Sans doute il est important de lire les classiques ; plus important
peut-être de lire d'abord la littérature de son propre temps, énorme en soi.
Mais ce qui est plus précieux encore, pour un écrivain à tout le moins, c'est
de lire tout ce qui tombe sous la main, de suivre son flair, pour ainsi dire.
Dans les volumes moisis de toute grande bibliothèque sont enterrés des articles
écrits par des individus obscurs ou inconnus, sur des sujets apparemment sans
importance, mais saturés d'éléments d'information, d'idées, d'imagination,
d'états d'esprit, de lubies, de présages menaçants, le tout d'un tel calibre
qu'on ne peut les comparer, par leur effet, qu'à des drogues rares. Les
journées les plus stimulantes commençaient souvent par la recherche de la
définition d'un nouveau mot. Un petit mot, sur lequel le lecteur ordinaire se
contente de passer sans s'émouvoir, peut se révéler (pour un écrivain) une
véritable mine d'or. Du dictionnaire je passais d'habitude à l'encyclopédie,
non pas une mais plusieurs ; de l'encyclopédie
à toutes sortes de livres de référence ; des livres de référence aux
manuels, et de là à une débauche de neuf jours. Une débauche qui consistait à
fouiller et fureter, à fouiller et fureter. Outre des piles de notes que je
prenais, je transcrivais généralement des pages et des pages d'extraits.
Parfois j'arrachais tout simplement les feuilles dont j'avais le plus besoin.
Dans les intervalles, je faisais des incursions dans les musées. Les employés à
qui j'avais affaire ne doutaient jamais un instant que je ne fusse en train d'écrire
un livre qui apporterait une contribution au sujet. A m'entendre, on aurait dit
que j'en savais infiniment plus que je ne me souciais de révéler. Je faisais en
passant des allusions indirectes à des livres que je n'avais jamais lus ou à
des rencontres avec d'éminentes autorités en la matière que je n'avais jamais
approchées. Il ne m'en coûtait rien, dans de telles dispositions d'esprit, de
me donner des titres universitaires que je n'avais jamais songé à acquérir. Je
parlais de maîtres distingués dans des domaines tels que l'anthropologie, la
sociologie, la physique, l'astronomie, comme si j'étais intimement lié avec
eux. Lorsque je voyais que j'étais allé trop loin, j'avais toujours la présence
d'esprit de m'excuser sous prétexte d'aller aux toilettes, qui était ma façon
de dire « sortie ». Une fois, profondément intéressé par la
généalogie, je crus souhaitable de me faire engager un moment au service de
généalogie de la bibliothèque municipale. Le hasard voulut qu'on eût justement
besoin d'un homme dans ce service le jour où je me présentai pour solliciter un
emploi. On en avait si grand besoin qu'on me mit immédiatement au travail, ce
qui était plus que je n'escomptais. La formule de demande d'emploi que j'avais
laissée entre les mains du directeur de la bibliothèque était un prodige de
falsification. Je me demandais, pendant que j'écoutais le pauvre diable qui me
mettait au courant, combien de temps il leur faudrait pour me démasquer. En
attendant, mon supérieur grimpait avec moi sur des échelles, m'indiquant ceci
et cela, se baissant pour extraire de coins sombres des documents, des dossiers
et tout le reste, faisant venir d'autres employés pour me présenter,
m'expliquant hâtivement du mieux qu'il pouvait (pendant que des messagers
entraient et sortaient comme dans une pièce de Shakespeare) les traits
saillants de ma routine résumée. Ne tardant
pas à me rendre compte que je ne m'intéressais nullement à. tout ce baragouin
et songeant que Mona m'attendait pour déjeuner, je l'interrompis brusquement au
milieu d'un long exposé de je ne sais trop quoi, pour lui demander où étaient
les toilettes. Il me jeta un regard passablement étrange, se demandant sans
doute pourquoi je n'avais pas la décence de l'entendre jusqu'au bout avant de
courir aux lavabos, mais à l'aide de quelques grimaces et quelques gestes, qui
attestaient on ne peut plus clairement que j'avais été pris de court, que
j'étais capable de faire là, sur place, par terre ou dans la corbeille à
papier, je parvins à échapper à ses griffes, empoignai mon chapeau et mon
manteau, qui se trouvaient heureusement encore sur une chaise près de la porte,
et me sauvai à toutes jambes.
