Solenoïde – Mircea Cartarescu
Lors de l’été qui a suivi le service militaire, été dont je m étais imagine depuis les tranchées où j’étais recroquevillé pendant les tirs de nuit, qu’il serait un paradis de liberté infi- nie, un retour à la vie civile avec son aura mystico-sexuelle, et qui s est révélé être tout aussi solitaire et désert que les étés précédents — personne au téléphone, personne à la maison, personne avec qui échanger une parole pendant des journées entières (en dehors de mes parents fantomatiques) -, j’ai écrit mon premier vrai poème, celui qui allait rester le seul de mes fruits littéraires jamais arrivé à maturité. C’est alors que j’ai compris ce que signifiaient les vers d’Hôlderlin adressés aux Parques : « Accordez-moi rien qu’un été, Puissantes / Et l’automne où mûrir mon chant... » J’ai vécu moi aussi comme les dieux pendant quelques mois de 1976, le temps d écrire La Chute, et ensuite ma vie, elle qui aurait dû s ouvrir sur la littérature aussi naturellement que vous ouvrez une porte sur une chambre interdite où vous découvrez enfin votre vérité profonde, a bifurqué brusquement, sur un changement d’aiguillage, de manière grotesque. J’étais Hôlderiin, je suis devenu Scardanelli, l’enfermé pendant trente années dans sa haute tour érigée en surplomb des saisons.
La Chute n’était pas un poème, c’était LE poeme C était - ce seul objet dont le néant s’honore ». C’était le produit de dix années passées à lire de la littérature. Fendant dix j’avais oublié de respirer, de tousser, d'éternuer d'éjaculer de voir, d'entendre, de respirer, d aimer, de rire, de produire des globules blancs, de me protéger avec des anticorps, j'avais oublié que mes cheveux devaient pousser et que ma langue avec ses papilles, devait goûter de la nourriture. J’avais oublié de penser à mon destin sur la Terre et de me chercher femme. Jeté sur mon lit comme une statue étrusque sur son sarcophage, j’avais lu à en jaunir les draps de transpiration à m’en rendre presque aveugle et quasi schizophrène. Il n'y avait plus de place dans ma tête pour les ciels bleus reflétés dans les flaques, au printemps, ni pour la mélancolie délicate des flocons de neige qui s’accrochent aux motifs en crépi d’un coin de mur. Quand j’ouvrais la bouche, je parlais à coups de citations de mes auteurs préférés. Quand je relevais les yeux, je voyais clairement, dans le crépuscule café roux de ma chambre, les murs tatoués de lettres : c’étaient des poèmes a plafond, sur le miroir, sur les feuilles des pâles géraniums qui végétaient dans des jardinières. J’avais des rimes sur les doigt et dans le creux de la paume, des poèmes tracés à l’encre sur mon pyjama et sur les draps. Terrifié, j’allais au miroir des toilettes, où je me voyais en pied : j’avais des poèmes gravés à l’aiguille sur le blanc des yeux et des poèmes écrits sur le front. J’avais la peau tatouée, avec une finesse maniaque, d'une écriture que je pouvais interpréter. J’étais bleu de la tête aux pieds, j’empestais l’encre comme d’autres empestent le tabac La Chute devait être l’éponge à même d’absorber toute l’encre du nautile solitaire que j’étais.
C’était un poème en sept parties qui représentaient sept étapes de la vie, sept couleurs, sept métaux, sept planètes, sept chakras, sept paliers dégringolant du paradis à l’enfer. Ce devait être un colossal, un sidérant effondrement, de l’escha- tologique au scatologique, une échelle métaphysique où je plaçais des saints et des démons, des chairs labiales et des astrolabes, des étoiles et des têtards, la géométrie et la cacophonie, avec l’impersonnelle rigueur du biologiste quand il trace le tronc et les embranchements du règne animal. C'était aussi un énorme collage, car ma mémoire était un puzzle de citations, mais aussi le summum de tout ce qui pouvait être su, un amalgame de patristique et de physique quantique, de génétique et de topologie. c'était enfin, le seul poème qui rendait l'univers inutile, qui le renvoyait au musée, comme la locomotive électrique avait remisé celle à vapeur. il n'était plus besoin de réalité, d'éléments, de galaxies. Il y avait La Chute, au sein de quoi, flamme éternelle, palpitait et grésillait le Tout.
