Eloge du
carburateur – Matthew B. Crawford
Introduction
C’est en effet dans les années
1990 que les cours de technologie ont commencé à disparaître dans
l’enseignement secondaire américain, quand les enseignants ont commencé à
vouloir préparer leurs élèves à devenir des « travailleurs de la
connaissance » (knowledge workers).
La disparition des outils de notre
horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts
que nous habitons. De fait, il s’est développé depuis quelques années dans le
monde de l’ingénierie une nouvelle culture technique dont l’objectif essentiel
est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat,
c’est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours
deviennent parfaitement indéchiffrables.
Ce
livre n’est pas vraiment un livre d’économie ; il s’intéresse plutôt à l’expérience de ceux qui s’emploient à fabriquer ou réparer des
objets. Je cherche aussi à comprendre ce qui est en jeu quand ce type
d’expérience tend à disparaître de l’horizon de nos vies. Quelles en sont les
conséquences du point de vue de la pleine réalisation de l’être humain ? L’usage des outils est-il
une exigence permanente de notre nature ?
Plus
étonnant encore, j’ai souvent eu la sensation que le travail manuel était plus
captivant d’un point de vue intellectuel. Cet ouvrage est
donc une tentative de comprendre pourquoi.
Malgré
toutes les pseudonormes d’évaluation concoctées par la hiérarchie managériale,
les personnes qui travaillent dans un bureau ont souvent l’impression que leur
travail ne répond pas au type de critère objectif que fournit, par exemple, un
niveau de menuisier et que, par conséquent, la distribution du blâme et de
l’éloge y est parfaitement arbitraire. La mode du « travail en
équipe » rend de plus en plus difficile l’attribution de la responsabilité
individuelle et a ouvert la voie à des formes singulières et inédites de manipulation
managériale des salariés, lesquelles adoptent le langage de la thérapie
motivationnelle ou de la dynamique de groupe. Les cadres supérieurs eux-mêmes
vivent dans une condition d’incertitude psychique déroutante liée au caractère
anxiogène des impératifs extrêmement vagues auxquels ils doivent obéir. Quand
un étudiant tout juste sorti de l’université est convoqué à un entretien
d’embauche pour un poste de « travailleur intellectuel », il découvre
que le chasseur de têtes qui l’interroge ne lui pose jamais aucune question sur
ses diplômes et ne s’intéresse absolument pas au contenu de sa formation. Il
sent bien que ce qu’on attend de lui, ce n’est pas un savoir, mais plutôt un
certain type de personnalité, un mélange d’affabilité et de complaisance.
Toutes ces années d’études ne serviraient-elles donc qu’à impressionner la
galerie ? Ces diplômes
obtenus à dure peine ne seraient-ils qu’un ticket d’entrée dans un univers de
fausse méritocratie ?
Ce qui ressort de tout ça, c’est un hiatus croissant entre forme et contenu, et
l’impression de plus en plus nette que tout ce qu’on nous raconte sur le sens
du travail est complètement à côté de la plaque.
1 Bref plaidoyer pour les
arts
mécaniques
Les
bénéfices psychiques du travail manuel
Le
moment où, à la fin de mon travail, j’appuyais enfin sur l’interrupteur
(« Et la lumière fut ») était pour moi une source perpétuelle de
satisfaction. J’avais là une preuve tangible de l’efficacité de mon
intervention et de ma compétence. Les conséquences de mon travail étaient
visibles aux yeux de tous, et donc personne ne pouvait douter de ladite
compétence.
On
sait que la satisfaction qu’un individu éprouve à manifester concrètement sa
propre réalité dans le monde par le biais du travail manuel tend à produire
chez cet individu une certaine tranquillité et une certaine sérénité.
C’est
au fond ce qu’exprime Hannah Arendt quand elle écrit que les objets utilitaires
durables produits par l’homme « donnent naissance à la familiarité du
monde, à ses coutumes, à ses rapports usuels entre l’homme et les choses aussi
bien qu’entre l’homme et les hommes ». « La réalité et la solidité du
monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de
choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en
puissance, que la vie de leurs auteurs. »
Dans
la mesure où les critères du savoir-faire artisanal découlent de la logique des
choses plutôt que de l’art de la persuasion, l’habitude d’obéir à ces critères
offre peut-être à l’artisan une base psychique qui lui permet de résister aux
attentes fantasmatiques suscitées par les démagogues, que ce soit dans le
domaine du commerce ou dans celui de la politique. Platon établit une
distinction entre la compétence technique et la rhétorique en signalant à
propos de cette dernière qu’« elle ne peut expliquer la véritable nature
des choses dont elle s’occupe, ni dire la cause de chacune ».
Le
savoir-faire artisanal suppose qu’on apprenne à faire une chose vraiment bien,
alors que l’idéal de la nouvelle économie repose sur l’aptitude à apprendre
constamment des choses nouvelles :
ce qui est célébré, ce sont les potentialités plutôt que les réalisations
concrètes. D’une certaine façon, dans l’entreprise d’avant-garde, chaque
salarié est censé se comporter comme un « intrapreneur » et
s’impliquer activement dans la redéfinition incessante du contenu de son
travail. L’éducation professionnelle à l’ancienne donne une image d’immobilisme
qui va directement à l’encontre de ce que Richard Sennett identifie comme
« un élément clé du moi idéalisé de la nouvelle économie : la capacité d’abdiquer,
d’abandonner la possession d’une réalité établie ».
Le
savoir-faire artisanal signifie en effet la capacité de consacrer beaucoup de
temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but
d’obtenir un résultat satisfaisant. Dans la novlangue du management, c’est là
un symptôme d’introversion opérationnelle excessive (being
ingrown). On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui
ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de
ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le
consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de
laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués.
Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.
Les
arts et métiers, et la chaîne de montage
La
loi Smith-Hughes de 1917 libéra une certaine quantité de fonds publics fédéraux
pour financer l’enseignement technique sous la forme de deux filières : comme partie de
l’enseignement général et comme programme d’orientation professionnelle séparé.
L’invention des cours de travaux manuels modernes répondait ainsi simultanément
aux deux aspirations du mouvement Arts & Crafts.
Nous
l’avons vu, la loi Smith-Hughes prévoyait deux modalités de l’enseignement
technologique, en tant que filière professionnelle d’une part et que matière du
cursus général de l’autre. Ce n’est que dans cette deuxième version qu’était
promu l’apprentissage des principes de la physique, des mathématiques et de
l’esthétique à travers la manipulation des objets matériels. Rien d’étonnant,
donc, que cette loi ait été votée seulement quatre ans après l’invention de la
chaîne de montage par Henry Ford. Ce dispositif éducatif à deux filières
reflétait la séparation instaurée par la chaîne entre les aspects cognitifs du
travail manuel et son exécution physique. C’est de cette divergence du penser
et du faire que nous avons hérité la distinction entre cols blancs et cols
bleus, entre l’intellectuel et le manuel.
L’avertir
du travail : retour
vers le passé ?
