MEMOIRES D’OUTRE-TOMBE - CHATEAUBRIAND
AVANT-PROPOS
Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin, comme à mon âge les jours accordés à l’homme ne sont que des jours de grâce ou plutôt de rigueur, je vais m’expliquer.
Le 4 septembre prochain j’aurai atteint ma soixante-dix-huitième année : il est bien temps que je quitte ce monde qui me quitte et que je ne regrette pas.
PREMIERE PARTIE
LIVRE PREMIER
Il y a quatre ans qu’à mon retour de la Terre Sainte, j’achetai près du hameau d’Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Châtenay, une maison de jardinier, cachée parmi les collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison n’était qu’un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces.
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Dira-t-on que cette manière de m’élever m’aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours ? Nullement ; le souvenir de leur rigueur m’est presque agréable ; j’estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C’est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c’est d’elle que je tiens ma religion ; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint Sacrement. Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l’étude ? J’en doute : ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées. La vérité est qu’aucun système d’éducation n’est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd’hui qu’ils les tutoient et ne les craignent plus ?
LIVRE DEUXIEME
Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s’accoutumer à la cage d’un collège et régler sa volée au son d’une cloche.
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Cette mémoire des mots, qui ne m’est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j’aurai peut-être occasion de parler.
Une chose m’humilie : la mémoire est souvent la qualité de la sottise ; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse s’il ne se souvenait plus ; notre existence se réduirait aux moments successifs d’un présent qui s’écoule sans cesse ; il n’y aurait plus de passé. Ô misère de nous ! notre vie est si vaine qu’elle n’est qu’un reflet de notre mémoire.
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Je dérobai un Tibulle : quand j’arrivai au Quam juvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature.
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Quoique prompt à m’ennuyer de tout, j’étais capable des plus petits détails ; étant doué d’une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l’objet qui m’occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n’ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d’être achevée ; il y a telle chose que j’ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d’ardeur le dernier jour que le premier.
LIVRE TROISIEME
Avez-vous entendu tomber l’Empire ? Non : rien n’a troublé le repos de ces lieux. L’Empire s’est abîmé pourtant ; l’immense ruine s’est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d’un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas, peu importent les événements : quelques années échappées des mains de l’Éternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.
Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire : je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII.
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Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui ; mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience ; la tristesse que j’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées.
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Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c’était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie.
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De la concentration de l’âme naissaient chez ma sœur des effets d’esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l’avenir. Sur un palier de l’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, allait s’asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre.
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Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues : elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l’étrangère qui m’avait pressé contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre.
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Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l’abri des hommes.
Un caractère moral s’attache aux scènes de l’automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s’affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.
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La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d’eaux, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l’automne sortaient des marais et des bois : j’échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. À peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j’allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l’espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l’abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l’aquilon ne m’apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme. Les paroles que j’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Ève innocente, Ève tombée, l’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l’adorais. L’orgueil d’être aimé d’elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle, je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frémissais de désir si je touchais ce qu’elle avait touché. L’air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang.
Un seul de ses regards m’eût fait voler au bout de la terre ; quel désert ne m’eût suffi avec elle ! À ses côtés, l’antre des lions se fût changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé.
À cette fureur se joignait une idolâtrie morale : par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m’enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l’honneur ; la vertu lorsqu’elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu’il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l’âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence ; j’étais homme et n’étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j’étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l’amour et l’objet de l’amour.
Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche ; je me roulais dans ma douleur ; j’arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient, misérables, pour un néant.
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Me voici arrivé à un moment où j’ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L’homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature.
Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J’armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je réitérai plusieurs fois l’épreuve : le coup ne partit pas ; l’apparition d’un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n’était pas arrivée, et je remis à un autre jour l’exécution de mon projet. Si je m’étais tué, tout ce que j’ai été s’ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l’histoire qui m’aurait conduit à ma catastrophe ; j’aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang.
Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d’imiter ces folies, ceux qui s’attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu’ils n’entendent que la voix d’un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n’est demeuré : il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m’a jugé.
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LIVRE QUATRIEME
Lorsque je relis la plupart des écrivains du XVIIIe siècle, je suis confondu et du bruit qu’ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancé, soit qu’elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d’usé, de passé, de grisaillé, d’inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l’âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style.
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Cette manière de gréciser et de latiniser notre langue n’est pas nouvelle, comme on le voit : Rabelais la guérit, elle reparut dans Ronsard ; Boileau l’attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science ; nos révolutionnaires, grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres, les millimètres, les décagrammes : la politique a ronsardisé.
LIVRE CINQUIEME
Le XVIIIe siècle, siècle d’action intellectuelle, non d’action matérielle n’aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s’il n’eût rencontré son véhicule : les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du système philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n’est logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d’une volonté, lui attache une langue et des bras. C’est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu’arrivent et arriveront les révolutions.