Le poème faisait fasait trente pages, manuscrites comme tout ce que j'écrivais à l'époque, car le rêve que je nourrissais depuis des années d'avoir une machine à écrire était inaccessible. Je le connaissais par coeur et je le relisais chaque jour, ou plutôt, je le caressais, je le contrôlais et j’en essuyais quotidiennement a poussière, comme on essuie un mécanisme étrange, provenant d un autre monde et parvenu à travers le miroir dans notre monde à nous. Je l’ai encore, sur les feuilles originales où je l'ai déposé, sans effacer une seule lettre, au cours de cet été où j’ai eu vingt ans. Il ressemble à un manuscrit très ancien, de ceux que l’on maintient sous une cloche de verre dans un grand musée, dans des conditions de température et d’humidité contrôlées. Il fait partie des artefacts dont je me suis entouré et au milieu desquels je me sens comme un dieu aux bras nombreux, au centre d’un mandala : les dents de lait, la ficelle de mon nombril, mes boucles pâles, les photos noir et blanc de mon enfance. Mes yeux de mon enfance, mes côtes de mon adolescence, mes femmes de plus tard. La folie triste de ma vie.
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Parmi les milliers de réponses trouvées durant les nuits de fièvre et de tourment et les journées de cours, pendant que les élèves planchaient sur un devoir, ou dans les magasins de chaussures, ou dans le froid des arrêts de bus, ou attendant à la porte d’un cabinet médical, il y en a une qui, dans son paradoxe et toute son ambiguïté, me semble plus vraie que les autres. J’ai lu tous les livres, mais je n ai jamais réussi à connaître ne serait-ce qu’un auteur. J ai entendu toutes les voix, aussi clairement qu’un schizophrène entend les siennes, mais on ne m’a jamais parlé de vive voix. J ai parcouru les milliers de salles du musée de la littérature, tout d abord charmé par l’art du trompe-l’œil employé pour peindre une porte sur chaque mur, jusqu’au détail minutieux de chaque écharde avec son ombre pointue, de chaque éclat de peinture dans toute sa fragilité et sa transparence, au point de te faire admirer ces artistes de l’illusion plus que tout au monde, mais finalement, au bout des centaines de kilomètres de corridors de fausses portes, dans l’air renfermé et de plus en plus chargé d’odeurs de peinture à l’huile et de diluants, l’errance est de moins en moins une promenade contemplative et se transforme en inquiétude, puis en panique et en étouffements. Chaque porte te trompe ou te déçoit d’autant plus que l'oeil a été mieux abusé. Elles sont merveilleusement peintes ne s’ouvrent pas. La littérature est un musée hermétiquement fermé, un musée des portes illusoires, des artistes préoccupés par les nuances de marron et par l’imitation la plus expressif des chambranles, des gonds, des poignées et du noir velouté du trou de la serrure. Il suffit de fermer les yeux et de suivre du bout du doigt le mur continu et infini pour comprendre qu’il n’existe aucune fissure ni ouverture dans cet édifice de la littérature. Sauf que, séduit autant par la beauté imposante des portes chargées de bas-reliefs et de symboles cabalistiques que par celles qui ont la modestie d’une porte de cuisine rurale avec une vessie de porc en guise de carreau, tu ne voudrais pas fermer les yeux, tu voudrais au contraire en avoir mille, pour le millier d’issues trompeuses qui s’alignent devant toi. Comme le sexe, comme les drogues, comme toutes les manipulations de notre esprit qui voudrait nous briser une fois pour toutes le crâne et prendre le large, la littérature est une machine à produire d’abord de la béatitude, ensuite de la déception. Ayant lu dix mille livres, tu ne peux que te demander : où était ma vie pendant ce temps-là ? Tu as avalé en vrac les vies des autres, toujours d’une dimension juste inférieure à celle du monde où tu existes, et peu importent les étonnants tours de force artistiques qu’ils représentent. Tu as vu les couleurs des autres et tu as senti l’âpreté et la douceur et le possible et l’exaspérant d’autres consciences, qui ont éclipsé et pousse dans l'ombre tes propres sensations. Si au moins tu avais pénétré dans l’espace tactile d’autres que toi, mais la littérature t'a seulement fait, encore et toujours, tourner entre ses doigts. Tu t'es vu promettre l’évasion, perpétuellement et sur mille tons différents, mais on t’a volé jusqu’à ton semblant de