A . Blinder suggère ainsi que la distinction cruciale
sera désormais celle entre les « services personnels » et les
« services impersonnels ». Les premiers exigent un contact face à
face ou bien une localisation spécifique. Si votre médecin traitant n’a
nullement besoin de s’inquiéter d’une éventuelle délocalisation de son travail,
il n’en est pas de même pour les radiologues de son hôpital, qui peuvent
connaître le même sort que les comptables et les programmateurs informatiques.
Mais, comme dit A. Blinder, « vous ne pouvez pas enfoncer un clou sur
Internet ».
Chaque
métier manuel a sa spécificité. Chacun d’entre eux engendre un certain type de
satisfaction ou de frustration et présente ses propres défis cognitifs ; parfois, ces défis sont
suffisamment riches pour absorber complètement notre attention. Pour comprendre
pourquoi le type de processus mental qui accompagne le travail manuel n’est pas
plus largement apprécié, il faut se tourner une fois de plus vers l’histoire
afin de mieux appréhender la situation actuelle.
2 Faire et penser : la grande divergence
L’émergence de la
dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel n’a rien de spontané.
On peut au contraire estimer que le XXe siècle
s’est caractérisé par des efforts délibérés pour séparer
le faire du penser. Ces efforts ont largement été couronnés de succès dans le
domaine de la vie économique, et c’est sans doute ce succès qui explique la
plausibilité de cette distinction. Mais dans ce cas, la notion même de
« succès » est profondément perverse, car partout où cette séparation
de la pensée et de la pratique a été mise en œuvre, il s’en est suivi une
dégradation du travail. Si nous arrivons à comprendre le processus à travers
lequel un si grand nombre de métiers ont vu leurs tâches s’atomiser, nous
serons mieux à même de reconnaître les domaines professionnels qui ont résisté
au dit processus et d’identifier les travaux qui continuent à favoriser
pleinement le déploiement des capacités humaines.
La
dégradation du travail ouvrier
Dans l’analyse de
H. Braverman, le coupable numéro un est le « management scientifique »
ou l’organisation scientifique du travail, qui « pénètre dans les lieux de
travail non en représentant de la science, mais en représentant de la
direction, affublée des oripeaux de la science ». C’est Frederick Winslow
Taylor qui a exposé pour la première fois avec le plus de franchise les
principes du management scientifique dans son ouvrage du même nom, qui exerça
une énorme influence pendant les premières décennies du XXe siècle.
Staline était un grand fan de Taylor, de même que les initiateurs du premier
programme de MBA (mastère d’administration d’entreprise) à Harvard, où l’auteur
fut invité à donner un cours tous les ans. Comme l’explique Taylor, « les
managers assument […] le fardeau de collecter le savoir traditionnel accumulé
tout au long du passé par les travailleurs et de classifier, tabuler ce savoir
et de le réduire à des règles, des lois, des formules ». C’est ainsi que
le savoir professionnel dispersé est concentré entre les mains de l’employeur,
puis resservi aux travailleurs sans la forme d’instructions détaillées leur
permettant d’exécuter une partie de ce qui est désormais
un procès de travail. Ce processus remplace ce qui était
hier une activité intégrale, enracinée dans la tradition et l’expérience d’un
métier, animée par l’intentionnalité du travailleur et l’image du produit fini
qu’il formait dans son esprit. Par conséquent, poursuit Taylor, « toute
forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein
du département conception et planification […] ». Il serait erroné de
penser que l’objectif primaire de cette séparation est de rendre le procès de
travail plus efficace. Permet-elle d’extraire plus de valeur d’une unité donnée
de temps de travail ?
Parfois oui, parfois non, mais là n’est pas la question. Car c’est plutôt la
question du coût du travail qui compte ici. Une fois que
les aspects cognitifs du travail ont été accaparés par une classe managériale
séparée des travailleurs, ou mieux encore, une fois qu’ils ont été incorporés à
un processus automatique qui ne requiert aucune forme de jugement ou de
délibération, les travailleurs qualifiés peuvent être remplacés par des
travailleurs non qualifiés moins bien payés. Taylor écrit aussi que la
« totalité des possibilités » offertes par son système « ne se
réaliseront pleinement que lorsque presque toutes les machines de l’atelier
seront manœuvrées par des hommes de talent et de calibre inférieurs, et par
conséquent meilleur marché que le type de main-d’œuvre requise par l’ancien
système ».
Quel est dès lors le sort des
travailleurs qualifiés ?
L’idée naïve, c’est qu’« ils vont ailleurs ». Mais l’avantage
compétitif en termes de coût du travail obtenu par l’entreprise taylorisée qui
a séparé agressivement la planification de l’exécution oblige l’industrie tout
entière à emprunter la même voie, et c’est toute une série de métiers qualifiés
qui disparaissent dès lors complètement. C’est ainsi que le savoir-faire
artisanal dépérit, ou plutôt qu’il se reproduit sous une forme différente, en
tant qu’ingénierie abstraite du procès de travail. La conception du travail est
désormais élaborée à distance du travailleur qui l’exécute.
Le management scientifique
introduisit l’« analyse des temps et du mouvement » pour décrire les
capacités physiologiques du corps humain en termes mécaniques. Comme l’écrit
H. Braverman, « plus le travail est dirigé en fonction de mouvements
types qui s’appliquent également aux travaux les plus variés, au commerce, aux
services, etc., plus il dissout ses formes concrètes dans des gestes de travail
de type général. Cet exercice mécanique des facultés humaines, selon des types
de mouvements qui sont étudiés indépendamment du travail particulier à
réaliser, amène à la conception marxiste de “travail abstrait” ».
L’exemple le plus clair de travail abstrait est ce qui se passe sur la chaîne
de montage. L’activité du travail autonome, maîtrisé par
le travailleur lui-même, est dissoute ou démembrée en plusieurs parties et
reconstituée en tant que procès de travail hétéronome
contrôlé par le management en vertu d’un véritable saucissonnage.
On ne s’étonnera donc pas que,
lorsque Henry Ford introduisit la chaîne de montage en 1913, les travailleurs
de l’époque, sans doute accoutumés aux richesses cognitives des formes de
labeur traditionnelles, aient boycotté cette innovation. Comme l’écrit une des
biographes de Ford, « les ouvriers éprouvaient une telle répugnance pour
le nouveau système automatisé que, vers la fin de l’année 1913, chaque fois que
l’entreprise voulait renforcer le personnel de ses ateliers avec 100 nouveaux
travailleurs, elle devait en recruter 963 ».
Il s’agit là apparemment d’un
moment crucial dans l’histoire de l’économie politique. Il est clair que le
nouveau système se heurtait à une résistance spontanée. Et pourtant, les
travailleurs finirent par s’y habituer. Comment cela fut-il possible ? On pourrait poser la
question autrement :
quel type d’individus ont été les premiers à s’adapter, qui étaient ces 100
ouvriers sur 963 qui n’abandonnèrent pas la chaîne de montage ? Peut-être étaient-ils ceux
qui éprouvaient le moins de répugnance envers ce nouveau mode de travail parce
qu’ils tiraient moins de fierté de leurs facultés créatives, et étaient donc
plus dociles. Et plus dénués d’esprit républicain, en quelque sorte. Mais ce
processus d’autosélection initiale céda vite la place à quelque chose de plus
systématique.
