FIGURES I / FIGURES II / FIGURES III – Gérard Genette
FIGURES I
Proust Palimpseste
Maurice Blanchot, méditant sur les rapports entre Jean Santeuil et la Recherche du Temps perdu l, observe d'une part que, par la ruse involontaire d'un ajournement apparemment inexplicable mais qui répondait sans doute à la nécessité profonde de son œuvre, Proust s'est peu à peu éloigné de son propos initial, qui était d'écrire un « roman d'instants poétiques» (les instants privilégiés de la réminiscence) : ces instants se sont dégradés en scènes, les apparitions en portraits et descriptions, faisant dériver l'exécution d'ensemble du poétique au romanesque; mais il montre aussi que ce romanesque à son tour dérive vers autre chose, dans la mesure où l'œuvre se retourne, se replie sur elle-même, entraînant tous ses épisodes dans «un lent mouvement sans repos », dans « la densité mouvante du temps sphérique ». Là se trouve en effet le plus troublant paradoxe-de la Recherche: c'est qu'elle se présente à la fois comme œuvre et comme approche de l'œuvre, comme terme et comme genèse, comme recherche du temps perdu et comme offrande du temps retrouvé. Cette ambivalence lui donne l'ouverture, la dimension critique où Proust voyait la marque essentielle des grandes œuvres du XIXe siècle (et qui l'est encore davantage au xxe), œuvres toujours « merveilleusement incomplètes », dont les auteurs « se regardant travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l'œuvre 1», elle lui donne aussi un double temps et un double espace, une « double vie » comme celle de ses héros, un double fond, c'est-à-dire une absence de fond par laquelle elle s'écoule et s'échappe sans cesse. « Nous ne savons jamais, dit Blanchot, à quel temps appartient l'événement qu'il évoque, si cela se passe seulement dans le monde du récit, ou si cela arrive pour qu'arrive le moment du récit à partir duquel ce qui s'est passé devient réalité et vérité ». En effet chaque moment de l'œuvre est en quelque sorte donné deux fois : une première fois dans la Recherche comme naissance d'une vocation, une deuxième fois dans la Recherche comme exercice de cette vocation; mais ces « deux fois » nous sont données ensemble, et c'est au lecteur, informé in extremis que le livre qu'il vient de lire reste à écrire, et que ce livre à écrire est à peu près (mais à peu près seulement) celui qu'il vient de lire, c'est au lecteur qu'il échoit de remonter jusqu'à ces pages lointaines, enfance à Combray, soirée chez les Guermantes, mort d'Albertine, qu'il avait d'abord lues comme sagement déposées, glorieusement embaumées dans une oeuvre faite, et qu'il doit maintenant relire, presque identiques mais un peu différentes, comme en souffrance, encore· privées de sépulture, anxieusement tendues vers une oeuvre à faire : et inversement, sans cesse. Ainsi, non seulement la Recherche du Temps perdu est, comme le dit Blanchot, une oeuvre « achevée-inachevée », mais sa lecture même s'achève dans l'inachèvement, toujours en suspens, toujours « à reprendre », puisqu'elle trouve son objet Sa1J.S cesse relancé dans une vertigineuse rotation. « L'objet littéraire, écrit Sartre, est une étrange toupie qui n'existe qu'en mouvement. » Cela est particulièrement vrai de l'oeuvre de Proust, oeuvre instable, construction plus mobile que celles de Calder, puisqu'un seul regard suffit à déclencher une circulation que rien ensuite ne peut plus arrêter.