Les parlements avaient leur cause à venger : la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les états généraux.
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Le peuple, métamorphosé en moine, s’était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l’opinion religieuse ; le peuple, métamorphosé en collecteur et en banquier, s’était réfugié dans la finance, et gouvernait la société par l’argent ; le peuple, métamorphosé en magistrat, s’était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble, sous la direction de son roi, avec lequel il s’entendait à merveille et marchait presque toujours d’accord. C’est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire, ou plutôt l’histoire de France n’est pas faite.
Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessus étaient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des états, abondante matière d’inflammation.
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Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l’existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l’aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d’Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du roué de la Régence et du sauvage de la Révolution ; il avait de plus du Mirabeau, famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ses grands factieux célébrés par Dante ; famille naturalisée française, où l’esprit républicain du moyen âge de l’Italie et l’esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d’hommes extraordinaires.
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Lorsque, avant la Révolution, je lisais l’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.
La Révolution m’a fait comprendre cette possibilité d’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée. L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même, ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.
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Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s’allumèrent : ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m’éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l’obscurité des flots.
Je n’emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j’avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m’étaient inconnus. Que devait-il m’arriver si j’atteignais le but de mon voyage ? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n’aurais jamais eu le malheur d’écrire ; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s’y fût attaché qu’une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l’envie et laissées au bonheur. Qui sait si j’eusse repassé l’Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes !
LIVRE SIXIEME
Je n’étais pas ému : la grandeur de l’âme ou celle de la fortune ne m’imposent point : j’admire la première sans en être écrasé ; la seconde m’inspire plus de pitié que de respect : visage d’homme ne me troublera jamais.
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Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd’hui le rang occupé par lui, s’il eût joint la magnanimité à ce qu’il avait d’héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire !
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Les rois d’Égypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles ; ces grands tombeaux s’élèvent comme l’éternité dans la solitude : Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée.
LIVRE SEPTIEME
La lune se montrait à la cime des arbres ; une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L’astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d’une chaîne de montagnes couronnées de neige. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C’est dans ces nuits que m’apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques-uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies.
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En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l’attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, la mnémonique des lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés ; les noms sont entaillés dans l’airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.
Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n’est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu’effleurer la terre, et n’a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s’évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n’ont donc qu’un seul monument : la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu’à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.
LIVRE HUITIEME
LIVRE NEUVIEME
Paris n’avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 ; ce n’était plus la Révolution naissante, c’était un peuple marchant ivre à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. L’apparence du peuple n’était plus tumultueuse, curieuse, empressée ; elle était menaçante.
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Auprès de la tribune nationale, s’étaient élevées deux tribunes concurrentes : celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu’elle donna des membres à la fameuse Commune de Paris, et qu’elle lui fournissait des moyens d’action. Si la formation de la Commune n’eût pas eu lieu, Paris, faute d’un point de concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux.
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Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été l’agent, Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donné son nom à ses crimes.
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« Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château ; mais, avant de partir, il requiert de la châtelaine l’explication de plusieurs choses étranges ; il lui faisait en même temps une offre loyale de mariage, si toutefois elle n’était pas sorcière. »
LIVRE DIXIEME
Si l’on pouvait dire au temps : « Tout beau ! » on l’arrêterait aux heures des délices ; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas ; allons-nous-en avant d’avoir vu fuir nos amis et ces années que le poète trouvait seules dignes de la vie : Vitâ dignior ætas. Ce qui enchante dans l’âge des liaisons devient dans l’âge délaissé un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riant à la terre ; on le craint plutôt : les oiseaux, les fleurs, une belle soirée de la fin d’avril, une belle nuit commencée le soir avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première hirondelle, ces choses que donnent le besoin et le désir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous : la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la laideur de vos misères. Vous n’êtes plus qu’une tache dans cette nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.
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J’étais aux premières loges pour voir le monde tel qu’il est.
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Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n’être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs ? Oh ! la vie n’est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas : le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre œil et la lumière.
LIVRE ONZIEME
LIVRE DOUZIEME
Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson[16] dormait oublié ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding[17] se soutenait ; Sterne[18], entrepreneur d’originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Wakefield[19].
Si Richardson n’a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l’on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l’ouvrage le mieux composé, orné de portraits d’une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s’apprend pas ; c’est le don du ciel, c’est le talent. Mais si Richardson n’a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s’opère, en abaissant l’aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d’un langage inférieur.
De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les mœurs de l’ouest de la ville firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d’aventures aux courses de chevaux, au bal, à l’Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat, un caquetage qui ne finissait plus.
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Je reconnais tout d’abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature, ont pu s’apparenter à mes idées ; mais je n’ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais.
