Sex Friends – Richard Mèmeteau
1. Perdus dans les labyrinthes numériques
Si les applications marchaient, on entrerait donc dans un monde amoureux défini par les caractéristiques suivantes. Les relations amoureuses seraient : 1) sexuellement exclusives ; 2) monogames ; 3) ultimes et définitives. Ce monde-là – je propose de l’appeler « EMU » (exclusif, monogame et ultime) – serait celui de l’amour véritable.
Si j’invente ce concept de monde EMU, c’est parce que je trouve remarquable que, dans la plupart de mes conversations post- ou précoïtales ou simplement amicales, l’interrogation ne porte pas tant sur ce que l’on ressent, sur ce que l’on éprouve à coucher avec des gens plus ou moins inconnus, que sur l’aura que ce que l’on vient de vivre jette sur ce monde EMU potentiel, c’est-à-dire sur la façon dont ce que l’on vient de vivre fait briller encore l’espoir du paradis de l’amour. Sommes-nous plus ou moins proches de la ligne d’arrivée ? Sommes-nous prêts ou non à quitter le système, à abandonner le monde de la drague ? Ou venons-nous de nous y enfoncer encore davantage ?
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Face à cette profusion de choix, il existerait deux attitudes antagonistes, deux pôles fondamentaux. D’un côté, expose Barry Schwartz, il y a les maximisateurs (maximizer) : « Vous cherchez et n’acceptez que le meilleur. » À force cependant de déprécier la réalité en la comparant systématiquement à ce qu’elle pourrait être mais qu’elle n’est pas, les maximisateurs sont souvent au bord de la dépression. De l’autre, vous avez les satisfaiseurs (satisficer) : « Se contenter de quelque chose qui est assez bon sans s’inquiéter de la possibilité qu’il pourrait y avoir mieux ailleurs. » Eux sont plus heureux, mais aussi plus feignasses. Ils ont typiquement des jobs assez mal payés et un sens de la mode douteux (moi).
2. Un hypermarché du sexe ?
Dans le même documentaire, un témoignage féminin apporte un autre éclairage : les mecs, « en général ils sont carrément moins bien que sur leurs photos de profil ». Voix off et plan sur une terrasse :
C’est fou comme on a appris à gérer notre image. Sur le marché de la rencontre moderne, en tête de gondole, tu dois t’afficher sous ton meilleur profil. Ton coup de foudre, ton étincelle, tu les vis seul. Tu matches, l’autre te matche. Tu t’envoies deux ou trois phrases marrantes. Tu vas au rendez-vous. Le mec sait qu’il te plaît déjà. Y’a plus de mystère, plus de séduction. Juste une succession de monologues superficiels sur nos vies. Tout est déjà acquis. Tu grilles toutes les étapes. Tu finis juste par te vendre pour ne pas te faire zapper direct. Tu as une heure pour convaincre. Alors tu te vends corps et âme. Tu soldes ton intimité. Tu n’as pas commencé à rencontrer la personne que ton histoire est déjà finie…
Le ton est pessimiste. La jeune femme fait comme si « matcher » quelqu’un sur Tinder rendait presque obligatoire d’offrir son corps, son intimité ou des bières hors de prix dans un café parisien. « Vu qu’on devient nous-mêmes des produits, on subit les mêmes lois que les objets qu’on achète. Tout se remplace hyper vite, même nos histoires d’amour. Obsolescence programmée. »
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Pour avoir l’air malin, il est de bon ton de manier la langue économique. J’ai moi-même déjà trop souvent usé de cette métaphore. Mais que cache l’étrange félicité de cette image du marché ?
La sociologue Marie Bergström note que les intellectuels sont prompts à critiquer les sites de rencontres en les renvoyant à un prétendu consumérisme pour mieux défendre en retour le modèle romantique français. La métaphore s’enclenche pour déplorer trois choses : « Le caractère contractuel de la formation du couple, l’abondance et l’interchangeabilité des partenaires potentiels ainsi que l’explicitation des critères amoureux. »
On peut aussi comprendre ce succès épistémologique d’une autre façon. Car une bonne métaphore est une métaphore que l’on peut filer. Sur ledit marché, il faut savoir « se vendre », affronter la « concurrence », mesurer sa « compétitivité », traiter ses prétendants comme des « clients », ne pas « se brader » (pour ne citer que la moitié du champ lexical qu’exploite Marie-Claire dans un de ses articles sur la drague en ligne).
Mais on trouve autant de raisons de s’en méfier en moins de temps qu’il n’en faut pour lire un article de Marie-Claire. Les applis de drague sont-elles vraiment devenues le neuvième cercle de l’enfer marchand, où chacun se vendrait soi-même jusqu’à la dernière photo sexy ?
1. Si la drague était vraiment un marché dont nous étions les produits, on se trouverait sur un marché d’esclaves. Il me paraît plus pertinent de limiter l’usage de ce terme à la réalité historique de l’esclavage.
2. La locution « marché de la drague » peut se référer à un marché de services. Mais parle-t-on pour autant de Facebook comme d’un « marché de l’amitié », de Twitter comme d’un « marché des rumeurs », de LinkedIn comme d’un « marché du piston » ? Les Anglo-Saxons, qui ont quadrillé la logique du dating, ont un usage plus précis des métaphores. Si vous voulez dire que vous êtes célibataire, vous arrivez sur le marché (you’re on the market) – et la métaphore s’arrête là ; si vous voulez dire que vous êtes célibataires, vous pouvez parler de dating pool. Mais si vous parlez d’online dating market, vous désignez le marché concurrentiel des firmes de rencontres en ligne.
3. Une condition simple doit être remplie pour qu’il y ait effectivement marché : que des biens ou des services soient monnayés, échangés contre de l’argent. Il y aurait marché si les rencontres sexuelles s’y échangeaient contre de l’argent. Pour le coup, ce marché existe déjà : il s’agit de celui de la prostitution7. Par contraste, ces sites tirent profit de l’organisation d’échanges sexuels non tarifés. Ce qui est monétarisé est moins le service sexuel lui-même que la promesse d’un choix et d’une mise en relation, bref, l’accès à des échanges réputés non marchands.
4. Dira-t-on cependant qu’il y a « marché de la drague » dans la mesure où, sur ces plateformes, une valeur est assignée aux individus qui s’y exposent, une valeur sexuelle symbolique, comme si les personnes étaient des marchandises ? Ce serait plausible dans la mesure où quelque chose comme une loi de l’offre et de la demande gratifie certains plutôt que d’autres.
Mais cette définition est très problématique car, ainsi conçu, le jeu des interactions produirait une marchandisation sans marché. Bien qu’il n’y ait pas d’échange d’argent, la valeur que nous accordons aux autres obéirait à des lois mercantiles connues par ailleurs. La véritable question serait plutôt de savoir pourquoi on veut à tout prix interpréter la drague sous cette catégorie de marché quand les prérequis les plus élémentaires ne sont pas remplis pour sa validité.
Je soutiens que cette marchandisation sans marché est une chimère. Il va sans dire qu’il existe beaucoup d’autres moyens de fixer la valeur de quelqu’un dans un milieu concurrentiel sans faire appel à l’économie de marché (pensez aux classements de jeux, aux tournois de foot, etc.). Mais cette idée s’est imposée avec une facilité si déconcertante qu’il y a quelque chose d’intriguant à analyser ici. Tout se passe comme si nous étions incapables de ne pas succomber au charme théorique d’une idée qui apparaît pourtant contradictoire après un bref examen.
Cette fragilité théorique trahit combien nous ne savons plus penser en dehors des termes d’une économie de marché, ne serait-ce que pour en déplorer les injustices. On finit par dire : « C’est la faute du marché », un peu comme on dit : « Maintenant, c’est la guerre ! » alors qu’on est seulement en train de jouer à Star Wars sur sa console de salon ou en train de renégocier son salaire (l’une des deux options m’est plus familière que l’autre).
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir l’utilisation marketing qu’Adopteunmec fait de cette métaphore. Le site de rencontres affiche un pictogramme où l’on voit un homme tomber dans un caddie poussé par une femme. En plantant un décor de supermarché autour des rencontres sexuelles, on les dédramatise, on dépotentialise leurs enjeux moraux et on décomplexe les femmes qui seraient autrement réticentes à s’abonner à ce genre de sites : vous n’êtes pas des marchandises, mais des consommatrices. Et voilà au fond votre seul et véritable pouvoir assumable. Autrement dit, cette marchandisation sans marché véhicule une sorte d’incapacité à faire face au réel sans l’excuse de la mercantilisation et le fantasme du pouvoir d’achat. La raison d’être de cette métaphore est secrètement puritaine : le marché, à tout prendre, c’est moins sale que le sexe.