réalité. En tant qu'écrivain, tu t’irréalises à chaque livre que tu écris. Tu veux écrire sur ta vie et tu n’écris toujours que sur la littérature. C’est une malédiction, une Fata Morgana, une manière de falsifier le simple fait que tu vis, vrai dans le monde vrai. Tu multiplies les mondes quand ton propre monde serait suffisant pour remplir des milliards de vies. A chaque page que tu écris, la pression du gigantesque édifice littéraire croît au-dessus de toi, contrait ta main à des gestes que tu ne voudras pas faire, t’oblige à rester dans le plan de la page alors que aurais envie peut-être de transpercer le papier et d’écrire à la perpendiculaire de sa surface, et le peintre est tenu d’utiliser les couleurs, le musicien les sons et le sculpteur les volumes, jusqu’au dégout et jusqu’à la haine, et ça parce que nous ne sommes pas capables d’imaginer qu’il pourrait en être autrement. Comment sortir de ton propre crane en peignant une porte sur la surface intérieure de l’os du front, lisse et ambré ? Ton désespoir est celui de qui vit dans seulement deux dimensions et se trouve enfermé dans un carré, au milieu d’une feuille infinie. Comment d’évader de sa prison terrifiante ? quand bien même il franchirait un des côtés du carré, le papier s’étend à l’infini ; mais il ne peut pas même franchir ce premier côté, car son esprit en deux dimensions ne peut concevoir de s’élever perpendiculairement au plan du monde, entre les murs de la prison.
Une réponse, peut-être plus vraie que les autres, serait donc celle-ci : je ne suis pas devenu écrivain parce que je n'étais pas, dès le départ, écrivain. J’ai aimé la littérature comme on aime un vice, mais je n’ai pas cru vraiment quelle était la voie La fiction ne m’attire pas, cela n’a pas été le rêve de ma vie d’ajouter quelques nouvelles portes trompeuses sur les murs de la littérature. J’ai toujours été conscient que le style (qui est la main de la littérature enfoncée dans ta main comme dans un gant), pour être si admirable chez mes grands écrivains, n’en est pas moins seulement raptus et possession. Que l’écriture te mange la vie et le cerveau comme l’héroïne. Qu’à la fin d’une carrière tu ne peux que constater que tu n’as rien dit de toi, ni en pensée ni en parole, des menus actes qui ont composé ta vie, mais que tu as seulement parlé d’une réalité qui t est étrangère, dont tu as suivi les volontés parce qu’on t’a promis la rédemption, une rédemption symbolique, bidimensionnelle, qui ne veut rien dire. La littérature est trop souvent une éclipsé de la pensée et du corps de celui qui écrit.
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J'ai acheté ma maison en 1981 pour le prix d'une Dacia. J'habitais jusqu'alors avec mes parents, sur le boulevard Stefan cel Mare, dans une barre d’immeuble à huit escaliers, accolée à la direction générale de la Milice. J’avais grandi dans le parc du Cirque, et plus tard, à l’adolescence, je suis souvent retourné dans ce jardin écrasé de soleil pour m’enfoncer dans son cœur d’ombre et de paillettes, le lac plein de roseaux sur lequel des saules pleureurs se penchent pour l’éternité. Je descendais et je m’asseyais sur un banc, en des soirs terrifiants, avec des nuages qui prenaient des formes monstrueuses. Je restais pendant des heures les yeux plongés dans les eaux marron, à marmonner les poèmes dont mon esprit était rempli : Apollinaire, Rimbaud, Lautréamont... J’empruntais alors des livres à la bibliothèque du quartier, celle qui est près du magasin d’alimentation, où personne à part moi ne semblait jamais aller. Il m’arrivait d’entrer dans la bibliothèque chargé de cabas avec des pommes de terre, des tomates et des concombres rapportés de l’Aprozar. Je les laissais dans le petit hall près de la porte et je pénétrais dans la pièce pleine de livres. Le bibliothécaire était un homme discret, aussi effacé dans la réalité qu'il deviendrait concret et incarné, plus tard, dans nombre de mes rêves. Les livres rangés par ordre alphabétique étaient comme cet alignement de boîtes aux lettres fixées sur un panneau qui occupait un mur entier au rez-de-chaussée des immeuble Combien de fois n’avais-je pas souhaité, quand j étais enfant avoir les clés de toutes les boîtes ! J aurais passé mes matinées à lire des lettres et à entrer ainsi dans les vies compliquées et tristes de tous les gens. Au prix de grands efforts, j'arrivais à