde de la science. La science naît dans cette Asie Mineure grecque qui avait déjà donné le jour à Homère et à ses épopées, et, plus largement, dans cette Méditerranée orientale façonnée par la Grèce et qui, pour deux millénaires, va devenir le centre du monde.
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L’Iliade et l’Odyssée avaient dépeint avec génie la précarité de la condition humaine : les rois perdent leur trône sous les coups des ennemis, les reines et les princesses sont réduites en esclavage, tous les hommes finissent par mourir.
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Héraclite, que les anciens Grecs avaient déjà surnommé l’Obscur et dont nous ne possédons que des fragments toujours un peu mystérieux, met l’accent sur la lutte et la tension entre des forces opposées de la nature qui ne cessent de se combattre. Il répète volontiers que tout s’écoule et que vous ne vous baignez jamais dans le même fleuve parce que l’eau n’en finit pas de couler et de se renouveler. Pour lui, la seule chose qui persiste à travers le changement, c’est le changement lui-même. C’est un génie. Il a compris que, sous le soleil au moins, il n’y a rien d’éternel. Il est le philosophe du multiple, des contraires, du devenir, du combat, de l’écroulement et du changement.
Contemporain et adversaire farouche d’Héraclite, Parménide voit bien que le monde autour de lui ne cesse jamais de changer. C’est un monde d’apparence et de l’apparence ne peut surgir la vérité. La seule vérité tient en deux mots : « L’être est. » Si l’être est, il est impossible que le non-être soit. Le non-être ne peut pas être pensé. Il ne faut même pas en parler : « Le non-être ne doit pas être nommé. » Nous voilà très loin du combat des contraires d’Héraclite. Unique, incréé, immuable, absolument calme, l’être est parfait à la façon d’un cercle ou d’une sphère. « Il est nécessaire de dire et de penser que seul l’être est ; un rien, en revanche, n’est pas. Pénètre-toi bien de cela. » Parménide aussi est un génie. Il a découvert qu’il n’y avait un monde que parce qu’il y avait de l’être. Et que la seule chose qu’il soit permis de dire de l’être, c’est qu’il est.
En face d’Héraclite qui, par son jeu de l’écoulement et des contraires, est le père de la dialectique, Parménide est le fondateur de l’ontologie, c’est-à-dire de la connaissance, non des choses, des étoiles, des minéraux, des plantes, des animaux, de l’homme, de la vie, de tout ce qui change, mais de l’être en tant qu’être. Pour Héraclite, tout bouge, tout change, tout s’écroule. Pour Parménide, l’être est, et c’est assez.
Tout au long de l’histoire de la philosophie, ou tout simplement de l’histoire des hommes, Héraclite et Parménide sont restés comme deux symboles, comme deux pôles opposés. Autour de cette interrogation originelle : « Qu’est-ce qui dure derrière ce qui passe ? » et de leurs réponses contradictoires, ils ouvrent le chemin à tous ceux qui leur succéderont. Des siècles et des siècles après eux, certains esprits peuvent être dits « ioniens » et d’autres, « éléates ». Avec sa théorie des « Idées » – l’Idée du Grand, l’Idée du Beau, l’Idée du Juste… –, qui, cachées dans l’absolu, sont la vraie réalité, la réalité dont dépend l’être des choses dans le monde, Platon est un disciple de génie de ce Parménide qu’il admire et qu’il dépasse de très loin. Avec son système de la « cause première » et de la forme qui détermine la matière et la fait passer de « l’être en puissance » à « l’être en acte », Aristote s’inscrit dans la lignée d’un Platon qu’il fait descendre du ciel sur la terre. Au XVIIe siècle, Spinoza, avec sa conception de la « substance », flanquée de ses « attributs » et de ses « modes », qui nous rappelle l’école de Milet et l’être de Parménide, est, lui aussi, un philosophe ouvertement éléate. L’Évolution créatrice de Bergson est une longue réflexion sur la possibilité ou l’impossibilité de penser le non-être. Au XIXe, en revanche, Hegel, puis Karl Marx et Engels appartiennent avec éclat à l’école ionienne. Ils lui empruntent le thème de l’affrontement de la thèse et de l’antithèse et, à travers le renversement marxiste de la dialectique idéaliste de Hegel en matérialisme dialectique et en dialectique de la nature, ils donnent une vie nouvelle à la vieille dialectique du combat des contraires et du changement d’Héraclite.
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Pour Augustin, comme pour la plupart des autres penseurs chrétiens, se pose la question des rapports entre la foi et la raison. Héritière du logos grec, la raison a ses critères propres et ses exigences impérieuses. Elle ne se laisse pas intimider, elle ne tolère pas d’interruption, elle ne connaît pas de limites à ses interrogations. La foi, de son côté, se réfère à une Révélation qui est, pour le croyant, plus proche de la vérité que tout ce que la raison peut lui faire connaître, car la source de la Révélation n’est autre que Dieu lui-même – ce même Dieu qui nous a donné la raison. Et ce Dieu, dont tout dépend et qui sait tout d’avance, est le premier objet que la foi aidée par la raison ou la raison aidée par la foi s’efforcent de comprendre.