Contraint de suspendre de façon
provisoire la logique taylorienne, Ford se vit obligé de doubler le salaire de
ses travailleurs pour pouvoir faire fonctionner la chaîne. Comme l’écrit
H. Braverman, cela « permit l’intensification du travail dans les
usines, où les travailleurs étaient maintenant désireux de rester ». Et
ces travailleurs préoccupés devenaient plus productifs. De fait, Ford lui-même
reconnut ultérieurement que cette augmentation de salaire fut « une des
décisions qui diminuèrent le plus les coûts de production » : elle lui permit de diviser
par deux, puis par trois le temps de production rien qu’en augmentant la
vitesse de passage de la chaîne. Ce faisant, il élimina tous ses concurrents,
et avec eux la possibilité même d’autres façons de travailler. (Il élimina aussi
par la même occasion la pression à la hausse exercée sur les salaires par
l’existence d’emplois plus satisfaisants pour les travailleurs.) En 1900, il y
avait 7 362 fabricants de véhicules sur roues aux États-Unis. Après
l’adoption de la méthode fordiste, l’industrie fut bientôt réduite à trois
grandes entreprises automobiles. C’est ainsi que les travailleurs s’habituèrent
peu à peu à l’abstraction de la chaîne de montage. Apparemment, celle-ci n’est
susceptible d’inspirer de la répugnance qu’aux individus qui connaissent des
façons plus gratifiantes de travailler.
L’adaptation
des travailleurs à la chaîne de montage fut donc peut-être aussi facilitée par
une autre innovation du début du XXe siècle : le crédit à la
consommation. Comme l’a soutenu J. Lears, le paiement par mensualités
rendit désormais pensables des dépenses qui étaient jadis impensables. Mieux
encore, s’endetter devenait la norme. Le fait d’acheter une nouvelle voiture à
crédit devenait un signe de votre fiabilité.
La
dégradation du travail de bureau
Une bonne partie de la
rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de
travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que
nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les
travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que
manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs
sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de
leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé
à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches
est « expropriée » par le management, systématisée sous forme de
procédures abstraites, puis réinjectée dans le procès de travail pour être
confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels
qui les précédaient. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail
intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus
restreinte. Cette évolution a des conséquences importantes du point de vue de
l’orientation professionnelle des étudiants. Si ces derniers souhaitent pouvoir
utiliser leur potentiel cérébral sur leur lieu de travail tout en n’ayant pas
vocation à devenir des avocats vedettes, on devrait les aider à trouver des
emplois qui, par leurs caractéristiques propres, échappent d’une façon ou d’une
autre à la logique taylorienne.
3 Prendre les choses en
main
Nostalgie
précuisinée
Toute
l’affaire consiste à vous vendre une ligne d’accessoires qui peuvent être
combinés de tellement de façons différentes que Toyota vous garantit que votre
véhicule reflétera « votre personnalité unique ». Notez qu’on passe
ici de la notion d’activité (le type avec son masque de soudure) à celle de
Personnalité, de Moi expressif dont l’autonomie se réalise à travers la gamme
d’Options qui s’offre à lui – ou plutôt qui est identique à cette gamme
d’Options. Mais choisir, ce n’est pas créer, même si le marketing de ce genre
de produits ne manque pas d’invoquer la « créativité » à tout bout de
champ.
6 Les contradictions du
travail de bureau
Pour
commencer, notons que, si nous avons pris l’habitude de considérer le monde de l’entreprise
comme un univers amoral uniquement régi par la recherche du profit, la réalité
est en fait sensiblement différente :
il est impossible de comprendre le travail de bureau sans prendre en compte le
fait qu’il est aussi le vecteur d’une forme d’éducation morale. Les managers
sont de véritables ingénieurs des âmes humaines et l’entreprise promeut un
idéal spécifique de la vie bonne.
À
en juger par la littérature managériale, ce sont les exigences adressées aux
cadres dirigeants eux-mêmes qui vont le plus loin dans ce sens. Ainsi, dans un
de ces ouvrages, Teambuilding That Gets Results – titre
qu’on pourrait traduire par « Comment construire un travail en équipe
vraiment efficace » –, on trouve l’encadré suivant : « Est-ce que votre
réaction à telle ou telle situation a plus à voir avec votre ego qu’avec une
appréciation “correcte” ?
Réfléchissez bien à vos véritables motivations. Si c’est votre ego qui se
manifeste, mettez-le de côté… » Il suffit de réviser les titres les plus
populaires de la littérature managériale dans les rayons des grandes chaînes de
librairies pour se rendre compte que ces ouvrages sont une sous-catégorie du
genre « développement personnel » (self-help),
soit « un abîme de confusion inquisitoriale, d’autoresponsabilisation et
d’introspection motivationnelle ». Le manager y est constamment invité à
manifester sa profonde sollicitude personnelle à l’égard de ses subordonnés (to care) et à leur faire miroiter la possibilité d’une
expérience de transformation personnelle. Il n’est plus
un patron, mais un mélange de thérapeute et de gourou.
Indexer
et résumer
En
1942, Joseph Schumpeter écrivait que l’expansion de l’éducation supérieure
au-delà de la capacité d’absorption du marché du travail réduisait souvent les
cols blancs à accepter « des travaux inférieurs ou [des] salaires moins
élevés que ceux des ouvriers les mieux rémunérés ». En outre, cette
situation risquait d’engendrer des « incapacités de travail [unemployability] d’un type particulièrement déconcertant.
L’homme qui a fréquenté un lycée ou une université devient facilement psychiquement
inemployable dans des occupations manuelles sans être devenu pour autant
employable, par exemple, dans les professions libérales ».
Mes
efforts pour lire, assimiler et résumer le contenu des articles de vingt-huit
revues universitaires par jour requéraient de fait la suppression active de ma
propre capacité de pensée parce que plus je pensais et plus je percevais les
lacunes de ma compréhension des arguments d’un auteur. Ce qui ne pouvait que
ralentir mon travail. Mon quota journalier impliquait également que je mette en
veilleuse tout sentiment de responsabilité envers autrui, qu’il s’agisse de
l’auteur lui-même ou du pauvre usager d’InfoTrac, qui était censé naïvement
supposer que mon résumé était fidèle au contenu de l’article. Mon travail
supposait donc à la fois un certain abrutissement et une certaine rééducation
morale.
L’apprentissage
de l’irresponsabilité
Cette
duplicité discursive – une parole directe en privé, vide en public – fait que
la langue des managers ressemble à celle des bureaucrates soviétiques, qui
devaient négocier leur rapport à la réalité sans pouvoir s’appuyer sur un
langage public susceptible de la capturer et étaient au contraire obligés
d’employer un discours essentiellement destiné à masquer ladite réalité.
À
l’heure du déjeuner, j’avais un arrangement avec deux autres rédacteurs. L’un
d’entre eux faisait partie de mon groupe de travail et s’appelait Mike, un type
hirsute et laconique qui me plut aussitôt.
Mais,
malgré mes belles cravates, voilà que je menais en fait une existence bien plus
prolétarienne que celle que j’avais connue quand j’étais un travailleur manuel.