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Tel est le Byron des imaginations échauffées : ce n’est point, ce me semble, celui de la vérité.
Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron : l’homme de la nature et l’homme du système. Le poète, s’apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l’a accepté et s’est mis à maudire le monde qu’il n’avait pris d’abord qu’en rêverie : cette marche est sensible dans l’ordre chronologique de ses ouvrages.
Quant à son génie, loin d’avoir l’étendue qu’on lui attribue, il est assez réservé ; sa pensée poétique n’est qu’un gémissement, une plainte, une imprécation ; en cette qualité, elle est admirable : il ne faut pas demander à la lyre ce qu’elle pense, mais ce qu’elle chante.
Quant à son esprit, il est sarcastique et varié, mais d’une nature qui agite et d’une influence funeste : l’écrivain avait bien lu Voltaire, et il l’imite.
DEUXIEME PARTIE
LIVRE TREIZIEME
Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, Égalité, Fraternité, ou la Mort. Quelquefois on avait essayé d’effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen âge.
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La Révolution s’est divisée en trois parties qui n’ont rien de commun entre elles : la République, l’Empire et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe : le principe de la République était l’égalité, celui de l’Empire la force, celui de la Restauration la liberté. L’époque républicaine est la plus originale et la plus profondément gravée, parce qu’elle a été unique dans l’histoire : jamais on n’avait vu, jamais on ne reverra l’ordre physique produit par le désordre moral, l’unité sortie du gouvernement de la multitude, l’échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l’humanité.
LIVRE QUATORZIEME
Bonaparte m’aperçut et me reconnut, j’ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s’ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s’arrêterait à lui ; il avait l’air d’éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m’enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : « Monsieur de Chateaubriand ! » Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m’aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l’Égypte et des Arabes, comme si j’eusse été de son intimité et comme s’il n’eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. « J’étais toujours frappé, me dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’Orient et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cette chose inconnue qu’ils adoraient vers l’Orient ? »
Bonaparte s’interrompit, et passant sans transition à une autre idée : « Le christianisme ! Les idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l’infâme. »
Bonaparte incontinent s’éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, « un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s’est tenu là : je ne connais point son visage et j’ai entendu sa voix comme un petit souffle. »
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À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d’un coup d’œil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n’eusse pas été dans les affaires, que j’ignorasse jusqu’au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu’il n’a pas besoin d’apprentissage. C’était un grand découvreur d’hommes ; mais il voulait qu’ils n’eussent de talent que pour lui, à condition encore qu’on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l’univers.
LIVRE SEIZIEME
Bonaparte seul a voulu la mort du duc d'Enghien, personne ne lui avait fait une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent trouver des causes occultes à tout... le jugement de Vincennes fut une affaire de tempérament corse, un accès de froide colère, de passion précautionnée contre les descendants de Louis XIV spectre toujours menaçant.
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Enfin le principal accusé se lève après tous les autres ; il ferme la marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse comparaître devant lui le nommé Bonaparte , comme le capitaine-rapporteur fit comparaître devant lui le nommé d ' Enghien ; supposons que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous reste ; comparez et lisez :
A lui demandé ses nom et prénoms ?
- A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.
A lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France ?
- A répondu : Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Sainte-Hélène.
A lui demandé quel rang il occupait dans l'armée ?
- A répondu : Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.
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Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d’Enghien, la guerre d’Espagne. Il a beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s’était cru fort, profond, invincible, lorsqu’il violait les lois de la morale en négligeant et dédaignant sa vraie force, c’est-à-dire ses qualités supérieures dans l’ordre et l’équité. Tant qu’il ne fit qu’attaquer l’anarchie et les étrangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu’il entra dans les voies corrompues : le cheveu coupé par Dalila n’est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur : pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.
LIVRE DIX-SEPTIEME
LIVRE DIX-HUITIEME
TROISIEME PARTIE
LIVRE DIX-NEUVIEME
Il reste constaté que le vrai nom de Bonaparte est Buonaparte ; il l’a signé lui-même de la sorte dans toute sa campagne d’Italie et jusqu’à l’âge de trente-trois ans. Il le francisa ensuite, et ne signa plus que Bonaparte : je lui laisse le nom qu’il s’est donné et qu’il a gravé au pied de son indestructible statue.
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Quand un homme est devenu fameux, on lui compose des antécédents : les enfants prédestinés, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables ; ils apprennent tout, ou n’apprennent rien ; le plus souvent aussi ce sont des enfants tristes, qui ne partagent point les jeux de leurs compagnons, qui rêvent à l’écart et sont déjà poursuivis du nom qui les menace. Voilà qu’un enthousiaste a déterré des billets extrêmement communs (sans doute italiens) de Napoléon à ses grands parents ; il nous faut avaler ces puériles âneries.
