III
Dans la littérature du désespoir, il y a toujours un symbole et un seul
(qui peut s'exprimer en termes de mathématiques aussi bien que de spiritualité)
autour duquel tout tourne : l'amour
négatif. Car la vie peut être
vécue, et est généralement vécue, en
termes négatifs plutôt que positifs. Les hommes peuvent lutter à perpétuité, et
sans espoir, une fois qu'ils ont choisi d'éliminer l'amour. Ce « malaise
insondable du vide où toute la création pourrait être déversée et ce serait
encore le vide », ce malaise de Dieu comme on l'a appelé, n'est-ce pas là
décrire parfaitement l'état d'une âme privée d'amour ?
C'est dans un état voisin de celui-là que je me trouvais alors tout entier
plongé. Les événements s'accumulaient comme à plaisir,
et la cote d'alerte était largement franchie. Et je m'enfonçais à une vitesse
vertigineuse. Ce qui avait demandé des siècles pour être bâti était démoli en
un clin d'œil. Tout tombait en poussière au moindre contact.
Pour une machine à penser, il importe peu qu'un problème soit exprimé en
termes positifs ou négatifs. Quand un être humain se laisse emporter sur la
pente du toboggan, il en va pratiquement de même. Ou presque. La machine ne
connaît ni regret, ni remords, ni sentiment de culpabilité. Elle ne montre des
signes de dérangement que lorsqu'elle n'a pas été convenablement alimentée.
Mais un être humain doté de cette effroyable machine mentale ne connaît pas de
répit. Jamais il ne peut jeter l'éponge, si intolérable que soit la situation.
Tant qu'il reste une petite lueur de vie, il s'offre en victime à tous les
démons qui veulent bien de lui. Et s'il n'y a rien, ou personne, pour le
harceler, le trahir, l'avilir ou le ronger, il se harcèle, se trahit, s'avilit
ou se ronge lui-même.
Vivre dans le vide de l'esprit, c'est vivre « de ce côté-ci du
Paradis », mais si complètement, si totalement, que même la rigidité de la
mort lui fait l'effet d'une danse de Saint-Guy. Si morne et lugubre que puisse
être la vie quotidienne, jamais elle ne sera aussi douloureuse que ce vide sans
fin où l'on glisse et s'enfonce en pleine conscience. Dans la calme réalité de
tous les jours, il y a le soleil et il y a la lune, il y a les arbres en fleurs
et les feuilles mortes, le sommeil et lé réveil, les rêves et les cauchemars.
Mais dans le vide de l'esprit, il n'y a qu'un cheval mort qui court sans bouger
les pattes, un fantôme étreignant un insondable néant.
Ainsi, tel un cheval mort que son maître cravache infatigablement, je
galopais sans trêve jusqu'aux coins les plus reculés de l'Univers sans jamais
trouver la paix, la consolation ou le repos. Et je rencontrais d'étranges
fantômes au cours de ces fantastiques chevauchées ! Nous présentions de
monstrueuses ressemblances, et pourtant il n'y
avait jamais la moindre communication entre nous. La mince membrane de peau qui
nous séparait était comme une cotte de mailles magnétique à travers laquelle le
courant le plus puissant était incapable de passer.
S'il y a une différence entre les vivants et les morts, elle réside dans le
fait que les morts ont cessé de se poser des questions. Mais, comme les vaches
dans les prés, les morts ont tout le temps pour ruminer. Les pieds bien au frais
sous les pissenlits, ils continuent à ruminer même quand la lune est couchée.
Les morts ont une infinité d'univers à explorer. Des univers de pure matière.
D'une matière privée de substance. Une matière à travers laquelle la machine
mentale se fraie un chemin comme dans de la neige fraîche.
Je me rappelle la nuit où je m'aperçus que j'étais mort. Kronski était venu
et m'avait donné quelques innocentes pilules blanches à avaler. Je les avalai
et, quand il fut parti, j'ouvris tout grand les fenêtres, rejetai les
couvertures et m'allongeai complètement nu. Dehors, la neige tourbillonnait
furieusement. Le vent glacial rugissait aux quatre coins de la chambre comme un
puissant ventilateur.