Une des conséquences de cette tendance est qu'on
vit tout un nombre incalculable de fois. Pis, tout ce qu'on réussit à confier
au papier ne semble représenter qu'une fraction infinitésimale de ce qu'on a
déjà écrit dans sa tête. Ce délicieux phénomène, familier à chacun, et qui se
produit d'une façon obsédante et impressionnante dans les
rêves – j'entends celui de tomber dans une ornière familière :
rencontrer encore et encore la même personne, suivre la même rue, se trouver devant
une situation identiquement pareille – ce phénomène m'arrive à l'état
de veille. Que de fois je me creuse le cerveau pour me rappeler où je me suis
servi d'une certaine pensée, d'une certaine situation, d'un certain
personnage ! Frénétiquement, je me demande si « cela » est
arrivé dans quelque manuscrit détruit à la légère. Et puis, quand je l'ai
complètement oublié, je me rends soudain compte que « cela » est un
des thèmes permanents que je porte en moi, que j'écris dans l'air, que j'ai
déjà écrit des centaines de fois sans jamais l'avoir couché sur le papier. Je
prends note de l'écrire pour de bon à la première occasion, de façon à en
finir, de façon à l'enterrer une fois pour toutes. Je le note – et je
l'oublie allégrement... Tout se passe comme si deux mélodies se poursuivaient
simultanément, l'une pour l'exploitation privée, l'autre pour l'oreille
publique. Tout le problème consiste à faire entrer de force dans
l'enregistrement public quelque menue parcelle de la perpétuelle mélodie
intérieure.
C'était ce tumulte intérieur que mes amis décelaient dans mon comportement.
Et c'était son absence, dans mes écrits, qu'ils déploraient. J'en étais presque
navré pour eux. Mais il y avait en moi un côté, un côté pervers, qui
m'empêchait de donner mon moi essentiel. Cette « perversité »
s'exprimait toujours ainsi : « Révèle ton vrai moi et ils te
mutileront ». « Ils » ne visait pas seulement mes amis, mais le
monde.
De loin en loin, je rencontrais un être à qui je sentais pouvoir me donner
entièrement. Hélas, ces êtres n'existaient que dans les livres. Ils étaient pis
que morts pour moi : ils n'avaient jamais existé autrement qu'en
imagination. Ah, quels dialogues je menais avec les fantômes d'esprits
parents ! Colloques fouillant l'âme, dont pas une ligne n'a jamais été
enregistrée. En effet, ces « excriminations », comme j'avais choisi
de les appeler, défiaient tout enregistrement. Ils se déroulaient dans un
langage qui n'existe pas, un langage si
simple, si direct, si transparent, que les paroles étaient inutiles. Ce n'était
pas non plus un langage muet, tel qu'on l'emploie souvent en communiquant avec
des « êtres supérieurs ». C'était un langage de clameur et de
tumulte – clameur du cœur, tumulte du cœur. Mais silencieux. Si
c'était Dostoïevski que j'invoquais, c'était le « Dostoïevski
intégral », c'est-à-dire l'homme qui écrivit les romans, le journal et les
lettres que nous connaissons, plus l'homme que nous connaissons aussi par ce
qu'il a laissé inexprimé, non écrit. C'était le type et l'archétype qui
parlaient, pour ainsi dire. Toujours plein, résonnant, sonore, véridique ;
toujours le genre de musique incontestable qu'on lui attribue, qu'elle fût
perceptible ou imperceptible à l'oreille, qu'elle fût enregistrée ou non. Un
langage qui ne pouvait émaner que de Dostoïevski seul.
Après ces communions indiciblement tumultueuses, je m'asseyais souvent
devant la machine à écrire, croyant le moment enfin venu. « Maintenant je
peux le dire ! » m'assurais-je. Et je restais là, muet, immobile,
dérivant avec le flux stellaire. Je pouvais rester ainsi des heures,
complètement ravi à moi-même, complètement inconscient de tout ce qui
m'entourait. Et puis, brusquement arraché à la transe par un bruit inattendu ou
une intrusion, je m'éveillais en sursaut, regardais la feuille blanche, et lentement,
péniblement, tapais une phrase, ou peut-être quelques mots seulement. A la
suite de quoi je restais là à regarder fixement ces mots comme s'ils avaient
été écrits par une main inconnue. D'habitude quelqu'un arrivait pour rompre le
charme. Si c'était Mona, elle faisait naturellement irruption avec enthousiasme
(me voyant assis devant la machine) et me suppliait de lui laisser jeter un
coup d'œil sur ce que j'avais écrit. Parfois, encore à demi hébété, je restais
là comme un automate pendant qu'elle regardait fixement la phrase, ou les
quelques mots. A ses questions stupéfaites, je répondais d'une voix creuse,
vide, comme si je me trouvais très loin parlant dans un microphone. A d'autres
fois, j'en sortais d'un bond comme le diable de sa boîte, lui servais un
mensonge abracadabrant (par exemple que j'avais caché « les autres
pages ») et me mettais à divaguer comme un fou. Alors j'étais vraiment
capable de parler à jet continu ! C'était comme si je lisais dans un
livre. Le tout pour la