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La mort de Robespierre n’avait pas tout fini : les prisons ne se rouvraient que lentement ; la veille du jour où le tribun expirant fut porté à l’échafaud, quatre-vingts victimes furent immolées, tant les meurtres étaient bien organisés ! tant la mort procédait avec ordre et obéissance ! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement ; plus heureux que Roseau, exécuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittés : le sang de Louis XVI les avait lavés.
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Napoléon rentré au Caire écrivait au général Dugua : « Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D’après ce que m’ont dit les habitants de Syrie, c’est un monstre dont il faut délivrer la terre… Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Joussef, Ibrahim, Saleh, Mahamet, Bekir, Hadj-Saleh, Mustapha, Mahamed, tous mameloucks. » Il renouvelle souvent ces ordres contre des Égyptiens qui ont mal parlé des Français : tel était le cas que Bonaparte faisait des lois ; le droit même de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d’un chef : vous ferez fusiller ? Au sultan du Darfour il écrit : « Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de seize ans. » Il aimait les esclaves.
LIVRE VINGTIEME
Quarante jours après la mort du duc d’Enghien, un membre du Tribunat, nommé Curée, fait, le 30 avril 1804, la motion d’élever Bonaparte au suprême pouvoir, apparemment parce qu’on avait juré la liberté : jamais maître plus éclatant n’est sorti de la proposition d’un esclave plus obscur.
Le Sénat conservateur change en décret la proposition du Tribunat. Bonaparte n’imite ni César ni Cromwell : plus assuré devant la couronne, il l’accepte. Le 18 mai il est proclamé empereur à Saint-Cloud, dans les salles dont lui-même chassa le peuple, dans les lieux où Henri III fut assassiné, Henriette d’Angleterre empoisonnée, Marie-Antoinette accueillie de quelques joies fugitives qui la conduisirent à l’échafaud, et d’où Charles X est parti pour son dernier exil.
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Au milieu des morts, sur le champ de bataille de Wagram, Napoléon montra l’impassibilité qui lui était propre et qu’il affectait afin de paraître au-dessus des autres hommes ; il dit froidement ou plutôt il répéta son mot habituel dans de telles circonstances : « Voilà une grande consommation ! »
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L’empereur s’était transformé en un monarque de vieille race qui s’attribue tout, qui ne parle que de lui, qui croit récompenser ou punir en disant qu’il est satisfait ou mécontent. Beaucoup de siècles passés sous la couronne, une longue suite de tombeaux à Saint-Denis, n’excuseraient pas même ces arrogances.
LIVRE VINGT-UNIEME
LIVRE VINGT-DEUXIEME
Le Corps législatif est assemblé le 19 décembre 1813. Étonnant sur le champ de bataille, remarquable dans son conseil d’État, Bonaparte n’a plus la même valeur en politique : la langue de la liberté, il l’ignore : s’il veut exprimer des affections congéniales, des sentiments paternels, il s’attendrit tout de travers, et il plaque des paroles émues à son insensibilité : « Mon cœur, » dit-il au Corps législatif, « a besoin de la présence et de l’affection de mes sujets. Je n’ai jamais été séduit par la prospérité ; l’adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. J’avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde. Monarque et père, je sens que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. »
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L’armée des alliés entra dans Paris le 31 mars 1814, à midi, à dix jours seulement de l’anniversaire de la mort du duc d’Enghien, 21 mars 1804. Était-ce la peine à Bonaparte d’avoir commis une action de si longue mémoire, pour un règne qui devait durer si peu ? L’empereur de Russie et le roi de Prusse étaient à la tête de leurs troupes. Je les vis défiler sur les boulevards. Stupéfait et anéanti au dedans de moi, comme si l’on m’arrachait mon nom de Français pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être connu dans les mines de la Sibérie, je sentais en même temps mon exaspération s’accroître contre l’homme dont la gloire nous avait réduits à cette honte.
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La réalité de nos souffrances est démontrée par la catastrophe même : si la France eût été fanatique de Bonaparte, l’eût-elle abandonné deux fois brusquement, complètement, sans tenter un dernier effort pour le garder ?