en extraire une par la fente étroite, en m'aidant d’un bâton et en fourrant mes doigts aussi loin que possible dans le vide obscur, avec la peur terrible de me faire prendre. Je lisais alors des choses sur des maladies et des enterrements, sur des demandes de crédit, des propositions indecentes et des partages de terrains. À présent, j' avais enfin toutes les clés ! Chaque livre était une fente par laquelle je regardais dans la tête d’un homme. C’étaient autant de crânes avec les bosses de l’intelligence, du courage, de la fierté, de la mélancolie, de la sournoiserie, marquées et numérotées au crayon à encre. J'ouvrais chaque livre comme un chirurgien aurait trépané un crâne, avec l’étonnement du médecin qui, au lieu de trouver toujours les mêmes circonvolutions et la même substance gris-beige irriguée par l’arborescence des vaisseaux sanguins, aurait découvert autre chose dans chaque dure-mère ouverte : un enfant recroquevillé, prêt à naître, une araignée énorme, une ville aux premières heures du matin, un gros et tendre pamplemousse, une tête de poupée aux yeux tournés vers l’intérieur. Quelle osmose étrange avait donc lieu entre mon crâne et celui de tel auteur ancien, comme c’était étrange de voir nos fronts s’éclaircir ! Dès que nos têtes se rejoignaient front contre front, à la façon de frères siamois, comme sa substance cérébrale se fondait dans la mienne ! Je plongeais dans son esprit, il lisait mes pensées, je pouvais sentir ses douleurs, ses silences, ses orgasmes. Ses moments d’illumination. J’y versais mon contenu mental, comme les étoiles de mer déversent leur estomac capable de digérer des coquillages. Nous nous collions, nous nous mélangions totalement, Apollinaire et moi, T. S. Eliot et moi, Valéry et moi, jusqu’au moment où naissait entre nous, comme un hologramme, un hybride invraisemblable qui te donnait le frisson : le livre. Les strophes de vers. La folie de fondre dans la citerne d’or liquide de la poésie.
Je regardais les eaux du lac qui reflétaient les nuages et les immeubles de l’autre rive, jusqu’au moment où la nuit tombait et où le parc devenait totalement désert.
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Si mon poème La Chute avait été bien reçu du cénacle de la Lune, en ce lointain mois de novembre, aujourd'hui j'aurais peut-être à mon actif dix livres qui porteraient mon nom sur leur couverture, des romans et des poèmes et des essais et des textes académiques, j'aurais peut-être été publié dans les manuels scolaires et je serais invité dans des salons du livre dans de lointains pays nordiques. J'aurais été pris par le jeu des lumières et de l'accomplissement. J'aurais gagné le monde, mais de la seule manière possible perte, pas à pas, de ma propre âme. En tissant mes toiles d’araignée narratives, en ourdissant des poèmes de papier doré en mimant des drames qui n ont jamais eu lieu, j’aurais oublié que la peau est l’organe le plus lourd de mon corps, plus lourd que le cerveau et que le foie, et que seul et seulement sur ta propre peau il est décent d’écrire, qu’ils sont impossibles, les livres qui ne seraient pas reliés dans ta propre peau, avec des pages vivantes et innervées, pleines de corpuscules de Golgi et de racines de cheveux, et de glomérules sudoripares et de canaux où grouillent les sarcoptes. J’aurais oublié la matière dont on extrait les gouttes limpides de la souffrance, comme le liquide doré qui s’écoule lors d’une ponction lombaire, la matière dont est né Maldoror. J’aurais oublié qu un livre, pour qu'il signifie quelque chose, doit indiquer une direction. J'aurais écrit des livres immanents, autonomes au plan esthétique, que le lecteur aurait regardés comme le chat regarde le doigt qui montre la pelote sur le tapis. Mais un livre doit être un signe, te dire « va par la », ou « arrête-toi », ou « vole », « éventre-toi ». Un livre doit appeler une réponse. S'il ne le fait pas, s'il maintient ton regard à sa surface ingénieuse, inventive, tendre, sage, réjouissante, merveilleuse, au lieu de le diriger vers ce que le livre montre, alors tu as lu un écrit littéraire et tu as raté encore une fois l'objectif de tout effort humain : sortir de ce monde. Les romans te maintiennent ici, ils te réchauffent et te consolent, ils posent des paillettes étincelantes sur la robe de la cavalière de cirque. Mais quand liras-tu pour l'amour de Dieu, un vrai livre ?