Interlude : à quoi sert l’université ?
Les
étudiants et leurs parents semblent bien avoir assimilé cette exigence. Il est
désormais important de mettre en avant dans son CV la participation à toutes
sortes d’activité collectives, car celle-ci indique une personnalité
parfaitement adaptée au « travail en équipe ».
Le
travail en équipe
Les
salariés doivent s’identifier à la culture de leur
entreprise et manifester un haut degré d’intériorisation de sa
« mission ». La séparation entre vie privée et vie professionnelle en
vient à s’effacer, et c’est la personnalité tout entière qui est désormais en
jeu dans l’évaluation des performances.
Le risque, c’est que les salariés
finissent par croire qu’il existe un bien commun là où il n’y en a pas. De ce
point de vue, c’est l’employé du fast-food du coin qui est le plus lucide quand
il se fait un point d’honneur de préserver un détachement total par rapport à
son travail et de ne pas s’impliquer personnellement dans une activité qui ne
lui apporte aucun bénéfice psychique. Une telle approche est-elle vraiment
« pathologique », comme le suggèrent avec insistance les critiques
conservateurs de l’underclass ? N’est-elle pas au
contraire logique pour des individus qui ne se voient offrir aucun emploi
susceptible de susciter une telle implication, et la fierté qui va avec ? Et l’employé de bureau qui
se prête au jeu du morceau de bois ne ferait-il pas mieux d’imiter l’exemple du
petit jeune blasé chargé de retourner les hamburgers sur le grill du MacDo ?
C’est là que se manifeste
clairement l’utilité de la notion de culture d’entreprise. Elle revêt cette dernière
d’une signification transcendante aux yeux de ses employés. Elle lui attribue
le type d’exigences morales normalement associées aux véritables phénomènes
culturels. Elle contribue activement à définir une idée de bien commun, un
principe supérieur qui donne un sens à l’activité de travail. Et de fait, la
notion de « citoyenneté organisationnelle » et le comportement
qu’elle implique – qui inclut la disposition à mettre les « objectifs de
l’équipe au-dessus des intérêts personnels » – sont la nouvelle coqueluche
des psychologues du travail en matière d’évaluation de la personnalité des
salariés. Sauf qu’en général, le principe supérieur en question n’est que très
vaguement défini et relève d’une espèce de méta-niveau insaisissable. Les
managers sont censés le mettre en scène en l’invoquant de façon rhétorique, et
il se caractérise essentiellement par son absence de contenu spécifique. En fin
de compte, toute l’atmosphère d’urgence morale qui accompagne ce discours se
réduit à l’impératif de développer un « esprit d’équipe ».
Quand un conflit émerge parce
qu’un salarié se refuse à reconnaître son propre intérêt dans cette définition
managériale du bien collectif, le manager adopte aussitôt le rôle du gourou
thérapeute et diagnostique les motivations du réfractaire : il est tout à fait naturel
d’éprouver une certaine résistance, expliquera-t-il,
surtout lorsqu’il s’agit d’une résistance au changement. Chaque
individu a ses ressorts qu’il faut savoir manœuvrer. Et
les auteurs de Teambuilding That Gets Results de
s’interroger :
« Est-ce vraiment le changement qui provoque ce type de stress ?… Ou bien est-ce que ce
sont nos réactions aux nouvelles directives ?… Certes, il est possible
que ces directives semblent impossibles à mettre en œuvre, que les imprévus
qu’elles impliquent rendent la tâche plus difficile, que ces idées radicales
paraissent ridicules, mais céder au stress ou fulminer consomme une énergie qui
serait plus sagement employée à s’adapter à la nouvelle situation. » Car
le stress ou la colère ne sont pas des réactions raisonnables à une situation
irraisonnable, mais l’indice d’une déficience de l’individu, d’un blocage de sa
part. La normalité supposée de la nouvelle situation échappe pour sa part à
toute critique rationnelle, car le changement est une force naturelle,
semblable au métabolisme du corps humain : « 98 % des
atomes de votre organisme sont remplacés chaque année ; votre squelette se
renouvelle entièrement tous les trois mois ; votre épiderme toutes les
quatre ou cinq semaines », et ainsi de suite. Une analogie qui laisse
entendre que quand votre travail change en pire, ce n’est pas dû à des décisions prises par tel ou tel individu, mais aux lois
inexorables de la nature. L’idée même de responsabilité se dissipe ainsi sous
nos yeux.
L’équipe
et le chantier
Tocqueville observait que
les Américains seraient de plus en plus amenés à chercher la sécurité sous la
tutelle d’une forme de « despotisme doux » incarné par l’État. Son
analyse mérite d’être enrichie, dans la mesure où cette tendance despotique soft ne relève plus seulement aujourd’hui du paternalisme
étatique mais aussi du pouvoir des grandes entreprises. On pourrait même
avancer que ce sont désormais les géants du secteur privé, plutôt que
l’administration, qui exercent sur nous cette forme particulièrement
débilitante d’autorité par le biais du travail.
Tocqueville envisageait aussi
toutefois un remède à ce mal :
l’existence des petites et moyennes entreprises, au sein desquelles les
Américains délibéraient en commun pour résoudre collectivement des problèmes
pratiques. Il me semble que ce remède reste valide, surtout quand l’entreprise
en question fournit un bien ou un service gouverné par des critères objectifs
et dans la mesure où ceux-ci peuvent servir de base à des rapports sociaux
libres de manipulation.
Tel qu’il est formulé par le
système éducatif, l’objectif de renforcer l’auto-estime des individus a
tendance à accoutumer les jeunes gens à un type de travail dénué de critères
objectifs et centré sur la dynamique de groupe. Or, quand l’auto-estime est
ainsi stimulée de façon artificielle, et dans la mesure où elle est le produit
d’une technologie sociale plutôt que fermement établie dans la certitude d’un
accomplissement concret, elle rend l’individu plus facilement manipulable. Les
psychologues de l’enfance observent une corrélation positive entre l’éloge
répété et « une moindre persévérance à la tâche, une constante recherche
de contact oculaire avec l’enseignant et une hésitation du discours dans lequel
les réponses adoptent la même intonation que les questions ». Plus les
enfants reçoivent d’éloges, plus ils ont tendance à vouloir préserver cette
image flatteuse ; si on
leur répète trop souvent qu’ils sont intelligents, ils risquent de choisir la
facilité au moment où on leur confie une nouvelle tâche. Leur aversion
croissante au risque s’accompagne d’une forte dépendance à l’égard d’autrui. Le
goût excessif des étudiants pour les notes et les diplômes est une réaction
naturelle à ce type d’éducation et les prépare fort bien à l’absence de
critères objectifs dans le type d’emploi qu’ils vont occuper. La seule
validation du jugement que vous portez sur vous-même est celle que vous offrent
les dispositifs de sélection institutionnels. Ce sont désormais les bourses prestigieuses,
les stages et les diplômes qui calibrent votre auto-estime. On peut craindre
que ce type de formation ne prépare pas vraiment les jeunes à l’indépendance
d’esprit, à l’audace intellectuelle et à l’acquisition d’une forte
personnalité.