FIGURE II
Raisons de la critique pure
Il nous faut maintenant considérer d'un peu plus près les trois types d'essences dont parle Thibaudet. Le premier porte un nom dont nous avons quelque peu perdu l'usage, en son apparente indiscrétion, mais que nous n'avons su remplacer par aucun autre. Le génie, dit Thibaudet d'une manière un peu énigmatique, c'est à la fois le superlatif de l'individuel et l'éclatement de l'individualité. Si nous voulons trouver le commentaire le plus éclairant de ce paradoxe, c'est peut-être du côté de Maurice Blanchot (et de Jacques Lacan) que nous devrons le chercher, dans cette idée aujourd'hui familière à la littérature, mais dont la critique n'a sans doute pas encore assumé toutes les conséquences, que l'autéui, que l'artisan d'un livre, comme disait encore Valéry, n'est positivement personne - ou encore, que l'une des fonctions du langage, et de la littérature comme langage, est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent. Ce que Thibaudet nomme le génie, ce pourrait donc être ici cette absence du sujet, cet exercice du langage décentré, privé de centre, dont parle Blanchot à propos de l'expérience de Kafka découvrant « qu'il est entré dans la littérature dès qu'il a pu substituer le il au je ... L'écrivain, ajoute Blanchot, appartient à un langage que personne ne parle, qui ne s'adresse à personne, qui n'a pas de centre, qui ne ,révèle rien 1 ». La substitution du il au je n'est évidemment ici qu'un symbole, peut-être trop clair, dont on trouverait une version plus sourde, et apparemment inverse, dans la façon dont Proust renonce au il trop bien centré de Jean Santeuil pour le je décentré, équivoque, de la Recherche, le je d'un Narrateur qui n'est positivement ni l'auteur ni qui que ce soit d'autre, et qui manifeste assez bien comment Proust a rencontré son génie au moment où il trouvait dans son oeuvre le lieu de langage où son individualité allait pouvoir éclater et se dissoudre en Idée. Ainsi, pour le critique, parler de Proust ou de Kafka, ce sera peut-être parler du génie de Proust ou de Kafka, non de sa personne. Ce sera parler de ce que Proust lui-même appelle le (c moi profond », dont il a dit, plus fortement que quiconque, qu'il ne se montre que dans ses livres, et dont il a montré, plus fortement que quiconque, et dans son livre même, qu'il est un moi sans fond, un moi sans moi, soit à peu près le contraire de ce que l'on a coutume d'appeler un sujet. Et, soit dit en passant, cette considération pourrait enlever beaucoup de son intérêt à toute controverse sur le caractère objectif ou subjectif de la critique: le génie d'un écrivain n'est à proprement parler pour le critique (pour le lecteur) ni un objet ni un sujet, et le rapport critique, le rapport de lecture pourrait assez bien figurer ce qui précisément, dans la littérature, dissipe et congédie cette opposition trop simple.
La seconde essence dont nous parle Thibaudet, en des termes peut-être mal choisis, ce sont ces genres en quoi il voit des «formes de l'élan vital littéraire », formule assez aventureuse où son propre bergsonisme vient relayer le pseudo-darwinisme de Brunetière, et qu'il vaudrait sans doute mieux appeler, en dehors de toute référence vitaliste, les structures fondamentales du discours littéraire. La notion de genre est aujourd'hui plutôt mal reçue, peut-être à cause, précisément, de cet organicisme grossier dont elle a été entachée à la fin du siècle dernier, et sans doute aussi et surtout parce que nous vivons un âge littéraire qui est celui de la dissolution des genres et de·l'avènement de la littérature comme abolition des frontières intérieures de l'écrit. S'il est vrai, comme on l'a déjà dit, que la critique a pour une de ses tâches de reverser sur la littérature du passé l'expérience littéraire du présent et de lire les anciens à la lumière des modernes, il peut paraître singulier et même saugrenu, à une époque dominée par des noms tels que ceux de Lautréamont, de Proust, de Joyce, de Musil, de Bataille, de s'attacher à ressusciter, fût-ce en les renouvelant, les catégories d'Aristote et de Boileau. Il reste cependant que quelque chose nous parle et