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« Le Sénat conservateur, considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n’existe qu’en vertu de la constitution ou du pacte social ;
« Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d’un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter, pour l’avenir, sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu’ensuite il a déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu’en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu’il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l’article 53 des constitutions du 28 floréal an XII ;
« Qu’il a commis cet attentat aux droits du peuple, lors même qu’il venait d’ajourner sans nécessité le Corps législatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et son rapport à la représentation nationale ;
« Qu’il a entrepris une suite de guerres, en violation de l’article 50 de l’acte des constitutions de l’an VIII, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée, comme des lois ;
« Qu’il a, inconstitutionnellement, rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n’avait lieu que dans l’intérêt de son ambition démesurée ;
« Qu’il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d’État ;
« Qu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l’indépendance des corps judiciaires ;
« Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l’un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu’en même temps il s’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d’outrages contre les gouvernements étrangers ;
« Que des actes et rapports, entendus par le Sénat, ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;
« Considérant que, au lieu de régner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l’intérêt national obligeait d’accepter et qui ne compromettaient pas l’honneur français ; par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on lui a confiés en hommes et en argent ; par l’abandon des blessés sans secours, sans pansement, sans subsistances ; par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;
« Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ou 18 mai 1804, a cessé d’exister, et que le vœu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale et qui soit aussi l’époque d’une réconciliation solennelle entre tous les États de la grande famille européenne, le Sénat déclare et décrète ce qui suit : Napoléon déchu du trône ; le droit d’hérédité aboli dans sa famille ; le peuple français et l’armée déliés envers lui du serment de fidélité. »
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La Restauration, à son début, commit une faute irréparable : elle devait licencier l’armée en conservant les maréchaux, les généraux, les gouverneurs militaires, les officiers dans leurs pensions, honneurs et grades ; les soldats seraient rentrés ensuite successivement dans l’armée reconstituée, comme ils l’ont fait depuis dans la garde royale : la légitimité n’eût pas eu d’abord contre elle ces soldats de l’Empire organisés, embrigadés, dénommés comme ils l’étaient aux jours de leurs victoires, sans cesse causant entre eux du temps passé, nourrissant des regrets et des sentiments hostiles à leur nouveau maître.
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Bonaparte avait refusé de s’embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu’elle était victorieuse ; il avait oublié sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablé la perfide Albion ; il ne voyait plus de digne de son admiration que le parti triomphant, et ce fut l’Undaunted qui le transporta au port de son premier exil ; il n’était pas sans inquiétude sur la manière dont il serait reçu : la garnison française lui remettrait-elle le territoire qu’elle gardait ?
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LIVRE VINGT-TROISIEME
LIVRE VINGT-QUATRIEME
La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l’imposture s’était chargée d’écrire.
Un orgueil monstrueux et une affectation incessante gâtent le caractère de Napoléon. Au temps de sa domination, qu’avait-il besoin d’exagérer sa stature, lorsque le Dieu des armées lui avait fourni ce char dont les roues sont vivantes ?
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Comme en dernier résultat tout marche à ses fins, le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde, disait l’empereur, et auquel il avait opposé la barre de son génie, reprend son cours ; les institutions du conquérant défaillent ; il sera la dernière des grandes existences individuelles ; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées ; l’ombre de Napoléon s’élèvera seule à l’extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme : la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu’au jour marqué de la renaissance sociale.
LIVRE VINGT-CINQUIEME
La Restauration donna un mouvement aux intelligences ; elle délivra la pensée comprimée par Bonaparte : l’esprit, comme une cariatide déchargée de l’architecture qui lui courbait le front, releva la tête. L’Empire avait frappé la France de mutisme ; la liberté restaurée la toucha et lui rendit la parole : il se trouva des talents de tribune qui reprirent les choses où les Mirabeau et les Cazalès les avaient laissées, et la Révolution continua son cours.
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Enfin, sous la date du 5 décembre 1818, le Conservateur contenait un article sérieux sur la morale des intérêts et sur celle des devoirs : c’est de cet article, qui fit du bruit, qu’est née la phraséologie des intérêts moraux et des intérêts matériels, mise d’abord en avant par moi, adoptée ensuite par tout le monde. Le voici fort abrégé ; il s’élève au-dessus de la portée d’un journal, et c’est un de mes ouvrages auquel ma raison attache quelque valeur. Il n’a point vieilli, parce que les idées qu’il renferme sont de tous les temps.
« Le ministère a inventé une morale nouvelle, la morale des intérêts ; celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles. Or, cette morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l’espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle.
« Ce qui fait périr la morale chez les nations, et avec la morale les nations elles-mêmes, ce n’est pas la violence, mais la séduction ; et par séduction j’entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Les hommes prennent souvent l’erreur pour la vérité, parce que chaque faculté du cœur ou de l’esprit a sa fausse image : la froideur ressemble à la vertu, le raisonner à la raison, le vide à la profondeur, ainsi du reste.
« Le dix-huitième siècle fut un siècle destructeur ; nous fûmes tous séduits. Nous dénaturâmes la politique, nous nous égarâmes dans de coupables nouveautés en cherchant l’existence sociale dans la corruption de nos mœurs. La révolution vint nous réveiller : en poussant le Français hors de son lit, elle le jeta dans la tombe.