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L’avantage de la métaphore économique est de montrer que la valeur sexuelle des individus est construite par un contexte social. Il faut reconnaître qu’on est loin de ces articles de blog de seconde zone ou de ces théories de youtubeurs masculinistes où l’on explique que les mâles humains ne rêvent que d’ensemencer sur terre tout ce qui ressemble à un vagin. L’économie respecte un peu plus le libre-arbitre que la sociobiologie ou la psychologie évolutive.
Pour le reste, la métaphore mercantile ne change rien et sert elle aussi à entériner une situation de domination. Pour ce qui est du sexe, en effet, il n’est pas sûr que cinq cents ans de capitalisme aient rompu avec plusieurs millénaires passés à contrôler et maîtriser la puissance reproductrice des femmes. Il n’y a pas de réelle « dérégulation » si les hommes sont en position de force. Le jargon économique recouvre ici comme ailleurs une situation de départ inégale, banalement sexiste. Si toutes les filles veulent le Chad, c’est parce que le mariage est présenté comme un accomplissement et qu’il suppose de se tourner vers le meilleur parti.
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Mais en quoi le marché serait-il une « très bonne » métaphore ? Selon Becker, en ce qu’elle permet de faire apparaître les choix rationnels dans les décisions des époux. Pour mémoire, ce type de théorie économique explique les comportements humains selon : 1) des choix motivés par des préférences stables, 2) en vue d’une maximisation rationnelle de l’utilité, 3) lorsque l’échange porte sur des ressources limitées et/ou 4) lorsqu’il nécessite de parier sur des éventualités. Becker montre sur cette base en quoi la monogamie est économiquement préférable à la polygamie (à noter que jamais le « marché matrimonial » ne désigne pour lui la concurrence des individus entre eux pour se séduire). Il établit en gros qu’il est rationnel, d’un côté, que je me marie avec quelqu’un de niveau de vie égal et, de l’autre, que je divorce lorsque mon mari gagne moins d’argent. Le reste concerne l’éducation des enfants. Son analyse pourrait convenir à n’importe quelle chose douée de rationalité capable de s’associer avec une autre pour en produire une troisième.
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Les grands débuts de la sociologie américaine sont contemporains de l’apparition du dating (rencontre libre à connotation aussi bien sexuelle que galante) sur les campus des années 1920-1930. Et c’est le sociologue Willard Waller qui va en formaliser les règles en observant ses propres étudiants de la PennState University. Trois étapes se suivent : le calling, le dating, enfin le hooking up. Chacune de ces phases accélère le script sexuel et le rend plus direct, ne se négociant plus à la fin qu’entre les partenaires sexuels.
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Dans la culture du plan cul (hooking up), on entame des relations sexuelles en tentant délibérément de refuser tout investissement émotionnel. Plutôt que de dire que l’on vit à une époque de débauche généralisée, on ferait aussi bien de dire que l’on vit une généralisation du paradoxe classique du dilemme du prisonnier. Pour se prémunir de revers amoureux, chacun parie sur la trahison de l’autre et contribue ainsi à produire collectivement le pire résultat possible : un monde où l’amour (créateur d’intérêt) est ce dont on doit se détacher. Cette logique n’est pas tant celle du marché que celle des négociations géopolitiques, celle de l’escalade nucléaire entre États-Unis et Russie pendant l’après-guerre ou je ne sais quel autre exemple classique de la théorie des jeux. Dans tous les cas, aussi rationnelles que semblent ces interactions, elles nécessitent une interprétation des comportements des autres participants, une pratique du contrôle des émotions, bref une « culture du hooking up », qui donne une forme à la sexualité à travers des scripts sexuels.
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Dans son analyse, Eva Illouz pointe une domination masculine écrasante, dont le principe est semblable au principe du moindre intérêt de Waller. Les hommes cultivent un détachement sentimental qui leur permet de garder la main, ce détachement étant lui-même rendu possible par leur domination économique. La masculinité se construit en combinant détachement et sexualité cumulative, tandis que la féminité porte la charge de l’intelligibilité des comportements masculins. Être une femme suppose de faire le travail perpétuel d’élucidation psychologique des hommes, alors que le donjuanisme masculin se passerait volontiers de toute justification : « Les garçons apprennent à se séparer, les filles à se lier. »
3. Espaces virtuels, espaces réels
4. Volonté de vérité
On pense d’ordinaire facile de savoir qui on « est » sexuellement en se raccrochant à l’évidence de grandes catégories (homosexuel, hétérosexuel, bisexuel, etc.). Une remarque du philosophe Bertrand Russell devrait pourtant nous engager à une plus grande circonspection en la matière : « Pour ce qui est de nos propres désirs, la plupart des gens croient que nous pouvons les connaître par une intuition immédiate […]. Si, cependant, il en était ainsi, comment expliquerait-on qu’il y ait tant de gens qui ne savent pas ce qu’ils désirent ou qui se trompent sur la nature de leurs désirs ? » Pour connaître la réalité de nos désirs, l’intuition ne suffit pas, il faut se livrer à un fin travail d’observation de nos propres pratiques.
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C’est ce que l’on appelle le Proteus effect – cette tendance qui pousse votre « comportement individuel à se conformer à la représentation digitale de soi, indépendamment de la façon dont les autres le perçoivent ».
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Ce sont ces petits éclairs de compréhension qui fascinaient un sociologue comme Georg Simmel. Partant du principe que l’on « ne peut jamais connaître l’autre absolument », il s’interrogeait sur ce qui rend possible la confiance entre les individus. La question est abstraite, et sa réponse l’est tout autant : « Toute relation entre hommes fait naître dans l’un une image de l’autre, et il est clair qu’il y a […] des interactions réciproques : d’un côté, cette relation réelle crée les conditions qui font que la représentation de l’un par l’autre prend tel ou tel aspect […] ; et d’un autre côté, l’interaction réciproque des individus se fonde sur l’image qu’ils se font les uns des autres. » Ce que l’autre pense de moi évolue avec notre relation. Et notre relation évolue avec ce que l’autre pense de moi. Banal, dira-t-on. Mais ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Car la validation de l’image que l’autre a de moi n’est jamais directe. Il n’y a pas dévoilement réciproque de nos images d’autrui puisque ce dévoilement n’est rendu possible que par la modification de nos relations. C’est la façon dont notre relation aura changé qui viendra par la suite permettre l’accord sur l’image que je donne de moi à l’autre.
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La vraie opportunité qu’offre l’homosexualité est selon lui moins d’affirmer une sexualité différente, opposée à l’hétérosexualité – l’acte sexuel n’est rien –, que de construire une amitié hors cadre hétéronormatif.
5. La fétichisation de l’autre
On pourrait qualifier de « fétichisme global » cette attitude consistant à figer les rôles sexuels. Le fétichiste global ne voit qu’une chose, et il pense avoir raison parce qu’il ne voit qu’une chose. Il a triomphé de la superficialité et de l’hypocrisie des apparences sociales, et le voilà ivre de sa découverte du sexe de l’autre. La force du plaisir sexuel lui semble légitimer son obnubilation et la réduction de l’autre à sa seule dimension sexuelle. Une femme qui aime baiser est une salope. En dehors, elle devra le rester, et le sexiste y veillera.
La thèse prosaïque que je soutiens est qu’on peut être tou. te. s des salopes au lit et perdre cette qualité quand on le quitte. L’autre doit nous laisser partir, nous laisser retrouver le monde des obligations quotidiennes sans nous rappeler aux essentialisations multiples. Raison pour laquelle le racisme sexuel ne se joue pas seulement dans la rencontre en face à face, mais dans toutes les autres micro-agressions qui l’accompagnent et le perpétuent au quotidien.
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La beauté d’un corps peut recouper plusieurs réalités, mais, sur un site, c’est d’abord une image, un code – en fait, un avantage stratégique. Si vous êtes beau, vous avez une longueur d’avance, plus de choix. Mais rien de décisif. Il est avantageux pour ceux qui sont beaux de croire que la beauté est importante. Ils s’en servent comme d’une assurance, indépendante de la drague ou des performances sexuelles. Et, réciproquement, s’il existe quelque chose comme des tableaux de chasse, c’est pour témoigner de la beauté de celles ou ceux que l’on a su conquérir. La beauté n’existe que dans un rapport de possession.