nous requiert lorsque Thibaudet nous rappelle que Mallarmé n'a fait de la poésie que pour préciser l'essence de la poésie, qu'il n'est allé au théâtre que pour chercher l'essence du théâtre. Il n'est peut-être pas vrai, ou plus vrai, que les genres vivent, meurent et se transforment, mais il reste vrai que le discours littéraire se produit et se développe selon des structures qu'il ne peut même transgresser que parce qu'il les trouve, encore aujourd'hui, dans le champ de son langage et de son écriture. Pour ne retenir ici qu'un exemple particulièrement clair, Émile Benveniste a bien montré, dans un ou deux chapitres 1 de ses Problèmes de linguistique générale, la façon dont s'opposent, dans les structures mêmes de la langue, au moins de la langue française, par l'emploi réservé de certaines formes verbales, de certains pronoms, de certains adverbes, etc., les systèmes du récit et du discours. De ces analyses, et de celles qu'on peut mener à partir d'elles et dans leur prolongement, il se dégage à tout le moins que le récit représente, même sous ses formes les plus élémentaires, et même du point de vue purement grammatical, un emploi très particulier du langage, soit à peu près ce que Valéry nommait, à propos de la poésie, un langage dans le langage, et toute étude des grandes formes narratives (épopée, roman, etc.) devrait au moins tenir compte de cette donnée, comme toute étude des grandes créations poétiques devrait commencer par considérer ce que l'on a appelé récemment la structure du langage poétique. Il en irait de même, cela va de soi, pour toutes les autres formes de l'expression littéraire, et par exemple il peut sembler étrange que l'on n'ait jamais songé (du moins à ma connaissance) à étudier pour lui même, dans le système de ses ressources et de ses contraintes spécifiques, un type de discours aussi fondamental que la description. Ce genre d'études, qui est encore à peine en voie de constitution, et d'ailleurs en marge des cadres officiels de l'enseignement littéraire, il est vrai qu'on pourrait le baptiser d'un nom fort ancien et plutôt décrié: c'est la rhétorique, et pour ma part je ne verrais aucun inconvénient à admettre que la critique telle que nous la concevons serait, partiellement du moins, quelque chose comme une nouvelle rhétorique. Ajoutons seulement (et la référence à Benveniste était un peu ici pour le laisser entendre) que cette nouvelle rhétorique entrerait tout naturellement, comme l'avait d'ailleurs prévu Valéry, dans la mouvance de la linguistique, qui est sans doute la seule discipline scientifique ayant actuellement son mot à dire sur la littérature comme telle, ou, pour reprendre une fois de plus le mot de Jakobson, sur la littérarité de la littérature.
La troisième essence nommée par Thibaudet, la plus haute, bien sûr, et la plus large, c'est le Livre. Ici, nul besoin de transposer, et la référence à Mallarmé nous dispenserait aisément de tout commentaire. Mais il faut savoir gré à Thibaudet de nous rappeler aussi fortement que la littérature s'accomplit en fonction du Livre, et que la critique a tort de penser si peu au Livre et de mêler en une même série « ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se lit ». Que la littérature ne soit pas seulement du langage, mais, à la fois plus précisément et plus largement, de l'écriture, et que le monde soit pour elle, devant elle, en elle, ainsi que le disait si justement Claudel, non pas comme un spectacle, mais comme un texte à déchiffrer et à transcrire, voilà une de ces vérités auxquelles la critique ne s'est peut-être aujourd'hui encore, pas assez rendue, et dont la méditation mallarméenne sur le Livre doit nous enseigner l'importance. Contre une tradition très ancienne, presque originaire (puisqu'elle remonte à Platon) de notre culture, qui faisait de l'écriture un simple auxiliaire de la mémoire, un simple instrument de notation et de conservation du langage, ou plus précisément de la parole - parole vive, jugée irremplaçable comme présence immédiate du locuteur à son discours -, on est aujourd'hui en train de découvrir ou de mieux comprendre, grâce en particulier aux études de Jacques