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Il y a deux manières de devenir ministre : l’une brusquement et par force, l’autre par longueur de temps et par adresse ; la première n’était point à l’usage de M. de Villèle : le cauteleux exclut l’énergique, mais il est plus sûr et moins exposé à perdre la place qu’il a gagnée. L’essentiel dans cette manière d’arriver est d’agréer maints soufflets et de savoir avaler une quantité de couleuvres : M. de Talleyrand faisait grand usage de ce régime des ambitions de seconde espèce. En général, on parvient aux affaires par ce que l’on a de médiocre, et l’on y reste par ce que l’on a de supérieur. Cette réunion d’éléments antagonistes est la chose la plus rare, et c’est pour cela qu’il y a si peu d’hommes d’État.
LIVRE VINGT-SIXIEME
Le tombeau de Luther à Wittemberg ne me tenta point : le protestantisme n’est en religion qu’une hérésie illogique ; en politique, qu’une révolution avortée. Après avoir mangé, en passant l’Elbe, un petit pain noir pétri à la vapeur du tabac, j’aurais eu besoin de boire dans le grand verre de Luther, conservé comme une relique.
LIVRE VINGT-SEPTIEME
Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Élisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke ? Tout cela est fini ; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. Quel néant sommes-nous donc, s’il en est ainsi de la partie la plus vivante de l’espèce humaine, du génie qui reste comme une ombre des vieux temps dans les générations présentes, mais qui ne vit plus par lui-même, et qui ignore s’il a jamais été !
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L’homme est aussi trompé par la réussite de ses vœux que par leur désappointement
LIVRE VINGT-HUITIEME
L’idée que j’avais du gouvernement représentatif me conduisit à entrer dans l’opposition ; l’opposition systématique me semble la seule propre à ce gouvernement ; l’opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral, elle ne juge point d’un fait intellectuel. Force est de se ranger sous un chef, appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N’en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l’urne. L’opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l’occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant ; opposition d’imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l’Angleterre a été saine, elle n’a jamais eu qu’une opposition systématique : on entrait et l’on sortait avec ses amis ; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s’être retiré pour n’avoir pas voulu accepter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l’opposition systématique ne voulait emporter que les principes, lorsqu’elle livrait l’assaut aux hommes.
LIVRE VINGT-NEUVIEME
Les antiques mœurs percent à travers les mœurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des tournois et des croisades était caché dans ces faits d’armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires.
LIVRE TRENTIEME
Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé ; ils sont de trois sortes :
Les premiers contiennent l’histoire de mes sentiments intimes et de ma vie privée racontée dans les lettres adressées à madame Récamier.
Les seconds exposent ma vie publique ; ce sont mes dépêches.
Les troisièmes sont un mélange de détails historiques sur les papes, sur l’ancienne société de Rome, sur les changements arrivés de siècles en siècles dans cette société, etc.
Parmi ces investigations se trouvent des pensées et des descriptions, fruit de mes promenades. Tout cela a été écrit dans l’espace de sept mois, temps de la durée de mon ambassade, au milieu des fêtes ou des occupations sérieuses. Néanmoins, ma santé était altérée : je ne pouvais lever les yeux sans éprouver des éblouissements ; pour admirer le ciel, j’étais obligé de le placer autour de moi, en montant au haut d’un palais ou d’une colline. Mais je guéris la lassitude du corps par l’application de l’esprit : l’exercice de ma pensée renouvelle mes forces physiques ; ce qui tuerait un autre homme me fait vivre.
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Les Français, en traversant Rome, y ont laissé leurs principes : c’est ce qui arrive toujours quand la conquête est accomplie par un peuple plus avancé en civilisation que le peuple qui subit cette conquête, témoin les Grecs en Asie sous Alexandre, témoin les Français en Europe sous Napoléon. Bonaparte, en enlevant les fils à leurs mères, en forçant la noblesse italienne à quitter ses palais et à porter les armes, hâtait la transformation de l’esprit national.
LIVRE TRENTE-UNIEME
Lecteurs, attendez que j’aie terminé mes vanteries pour arriver ensuite au but, à la manière du philosophe Platon faisant sa randonnée autour de son idée. Je suis devenu le vieux Sidrac, l’âge m’allonge le chemin[59]. Je poursuis : je serai long encore. Plusieurs écrivains de nos jours ont la manie de dédaigner leur talent littéraire pour suivre leur talent politique, l’estimant fort au-dessus du premier. Grâce à Dieu, l’instinct contraire me domine, je fais peu de cas de la politique, par la raison même que j’ai été heureux à ce lansquenet. Pour être un homme supérieur en affaires, il n’est pas question d’acquérir des qualités, il ne s’agit que d’en perdre. Je me reconnais effrontément l’aptitude aux choses positives, sans me faire la moindre illusion sur l’obstacle qui s’oppose en moi à ma réussite complète. Cet obstacle ne vient pas de la muse ; il naît de mon indifférence de tout. Avec ce défaut, il est impossible d’arriver à rien d’achevé dans la vie pratique.