Au Jugement dernier, quelqu'un viendra qui dira « Seigneur, j'ai écrit Guerre et Paix. » Un autre dira : «,Seigneur, j'ai écrit La Montagne magique, ou le monde repose sur le sacrifice d'un enfant. » Un autre dira : « Seigneur, j’ai écrit plus de quatre-vingts romans et recueils de nouvelles. » Un autre dira : « Seigneur, moi j'ai reçu un grand prix international. » Un autre dira : « J'ai écrit Finnegans Wake, exprès pour Toi, car personne d'aune ne peut le lire. » Un autre « Seigneur, voici Cent ans de solitude. On n'a jamais rien écrit de meilleur. » Ils tonneront des files et des files, chacun avec sa pile de livres sur les bras, ses chiffres de vente et ses citations de critiques et ses coupures de presse, comme les fondateurs d églises dessinés dans le naos avec leurs édifices en miniature reposant entre leurs mains. Tous seront soulignés d'arcs-en- ciel et de flux d énergie, leurs visages éclaireront comme des soleils. Le Seigneur leur dira : « Oui, je les ai bien sûr tous lus, avant même que vous les écriviez. Vous avez donné aux hommes des heures de délectation, vous les avez poussés à la méditation et à la rêverie. Vous avez dessiné en trompe-l'oeil les plus étonnantes, les plus baroques, les plus ornementales, les plus massives portes sur la paroi intérieure de leur front, sur son os lisse et jaune. Mais laquelle s’est-elle réellement ouvert ? Dans quelle porte a-t-on vu la paupière du front se lever sur l'oeil du cerveau ? Quelle porte a permis au cerveau de commencer à voir pour de vrai ?» Un peu à l'écart, il y aura dans leurs guenilles, Kafka et le président Schreber, Isidore, Ducasse et Swift et Sabato, et Darger et Rezzori, auprès de milliers d'anonymes, auteurs de journaux déchirés, brûlés, avalés, enterrés dans le vacarme du temps. Eux, ils auront les mains vides, mais avec des lettres gravées sur la paume : . Maître des rêves, le grand Isachar... - Derrière eux viendront des millions d'écrivains qui n'ont ecrit qu avec des larmes, du sang, de la substance P, de l'urine et de l'adrénaline et de la dopamine et de l’épinéphrine, directement sur leurs organes ulcérés de peur sur leur peau excoriée d extase. Chacun portera entre ses bras sa propre peau écrite recto verso, dont le Seigneur fera en les assemblant entre les couvertures de la naissance et de la mort, le grand livre de la souffrance humaine.
Une de ces pages, voilà ce que cet écrit devrait être, une des milliards de peaux d’hommes couvertes de lettres infectées, suppurantes, du livre de l'horreur de vivre. Anonyme et identique à toutes les autres. Car mes anomalies, même très inhabituelles, sont loin d’égaler l’anomalie tragique de l’esprit revêtu de chair. Et ce que je voudrais que tu lises sur ma peau, toi qui ne le liras pourtant jamais, ce serait seulement un cri un seul répété à chaque page : « Fuis ! Cours ! Rappelle-toi que tu n’es pas d’ici ! » Je n’écris pourtant même pas pour que quelqu'un lise ça, mais pour tenter de comprendre ce qui m’arrive, dans quel labyrinthe je me trouve, à quel test je suis soumis et comment je dois répondre pour en réchapper vivant. En écrivant sur mon passé et sut mes anomalies et sur ma vie translucide à travers laquelle on voit une architecture pétrifiée, j’essaie de déchiffrer les règles du jeu dans lequel je. me suis retrouvé, de distinguer les signes, de les mettre à bout et de voir vers quoi ils tendent, et de me diriger dans cette direction, Aucun livre n'a de sens s'il n’est pas un Évangile, Le condamné a mort pourrait bien avoir les murs de sa cellule couverts de livres tous exceptionnels, mais ce qu'il lui faut, c'est un plan d'évasion. Tu ne peux t'évader tant que tu ne crois pas qu'il est possible de s'évader, même d'une cellule aux murs infiniment épais, dépourvus de portes et de fenêtres. Le personnage du prisonnier, dans une bande dessinée, lui, il peut sortir perpendiculairement à la page imprimée et venir vers moi, qui la lis depuis une autre dimension.