7 La pensée en action
Les
choses que nous connaissons le mieux sont celles auxquelles nous sommes
confrontés dans tel ou tel domaine de notre pratique habituelle. Heidegger
observait notoirement que la meilleure façon de comprendre un marteau n’est pas
de le contempler fixement mais de s’en saisir et de l’utiliser. Il considérait
ce simple fait comme un élément fondamental de notre rapport au monde en
général. Pour lui, le souci de connaître les choses « telles qu’elles sont
en elles-mêmes » était une préoccupation fallacieuse, liée à une
dichotomie entre sujet et objet étrangère à notre expérience.
Le
savoir tacite du pompier et du maître d’échecs
Les
algorithmes peuvent simuler le type de connaissance tacite que possèdent les
experts. C’est le cas du logiciel Deep Blue d’IBM, par exemple, qui s’est
montré capable de jouer aux échecs au plus haut niveau en 1997. Par le biais
d’une analyse computationnelle de tous les coups possibles conformes aux règles
du jeu d’échecs (soit 200 millions de positions par seconde), le programme
réussit à sélectionner les coups gagnants.
8 Travail, loisir et engagement
Il est symptomatique que, lorsque
nous pensons à une activité intrinsèquement satisfaisante, c’est d’abord le
domaine des loisirs qui nous vient à l’esprit : un sport, par exemple, ou
un hobby que nous apprécions particulièrement. Ces activités sont des fins en
soi et nous les pratiquons sans que personne nous paye pour ce faire.
Inversement, l’objet fondamental du travail est la rémunération, et il y aurait
quelque chose d’utopique à essayer de comprendre le travail sans aucune
référence à ce bien externe. Peut-être que la séparation entre travail et
loisir, entre dure nécessité et activité agréable est un fait incontournable de
la vie. Mais essayons d’imaginer à quoi pourrait ressembler une forme
d’existence plus intégrée, même si ce faisant on pourra nous reprocher de nous
aventurer sur le territoire douteux de l’« idéalisme ».
De nos jours, il est fréquent que
les individus considèrent que leur « véritable personnalité »
s’exprime dans les activités auxquelles ils consacrent leur temps libre.
Conformément à cette perception, un bon travail est un travail qui vous permet
de maximiser les moyens de poursuivre ces autres activités à travers lesquelles
la vie a enfin un sens. Le vendeur d’hypothèques travaille dur toute l’année
avant de s’offrir des vacances au Népal pour escalader l’Everest. Au niveau
psychique, la fixation hyperbolique sur cet objectif lui permet de tenir le
coup pendant les mois d’automne, d’hiver et de printemps. Les sherpas semblent
comprendre leur rôle dans ce drame intime et s’efforcent de faciliter avec
discrétion son besoin d’une confrontation nue et solitaire avec le Réel. Il y a
déconnexion totale entre son existence au travail et ses loisirs : dans la première, il
accumule de l’argent ;
dans le cadre des seconds, il engrange des nourritures psychiques. Les deux
dimensions de son existence sont codépendantes et aucune ne serait possible
sans l’autre, mais la forme que prend cette codépendance est celle d’une espèce
de négociation entre deux subjectivités différentes plutôt que celle d’un tout
cohérent et intelligible.
Il existe pourtant des vocations
qui semblent offrir une connexion plus étroite entre le fait de vivre sa vie et
celui de la gagner. Ce type de cohérence est-elle liée à la nature du travail
lui-même ? Un médecin
s’occupe des corps, un pompier veille aux incendies, un enseignant forme les
enfants. Tout comme l’Everest, ces choses font partie du réel, et les pratiques
qui les servent exigent le type de concentration autour de laquelle une
existence peut prendre forme (de même que l’existence des sherpas tourne autour
de l’escalade en montagne). Dans ces professions, le praticien développe une
forme avancée de jugement discriminant sur les objets de sa pratique, quelque
chose qui ressemble un peu à la capacité d’appréciation esthétique. Sa
perception des corps, des incendies, des élèves ou des montagnes se renforce
avec l’expérience, et sa capacité de réagir de façon appropriée progresse en
conséquence.
Un bon enseignant aime ses élèves
et cherche à développer leur intelligence. La plupart des individus qui
travaillent sur des automobiles aiment les voitures. Ils cherchent généralement
à développer leur capacité à rouler plus vite. Il est donc possible que le
travail d’un mécanicien ait lui aussi le caractère d’une vocation.
Travail
et communauté
Il me semble que la question de
savoir si le travail est « aliéné » ou pas peut être comprise dans
les termes que ce type de perception rend possibles. Marx soutenait que c’est
par le biais du travail que nous réalisons notre « être générique »,
à savoir notre nature conjointe d’individus rationnels et d’êtres sociaux.
D’après lui, nous sommes aliénés quand le produit de notre travail est
approprié par autrui, dans la mesure où ce produit est une manifestation
concrète des potentialités les plus humaines d’un individu.
Le produit de son travail est
« arraché » au travailleur, et Marx suggère que ce produit devient
ainsi une entité étrangère, pratiquement hostile, dans la mesure où elle est utilisée par quelqu’un d’autre. Mais est-ce vraiment le cas ? Je ne trouve pas Marx très
convaincant sur ce point. Si je suis un fabricant de meubles, par exemple,
qu’est-ce que je pourrais bien faire d’une centaine de chaises ? Après tout, je désire bien
qu’elles soient utilisées ; cela
complète mon activité de fabrication et les investit d’une réalité sociale.
J’ai ainsi l’impression d’avoir contribué au bien commun. Mais, comme le
suggère le philosophe Talbot Brewer, cet aspect du problème soulève la question
de la perception de cette utilité et de son caractère plus ou moins direct.
L’éloignement géographique et
culturel de l’ouvrière chinoise exclut ce type d’expérience. Il existe aussi
une autre forme d’aliénation :
il se peut que les usagers soient radicalement séparés des producteurs par des
conditions d’inégalité radicale, quand bien même ils habiteraient la même
ville. C’est particulièrement vrai dans le cas des biens de luxe, et on peut
parfaitement imaginer qu’un ouvrier pékinois qui fabrique des sacs Vuitton pour
les ploutocrates de la capitale chinoise trouve son travail odieux.
Mais une situation analogue peut
avoir une signification toute différente quand l’inégalité est accompagnée par
un certain sentiment partagé du bien commun et de la chose publique. Prenons le
cas d’un métallo britannique qui emboutit des morceaux de tôle pour une Rolls
Royce au début des années 1970. Il n’aura jamais les moyens de se payer un des
véhicules qu’il fabrique, mais il participe du prestige de la marque Rolls Royce
et en éprouve un sentiment de fierté. Il s’agit d’une entreprise typiquement
nationale, et de la meilleure dans son genre. Dans le même ordre d’idées,
prenons le cas du travailleur de chez Mercedes qui intériorise le prestige de
l’« ingénierie allemande ». Le produit de son travail continuera de
lui être « arraché » par une classe supérieure, comme le dit Marx,
mais il est aussi membre d’une communauté politique distincte du marché et qui
définit un certain type de bien commun. L’idée de grandeur nationale, souvent
liée à une culture matérielle, nourrissait jadis des identités communes qui
modéraient jusqu’à un certain point l’antagonisme de classe. Un marxiste serait
sans doute d’accord avec cette analyse, mais il l’interpréterait de façon
négative en tant qu’obstacle à la révolution. D’après lui, le nationalisme est
une idéologie qui conforte la domination du prolétariat en empêchant le
développement de la conscience de classe. Pourtant, la fierté professionnelle
de l’ouvrier de chez Rolls Royce revêt son travail d’une certaine dignité
humaine, et il est présomptueux de la part de l’observateur marxiste de la
dénigrer en tant que « fausse conscience ».