L’indifférence, j’en conviens, est une qualité des hommes d’État, mais des hommes d’État sans conscience. Il faut savoir regarder d’un œil sec tout événement, avaler des couleuvres comme de la malvoisie, mettre au néant, à l’égard des autres, morale, justice, souffrance, pourvu qu’au milieu des révolutions on sache trouver sa fortune particulière. Car à ces esprits transcendants l’accident, bon ou mauvais, est obligé de rapporter quelque chose ; il doit financer à raison d’un trône, d’un cercueil, d’un serment, d’un outrage ; le tarif est marqué par les Mionnet des catastrophes et des affronts : je ne suis pas connaisseur en cette numismatique. Malheureusement mon insouciance est double ; je ne suis pas plus échauffé pour ma personne que pour le fait. Le mépris du monde venait à saint Paul ermite de sa foi religieuse ; le dédain de la société me vient de mon incrédulité politique. Cette incrédulité me porterait haut dans une sphère d’action, si, plus soigneux de mon sot individu, je savais en même temps l’humilier et le vêtir. J’ai beau faire, je reste un benêt d’honnête homme, naïvement hébété et tout nu, ne sachant ni ramper, ni prendre.
LIVRE TRENTE-DEUXIEME
Le passé ressemble à un musée d’antiques ; on y visite les heures écoulées ; chacun peut y reconnaître les siennes. Un jour, me promenant dans une église déserte, j’entendis des pas se traînant sur les dalles, comme ceux d’un vieillard qui cherchait sa tombe. Je regardai et n’aperçus personne ; c’était moi qui m’étais révélé à moi.
Plus j’étais heureux à Cauterets, plus la mélancolie de ce qui était fini me plaisait. La vallée étroite et resserrée est animée d’un gave ; au delà de la ville et des fontaines minérales, elle se divise en deux défilés, dont l’un, célèbre par ses sites, aboutit au pont d’Espagne et aux glaciers. Je me trouvai bien des bains ; j’achevais seul de longues courses, en me croyant dans les escarpements de la Sabine. Je faisais tous mes efforts pour être triste et je ne le pouvais.
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Quand les hirondelles approchent du moment de leur départ, il y en a une qui s’envole la première pour annoncer le passage prochain des autres : j’étais la première aile qui devançait le dernier vol de la légitimité. Les éloges dont m’accablaient les journaux me charmaient-ils ? pas le moins du monde. Quelques-uns de mes amis croyaient me consoler en m’assurant que j’étais au moment de devenir premier ministre ; que ce coup de partie joué si franchement décidait de mon avenir : ils me supposaient de l’ambition dont je n’avais pas même le germe. Je ne comprends pas qu’un homme qui a vécu seulement huit jours avec moi ne se soit pas aperçu de mon manque total de cette passion, au reste fort légitime, laquelle fait qu’on pousse jusqu’au bout la carrière politique. Je guettais toujours l’occasion de me retirer : si j’étais tant passionné pour l’ambassade de Rome, c’est précisément parce qu’elle ne menait à rien, et qu’elle était une retraite dans une impasse.
Enfin, j’avais au fond de la conscience une certaine crainte d’avoir déjà poussé trop loin l’opposition ; j’en allais forcément devenir le lien, le centre et le point de mire : j’en étais effrayé, et cette frayeur augmentait les regrets du tranquille abri que j’avais perdu.
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Tout cela est vrai et odieux ; mais le remède ? La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde ; c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale.
LIVRE TRENTE-TROISIEME
LIVRE TRENTE-QUATRIEME
Fasse le ciel que ces intérêts industriels, dans lesquels nous devons trouver une prospérité d’un genre nouveau, ne trompent personne, qu’ils soient aussi féconds, aussi civilisateurs que ces intérêts moraux d’où sortit l’ancienne société ! Le temps nous apprendra s’ils ne seraient point le songe infécond de ces intelligences stériles qui n’ont pas la faculté de sortir du monde matériel.
Bien que mon rôle ait fini avec la légitimité, tous mes vœux sont pour la France, quels que soient les pouvoirs à qui son imprévoyant caprice la fasse obéir. Quant à moi, je ne demande plus rien ; je voudrais seulement ne pas trop dépasser les ruines écroulées à mes pieds. Mais les années sont comme les Alpes : à peine a-t-on franchi les premières, qu’on en voit d’autres s’élever. Hélas ! ces plus hautes et dernières montagnes sont déshabitées, arides et blanchies.