Derrida sur la grammatologie, ce qu'impliquaient déjà les plus pénétrantes intuitions de la linguistique saussurienne, que le langage, ou plus précisément la langue, est elle-même d'abord une écriture, c'est-à-dire un jeu fondé sur la différence pure et l'espacement, où c'est la relation vide qui signifie, non le terme plein. « Système de relations spatiales infiniment complexes, dit Blanchot, dont ni l'espace géométrique ordinaire ni l'espace de la vie pratique ne nous permettent de saisir l'originalité 1. » Que le temps de la parole soit toujours déjà situé et en quelque sorte préformé dans l'espace de la langue, et que les signes de l'écriture (au sens banal) soient d'une certaine façon, dans leur disposition, mieux accordés à la structure de cet espace que les sons de la parole dans leur succession temporelle, cela n'est pas indifférent à l'idée que nous pouvons nous faire de la littérature. Blanchot dit bien que l~ Coup de dés voulait être cet espace « devenu poème ». Tout livre, toute page est à sa façon le poème de l'espace du langage, qui se joue et s'accomplit sous le regard de la lecture. La critique n'a peut-être rien fait, ne peut rien faire tant qu'elle n'a pas décidé - avec tout ce que cette décision implique - de considérer toute oeuvre ou toute partie d'oeuvre littéraire d'abord comme un texte, c'est-à-dire comme un tissu de figures où le temps (ou, comme on dit, la vie) de l'écrivain écrivant et celui (celle) du lecteur lisant se nouent ensemble et se retordent dans le milieu paradoxal de la page et du volume. Ce qui entraîne à tout le moins, comme l'a dit très précisément Philippe Sollers, que « la question essentielle n'est plus aujourd'hui celle de l'écrivain et de l'oeuvre, mais celle de l'écriture et de la lecture, et qu'il nous faut par conséquent définir un nouvel espace où ces deux phénomènes pourraient être compris comme réciproques et simultanés, un espace courbe, un milieu d'échanges et de réversibilité où nous serions enfin du même côté que notre langage ... L'écriture est liée à un espace où le temps aurait en quelque sorte tourné, où il ne serait plus que ce mouvement circulaire et opératoire 1 1). Le texte, c'est cet anneau de Môbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d'écriture et face de lecture, tournent et s'échangent sans trêve, où l'écriture ne cesse de se lire, où la lecture ne cesse de s'écrire et de s'inscrire. Le critique aussi doit entrer dans le jeu de cet étrange circuit réversible, et devenir ainsi, comme le dit Proust, et comme tout vrai lecteur, « le propre lecteur de soi-même ». Qui lui en ferait reproche montrerait simplement par là qu'il n'a jamais su ce que c'est que lire.
Rhétorique et enseignement
La troisième mutation - celle qui commande le détail des prescriptions, et qui nous retiendra donc le plus longtemps - concerne la structuration interne du code, ou si l'on veut son statut proprement rhétorique. Comme la rhétorique antique était essentiellement une rhétorique de l'inventio, comme la rhétorique classique était surtout une rhétorique de l'eloeutio, notre rhétorique moderne est presque exclusivement une rhétorique de la dispositio, c'est-à-dire du « plan » . Il est facile de voir que ce nouveau statut interne découle de la nouvelle fonction sémiologique que nous avons déjà constatée : l'objet du discours étant réduit à la réalité littéraire et spécifié à chaque fois par l'énoncé du sujet, le contenu pose moins des problèmes d'invention que d'adaptation d'une matière déjà connue, mobilisée et présente à l'esprit, à l'orientation spécifique d'un sujet; quant à l'élocution, son champ (son jeu) se trouve lui aussi fort limité par le fait que la dissertation appartient à un genre unique, qui a pris la place des narrations, descriptions, portraits, discours, fables, etc., de l'ancienne rhétorique, et qui, n'étant plus littéraire mais métalittéraire (critique), doit restreindre très sévèrement sa richesse et sa liberté stylistiques. En fait, nous le verrons, ces deux aspects de la théorie rhétorique ne subsistent plus guère qu'en état de subordination par rapport au troisième, qui occupe tout le devant de la scène.