Je m'endormis, tranquille comme une punaise. Au petit jour, j'ouvris les
yeux, tout étonné de voir que je n'étais pas dans l'au-delà. Pourtant, je
n'aurais pu dire que j'étais au monde des vivants. Ce qui était mort, je n'en
sais rien. Tout ce que je sais, c'est que tout ce qui constitue ce qu'on
appelle « notre vie » s'était évanoui. Il ne me restait plus que la
machine... la machine mentale. Tel le soldat qui obtient enfin ce qu'il
souhaitait depuis longtemps, on m'avait envoyé à l'arrière. Aux autres de faire la guerre2 !
Malheureusement, on n'avait épinglé aucune destination particulière sur ma carcasse. Je filais en arrière,
toujours plus loin en arrière, souvent à la vitesse d'un boulet de canon.
Bien que tout me parût familier, je ne voyais aucune voie d'accès. Si je
parlais, on aurait dit un disque passé à l'envers. Tout mon être était déphasé.
Ainsi, errant dans le noir ou restant accroupi pendant des heures dans un
coin de la pièce comme une vieille chaussure, je me sentais de plus en plus au
fond du trou. L'hystérie était l'état normal. La neige ne fondait jamais.
Tout en mijotant les plans les plus diaboliques pour que Stasia devienne
vraiment folle et qu'ainsi elle débarrasse le plancher pour de bon, je
caressais aussi les rêves de reconquête les plus ineptes. Dans toutes les
vitrines, je voyais des cadeaux que j'aurais voulu acheter à Mona. Les femmes
adorent les cadeaux, surtout les choses chères. Elles aiment aussi les petites
babioles, selon leur humeur. Entre une paire de boucles d'oreilles anciennes
très coûteuses et une grosse bougie noire, je pouvais passer toute une journée
à débattre lequel serait le plus approprié. Jamais je ne voulais admettre que
le plus cher était hors de question. Non, si j'avais pu me persuader que les
boucles d'oreilles lui auraient fait davantage plaisir, j'aurais pu aussi me
persuader que je trouverais le moyen de les acheter. Je pouvais me persuader de
cela parce que je savais bien, au fond de moi, que jamais je ne pourrais me
décider pour l'un ou pour l'autre. C'était un passe-temps. Certes, j'aurais pu
passer le temps d'une manière plus intelligente, j'aurais pu essayer de
résoudre la question, par exemple, de savoir si l'âme est corruptible ou
incorruptible, mais pour la machine mentale tous les problèmes se valent. Dans
le même ordre d'esprit, je pouvais supputer la
nécessité de faire cinq ou dix kilomètres à pied pour aller emprunter un dollar
et revenir tout aussi triomphant si j'avais réussi à grappiller cinquante ou
même vingt balles. L'important n'était pas ce que j'aurais pu faire avec un
dollar, mais l'effort que j'étais encore capable d'accomplir. Cela prouvait,
dans ma façon délabrée de voir les choses, que j'avais encore un pied dans le
monde.
Pourquoi un livre n'aurait-il pas un effet encore plus puissant ?
Surtout un livre où le cœur serait mis à nu ? Je songeai à cette lettre
qu'avait écrite un des personnages d'Hamsun à sa Victoria, celui qu'il
décrivait en ces termes : « Dieu regardant par-dessus son
épaule. » Je songeai aussi aux lettres qu'Abélard et Héloïse avaient
échangées, et que le temps n'avait pas altérées. Oh, le pouvoir des mots jetés
sur le papier !
Ce soir-là, tandis que mes parents lisaient le journal, je lui écrivis une
lettre qui aurait touché le cœur d'un vautour. (Je l'écrivis sur le petit
bureau qu'on m'avait donné quand j'étais gosse.) Je lui exposai le plan du
livre et lui dis que j'en avais tracé les grandes lignes d'un seul jet. Je lui
dis que le livre était pour elle, qu'il était à elle. Je lui dis que je
l'attendrais mille ans s'il le fallait.
C'était une lettre pyramidale ; et quand je l'eus terminée, je me
rendis compte que je ne pouvais pas l'envoyer... parce que Mona avait oublié de
me donner son adresse. La rage me saisit. C'était comme si elle m'avait coupé
la langue. Comment avait-elle pu me jouer un aussi sale tour ? Où qu'elle
fût, dans les bras de qui que ce fût, ne comprenait-elle donc pas que je me débattais pour l'atteindre ? En dépit de
toutes les malédictions que j'accumulais sur sa tête, mon cœur ne cessait de
répéter : « Je t'aime, je t'aime, je t'aime... » Et, me jetant
au lit en répétant cette phrase idiote, je me mis à gémir. Je gémis comme un grenadier blessé à mort.
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