Nul besoin d’être grand lecteur de David Hume pour saisir que notre goût pour la beauté d’un objet recouvre en fait une « subtile sympathie avec le possesseur », une identification avec le plaisir que cette possession lui procure. Je ne défends pas cette définition dans l’absolu, mais sa version triviale est étalée sur tous les profils. Si on se présente soi-même comme un objet, ce n’est pas parce qu’on se vend réellement, mais parce qu’on se plaît à apparaître comme l’heureux propriétaire d’un corps. On s’invente propriétaire de ce corps qu’on prête au regard des autres. Pour être beau, il faut d’abord être tourné vers soi-même comme un bel objet dont on aime prendre soin. On excite l’autre en montrant en même temps son corps et le plaisir qu’il nous procure. Je ne m’étale pas sur la scénographie pornographique ou érotique habituelle qui accompagne les scènes d’autostimulation, mais le culte de la beauté n’en est que la version soft. « Les esprits humains sont les miroirs les uns des autres », écrit Hume. Je ne sais pas si c’est vrai, mais sur une interface où chacun ne se regarde qu’à travers des pics, cela a une grande chance de le devenir. Tant que cette définition de la beauté sera prégnante, on préférera posséder l’autre plutôt que de le rencontrer.
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Les « salopes éthiques » contre les collectionneurs
Partant d’une critique des standards de beauté, Dossie Easton et Janet W. Hardy défendent une conception de l’abondance sexuelle qui ne sacrifie pas la connexion à l’autre. Elles présentent ce credo dans leur livre, La Salope éthique. Par « salope », comprenez une femme ou un homme qui ne censurerait jamais son plaisir au nom de conventions sociales absurdes. Mais ce qui définit cette personne n’est pas seulement sa libido débordante. C’est son éthique qui la rend paradoxalement plus digne que la fille rangée ou le papa marié. Car, en tant que « salope », elle a appris à se méfier des fausses conventions. Elle est honnête. Elle se met à nu pour rencontrer l’autre, tous les autres : « Selon moi, il n’y a pas de problème à faire l’amour avec tous ceux que l’on aime parce que je pense qu’il est possible d’aimer tout le monde. »
C’est précisément ici que le chemin des salopes éthiques se sépare de l’« internationale sagouiniste ». Pour elles, toute recherche d’un standard prédéfini est en soi vouée à l’échec, dans un sens ou dans l’autre : « Si votre liste ressemble à une fiche technique : genre, âge, poids, taille, couleur de peau, mode vestimentaire, éducation, taille des seins, taille du pénis, préférences sexuelles… nous vous soupçonnons de vouloir baiser un fantasme et non pas une personne en chair et en os. » La même pulsion anarchiste traverse les salopes et les camarades amoureux. Mais sa version américaine contient une haute teneur en liberté et en spiritualité.
Les auteures se séparent radicalement de ce qu’elles appellent les salopes non éthiques, à commencer par la figure du collectionneur (leur antithèse mâle). Lui a pour principe de conquérir le genre de personne qui remplit sa propre liste de critères préétablis, ce qui revient à se chercher soi-même à travers l’autre. De quoi sommes-nous fiers lorsqu’on pense avoir couché avec quelqu’un de beau ? De nous, de notre talent de séducteur, de notre regard d’expert.
Tout au contraire, se connecter spirituellement est le véritable but, et le sexe sans discrimination physique en est le moyen. Car « le sexe est l’expression tangible d’une série de phénomènes qui n’ont aucune existence physique : l’amour et la joie, l’émotion profonde, l’intimité, la connivence, la conscience spirituelle, le plaisir incroyable, l’extase transcendante… ». Les salopes éthiques ouvrent toutes les possibilités, bisexuelles, polyamoureuses, etc., parce qu’elles absolutisent le plaisir sexuel au point de le transformer en extase, en une puissance impersonnelle et spirituelle. Elles marchent sur les pas d’autres militants queer comme Pat Califia, qui ont voulu lier le plus étroitement possible sexe et extase. « Le corps est comme l’expression “vous êtes ici” sur le plan d’une galerie marchande. C’est l’endroit d’où nous devons partir. Malgré notre mortalité, la chair est la seule voie possible pour entrevoir l’éternité. Désirer que quelqu’un nous touche est notre première protestation contre la solitude existentielle qui inexorablement mène la conscience humaine. »
Autant se l’avouer tout de suite, La Salope éthique est un livre de développement personnel qui fonctionne comme beaucoup d’autres sur une promesse d’émancipation par rapport aux anciennes croyances et d’accès à un bonheur paradisiaque tout proche, touchant ici-bas à l’infini : « Beaucoup de gens croient, consciemment ou non, écrivent les deux auteures, que nos capacités pour l’amour romantique, l’intimité et les liens affectifs sont limitées, qu’il n’y en aura jamais assez pour tout le monde et que ce que l’on donne à l’un doit forcément être retiré à l’autre. […] Nous sommes convaincues que la capacité humaine pour le sexe, l’amour et l’intimité est bien plus grande qu’on ne le croit, voire infinie. »
Je ne suis pas sûr de bien savoir faire la différence entre ce genre de déclarations (qui mêlent sexe, amour et liens en tout genre) et quelque chose comme un énième credo de secte new age. Lire ces lignes revient pour moi à fermer les yeux et à imaginer des constellations mauves et orange en train de forniquer sur un poster dans une salle de massage. La conviction des salopes éthiques est ancrée dans la définition du plaisir comme une expérience de dépersonnalisation, d’extase. Elles ont une définition mystique du plaisir. Alors que la douleur me ramène à mon corps, le plaisir le plus intense aurait la propriété morale sublime d’anéantir l’ego.
D’autres auteurs moins new age dessinent un chemin similaire. Léo Bersanti emprunte la même voie, en parlant du sexe comme néantisation de soi. Citant Bataille, Foucault et Freud, il explique que le plaisir sexuel aurait pour essence de survenir lorsque « l’organisation du moi est momentanément troublée par des sensations ou des processus affectifs d’une façon ou d’une autre “au-delà” de ceux en rapport avec l’organisation psychique ». Le véritable plaisir inclurait donc une forme de passivité et de souffrance (le résumé parfait d’une séance masochiste dans un donjon au fin fond d’un grand château moyenâgeux dans le sud de la France). Mais à l’extrémité de cette souffrance apparaîtrait un moment d’indifférenciation libérateur. Le plaisir sexuel apparaît lorsque « l’opposition entre plaisir et douleur devient non pertinente » et que « le sexuel émerge comme jouissance d’une dissolution des limites, comme une souffrance extatique ».
Si le plaisir sexuel est effectivement extatique, il gagne alors une dimension transgenre, transsexuelle, queer. Car aucun corps en particulier, aucune beauté n’est requis pour le goûter. Il n’y a qu’un seul impératif pour participer à cette sorte de sexualité queer dégénitalisée et non binaire : sentir quelque chose et savoir comment on le ressent. La sexualité BDSM suppose prioritairement d’avoir des corps qui sentent, qui sont même plus sensibles et plus vulnérables que d’autres. Le douillet ou la douillette, ceux qui jouissent lorsqu’on leur souffle simplement sur les tétons seraient les grands gagnants de cette redistribution des biens sexuels.
La philosophie des salopes éthiques est la plus prometteuse des nouvelles éthiques sexuelles disponibles en librairie. Elle résout bon nombre des difficultés liées à l’abondance sexuelle, et le tout sans passer par la case sexiste. Schopenhauer, Freud et d’autres anarchistes sexuels imaginaient une critique du mariage monogame en prônant une polygynie masculine et seulement masculine. Les salopes éthiques sont les premières à penser une solution égalitaire ne se fondant pas sur une différence sexuelle supposée justifier une asymétrie entre un homme semeur de sperme et une femme dédiée à la maternité.
Mais elles surfent encore sur l’ambiguïté des débuts pour échapper à des éclaircissements nécessaires. Elles entremêlent des principes opposés : une abondance capitaliste comme leitmotiv d’un côté, et la destruction du principe de possession de l’autre ; une liberté sexuelle fondée sur la recherche de l’extase sexuelle totale d’une part et une réflexion sur les limites que les amants doivent apprendre à négocier d’autre part. Ces ambiguïtés n’empêcheront sans doute personne de tenter l’aventure du polyamour. Mais, comme un chat se sentant obligé d’aller fouiner dans les boîtes en carton, dès que je renifle une tentative de pensée systématique, je ne peux pas m’empêcher d’en chercher les contradictions.