Frontières du récit
Une première opposition est celle qu'indique Aristote en quelques phrases rapides de la Poétique. Pour Aristote, le récit (diégésis) est un des deux modes de l’imitation poétique mimésis), l'autre étant la représentation directe des évènements par des acteurs parlant et agissant devant le public 1. Ici s'instaure la distinction classique entre poésie narrative et poésie dramatique. Cette distinction était déjà esquissée par Platon dans le 3e livre de la République, à ces deux différences près que d'une part Socrate y déniait au récit la qualité (c'est-à-dire, pour lui, le défaut) d'imitation, et que d'autre part il tenait compte des aspects de représentation directe (dialogues) que peut comporter un poème non draamatique comme ceux d'Homère. Il y a donc, aux origines de la tradition classique, deux partages apparemment contradictoires, où le récit s'opposerait à l'imitation, ici comme son antithèse, et là comme un de ses modes.
Langage poétique, poétique du langage
L'écart non réductible, comme dans l'énoncé surréaliste « l'huître du Sénégal mangera le pain tricolore », n'est pas poétique; l'écart poétique se définit par sa réductibilité 1, qui implique nécessairement un changement de sens, et plus précisément un passage du sens « dénotatif », c'est-à-dire intellectuel, au sens « connotatif », c'est-à-dire affectif: le courant de signification bloqué au niveau dénotatif (angélus bleu) se remet en marche au niveau connotatif (angélus paisible), et ce blocage de la dénotation est indispensable pour libérer la connotation. Un message ne peut, selon Cohen, être à la fois dénotatif et connotatif : « Connotation et dénotation sont antagonistes. Réponse émotionnelle et réponse intellectuelle ne peuvent se produire en même temps. Elles sont antithétiques, et pour que la première surgisse, il faut que la seconde disparaisse 1. » Aussi bien toutes les infractions et impertinences relevées dans les divers domaines de la versification, de la prédication, de la détermination, de la coordination et de l'ordre des mots ne sont telles qu'au plan dénotatif: c'est leur moment négatif, qui s'abolit aussitôt dans un moment positif où pertinencé et respect du code se rétablissent au profit du signifié de connotation. Ainsi, l'impertinence dénotative qui sépare les deux termes de la rime soeur - douceur dans l'Invitation au voyage s'efface devant une pertinence connotative : « La vérité affective vient corriger l'erreur notionnelle. Si la " sororité " connote une valeur, sentie comme telle, d'intimité et d'amour, alors il est vrai que toute soeur est douce, et même, réciproquement, que toute douceur est "sororale". Le sémantisme de la rime est métaphorique 2. »
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Ainsi s'explique que Cohen ait adopté comme point de référence unique la « prose scientifique » de la fin du XIXe siècle, qui est une écriture neutre, volontairement dépouillée d'effets stylistiques, celle-là même que Bally utilise pour dégager a contrario les effets expressifs du langage, y compris du langage parlé. On pourrait se demander ce qu'eût donné une comparaison systématique, époque par époque, de la poésie classique à la prose littéraire classique, de la poésie romantique à la prose romantique, de la poésie moderne à la prose moderne. Entre Racine et La Bruyère, Delille et Rousseau, Hugo et Michelet, Baudelaire et Goncourt, Mallarmé et Huysmans, l'écart ne serait peut-être pas si grand, ni si croissant, et au fond Cohen lui-même en est convaincu d'avance: « Le style est un. 1) La « structure 1) qu'il dégage est peut-être moins celle du langage poétique que celle du style en général, mettant en lumière quelques traits stylistiques que la poésie ne détient pas en propre, mais partage avec d'autres espèces littéraires. On ne peut donc s'étonner de le voir conclure sur une définition de la poésie qui est à peu près celle que Bally donne de l'expressivité en général: substitution du langage affectif (ou émotionnel) au langage intellectuel. Le plus surprenant est que Cohen ait nommé