convaincre – et plus encore me convaincre
moi-même ! – que j'avais été plongé dans le travail, plongé dans
mes pensées, plongé dans la création. Consternée, elle se confondait en excuses
de m'avoir interrompu au mauvais moment. Et j'acceptais ses excuses légèrement,
avec nonchalance, comme pour dire : « Il y en a encore là d'où c'est
venu... je n'ai qu'à ouvrir ou fermer... Je suis un prestidigitateur, je le
suis certainement ». Et du mensonge je faisais une vérité. Je la dévidais
(mon œuvre inachevée) tel un possédé – thèmes, sous-thèmes,
variations, incidentes, parenthèses – comme si la seule chose à quoi
je pensais tout le long de la journée était la création. Cela s'accompagnait
naturellement d'un grand renfort de pitreries. Non seulement j'inventais les
personnages et les événements, je les jouais. Et la pauvre Mona de
s'exclamer : « Mets-tu vraiment tout cela dans la nouvelle ? ou
dans le livre ? » (A ces moments, nous ne précisions jamais ni l'un
ni l'autre dans quel livre.) Lorsque
le mot livre surgissait, il était toujours entendu qu'il s'agissait du livre, c'est-à-dire de celui que je
commencerais bientôt – ou de celui que j'étais en train d'écrire en
secret, que je ne lui montrerais qu'une fois terminé. (Elle agissait toujours
comme si elle était certaine que ce travail secret était en cours. Elle
feignait même d'avoir cherché partout le manuscrit en mon absence.) Dans une
atmosphère de ce genre, il n'était nullement rare, par conséquent, qu'une
allusion fût faite à certains chapitres, ou certains passages, chapitres et
passages qui n'avaient jamais existé, bien sûr, mais qui étaient
« considérés comme un fait acquis », et qui, sans nul doute, avaient
plus de réalité (pour nous) que s'ils eussent été écrits noir sur blanc. Mona
se livrait parfois à ce genre de conversation en présence d'un tiers, ce qui
créait, bien entendu, des situations fantastiques et souvent des plus
embarrassantes. Si c'était Ulric qui écoutait, il n'y avait pas lieu de
s'inquiéter. Il avait une façon non seulement élégante mais stimulante d'entrer
dans le jeu. Il savait rectifier un grave lapsus d'une manière rassurante et
pleine d'humour. Par exemple, il pouvait lui arriver d'oublier un instant que
nous employions le présent et de commencer à parler au futur. (« Je sais
que tu écriras un tel livre un
jour ! ») L'instant d'après, s'avisant de son erreur, il
ajoutait : « Je n'ai pas voulu dire
écriras, je parlais du livre que tu
es en train d'écrire, et que
d'ailleurs tu écris de toute évidence, car personne sur terre ne pourrait
parler comme tu le fais de quelque chose en quoi il ne serait pas profondément
absorbé. Je suis peut-être trop
explicite, tu me pardonneras, n'est-ce pas ? » A ces moments
critiques, nous goûtions tous le soulagement de nous laisser aller. Nous riions
en effet à gorge déployée. Le rire d'Ulric était toujours le plus
joyeux – et le plus sale, si je puis m'exprimer ainsi. « Ho,
ho ! semblait-il rire, ne sommes-nous pas tous de merveilleux
menteurs ! Je n'y réussis pas si mal que ça moi-même, nom d'un chien !
Si je reste assez longtemps avec vous autres, je ne saurai même plus que je
mens. Ho ho ho ! Haw haw ! Ha ha ! Hi hi ! » Et il se
tapait sur les cuisses et roulait les yeux comme un nègre, terminant par un
claquement de la langue et une demande muette d'une toute petite goutte
d'eau-de-vie... Avec d'autres amis cela ne marchait pas si bien. Ils étaient
trop enclins à poser des questions « impertinentes », comme disait
Mona. Ou bien ils se montraient nerveux et mal à l'aise, faisaient de
frénétiques efforts pour regagner la terre ferme. Kronski, de même qu'Ulric,
savait jouer le jeu. Il le faisait d'une façon un peu différente de celle
d'Ulric mais qui semblait satisfaire Mona. Elle
pouvait lui faire confiance. C'est ainsi qu'elle le formulait en elle-même,
je le sentais. L'ennui avec Kronski était qu'il jouait trop bien le jeu. Non
content d'être un simple complice, il voulait encore improviser. Ce zèle, qui
n'était pas entièrement diabolique, donnait lieu à d'étranges
discussions – discussions sur les progrès de mon livre mythique, bien
sûr. Le moment critique s'annonçait toujours par une salve de rire
hystérique – de la part de Mona. Cela signifiait qu'elle ne savait
plus où elle en était. Quant à moi, je ne faisais guère ou pas d'effort pour ne
pas rester en arrière des autres, peu soucieux de ce qui se passait dans ce
royaume du faux-semblant. Tout ce que je me sentais appelé à faire était de
garder mon sérieux et de feindre que tout était parfaitement régulier. Je riais
quand j'en avais envie, ou faisais des critiques et des rectifications, mais en
aucun cas, ni par la parole ni par le geste ni par insinuation, je ne laissais
voir que ce n'était qu'un jeu...
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