Les écueils notés par les salopes éthiques sont : 1) la jalousie ; 2) la collection des plans cul ; 3) le non-respect des règles édictées au sein des relations polyamoureuses. Leur éthique sexuelle repose donc sur au moins deux sources d’obligations, liées à la jouissance sexuelle d’un côté et au consentement de l’autre.
1. La personne jalouse enfreint le principe de jouissance, puisqu’elle réclame la privation de la jouissance de l’autre. Le jaloux ignore donc la dimension proprement extatique de la jouissance sexuelle. Même si un couple polyamoureux négocie et que parfois l’un des deux partenaires peut poser son veto, elles recommandent de ne pas bloquer la vie de l’autre par trop de refus.
2. La collection systématique des amants enfreint elle aussi le principe de jouissance, dans la mesure où il s’agit en réalité d’une fausse jouissance. C’est à mon avis l’un des meilleurs arguments des salopes éthiques : les collectionneurs – et les collectionneurs seulement – ne sont en fait que des masturbateurs se servant du corps de l’autre. Un lacanien pourrait me hanter jusqu’à la fin de mes jours pour n’avoir pas cru que c’est probablement toujours le cas.
3. Une large partie de la vie polyamoureuse consiste à négocier différents genres de relations. La difficulté provient du non-respect de ces règles. Ces règles de polyamour décidées par les différents polyamoureux relèvent évidemment de la plus pure philosophie libérale du consentement, qui dérive toute obligation d’un contrat préalable passé entre les participants (laissant éventuellement de côté les conditions injustes qui ont conduit au supposé contrat).
Les deux sources de cette éthique, libérale et libertaire, peuvent entrer en conflit, mais la solution des auteures consiste à faire primer la jouissance sur les règles, ceci parce que la jouissance de la salope éthique est conçue comme altruiste et extatique. Les contrats, les règles sont surtout utiles à l’apprentissage, notamment si l’un des deux partenaires est plus frileux ou a plus de mal à communiquer ses propres désirs. C’est un pis-aller, à tolérer de façon transitoire : on peut hésiter, mal se connaître et mettre du temps à accepter la force cosmique de ses propres pulsions sexuelles.
Mais que se passe-t-il dans le cas de deux salopes pleinement maîtresses d’elles-mêmes ? Un contrat serait-il encore utile ? En théorie, tous les contrats devraient être nuls et non avenus une fois que la salope atteint un degré de maturité sexuelle suffisant. Ni moi ni mon partenaire ne devrions ressentir de jalousie, et l’extase sexuelle pourrait alors cheminer librement à travers les corps, éveiller les consciences et servir à préparer la prochaine paix mondiale autour d’un plat de cookies géant.
Car une vraie salope ne manque jamais de rien. En effet, selon cette doctrine, l’amour et le sexe ne doivent pas suivre les règles de l’« économie de la famine » : « Certaines personnes penseront que si vous aimez Paul vous devez moins aimer Marie, ou que si vous êtes très impliqué dans votre relation avec un ami ça signifie que vous l’êtes forcément moins avec votre partenaire. » En bref, certains croient que l’amour est une quantité qui ne peut pas se partager sans se perdre, pas comme un gâteau. Les salopes éthiques croient au contraire en la nature intensive et dynamique de la libido : plus on s’en sert, plus on en a.
Leur définition de la jouissance comme extase est donc potentiellement le point où le droit libéral s’effondre, le moment où la fausse liberté se révèle et où les anciens contrats sont déchirés. Les vraies salopes n’ont pas besoin de répondre prioritairement aux règles du droit, et encore moins de l’égalité comptable : elles critiqueraient un monde de monogamie renforcée ou de biens sexuels redistribués équitablement. Elles jouissent plus, désirent plus et entrent en communion avec l’esprit de l’univers via des giclées de cyprine. Leur valorisation du plaisir a une portée dionysiaque et chaotique qui ne nécessite dans l’absolu plus aucune justification par des contrats.
Mais, à la différence d’un certain marquis, elles ne se réclament pas pour autant d’une cruauté et d’un égoïsme érigés en seuls véritables principes. Elles n’organisent pas des bacchanales où l’on finirait par manger le cœur des participants. Leur point de désaccord avec Sade n’est pas sur le nombre de fois où on peut jouir en souffrant, mais plutôt sur la dimension égoïste ou altruiste de la jouissance. Grâce au sexe, les salopes éthiques estiment jouir d’un lien intime, d’une connexion spirituelle et amoureuse avec l’amant. Mais c’est là, à mon avis, que leur système s’effondre.
Après tout, l’idéal d’une relation sexuelle extatique peut tout aussi bien justifier un discours parfaitement monogame dans les canons de l’amour idéal. Leur erreur est de croire que la force extatique du sexe vaut dépassement de toutes les contradictions.
Je crois plutôt que l’on s’économise du temps en reconnaissant d’emblée que la pulsion sexuelle est dénuée de toute dimension éthique intrinsèque. Baiser en soi ne rend pas meilleur. Rien dans la pulsion ne conduit magiquement à annuler les égoïsmes, les fétichismes ou les abus. Le sexe n’est pas propre. Le sexe n’est pas intrinsèquement bon moralement. Se convaincre du contraire par l’hypothèse d’une expérience mystique me plaît quand il s’agit de science-fiction. Mais même des prêtresses bisexuelles polyamoureuses non binaires aussi féroces que celles de l’ordre Bene Gesserit de Dune (ce chef-d’œuvre de SF des années 1960-1970) n’utilisaient pas le sexe pour rendre les Atrides moins belliqueux. En la matière, elles poursuivaient plutôt un agenda eugéniste.
Je ne crois pas qu’une partie d’entre nous, salopes, soyons doué.e.s de tels pouvoirs, tandis que la femme mariée s’embourberait dans des enquêtes sans fin pour savoir si son mari la trompe. La décision d’être éthique commence par reconnaître la part non sexuelle de son activité sexuelle. Plutôt que de nier ce moment ambigu au nom d’un plaisir supérieur ou d’une vérité mystique, on devrait donner à cet à-côté du sexe sa vraie dimension morale. Non seulement parce qu’on peut y faire des choix éthiques selon ses propres principes, mais parce qu’on y négocie ensemble une façon commune d’agir.
6. Pour une écologie sexuelle
Si je parle d’écosystème sexuel, je dois justifier ma métaphore. Le terme vient du grec oîkos, « maison » ou « foyer ». Il se réfère au milieu dans lequel se nouent des relations entre vivants. Mettre en avant le concept d’écosystème sexuel suggère que la maison ou la communauté est plus précieuse que les échanges secondaires qui s’y déroulent. Mais cette notion a aussi une dimension proprement biologique. L’écosystème en question comprend des individus, les célibataires qui le composent, mais aussi d’autres êtres vivants qui sont leurs compagnons de route, je veux dire les bactéries et les virus dont ils sont porteurs et qu’ils se refilent allègrement.
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Aldo Leopold, penseur pionnier de l’éthique environnementale, a été l’un des premiers à conceptualiser les enjeux d’une pensée écosystémique, même s’il n’envisageait sans doute pas que cela puisse aussi un jour s’appliquer au sexe. Avant de devenir forestier, il a été chasseur. Un jour, le jeune Aldo fait quelque chose de relativement banal pour quelqu’un qui a un fusil et se balade en forêt au début du XXe siècle : il tue une louve, tire sur les louveteaux et finit par décimer la meute (« j’étais jeune à l’époque et toujours le doigt sur la gâchette »). Mais, progressivement, faute de prédateurs, les cerfs se mettent à pulluler, ce qui a des effets très perceptibles : « J’ai vu le visage que prenaient bien des montagnes privées de loups, j’ai vu les adrets se rider d’un lacis de pistes de cerfs toutes neuves. J’ai vu les buissons et les jeunes plants broutés jusqu’à l’anémie puis jusqu’à la mort. »
Il en tire une conclusion : la préservation de la communauté biotique est plus importante que la préservation de tel ou tel individu ou telle ou telle espèce. Ayant moi-même, étant gamin, rêvé de sauver de l’extinction les lémuriens de Madagascar (devenu adulte, j’ai dû réviser mon fantasme écolo à la baisse : je me satisferais aujourd’hui de voir un récif corallien vivant avant que tous ne disparaissent), je souscris aisément aux leçons d’Aldo Leopold. Dans une éthique environnementale, le bien n’est pas défini par une intention ou par une utilité personnelle, mais d’abord par ce qui contribue à « préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique ».