connotation cette substitution, en insistant avec force, comme on l'a vu plus haut, sur l'antagonisme des deux significations, et sur la nécessité que l'une s'efface pour que l'autre apparaisse. En effet, même sans s'astreindre à la définition linguistique rigoureuse (Hjelmslev-Barthes) de la connotation comme système signifiant décroché à partir d'une signification première, il semble que le préfixe indique assez clairement une conotation, c'est-à-dire une signification qui s'egoute à une autre sans la chasser. «( Dire flamme pour amour, c'est pour le message, porter la mention: je suis poésie 1 ) : voilà typiquement une connotation, et l'on voit bien qu'ici le sens second (poésie) ne chasse pas le sens « premier 1) (amour); flamme dénote amour et en même temps connote poésie. Or les effets de sens caractéristiques du langage poétique sont bien des connotations, mais non pas seulement parce que, comme on le voit ici, la présence d'une figure d'usage connote pour nous le «( style poétique 1) classique : pour· qui prend au sérieux ·la métaphore, flamme connote aussi, et d'abord, le détour par l'analogie sensible, la présence du comparant dans le comparé, autrement dit, ici : le feu de la passion 2. C'est une étrange illusion rétrospective que d'attribuer au public et aux poètes classiques une indifférence aux connotations sensibles des figures, qui serait plutôt le fait, après trois siècles d'usure et d'affadissement scolaire, du lecteur moderne, demi-habile blasé, prévenu, bien décidé par avance à ne trouver aucune saveur, aucune couleur, aucun relief, dans un discours réputé de part en part « intellectuel ) et « abstrait ). Les rhétoriciens de l'époque classique, par exemple, ne voyaient pas dans les tropes de ces sortes d'indicatifs stéréotypés de la poéticité du style, mais de véritables images sensibles 1. Aussi faudrait-il peut-être voir dans la flamme noire de Racine un peu plus de flamme et un peu plus de noir que ne le veut Cohen pour retrouver une juste entente du discours racinien : entre une lecture « suractivante ) et celle qui - sous prétexte de laisser aux mots leur « valeur d'époque ) - réduit systématiquement l'écart sensible des figures, la plus anachronique n'est peut-être pas celle qu'on pense. Bref, dénotation et connotation sont loin d'être aussi « antagonistes ) que le dit Jean Cohen, et c'est leur double présence simultanée qui entretient l'ambiguïté poétique, aussi bien dans l'image moderne que dans la figure classique. L'angélus bleu ne « signifie ) pas seulement l'angélus paisible: même si l'on accepte la traduction proposée par Cohen, on doit admettre que le détour par la couleur importe au sens « affectif ), et donc que la connotation n'a pas chassé la dénotation. Ce qui pousse Cohen à l'affirmer, c'est son désir de transformer entièrement le langage poétique en un langage de l'émotion: ayant lié le destin de l'émotionnel au langage connotatif et celui du notionnel au langage dénotatif, il lui faut absolument expulser le second au profit exclusif du premier. « Notre code, dit-il un peu vite à propos de la langue naturelle, est dénotatif. Et c'est pourquoi le poète est tenu de forcer le langage s'il veut faire lever ce visage pathétique du monde ... 1 » C'est là, peut-être, tout à la fois assimiler trop largement la fonction poétique à l'expressivité du style affectif (si consubstantielle, on le sait au moins depuis Bally, au langage parlé lui-même), et séparer trop brutalement le langage poétique des ressources profondes de la langue. La poésie est à la fois une opération plus spécifique, et plus étroitement liée à l'être intime du langage. La poésie ne force pas le langage : Mallarmé disait avec plus de mesure, et d'ambiguïté, qu'elle en « rémunère le défaut ». Ce qui signifie en même temps qu'elle corrige ce défaut, qu'elle le compense, et qu'elle le récompense (en l'exploitant); qu'elle le remplit, le supprime et l'exalte: qu'elle 1e comble. Que, loin de s'écarter du langage, elle s'établit et s'accomplit à son défaut. En ce défaut, précisément, qui le constitue 2.