L’ironie, c’est que c’est
aujourd’hui l’élite managériale du capital international qui aura le plus
tendance à se plaindre de la fausse conscience des travailleurs excessivement
attachés à l’idée de nation (ceux qui, par exemple, souhaitent qu’on mette des
restrictions à l’immigration). Ce sont désormais les capitalistes qui appellent
les « prolétaires du monde entier » à « s’unir » pour en
finir avec les « distorsions » du marché du travail (les salaires
trop élevés) engendrées par les frontières politiques. Ce slogan exprimait
jadis l’espoir d’organiser une main-d’œuvre dispersée et exploitée, il décrit
aujourd’hui la disponibilité d’une immense masse de « ressources
humaines ». À cela vient s’ajouter le prestige moral un peu facile du
multiculturalisme, ce qui fait que ce nouvel internationalisme trouve des
défenseurs à gauche. Au sommet de la chaîne alimentaire, les membres de l’élite
s’enorgueillissent de leurs goûts cosmopolites, de leurs restaurants japonais
et de leurs petites amies brésiliennes. Mais quand son usine est délocalisée, à
quoi peut se raccrocher le travailleur de l’industrie automobile ? Il n’est plus aussi facile
d’être fier de travailler chez Rolls Royce quand vous vous contentez
d’assembler des pièces fabriquées Dieu sait où.
Dès lors, que faire ? Vous pouvez essayer de
trouver un travail dans les interstices de l’économie, un emploi dont le
débouché marchand soit entièrement compatible avec l’échelle humaine des
interactions face à face. C’est ce qu’offre un environnement comme le speed shop, à savoir une communauté de fabricants et de
réparateurs entièrement intégrée au sein d’une communauté d’usagers. Ce type
d’entreprise n’est pas « extensible », elle n’est pas susceptible de
faire saliver les investisseurs étrangers, qui ne pourront pas soumettre de
telles activités à leurs appétits de réingénierie et de délocalisation.
La
plénitude de l’engagement
La
conception du bonheur chez Aristote peut nous permettre de mieux comprendre les
activités qui engagent véritablement toutes nos facultés, et sans doute aussi
de mieux saisir le rapport entre travail et loisirs. Cette conception repose
sur une appréhension globale des créatures : pour comprendre un être
vivant quel qu’il soit, la meilleure façon de procéder est de l’observer et
d’identifier son activité caractéristique. Cette activité est la
« fin » spécifique de ladite créature, son telos
en grec. En anglais, cette compréhension téléologique du bonheur est bien
résumée par un dicton comme « Happy as a pig in shit »
(« Heureux comme un cochon dans un tas de merde »). Les porcs se
vautrent dans les excréments, et ils aiment ça. Les dauphins adorent faire des
cabrioles aquatiques. Il est intéressant de souligner en passant que la
biologie d’Aristote fonctionne à contre-courant de la vision darwinienne
contemporaine. Pour un néodarwinien, les cabrioles du dauphin doivent
nécessairement avoir une fonction en termes de survie, qu’il s’agisse de la
préservation de l’individu ou de la transmission de ses gènes. J’ai plutôt
tendance à penser que, si l’on pouvait interroger un dauphin à ce sujet, il
nous dirait que c’est exactement le contraire : il ne fait pas des
cabrioles pour survivre, il vit pour pouvoir faire des cabrioles. En tout cas,
c’est exactement la conception d’Aristote. Ce type d’activité est vécue comme
un bien intrinsèque, elle contient sa fin en elle-même et la met en acte
« en temps réel », comme on dit aujourd’hui.
En guise de conclusion : Solidarité
et indépendance
Mes arguments sur le sens du
travail se limitent-ils au domaine des métiers artisanaux ? Si nous acceptons le
témoignage du banquier du début du XXe siècle cité
au chapitre 8, nous constatons que son travail s’appuyait sur une
perception directe, une « vision d’ensemble » de sa communauté qui
lui permettait d’émettre des jugements sur la personnalité de ses clients.
C’est ce type d’attention évaluatrice qui nous connecte à notre travail en tant
qu’êtres humains authentiques. Comme l’illustre l’histoire ultérieure du
système financier, quand une profession est susceptible d’être dépersonnalisée,
soumise à un processus d’« extensibilité » et rendue dépendante de
forces distantes du site de son exercice, elle court le risque de subir une
dégradation tellement accentuée que le travailleur se verra obligé de censurer ses
meilleurs instincts.
L’attrait spécifique des métiers
artisanaux, c’est le fait qu’ils résistent à cette tendance au téléguidage
parce qu’ils s’inscrivent de façon intrinsèque dans un contexte spécifique.
Dans le meilleur des cas, les activités de construction et/ou de réparation
sont inséparables d’une communauté d’usagers. Les interactions face à face y
sont encore la norme, l’individu y est responsable de son propre travail, et la
solidarité du collectif de travail repose sur des critères sans ambiguïté, au
contraire des rapports sociaux de manipulation qui prévalent dans le
« travail en équipe » des cols blancs. Il existe certainement
d’autres types de tâches dont je ne suis pas familier et où ces biens
intrinsèques peuvent être réalisés ;
je laisse à d’autres le soin de les explorer.
Solidarité
et éthos aristocratique
Quand j’avais seize ans, je suis
parti tout seul pour l’Inde. En descendant de l’avion et en pénétrant dans la
fournaise de Bombay, je sentis une odeur étrange et répugnante : j’appris plus tard qu’il
s’agissait du remugle des ordures qu’on brûle. Au lieu de faire la queue
sagement, les Indiens prenaient d’assaut les arrêts de bus. Cette masse de
corps collés contre moi dégageait elle aussi une odeur nauséabonde, je me
sentais complètement étranger à tous ces gens qui me touchaient littéralement.
Leur regard paraissait un peu vide, comme si leurs yeux n’ouvraient pas sur les
mêmes profondeurs de conscience que les miens.
Le jour suivant, le rickshaw que
j’avais emprunté s’arrêta au feu rouge à côté d’un chantier de construction.
J’aperçus un groupe d’hommes chaussés de sandales et fumant des mégots de
cigarettes. Ils avaient installé une rangée de rouleaux de câble métallique sur
un manche à balai posé en équilibre entre deux cageots. Je fus secoué par le
choc de la révélation :
ils s’apprêtaient à faire passer ces câbles par des conduites. Ma morosité et
mon sentiment d’aliénation se dissipèrent aussitôt ; j’avais envie de sauter de
mon rickshaw et de leur dire :
« C’est aussi mon métier ! »
Tout d’un coup, je me sentais connecté avec ce petit groupe d’électriciens.