Leopold rejette ce qu’il appelle l’« attitude du conquérant », selon laquelle l’homme croit se tenir en dehors de ce qui fait la communauté biotique. Si le conquérant est dangereux, ce n’est pas seulement pour les autres, c’est aussi parce qu’il « contient en lui-même sa propre défaite ». Le point de vue du conquérant-marchand est étriqué. Il finit par détruire la communauté qui constitue sa propre condition de possibilité, tout comme un jeune chasseur tue des loups en les croyant dépourvus de valeur.
Ce qui doit être préservé, c’est la diversité biotique elle-même – pas uniquement parce qu’elle est belle, mais parce qu’elle nous est indispensable si nous voulons vivre ou survivre. Je soutiens une thèse similaire au sujet de nos écosystèmes sexuels.
Nous ne connaîtrons jamais tous les liens sexuels qui se nouent entre les individus d’un même écosystème. Mais chercher à n’en valoriser que quelques-uns ou n’attribuer de valeur qu’à certains types d’individus (n’importe quel mannequin blond valant plus que tout autre individu) nous condamne à plus ou moins long terme. Si, par exemple, vous ne valorisez que les corps jeunes, devenant vieux, vous orchestrerez à plus ou moins long terme votre propre mise hors course.
On s’étourdit vite du nombre de liens sexuels qui peuvent se nouer. Mais, lorsque la lassitude finit par nous gagner, il faut se répéter la leçon de l’éthique environnementale selon Leopold : tant que l’on ne peut pas dresser un tableau complet des relations entre les éléments d’un écosystème – et il est très difficile de le faire –, la valeur que l’on attribue à ces éléments est nécessairement précaire car indécise. Mieux vaut alors se taire et contempler.
7. Érotique des fluides et morale sexuelle
Supposez que vous passiez, après un ultime orgasme, le point Catherine M. de votre vie sexuelle – ce point où baiser avec quelqu’un revêt la même importance que dire bonjour. Un jour, après avoir joui une ultime fois, votre cerveau se serait transformé. En vous réveillant, vous vous seriez rendu compte que tous les préjugés auparavant attachés à la sexualité ont été effacés de votre cortex.
Vous seriez devenu un zombie sexuel, n’assimilant plus le fait de baiser à un acte extraordinaire. Faire l’amour aurait le même genre d’importance que de partager un repas. Vous accorderiez facilement vos faveurs à qui vous les demande, même si vous ne couriez pas pour autant partout pour dévorer tout ce qui passe. Pour le reste, vous auriez gardé votre statut social, vos amis Facebook, vos mots de passe Instagram et vos souvenirs de vacances. Vous continueriez à réfléchir et vous sauriez qu’il existe un sens commun en matière morale.
Une fois posée cette neutralité du sexe, faudrait-il en conclure que, bien que vous la meniez de façon détachée, votre vie sexuelle ne serait plus la source pour vous d’aucune interrogation éthique ? Je ne crois pas. Au contraire, certains problèmes seraient devenus encore plus saillants qu’auparavant.
Car baiser, tout comme manger, implique tout un ensemble de choix pratiques. Savoir ce que l’on mange, décider ce que l’on accepte ou non de manger impliquent de prendre en considération l’impact de ces choix non seulement sur soi, mais sur le bien-être animal, sur la soutenabilité des écosystèmes, le devenir de l’agriculture paysanne, etc. En comparant le fait de manger au fait de baiser, un zombie se demanderait si l’on peut baiser éthique, ou baiser équitable, de la même façon que l’on mange éthique et que l’on achète équitable. En creusant la question, il découvrirait que ce qui compte en matière de sexualité est moins de comprendre l’essence ou l’origine mystérieuse de notre désir que de saisir les conditions éthiques, sociales ou politiques qui rendent possible sa satisfaction.
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L’éjaculation faciale est au porno ce que le ketchup est aux frites : une idée originale au départ, qui a atteint un tel niveau de systématicité qu’elle en a perdu toute saveur. Notre imaginaire pornographique est devenu spermo-centré. Les hommes sont si aliénés par la virilité qu’ils finissent par être hypnotisés par cette minuscule fonction corporelle. Il suffit de regarder quelques pornos d’avant les années 1980 pour constater à quel point l’éjaculation y était secondaire. Aujourd’hui, il est impossible de conclure une vidéo sans ce climax viril et crémeux. À tel point que certaines citations clés d’Emmanuel Levinas – le philosophe du visage infini –, lorsqu’il écrit par exemple que le visage est « exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence », peuvent à présent difficilement être lues sans une petite arrière-pensée lubrique.
Une nouvelle éthique sexuelle : le fluid bonding
Le sexe est le lieu de notre vulnérabilité, de notre perméabilité. Comme il n’est pas raisonnable de laisser à n’importe qui la possibilité d’explorer notre métabolisme et de le modifier par-devers nous, l’échange de fluides suppose, a minima, un certain rapport de confiance entre les partenaires.
Mais quelle peuvent être les modalités de cette confiance ? Dans les années 1990, les auteures de La Salope éthique, le guide de référence des polyamoureux, proposent la notion de fluid bonding (littéralement : « attachement fluide »), défini comme « un lien spécial fondé sur l’engagement de n’échanger sécrétions et liquides biologiques qu’avec une seule personne », ce qui implique que « tout rapport hors du couple requiert le recours absolu à des méthodes de safer sex ». La stratégie du fluid bonding consiste à abandonner toute protection avec un partenaire exclusif tout en s’autorisant par ailleurs d’autres relations à condition qu’elles soient protégées. Les coups occasionnels n’ont droit qu’au safer sex, c’est-à-dire au sexe avec capote ou digue dentaire (pour les cunnilingus ou les anulingus).
Le fluid bonding relève du sens commun. N’importe quel mari ou femme adultère devrait rationnellement admettre que se protéger dans ses aventures extraconjugales lui éviterait de faire ensuite partager la preuve de la trahison sous forme bactérienne ou virale à son conjoint. En conseillant aux partenaires d’assumer, de poser explicitement ce principe mutuel, les salopes éthiques proposent une solution radicale aux hypocrisies coupables d’une relation monogame classique.
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Peut-être que, à ce stade, je devrais clarifier ma propre position sur le fluid bonding. Je donne facilement l’impression d’ironiser. Il me semble en réalité qu’on n’a plus le choix. La pratique du fluid bonding est de facto à l’ordre du jour pour tous ceux qui vivent en dehors du monde EMU défini plus haut9. Célibataires, époux infidèles, couples ouverts, monogames sériels… Seuls les époux vierges et fidèles pourraient éventuellement s’éviter cette tâche d’élaboration conceptuelle et pratique. Mais tous les autres sont confrontés au problème et gagneraient à effectuer ce travail moral : connaître le passé sexuel du partenaire, négocier un accord le plus explicitement possible, réévaluer le lien en fonction du niveau d’intimité et d’amour réel – ce qui suppose de toujours dire absolument ce qu’on croit être la vérité.
Le fluid bonding est peut-être la nouveauté éthique la plus intéressante de ces trois dernières décennies. Pour le blogueur Master SoNSo, cela « symbolise un désir d’inclure ma partenaire dans ma vie et de m’engager à long terme. Cela symbolise aussi l’intérêt de l’autre à comprendre qui je suis et qui j’aime d’autre dans ma vie ».
8. La fin de l’exception amoureuse
L’amour est censé lier deux personnes jusqu’à la mort. En comparaison, un plan cul, dans sa brièveté, apparaît comme une petite plaisanterie. Au moment de l’orgasme, le cerveau reçoit des salves de dopamine, de cortisol, des giclées d’ocytocine et de vasopressine. Puis vient la phase « post-coïtum animal triste ». Le jouisseur se retrouve là, en pleine descente d’endormorphine, devant un réel froid, avec, comme dit Bergson, « un peu de cette écume légère tout à l’heure entre les mains qui s’est changée maintenant en eau amère et salée… ». Voilà pour la vision pessimiste des choses.
Aussi fugace soit-il cependant, un plan cul implique une intimité. Il est à la fois intime et court. Voilà le paradoxe : à la différence de la vision traditionnelle de l’amour, il y a découplage entre la durée de la relation et son niveau d’intimité. Mais, surtout, c’est la notion d’engagement qui est ébranlée : on ne sait jamais dans quel registre de durabilité un plan cul nous embarque. Rien n’oblige à ce que la relation dure, rien n’oblige non plus à ne pas la poursuivre.