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Dans sa Critique de la raison pure, parue à la veille de la Révolution française et qui est à la philosophie ce que la révolution copernicienne est à l’astronomie, Kant passe en revue quatre fameuses apories – c’est-à-dire quatre alternatives sans issue, quatre contradictions auxquelles il est impossible d’échapper et auxquelles il donne le nom d’antinomies. La quatrième antinomie concerne l’opposition dans l’univers entre la contingence et la nécessité ; la troisième, le caractère rigoureusement déterminé de notre monde et la possibilité d’y accomplir des actes apparemment libres ; la deuxième, l’indivisibilité ou la divisibilité à l’infini de la matière. La première antinomie kantienne est la plus simple et la plus dramatique : le monde est-il fini ou est-il infini ? Kant constate en conclusion qu’il est impossible de choisir entre les deux thèses : il n’est permis de se prononcer ni pour un monde fini ni pour un monde infini. Trois quarts de siècle après la publication de la Critique de la raison pure, De l’origine des espèces ne résout pas l’alternative établie par Kant et réputée par lui insoluble. En exposant sa théorie de l’évolution, Darwin fait autre chose, et mieux : il ouvre un chemin nouveau, il allonge l’histoire de la vie et du monde et lui attribue dans le temps des dimensions jusqu’alors impensables.
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Les livres sont innombrables, mais en nombre limité. Les paroles sont presque illimitées, les sentiments des êtres humains et leurs songes le sont tout à fait.
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L’homme se sert de son cerveau qui est situé dans son corps. Le corps est une mécanique, c’est une affaire entendue. Dès 1687, au temps de Louis XIV, le philosophe Leibniz, celui qui posait la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? », écrit à Arnauld : « J’accorde que dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines. » Il n’est pas exclu qu’on puisse exprimer la pensée sous forme d’équations et il est impossible de penser dès que le corps a cessé de vivre. Il reste qu’il y a entre la pensée de l’individu, sa tête, son crâne, son cerveau, ses neurones et l’univers jusqu’au big bang, jusqu’aux plus lointaines galaxies comme une secrète connivence. On ne se lassera pas de répéter la formule d’Einstein déjà apparue dans ces pages : « Ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. »
Leibniz, encore Leibniz, soutenait que le monde était composé d’atomes d’énergie imperceptibles et indestructibles qu’il avait baptisés monades. Le propre de chaque monade était de refléter l’univers tout entier qui était donc présent en chacun de ses points. Dans le système de Leibniz, la connexion qui avait tant frappé Einstein entre l’univers et notre pensée était établie d’entrée de jeu.
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Ces hommes qui pensent avec leur corps vivent dans quelque chose de curieux et presque d’inexprimable, qui est l’évidence même, qui n’a aucune réalité – et que nous appelons le présent.
Le présent est une prison sans barreaux, un filet invisible, sans odeur et sans masse, qui nous enveloppe de partout. Il n’a ni apparence ni existence, et nous n’en sortons jamais. Aucun corps, jamais, n’a vécu ailleurs que dans le présent, aucun esprit, jamais, n’a rien pensé qu’au présent. C’est dans le présent que nous nous souvenons du passé, c’est dans le présent que nous nous projetons dans l’avenir. Le présent change tout le temps et il ne cesse jamais d’être là. Et nous en sommes prisonniers. Passagère et précaire, affreusement temporaire, coincée entre un avenir qui l’envahit et un passé qui la ronge, notre vie ne cesse jamais de se dérouler dans un présent éternel – ou quasi éternel – toujours en train de s’évanouir et toujours en train de renaître.
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Dans le système de l’univers, l’avenir est opaque et il est imprévisible.
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Après Platon et Aristote, le plus grand nom de l’histoire de la philosophie, l’auteur d’un renversement métaphysique qui s’inspire de la révolution entreprise par Copernic dans le domaine de la cosmologie, c’est Emmanuel Kant. Ce qu’établit Kant dans sa célèbre – et difficile – Critique de la raison pure, c’est que l’espace et le temps sont, pour les hommes, les conditions nécessaires et universelles de toute expérience et de tout savoir. La nature et toutes les choses de ce monde ne nous sont jamais données, sous forme de phénomènes, qu’à travers l’espace et le temps. En dehors de l’espace et du temps, et par opposition aux phénomènes – c’est-à-dire à ce qui nous apparaît –, Kant reconnaît l’existence d’une réalité profonde et inaccessible qu’il appelle les choses en soi. L’accès aux choses en soi nous est rigoureusement interdit : elles sont pour nous une sorte de x mystérieux, une interrogation, une angoisse, une inconnue – mais une inconnue indispensable, car sans elle il n’y aurait rien.
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Les bons livres sont ceux qui changent un peu leurs lecteurs. Les modèles : la Bible, l’Iliade et l’Odyssée, le Coran, les Essais de Montaigne, Le Cid de Corneille, les Pensées de Pascal, les Fables de La Fontaine, Bérénice de Racine, le Faust de Goethe, les Mémoires d’outre-tombe, Le Capital de Karl Marx, De l’origine des espèces de Darwin, Les Frères Karamazov de Dostoïevski, Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud, le Journal de Jules Renard, les opérettes d’Offenbach, Les Nourritures terrestres de Gide, Horace, Omar Khayyam, Rabelais, Cervantès, Leopardi, Henri Heine, Oscar Wilde, Conrad, Borges, Cioran…
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