Proust et le langage indirect
A cette fascination, il semble que Proust lui-même n'ait pas tout à fait échappé. Du moins la prête-t-il, sous une certaine forme et en un certain point de son évolution, au Narrateur de la Recherche. L'objet d'élection en est, comme on le sait, ce que Proust appelle le Nom, c'est-à-dire le nom propre. La différence entre le Nom et le Mot (nom commun) est indiquée dans une page célèbre de la troisième partie de Swann où Proust évoque les rêveries de son héros sur les noms de quelques pays où il espère passer les prochaines vacançes de Pâques : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l'exemple de ce qu'est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes - et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes - une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément 1. )} On voit ici que l'opposition traditionnelle (et contestable) entre l'individualité du nom propre et la généralité du nom commun s'accompagne d'une autre différence, apparemment secondaire mais qui résume en fait toute la théorie sémantique du nom selon Proust : l' « image )} que le nom commun présente de la chose est « claire et usuelle ), elle est neutre, transparente, inactive, et n'affecte en rien la représentation mentale, le concept d'oiseau, d'établi ou de fourmilière; au contraire, l'image présentée par le nom propre est confuse en ce qu'elle emprunte sa couleur unique à la réalité substantielle (la « sonorité ») de ce nom: confuse, donc, au sens d'indistincte, par unité, ou plutôt par unicité de ton; mais elle est aussi confuse au sens de complexe, par la confusion qui s'établit en elle entre les éléments qui proviennent du signifiant, et ceux qui proviennent du signifié: la représentation extra-linguistique de la personne ou de la ville qui, nous le verrons, coexiste en fait toujours avec, et souvent préexiste aux suggestions présentées par le nom. Retenons donc que Proust réserve aux noms propres ce rapport actif entre signifiant et signifié qui définit l'état poétique du langage, et que d'autres - un Mallarmé, un Claudel, par exemple - appliquent tout aussi bien aux noms communs, ou à toute autre espèce de mots 1. Une telle restriction peut surprendre de la part d'un écrivain aussi notoirement familier du rapport métaphorique; la raison en est la prédominance, si marquée chez lui, de la sensibilité spatiale et pour mieux dire géographique : car les noms propres qui cristallisent la rêverie du Narrateur sont en fait presque toujours (et pas seulement dans le chapitre qui porte ce titre) des noms de pays - ou des noms de familles nobles qui tiennent l'essentiel de leur valeur imaginative du fait qu'ils sont « toujours des noms de lieux 2
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L'âge des mots serait donc en fait celui de l'apprentissage de la vérité humaine - et du mensonge humain. L'importance prêtée ici à cette formule et l'emploi d'une expression telle que « parole révélatrice » ne doivent pas en effet laisser supposer, fût-ce un instant, que Proust accorde à la parole une puissance de vérité comparable, par exemple, à celle que suppose l'exercice de la dialectique platonicienne, ou le transparent dialogue des âmes dans la Nouvelle Héloïse. La véridicité du logos n'est pas davantage établie à l'âge des mots qu'à l'âge des noms: cette nouvelle expérience est au contraire une nouvelle étape dans la critique du langage - c'est-à-dire dans la critique des illusions que le héros (que l'homme, en général) peut entretenir à l'égard du langage. Il n'y a de mot révélateur que sur le fond d'une parole essentiellement mensongère, et la vérité de la parole est l'objet d'une conquête qui passe nécessairement par l'expérience du mensonge: la vérité de la parole est dans le mensonge.
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En ce sens, la théorie « linguistique » - critique des conceptions « naïves ), privilège de révélation reconnu au langage second, renvoi du discours immédiat à la parole indirecte, et donc du discours à l'écriture (au discours comme écriture) - tout cela n'occupe pas dans l'oeuvre de Proust une place marginale; c'en est au contraire, théoriquement et pratiquement, une condition nécessaire, et presque suffisante : l' oeuvre, pour Proust, comme le « vers ) pout Mallarmé, « rémunère le défaut des langues ). Si les mots étaient l'image des choses, dit Mallarmé, tout le monde serait poète, et la poésie ne serait pas; la poésie naît du défaut (au défaut) des langues. La leçon de Proust est à peu près parallèle : si le langage « premier ) était véridique, le langage second n'aurait pas lieu d'être. C'est le conflit du langage et de la vérité qui produit, comme on l’a pu voir, le langage indirect; et le langage indirect, par excellence, c'est l'écriture - c'est l'oeuvre.