On pourrait classer les différents types de plans cul en combinant deux critères : l’intimité et la valorisation publique de cette intimité (ce que les psys appellent l’extimité). Sur une échelle allant du moins durable au plus durable, il y aurait le plan d’un soir, le plan cul régulier, le plan cul régulier affectif (PCRA)4. Ce dernier cas est amusant, puisqu’il s’agit presque d’un couple, à ceci près que les amis et les proches ne sont pas mis au courant. Cela revient à vivre dans une bulle officieuse, où rien de sérieux, de définitif n’est engagé. On peut décliner ces plans en fonction du niveau de publicité qu’ils reçoivent : cela va de la relation discrète à la plus affichée – ce qui se produit, nous dit-on, quand « on est vraiment là pour la personne et [qu’]on est capable d’oublier des gens pour elle5 ».
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Ce genre de plans là n’est atteignable que si une certaine conversion morale s’est produite en chemin. Encore une fois, je ne crois pas que le sexe rende inconditionnellement meilleur, mais qu’il nous en donne l’occasion. Tout comme j’ai affirmé qu’on pouvait baiser équitable, je dirais qu’on peut baiser décroissant – à condition de savoir valoriser aussi la relation pour elle-même, d’expliciter son statut de sex friend. Lorsqu’un plan cul régulier s’instaure, la disponibilité que l’on a l’un pour l’autre est aussi la preuve, au-delà de l’attrait pour le plaisir, que l’on considère que le strict égoïsme n’est pas suffisant pour mener cette activité. Ce qui est valorisé ultimement, c’est la confiance réciproque. C’est là que l’amitié sexuelle prend tout son sens.
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Si, historiquement, c’est surtout le désir, ses orientations déviantes ou « contre nature » qui ont été pathologisées, le soupçon se déplace aujourd’hui sur le plaisir sexuel7. Nous serions en passe de devenir addicts au sexe. Ceux qui mettent en avant le risque de l’addiction sexuelle expliquent qu’une décharge de plaisir plus fréquente finit, comme pour les drogués, par diminuer notre capacité d’attente, dégradant fatalement notre faculté de jouir. Ce concept a ses partisans qui ouvrent des cliniques et se font connaître en soignant les stars, bien que le terme n’apparaisse même pas dans le DSM-V (le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). Les films hollywoodiens confèrent une certaine épaisseur à cette récente crainte qui entoure l’addiction sexuelle : Shame, Thanks for Sharing, Nymphomaniac…
Dans cette peur de l’addiction sexuelle se profile une conception fataliste du plaisir : le surplus de plaisir conduirait à une accélération du cycle désir/plaisir, comme si on ne pouvait faire qu’accélérer ou ralentir, mais se stabiliser, jamais. D’emblée, le sexe comporterait un risque, une double pente tendant vers son embrasement ou vers son refroidissement ultime.
Mais il y aurait une autre façon de concevoir les choses. Dans certaines stations de radio, les programmateurs attribuent à chaque chanson diffusée à l’antenne un certain coefficient de burn ou d’usure. Il s’agit d’une estimation du nombre d’écoutes qu’un auditeur moyen peut atteindre avant de se lasser du morceau en question. Il y a des chansons dont on se lasse moins que d’autres. Non pas qu’elles soient forcément meilleures, mais elles tolèrent mieux la répétition. En plaçant d’emblée la sexualité dans l’horizon d’un attachement pathologique au plaisir, on manque complètement cette dimension-là. Il y a pourtant une différence évidente entre le fait de ne pas se lasser de quelque chose et y être addict.
Pourquoi ne pas considérer que le sexe pourrait lui aussi recevoir un coefficient de burn ? On pourrait envisager les rencontres comme une façon de parer au risque de burn sexuel. Être célibataire n’est pas un choix de vie meilleur qu’un autre, mais c’est une manière d’affirmer qu’on ne se lasse pas des rencontres sexuelles. D’un autre côté, ceux qui obéissent à la règle du coup d’un soir, voulant que l’on ne recouche jamais avec un plan cul, trahissent sans doute une très faible faculté à faire durer le plaisir. Si nous avions décidé de n’écouter qu’une seule fois les tubes qui ont bercé notre vie, cela aurait été au prix d’une catastrophe esthétique. À l’inverse, préserver son plaisir suppose de ne pas se matraquer trop la tête de la chanson en question. Savourer plutôt que brûler. De ce point de vue, il y a bien un art de ne pas se lasser, un art de faire durer le plaisir – sur lequel je n’ai malheureusement pas beaucoup de conseils à donner, parce que je ne prévois pas de devenir gourou sexuel –, un art qui consiste à continuer à aimer ça, avec les mêmes personnes, ou la même personne.
Penser en termes de burn suppose d’adopter un angle tragique sur la vie : tout plaisir tend à s’user. Et il est bon de savoir le prolonger. Le plan cul vous force à regarder en face à quel point vos désirs peuvent être évanescents, mais cette dimension tragique est inhérente à l’existence même. Retarder cette disparition est une grande affaire esthétique.
Dans un ouvrage récent, le philosophe Norbert Campagna propose de refonder l’éthique sexuelle sur une notion de perfection. Il faut entendre par là l’obligation morale de préférer ce qui est le meilleur pour nous, de tenir prioritairement aux biens les plus élevés. Il ne s’agit pas de définir ce qui est parfait dans l’absolu, mais seulement de tendre vers ce qui est meilleur. Son impératif est le suivant : « Dans ta recherche du plaisir sexuel, aie toujours soin d’exploiter au maximum le potentiel inscrit dans cette recherche8 ! » En bref, vous pouvez baiser comme des lapins tant que ça reste « potentiellement enrichissant ». Le perfectionnisme ne se mouille pas réellement quant aux biens à préférer, il s’agit seulement d’un principe permettant de condamner la préférence envers des plaisirs vulgaires et la complaisance dans une vie sexuelle médiocre.
Je reprocherai à cette position perfectionniste de faire trop grand cas d’une hiérarchie entre les plaisirs. Connaître la valeur in abstracto du théâtre de Molière n’a jamais empêché aucun adolescent de regarder du porno. Manger des pizzas n’a pas moins d’intérêt après avoir goûté tous les fromages à la truffe et au safran du Périgord. L’appel à bannir les plaisirs vulgaires me semble condamné à l’échec. Pas simplement parce que je suis pessimiste sur la capacité des humains à perfectionner leur goût, mais tout simplement parce que je pense que le goût tolère la dissonance, la contradiction. Je n’ai rien contre les plaisirs sexuels vulgaires ou nuls, à vrai dire. Tout comme je n’ai rien contre un film pourri ou une pizza douteuse (et je parle en tant qu’amateur de pizza hawaïenne, la fameuse jambon-ananas). Et, par ailleurs, j’ai beau essayer, je n’arrive pas à savoir ce qui est le plus élevé entre le plaisir d’une lente masturbation fatiguée entre amoureux et le plan cul improvisé dans la chaleur de l’été. Les deux sont bons.
Je soutiendrai au contraire que vouloir estimer la valeur d’un plaisir sexuel nuit à la jouissance. Le prix à payer d’une définition trop limitée du plaisir, c’est qu’alors le réel devient décevant. Le plaisir dépend de notre capacité à faire avec le réel. Comme on dit couramment, « c’est une question de feeling ». Mais ce qu’on appelle « feeling » n’est pas une sensation particulière, plutôt la faculté de s’abandonner dans l’instant à un certain élan pour l’éprouver plus intensément.
Voilà ce que je propose : je n’encourage pas à raffiner ses plaisirs. Je n’encourage pas à se dépasser et faire du sexe une performance artistique ou à y chercher la vérité du cosmos. Ni perfectionnisme ni empirisme. J’encourage un pragmatisme sexuel motivé par le « désir d’une entente intersubjective aussi étendue que possible, du désir d’étendre la référence du “nous” aussi loin que nous pouvons9 ».
Au fond, ce qui compte est de maintenir la coexistence la plus large possible des amants dans l’écosystème sexuel, et par là, je ne veux pas dire multiplier les plans cul avec le plus grand nombre de personnes possible. Ce serait le meilleur moyen d’accroître les risques de pollution de l’écosystème sexuel ou de finir par ne plus entretenir qu’un rapport de consommation aux autres, sans valoriser la disponibilité ou la confiance réciproque. Ceci dit, si certains parviennent à garder le sourire en passant de lit en lit, à maintenir un contact honnête, sain et chaleureux avec une myriade d’amants sans jamais finir en grand impacteur involontaire, qu’ils soient félicités pour leur réussite.