J'ai lu des milliers de livres, mais je n'en ai trouvé aucun qui soit un paysage plutôt qu'une carte.
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L’ambiguïté essentielle de mon écriture. Sa folie irréductible. Je suis allé dans un monde qui ne peut être décrit et encore moins compris par une telle écriture, pour autant qu’il soit réellement compréhensible. Car le dévoilement est une chose, et c’en est une autre que le pénible processus d’ingénierie inversée que représente la véritable intellection des choses. Tu as sous les yeux un artefact d’un autre monde, avec d’autres cieux et d’autres dieux, une énigmatique machine d’Anticythère qui flotte en l’air et qui brille de tous les détails de ses cadrans de métal incrustés de symboles et de roues dentées. Il a été terriblement difficile de la tirer des profondeurs marines, couverte de grappes de coquillages et d’algues ondulantes, de la débarrasser méticuleusement de ses croûtes de sable pétrifié et de rouille, de l’oindre d’huile chatoyante, de placer chaque petite roue dans son logement selon l’imbrication de ses dents avec celles des autres roues, et c’est ça que mon manuscrit a fait jusqu’ici : il a mis au jour, il a placé en pleine lumière, il a dévoilé ce qui était dissimulé par les voiles, il a décrypté ce qui était enfermé dans la crypte, il a déchiffré le chiffre de l’écrin où il gisait, et tout cela sans que la moindre goutte d’ombre et de mélancolie de l’objet inconnu ne déborde dans notre univers. Plus je voyais de détails, moins je comprenais, car la compréhension signifiait pénétrer le sens pour lequel l’engrenage existe et qui ne vit que dans l’esprit de celui qui l’a conçu. Comprendre signifie toujours pénétrer une autre intelligence, tout objet qui se veut compris est un portail vers elle, or la terreur et l’énigme infinie apparaissent au moment où, en contemplant un objet, tu es absorbé par lui et jeté dans un esprit inhumain, totalement différent du tien et que tu nommes - avec toute l’ambiguïté de ce mot - sacré, c’est-à-dire étranger, apparemment arbitraire, capable de miracles et d’absurdités, qui peut te nourrir et qui peut t’écraser pour des raisons tout aussi obscures. Tu peux apprendre les manies de cet esprit, tu peux utiliser la prière pour recevoir, l’invocation pour qu’il se présente à toi, à la manière du chat qui flatte son maître assis à table, mais quelle vie mène le maître, comment il a construit sa maison, comment il allume les lumières, comment il conduit son auto, comment il a appris que le soleil se lèvera demain aussi, comment il sait qu’il existe un demain, de quelle manière il déchiffre les symboles mathématiques et comment il se déplace, fantomatique, dans le champ logique, et d’innombrables autres détails d’une vie inimaginable, qui appartient à un monde et un esprit d’un autre niveau de complexité, tout cela reste dissimulé au chat, dans une autre dimension, sur une autre spire de l’existence. Quand le maître lui montre quelque chose du bout du doigt, le chat regarde le doigt, il le hume, il le lèche. C’est de cette même manière que nous comprenons la déité, qui, autrement, serait incompréhensible et qui est au-delà du bien et du mal, perdue pour nous dans une dimension inatteignable. Les religions sont, et doivent être, la contemplation du doigt de Dieu, car nous sommes impuissants à comprendre que le message n’est pas le doigt, qu’il se contente de montrer en direction de quelque chose. Nous pensons avec le ganglion de chair de notre crâne, nous sommes censurés par ses limites, comme la mouche utilise son propre ganglion dans son monde, comme le chat utilise lui aussi le cerveau de sa petite tête pour réclamer nourriture et affection à la créature étrangère et incompréhensible.
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