Quel lubrifiant utilisaient-ils ?
(Aux États-Unis, c’est la marque Idéal Yellow 77.) Avaient-ils recours à la
même technique que la nôtre pour former la « tête » du faisceau de
câbles qui doit passer par la conduite et qui doit être aussi étroite que
possible ? Est-ce
qu’ils racontaient les mêmes blagues inévitablement obscènes ? Je constatai que le plus
costaud de l’équipe, un sikh, à en juger par son turban, était posté à une
extrémité de la conduite pour tirer les câbles à lui, tout comme en Amérique.
Le sentiment oppressif d’être un étranger parmi des étrangers s’évaporait au
fur et à mesure que je me projetais par imagination dans ce moment précis de
leur journée de travail. Leur rapport au monde m’était tout à fait familier,
leurs repères étaient les mêmes que les miens et la conscience tapie derrière
leur regard ne m’était plus du tout étrangère.
Il existe de fait une organisation
syndicale qui s’appelle la Fraternité internationale des travailleurs de
l’électricité (International Brotherhood of Electrical Workers). Elle n’a en
réalité pas grand-chose d’international, vu que son recrutement se limite au
Canada et aux États-Unis. Mais ce nom capture de façon éloquente l’expérience
de la fraternité que j’éprouvais depuis mon rickshaw de Bombay. Cette
expérience offre peut-être une alternative aux diverses tentatives de dépasser
l’autarcie de l’individu moderne en vertu de critères universalistes.
L’humanitarisme progressiste considère
les droits de l’homme, ancrés dans notre commune humanité, comme le fondement
de notre obligation envers nos semblables éloignés. Il s’agit là d’un noble
idéal, mais peut-être bien trop noble pour véritablement mobiliser nos
capacités affectives. Quand nous finissons par percevoir l’humanité d’êtres qui
nous étaient jusqu’alors invisibles, il me semble que c’est généralement parce
que nous avons entrevu en eux quelque trait spécifique. Il peut s’agir d’une
expérience quotidienne que nous partageons avec eux, comme monter une
installation électrique, ou bien au contraire de quelque chose d’extraordinaire
qui attire notre attention par sa capacité de nous impressionner – une preuve
quelconque d’excellence.
Ce type de raisonnement peut nous
aider à obtenir une conscience plus claire de nos intuitions aristocratiques,
et ces dernières peuvent en fait contribuer à humaniser et approfondir nos
convictions démocratiques plutôt que les menacer. Les individus qui nourrissent
des sympathies aristocratiques ont une conscience aiguë des notions de rang et
de différence, et prennent plaisir à les contempler. Je crois que nous
partageons tous ce type de réaction face au spectacle du talent, mais il nous
est devenu difficile de l’exprimer. Dans une société où « tous les enfants
sont au-dessus de la moyenne », comme le dit le romancier Garrison Keillor
dans Lake Wobegon Days, il semble illégitime de rendre
justice à la notion de rang. Et pourtant, c’est précisément notre attirance
envers l’excellence – notre disponibilité permanente à en percevoir les
manifestations les plus exceptionnelles – qui peut nous amener à contempler
diverses pratiques humaines avec une certaine ouverture d’esprit, sans
préjugés, et à trouver des exemples de qualités supérieures dans les domaines
les plus inattendus. Je pense par exemple aux performances intellectuelles de
personnes qui exercent une profession « salissante », comme la
mécanique. Par le biais de telles découvertes, nous étendons l’horizon de notre
imagination à des individus qui ne sont pas pris au sérieux par les critères
conventionnels d’évaluation, et nous en venons à les trouver admirables. Ce qui
nous incite à le faire, ce n’est pas le type d’injonction morale à laquelle les
égalitaristes universalistes nous invitent à obéir, mais la perception de
quelque chose de vraiment digne d’admiration, et le choc que nous en éprouvons.
À la différence de l’égalitariste
universaliste, l’amant de l’excellence est enclin à sortir de lui-même de façon
presque érotique. L’empathie du premier, projetée à distance et sans
discrimination, relève plus de principes abstraits que d’une attention
concrète. En cela, elle est semblable à l’art de mauvaise qualité ou aux lacets
mathématiques ; elle
présuppose l’humanité de ses bénéficiaires sans vraiment l’embrasser du regard.
Mais le destinataire de ce type d’empathie désire quelque chose de plus qu’une
reconnaissance générique. Il veut être perçu comme un individu et souhaite que
sa valeur soit reconnue en fonction des critères qu’il s’est lui-même efforcé de respecter, voire de dépasser, en cultivant telle ou
telle forme spécifique d’excellence ou de compétence.
L’importance de l’échec
Le praticien d’un art stochastique
tel que la réparation de motocyclettes fait l’expérience quotidienne de l’échec.
Aujourd’hui même, par exemple, juste avant de m’asseoir pour rédiger ces
lignes, je me suis vu confronté à une vis estropiée coincée dans une culasse de
moteur. J’ai dû sectionner la tête de la vis avec un burin pneumatique
(relativement facile), poinçonner la tige restante pointeau (idem),
puis la faire sortir de son trou avec une mèche au cobalt. Cette
dernière procédure est toujours passablement délicate et, de fait, la mèche a
cassé à l’intérieur du trou que j’étais en train de forer. À ma connaissance,
il n’existe pas de mèche plus résistante qu’une mèche au cobalt pour dégager un
morceau de mèche au cobalt coincé. (Toutes mes excuses à Bob Gorman, le
propriétaire de ladite culasse – je promets que je trouverai un moyen
quelconque de le dédommager.) Tout semblait marcher comme sur des roulettes et
puis voilà que, à un moment donné, je me suis retrouvé dans une impasse. Un
mécanicien finit par intérioriser ce type d’échec, qui nourrit à la fois une
certaine forme de pessimisme et une attitude autocritique. Non
seulement les choses tendent à tourner au vinaigre, mais vos propres actions contribuent à ce processus.
À partir d’un certain niveau de la
hiérarchie sociale, les individus censés prendre les grandes décisions qui nous
affectent tous ne semblent guère avoir le sens de leur propre faillibilité.
Cette méconnaissance de la possibilité de l’échec – et je parle du genre
d’échec qu’on ne peut pas dissimuler sous des interprétations commodes – a sans
doute quelque chose à voir avec le manque de prudence souvent manifesté par les
dirigeants politiques et économiques dans les actions qu’ils entreprennent au
nom de leurs semblables. Dans son ouvrage Real Education, Charles
Murray cite une maxime attribuée au secrétaire de presse de Lyndon Johnson : « Quiconque n’a
jamais été victime d’une déception majeure au cours de son existence ne devrait
être pas autorisé à travailler à la Maison-Blanche. » À quoi Murray ajoute
que « ce niveau de responsabilité est trop grand […] pour être confié à
des individus incapables de concevoir à quel point les choses peuvent tourner
mal ».