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La liberté sexuelle suppose une certaine a-sentimentalité du plaisir. Mais les psychologues de comptoir vous diront que cette dissociation n’est pas tenable et que, si un plan cul devient régulier, l’un des deux finit toujours par tomber réellement amoureux et se briser le cœur. Selon eux, donc, le sexe tend nécessairement vers l’amour et, en l’occurrence, vers un amour déçu.
Ces critiques du plan cul présupposent que le plaisir sexuel vous lie fatalement à l’autre. Cette idée est révélatrice d’un préjugé moral concernant la sexualité : baiser avec quelqu’un reviendrait à être possédé par lui. C’est ce que l’on pourrait appeler la conception de l’amour-pizza : vous avez donné votre corps en pâture à l’appétit de l’autre, vous vous êtes fait manger, vous avez été assimilé par le métabolisme de l’autre, nul moyen d’en sortir.
En version optimiste, c’est ce même présupposé qui anime le scénario typique de toutes les comédies romantiques américaines sur le casual sex ou les one night stands – de Sex Friends (titre français du film No Strings Attached) à Sleeping With Other People en passant par Friends With Benefits : les personnages commencent par se jurer qu’ils ne tomberont jamais amoureux pour finir par s’avouer qu’ils s’aiment. Leur délicieuse incohérence ne me dissuade pas de les regarder, bien au contraire (à vrai dire, j’y vois moins un message sur le triomphe de l’amour que sur la permanente incompréhension entre amoureux).
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Pour caractériser cette position, je propose de parler de « maximalisme sexuel ». Les maximalistes sexuels sont ceux qui exigent que toute expérience sexuelle soit vécue dans l’horizon d’un amour potentiel. Pour eux, tout est tendu vers l’amour, vers la relation longue. La blogueuse polyamoureuse Amy Gahran parle à ce propos d’« escalator sentimental » (relationship escalator). Il y aurait plusieurs étapes dans les relations amoureuses (sept en tout, que je précise pour les curieux : rencontre, séduction, définition de la relation, vie commune, engagement dans un projet commun, conclusion/mariage, héritage). Comme sur un escalier mécanique lancé à pleine vitesse, on ne pourrait pas s’arrêter à l’une d’elles, voire reculer ou bifurquer sans risquer d’y laisser un peu de son intégrité. Comme toute bonne auteur-entrepreneur américaine qui se respecte, Amy Gahran donne des conseils, des petits trucs pour aller mieux dans sa vie, et vous propose d’explorer d’autres voies pour échapper au rouleau compresseur (par exemple, essayer les relations BDSM ou se focaliser davantage sur sa carrière). Elle-même se définit comme solo-poly : elle vit seule et entretient plusieurs relations.
La position maximaliste préconise d’adopter une sorte d’a priori romantique, comme si toute personne allait de toute façon se faire aspirer dans la spirale infernale de l’amour (ou plutôt, de la possession sexuelle par le plaisir). Cette position est à la fois irréaliste et inutilement puritaine.
Mon manifeste antiamoureux sera très court. D’abord, tout ce que nous promet l’amour, on peut le trouver ailleurs. On peut aujourd’hui mieux qu’hier comprendre ce que sont la passion, l’amitié ou le sexe sans recourir à cette idée. Chaque expérience qu’était supposée apporter l’amour peut être connue indépendamment de lui. Notre désalignement moderne a su éclairer ce qui restait imperceptible du fait de sa comparaison obligée avec l’intensité de l’expérience amoureuse. Nous pouvons nous abîmer dans notre carrière avec la même passion que d’autres se sont sacrifiés à aimer. Nous pouvons diluer l’amitié pour alimenter de multiples plateformes de réseaux sociaux, la diffracter en d’interminables minidrames et en nourrir sans fin notre nostalgie. Quant au sexe, on y regagne largement en technicité ce qu’on y perd en métaphysique amoureuse.
L’autre raison, plus définitive celle-là, est que l’amour tout court ne s’inquiète pas d’une quelconque réciprocité – en tout cas, tant qu’il ne prend pas la forme de l’amitié sexuelle. La forme non amicale de l’amour (la plus répandue) est hautement non éthique. Vous pouvez effectivement vous sacrifier, prendre soin de quelqu’un sans rien recevoir en retour. Aimer peut être une expérience parfaitement unilatérale. Rien ne me semble plus définitif que la remarque narquoise de Schopenhauer à ce sujet : l’incertitude d’être aimé en retour n’a jamais empêché personne d’aimer.
On me répondra que l’amour appelle ou recherche une réciprocité, mais le problème est bien que l’incomplétude n’éteint jamais complètement les espoirs de l’amoureux. Pensez à la leçon de Ma nuit chez Maud de Rohmer, lorsque Vidal explique le calcul de l’espérance mathématique du pari de Pascal. Appliqué à l’amour, le raisonnement serait celui-ci : comme l’amour réalisé serait la chose la plus merveilleuse, je devrais sacrifier ma vie pour l’obtenir au lieu de suivre la voie d’un bonheur tranquille et bourgeois, car l’hypothèse, même peu probable, qu’un tel amour se réalise est la « seule hypothèse qui justifie ma vie et mon action ». On cache souvent ce qu’un tel raisonnement a de morbide, puisque alors se lancer à l’aventure (amoureuse ou autre) n’est justifié que par la dévalorisation du reste de son existence.
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Se retrouver dans le camp de Schopenhauer est certes embarrassant : cela revient à voyager en compagnie d’un misogyne réac’ qui dénigre les autres au rythme d’un homme politique découvrant Twitter. On a le droit d’hésiter. Mais on a aussi le droit d’être stupéfait par la contre-proposition des philosophes français contemporains. Ces derniers déploient toutes les dimensions de la fidélité à la promesse amoureuse (Badiou), de la phénoménologie de l’érotisme (Marion) ou de l’expérience de la caresse (Levinas) pour défendre coûte que coûte les deux mêmes propositions fondamentales : le sexe sans amour est incomplet et l’amour est une aventure virile qui doit triompher de tous les obstacles.
Lisez en creux : le sexe seul est l’activité des plus faibles, des plus craintifs, des plus fragiles, des plus vicieux, autrement dit de tous ces inconscients qui vivent sans transcendance. Et l’amour vise toujours au-delà de l’amour (respectivement, du côté de la vérité, de la charité ou de l’éthique, dans l’ordre des philosophes susnommés).
Ce qui me frappe dans les livres d’Alain Badiou sur l’amour est le brutal angélisme dont ils font preuve (il prévient dès le départ qu’il déteste les sceptiques schopenhaueriens, qui, de mon point de vue, planent juste un peu moins que les autres). Le sexe doit toujours être sauvé par un appel à la transcendance, un « ange gardien des corps ». Celui qui en revanche décide de ne pas prendre l’escalator de l’anagogie amoureuse est prié de sauter en marche et finir sa vie dans les enfers d’une partouze au Cap d’Agde. Par ailleurs, le philosophe-dramaturge aime ironiser sur les promesses des sites de rencontres. Lui-même vante si directement ses talents d’amoureux fidèle qu’il semble à deux doigts de proposer du coaching pour les couples qui cherchent les secrets de la stabilité. Dans son Éloge de l’amour, il décrit ces sites comme des instruments garantissant des rencontres à tous les coups, c’est l’« amour “zéro risque” » ou l’« amour assurance tous risques », un amour qu’il méprise et qu’il aligne avec les théories contractuelles et économiques. Un amour qu’il compare au bombardement de l’Afghanistan par des Américains indifférents aux effets réels de leurs frappes qu’ils croient chirurgicales. Et tant pis si la moindre enquête sur l’utilisation de ces sites révèle au contraire les hésitations, l’échec ou le délice dionysiaque de se plonger dans des relations chaotiques d’où l’on ressort plus vivant si l’on évite les condylomes et la chlamydia. Tout sauf l’amour sécuritaire de Badiou.