FIGURES III
La rhétorique restreinte
Ajoutons enfin que la réduction au « pôle métaphorique» de toutes les figures d'analogie ne lèse pas seulement la comparaison, mais plusieurs formes de figures dont la diversité ne semble pas avoir été jusqu'ici totalement prise en compte. On oppose généralement métaphore et comparaison au nom de l'absence dans l'une et de la présence dans l'autre du terme comparé. Cette opposition ne me paraît pas très bien formulée en ces termes, car un syntagme du type pâtre promontoire ou soleil cou coupé, qui contient à la fois comparant et comparé, n'est pas considéré comme une comparaison, non plus que d'ailleurs comme une métaphore, et finalement reste pour compte faute d'une analyse plus complète des éléments constitutifs de la figure d'analogie. li faut, pour bien faire, considérer la présence ou l'absence non seulement du comparant et du comparé ( « vehicle » et « tenor », dans le vocabulaire de Richards), mais aussi du modalisateur comparatif (comme, pareil à, ressembler, etc.), et du motif ( « ground ») de la comparaison. On observe alors que ce que nous appelons généralement « comparaison » peut prendre deux formes sensiblement différentes : comparaison non motivée (mon amour est comme une flamme), et comparaison motivée (mon amour brûle comme une flamme), nécessairement plus limitée dans sa portée analogique, puisqu'un seul sème commun (chaleur) est retenu comme motif, parmi d'autres (lumière, légèreté, mobilité) que la comparaison non motivée pourrait à tout le moins ne 'pas exclure; on voit donc que la distinction entre ces deux formes n'est pas tout à fait inutile. li apparaît également que la comparaison canonique, sous ses deux espèces, doit comporter non seulement comparant et comparé, mais aussi le modalisateur, faute duquel on aura plutôt affaire à une identification l, motivée
Figures d’analogie |
Comparé |
Motif |
Modalisateur |
Comparant |
Exemples |
Comparaison motivée |
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Mon amour brûle comme une flamme |
Comparaison non motivée |
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Mon amour ressemble à une flamme |
Comparaison motivée sans comparant |
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Mon amour brûle comme … |
Comparaison motivée sans comparé |
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… brûlant comme une flamme |
Comparaison non motivée sans comparant |
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Mon amour ressemble à … |
Comparaison non motivée sans comparé |
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… comme une flamme |
Identification motivée |
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Mon amour (est) une flamme ardente |
Identification non motivée |
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Mon amour (est) une flamme |
Identification motivée sans comparé |
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Mon ardente flamme |
Identification non motivée sans comparé (métaphore) |
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Ma flamme |
ou non, soit du type mon amour (est) une flamme brûlante, ou mon amour brûlant (est) une flamme (<< Vous êtes mon lion superbe et généreux »), soit du type mon amour (est) une flamme (<< Achille est un lion », «pâtre promontoire» déjà cité). L'ellipse du comparé déterminera encore deux formes d'identification, l'une encore motivée, du type mon ardente flamme, et l'autre sans motif, qui est la métaphore proprement dite : ma flamme. Le tableau ci-dessus rassemble ces différentes formes, plus quatre états elliptiques moins canoniques mais assez concevables 1, comparaisons motivées ou non avec ellipse du comparant (mon amour est brûlant comme ... ou mon amour est comme ... ) ou du comparé ( ... comme une flamme brûlante, ou ... comme une flamme) : ces formes en apparence purement hypothétiques ne sont pas tout à fait à négliger, comme l'a bien vu Jean Cohen: qui par exemple se souvient du comparé des « beau comme ... » de Lautréamont, où la discordance entre le motif et le comparant importe évidemment plus que l'attribution du prédicat total au grand duc de Virginie, au vautour, au scarabée, à Mervyn ou à Maldoror lui même?
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