Mais comme le soutient Murray,
l’expérience de l’échec semble avoir été éliminée du système d’enseignement, au
moins pour les élèves les plus doués. Les élèves en difficulté, eux, font
constamment l’expérience de l’échec, et ils considèrent probablement les
tentatives faites par les éducateurs de leur dorer la pilule en stimulant leur
« auto-estime » comme une preuve supplémentaire de la folie des
adultes. Mais les louanges constantes délivrées aux élèves les plus doués ont
des conséquences encore plus pernicieuses, en particulier quand elles sont
accompagnées par l’inflation des notations et le cursus laxiste qui sont
notoirement d’usage dans les établissements d’élite. S’il évite les sciences
naturelles et les langues étrangères, un étudiant peut y obtenir son diplôme
sans jamais avoir fait l’expérience de s’être trompé.
L’agir
individuel dans un monde commun
En réalité, le type d’indépendance
que j’ai à l’esprit est tout à fait différent du culte du moi souverain, et il
exige une réflexion plus profonde sur la notion d’agir humain. La capacité
d’agir est souvent comprise en référence à l’idée d’activité autonome (self-directed) et en opposition à celle d’activité hétéronome (dictated by another). Une telle distinction est a priori séduisante, mais elle est susceptible de nous amener à
commettre une erreur d’interprétation typique de la modernité. On entend le
plus souvent par activité « autonome » une activité orientée par la
volonté du sujet conformément à ses choix personnels et purement arbitraires.
Par conséquent, l’opposition généralement établie est celle qui distingue les
fins choisies par autrui des fins définies par le sujet lui-même. Dans le
premier cas, le travail est aliéné, dans le deuxième cas, il est censé ouvrir
la voie à l’autoréalisation et à l’épanouissement personnel.
Le concept d’agir humain que j’ai
essayé d’illustrer dans cet ouvrage est différent. Il s’agit bien d’une
activité orientée vers une fin qui est affirmée comme bonne par l’agent, mais
cette affirmation n’a rien d’arbitraire ou de strictement privé. Elle découle
plutôt de l’appréhension de caractéristiques réelles de son environnement. Cela
peut être quelque chose de facile à saisir, comme quand un plombier explique à
son apprenti comment vidanger correctement une canalisation pour éviter la
remontée des gaz pestilentiels du tout-à-l’égout. Cela peut aussi être quelque
chose qui exige un certain discernement, comme quand un motard plus chevronné
que moi m’explique pourquoi, de son point de vue de conducteur, il conviendrait
de durcir l’amortissement du train avant de son véhicule. Dans les activités
orientées vers une fin déterminée (une canalisation bien vidangée, un châssis
bien équilibré), la valeur positive de la fin en question n’est pas simplement
présupposée. L’individu y fait l’expérience progressive de la révélation
des raisons pour lesquelles il
doit viser cette fin et de la meilleure façon d’y parvenir. Tout au long du
processus d’apprentissage d’un métier, cette fin spécifique s’inscrit peu à peu
dans un contexte plus ample qui offre une définition implicite de ce que
signifie être un bon plombier ou un bon mécano. En général, cette signification
est incarnée par un individu de chair et d’os qu’il s’agit d’essayer d’imiter
(comme j’ai tenté de le faire avec Chas, puis avec Fred). Le caractère
progressif d’une telle révélation stimule les efforts de l’apprenti pour
devenir un travailleur compétent – quelque chose d’insoupçonné se dévoile à ses
yeux, et cela engendre un certaine exaltation. La sensation que votre jugement
devient de plus en plus pertinent fait partie de cette expérience d’engagement
total dans une activité et nourrit le sentiment d’avoir accès à un univers
indépendant de votre subjectivité avec l’aide d’un aîné plus avancé que vous
sur ce chemin.
Vivre éveillé, c’est vivre
avec la pleine conscience de cette réalité de notre condition humaine. Vivre bien, c’est nous réconcilier avec elle, et essayer de parvenir
à une forme ou une autre d’excellence. Pour ce faire, certaines conditions
économiques sont plus propices que d’autres. Quand la conception du travail est
trop éloignée du site de son exécution, non seulement les travailleurs sont
divisés entre eux, mais chacun d’entre eux vit une contradiction interne. Car
la pensée est intrinsèquement liée à l’action, et seule une activité
rationnelle en coopération avec nos semblables peut satisfaire nos aspirations
spécifiques.
Dans une économie véritablement
humaine, la possibilité de parvenir à ce type de satisfaction ne serait pas
exclue d’avance pour la plupart des gens. Mais une telle économie devrait
d’abord fonctionner à une autre échelle. En Occident, les institutions sont
organisées de façon à prévenir la concentration du pouvoir politique par le
biais de dispositifs tels que la séparation des fonctions législatives,
exécutives et judiciaires. En revanche, nous avons complètement échoué à
prévenir la concentration du pouvoir économique, ou du moins à prendre en
compte la façon dont cette concentration porte atteinte aux conditions de
possibilité d’un épanouissement humain authentique (je parle de conditions de
« possibilité », car un tel épanouissement n’est jamais garanti).
Nous recherchons une consolation dans la consommation compulsive, laquelle agit
comme une drogue qui nous évite d’avoir à faire face à cette réalité tout en
contribuant à l’immense accumulation spéculative de ressources financières qui
a provoqué la dernière crise.
Je laisse à d’autres, mieux versés
que moi dans les rouages des politiques publiques, et mieux prévenus de leurs
possibles conséquences involontaires, l’initiative de proposer des mécanismes
qui permettraient de préserver un espace pour ce type d’activité
entrepreneuriale. Ce qui m’intéresse, c’est de recommander une approche
républicaine progressiste de la question du travail. Il s’agit là sans doute
d’une notion tout à la fois ambitieuse et problématique, mais disons que mon
idée du républicanisme relève d’un esprit tribunitien qui perçoit avec
hostilité tout ce qui érode la dignité de l’être humain. Le progressisme, quant
à lui, alimente la vision d’un monde meilleur. Une disposition républicaine
progressiste mettrait l’accent sur notre capacité collective à réaliser ce
qu’il y a de meilleur dans la condition humaine, et elle concevrait les
conditions de cette réalisation comme un patrimoine commun qui ne peut pas être
exploité de façon prédatrice sans conséquences graves.
Mais peut-être vaut-il mieux
conclure sur une note de sobriété face aux espoirs de transformation radicale.
Le désespoir culturel repose sur une perception de l’impuissance des individus
face au développement historique. L’esprit révolutionnaire, en revanche, se
nourrit de désirs de changement parfois exagérés. Promouvoir la vision
exaltante d’un futur progressiste dans lequel les antagonismes économiques
seront dépassés comporte un risque, celui de négliger et d’oublier la nécessité
d’une entreprise plus modeste mais plus ardue, à savoir l’effort de vivre bien
dans cette vie. L’alternative à la révolution, que
j’aimerais appeler la voie stoïque, est résolument de ce monde. Elle insiste
sur la permanence et la viabilité locale de ce qu’il y a de meilleur chez
l’être humain. Dans la pratique, elle revient à identifier les interstices au
sein desquels la capacité d’agir des individus et leur amour du savoir peuvent
être mis en œuvre dès aujourd’hui, dans notre propre existence.