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Jean-Luc Marion est plus intéressant. En choisissant de parler d’eros, il cale immédiatement l’amour à l’intersection du sexe et des sentiments. Il ne sera jamais question de sexe seul, mais seulement d’érotisme qui tend à l’amour. Mais la surprise (toute relative parce qu’on le voyait venir), c’est que l’amour lui-même doit tendre à la charité. On coche encore la case de l’incomplétude du sexe. Jean-Luc Marion admet la nécessité d’un désir réciproque – un désir qui n’est jamais assuré de durer et qui risque toujours de basculer. Il parle en ce sens du « croisement » de désirs qui ne se rencontrent que dans une asymétrie : l’un ne veut que parce que l’autre cède. Même s’il est question de réciprocité, le phénoménologue français pose deux consciences, deux « chairs », prêtes à se lancer à l’assaut l’une de l’autre comme une bonne vieille « lutte à mort des consciences » hégélienne. Mais, là encore, pourquoi en sont-elles arrivées là, ces chairs ? Le modèle de la drague selon la phénoménologie, c’est don Juan, dont Jean-Luc Marion félicite la prise de risque. Don Juan se lance sur l’autre en risquant un « je t’aime » incertain, comme si l’amour devait rester une aventure. Évidemment, dans le même temps, il condamne ce qu’il appelle l’« érotisation libre », c’est-à-dire la décision de baiser, c’est-à-dire le sexe non asymétrique, consenti de part et d’autre. Cette érotisation n’est à ses yeux qu’un « contact », et non un « croisement ».
Je trouve ces jeux de philosophes assez hypocrites. Dans le Badiouvers (univers d’Alain Badiou), je tiens la position de l’antiamoureux sceptique (je préviens au passage tous ceux que j’aime que je ne pense pas pour autant être incapable de ressentir des émotions, d’être attaché à mes amis, à ma famille, et même de préférer la compagnie d’une ou plusieurs personnes à la multiplication des plans sans lendemain…). Il est coutumier de réfuter un sceptique en mettant sa description du monde à l’épreuve des actes : « Si vous ne pensez pas que le monde existe, sautez donc par la fenêtre, pour voir. » J’aimerais soumettre à mon tour ces philosophes à ce même genre d’épreuve, parce qu’il me semble que ce sont eux les sceptiques : pourraient-ils, sans avoir reçu le moindre indice de disponibilité, sans qu’aucun signe ait été échangé, aller aborder de but en blanc quelqu’un à l’autre bout de la rue pour lui déclarer leur flamme ? Ils fonceraient peut-être droit sur une jeune fille et bafouilleraient qu’ils sont des écrivains de renom (énorme angoisse du mensonge chez Jean-Luc Marion) ou quelques banalités de pick-up artists (« Tu fumes ? Moi je ne fume pas, je ne bois pas, ma seule drogue c’est toi »). Nos philosophes sont-ils jamais allés en boîte ? On ne fonce pas tête baissée sur les gens en lançant un « je t’aime » incertain. Même Don Juan n’aurait jamais dragué comme ça. S’il y a une fonction salutaire dans les sites de rencontres, c’est précisément de replacer cette drague sauvage dans des espaces de réciprocité choisie. Une rencontre ne se produit pas indépendamment d’un contexte qui permet d’initier un échange de signes, une progression graduée de messages, une éventuelle clarification des ambiguïtés, avant de parvenir si on le souhaite à se toucher les uns les autres. Je ne recommanderai pas la pratique de la caresse aventureuse à laquelle semble si attachée la phénoménologie française.
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Pour ceux qui veulent soutenir qu’il n’y a aucun progrès moral à attendre de nos coïts, la notion du « sexe pour le sexe » est essentielle. Elle sert à décorréler le sexe de tout le reste de la vie non sexuelle. Le sexe serait une activité pratiquée pour elle-même, quasi absurde. Baiser ne sera jamais un problème moral, parce que baiser ne produit rien d’autre que baiser.
Ce qui devrait pourtant nous mettre la puce à l’oreille, c’est de remarquer qui fait le plus volontiers usage de ce genre de thèse. L’argument du sexe pour le sexe sert notamment aux plus cyniques et hypocrites des plancuteurs pour justifier leur répudiation des interactions affectives. Ra7or, un blogueur cité par Jean-Claude Kaufmann, explique ainsi sa préférence pour « l’option nuit chez la fille. Tu peux te barrer quand tu as fini, tu as autre chose à faire, et si ça la rend triste, au moins c’est son Nutella qu’elle va engloutir à la cuillère et non le tien. Gagnant-gagnant qu’on dit dans le business ». Il (se) fait croire que le sexe pour le sexe existe (c’est ce qui justifie son détachement affectif) afin de mieux pouvoir réduire tout le reste à une économie comptable des avantages de la non-relation, évaluée en temps non perdu ou en Nutella non partagé avec l’autre – autant de critères pertinents sur l’échelle de valeurs dudit business.
J’admets que le sexe n’a rien d’intrinsèquement bon. Mais je soutiens que le sexe n’est jamais seulement du sexe. Cette conception partitive me semble trop abstraite. Le sexe est toujours plus que du sexe (parfois, c’est de l’amour, mais ce peut aussi être autre chose, pour le meilleur ou pour le pire). Bref, le sexe n’est jamais pur.
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Tout rapport sexuel quel qu’il soit engage donc a minima autre chose que « du sexe », à commencer par le cadre qui le rend possible. Le sexe n’est pas hors de la société, pas hors de la morale. Il est au contraire toujours étroitement entremêlé à des rapports sociaux et à des choix moraux.
CONCLUSION
Cette drague postcoïtale m’a toujours paru la meilleure. Vous avez perdu l’intérêt de séduire pour coucher à tout prix. Vous vous retrouvez tous les deux dans votre plus simple appareil d’égoïsme assouvi. Et il ne reste que l’essentiel. Savoir parler, se lier. C’est le contraire d’avoir honte, d’éviter tout contact et de se diriger le plus vite possible vers la porte en n’oubliant ni son portable ni l’une de ses fringues.
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Sur son propre profil Happn, l’entrepreneur Didier Rappaport cite Nietzsche : « L’homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, il cherche son Ariane. » Sauf que si Thésée peut chercher la sortie du labyrinthe, c’est parce qu’il a déjà rencontré Ariane. S’il avait dû rencontrer son Ariane avec Happn, perdue au milieu de plusieurs milliers d’autres, il n’en serait jamais sorti. Perdus, je crois que nous le sommes tous un peu, pour peu que nous ayons l’honnêteté de le reconnaître. Explorer ce labyrinthe nous donne cependant l’occasion de découvrir un certain nombre de vérités :
· — le sexe pur n’existe pas ;
· — la drague ne fonctionne pas comme un marché ;
· — et il existe des écosystèmes sexuels qui exigent de construire une confiance réciproque pour les explorer.
Cela nous conduit à une idée fondamentale : la pratique du plan cul nous donne l’occasion de nous améliorer. Par là, je ne veux pas dire devenir un meilleur coup, mais devenir une meilleure personne. Je veux parler d’un perfectionnement moral. Les tentatives, les échecs, les efforts recommencés peuvent conduire à une réflexion sur soi, sur son corps et ses désirs, mais aussi sur les liens et les valeurs que l’on façonne dans ses interactions avec les autres.
Pour naviguer dans ce monde, on peut se munir d’un certain nombre de principes, dont beaucoup ont été posés par les « salopes éthiques » auxquelles j’ai déjà rendu hommage. Voici en vrac quelques maximes de cette morale provisoire : partager avec l’autre le souci biologique de l’échange de vos fluides ; être transparent concernant vos contacts sexuels récents ; respecter la non-disponibilité de l’autre ; être solidaire quant aux suites possibles de vos rapports (ce qui suppose a minima de pouvoir se contacter après coup) ; admettre qu’il y a un avant et un après, c’est-à-dire que l’autre n’a pas à être fixé dans l’identité du corps jouissant qu’il vous a présenté.
Vous seriez en revanche le pire plan cul de la planète si vous hésitiez à parler de votre vie sexuelle avec ceux qui la partagent, si vous exigiez que l’autre se rende immédiatement disponible pour vous, qu’il se plie au lit à vos desiderata, qu’il n’existe que comme la marionnette de votre fantasme, qu’aucun lien ne soit conservé et qu’il paie seul le prix d’une éventuelle prise de risques.
Comment, donc, bien rater sa vie amoureuse ? En soignant sa vie sexuelle, ce qui implique de commencer par reconnaître à la fois que toute sexualité n’implique pas l’amour et que toute amitié n’exclut pas le sexe. L’éthique des sex friends est minimale en son principe, mais riche en ses prolongements. Elle invite à cultiver les liens qui permettent de développer des relations durables, polyvalentes et productrices de plaisir : une amitié. C’est ce qu’il y a de plus prudent (on chope moins de maladies), de plus efficace (on baise mieux) et de plus éthique (on ne traite pas les autres comme des produits). Et si vraiment, comme le chante Jok’air, « dehors c’est la guerre », alors vivre de sexe et de discussions postcoïtales est de toute façon la plus réaliste des choses à faire en vue d’une paix future.
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