QUATRIEME PARTIE
LIVRE TRENTE-CINQUIEME
Oh ! argent que j’ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d’avouer pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu’avec de l’argent on n’a que l’apparence de tout cela : qu’importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste : la vie est-elle autre chose qu’un mensonge ? Quand on n’a point d’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde.
LIVRE TRENTE-SIXIEME
Le paysage n’est créé que par le soleil ; c’est la lumière qui fait le paysage.
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Si les montagnes de nos climats peuvent justifier les éloges de leurs admirateurs, ce n’est que quand elles sont enveloppées dans la nuit dont elles épaississent le chaos : leurs angles, leurs ressauts, leurs grandes lignes, leurs immenses ombres portées, augmentent d’effet à la clarté de la lune. Les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en cônes, en obélisques, en architecture d’albâtre, tantôt jetant sur elles un voile de gaze et les harmoniant par des nuances indéterminées, légèrement lavées de bleu ; tantôt les sculptant une à une et les séparant par des traits d’une grande correction. Chaque vallée, chaque réduit avec ses lacs, ses rochers, ses forêts, devient un temple de silence et de solitude. En hiver, les montagnes nous présentent l’image des zones polaires ; en automne, sous un ciel pluvieux, dans leurs différentes nuances de ténèbres, elles ressemblent à des lithographies grises, noires, bistrées : la tempête aussi leur va bien, de même que les vapeurs, demi-brouillards, demi-nuages, qui roulent à leurs pieds ou se suspendent à leurs flancs.
Mais les montagnes ne sont-elles pas favorables aux méditations, à l’indépendance, à la poésie ? De belles et profondes solitudes mêlées de mer ne reçoivent-elles rien de l’âme, n’ajoutent-elles rien à ses voluptés ? Une sublime nature ne rend-elle pas plus susceptible de passion, et la passion ne fait-elle pas mieux comprendre une nature sublime ? Un amour intime ne s’augmente-t-il pas de l’amour vague de toutes les beautés des sens et de l’intelligence qui l’environnent, comme des principes semblables s’attirent et se confondent ? Le sentiment de l’infini, entrant par un immense spectacle dans un sentiment borné, ne l’accroît-il pas, ne l’étend-il pas jusqu’aux limites où commence une éternité de vie ?
Je reconnais tout cela ; mais entendons-nous bien : ce ne sont pas les montagnes qui existent telles qu’on les croit voir alors ; ce sont les montagnes comme les passions, le talent et la muse en ont tracé les lignes, colorié les ciels, les neiges, les pitons, les déclivités, les cascades irisées, l’atmosphère flou, les ombres tendres et légères : le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino. Faites-moi aimer, et vous verrez qu’un pommier isolé, battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce ; une fleur de sagette dans un marais ; un petit cours d’eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, une capillaire sur le flanc d’une roche ; un ciel humide, enfumé ; une mésange dans le jardin d’un presbytère ; une hirondelle volant bas, par un jour de pluie, sous le chaume d’une grange ou le long d’un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l’hirondelle autour d’un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s’enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. En définitive, c’est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites. Les glaces de la baie de Baftin peuvent être riantes avec une société selon le cœur, les bords de l’Ohio et du Gange lamentables en l’absence de toute affection. Un poète a dit :
La patrie est aux lieux où l’âme est enchaînée.
Il en est de même de la beauté.
En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre, bordure et lointain d’un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l’infini aux passions de l’âme : équitablement et raisonnablement, voilà tout le bien qu’on peut en dire. Si je ne dois pas me fixer aux revers des Alpes, ma course au Saint-Gothard restera un fait sans liaison, une vue d’optique isolée au milieu des tableaux de mes Mémoires : j’éteindrai la lampe, et Lugano rentrera dans la nuit.
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Je me rappelais aussi ce que j’ai dit, dans ces Mémoires, de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l’Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés, chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc ; le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s’abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu’elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. À quelque distance du parc est un taillis mêlé d’arbres plus grands, et environné d’un mur humide et dégradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c’est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.
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En France, pays de vanité, aussitôt qu’une occasion de faire du bruit se présente, une foule de gens la saisissent : les uns agissent par bon cœur, les autres par la conscience qu’ils ont de leur mérite. J’eus donc beaucoup de concurrents ; ils sollicitèrent, ainsi que moi, de madame la duchesse de Berry, l’honneur de la défendre.
LIVRE TRENTE-SEPTIEME
Les bords du Rhin fuyant le long de ma voiture me faisaient une agréable distraction : lorsqu’on regarde un paysage par une fenêtre, quoiqu’on rêve à autre chose, il entre pourtant dans la pensée un reflet de l’image que l’on a sous les yeux. Nous roulions parmi des prairies peintes des fleurs de mai ; la verdure était nouvelle dans les bois, les vergers et les haies. Chevaux, ânes et vaches, porcs, chiens et moutons, poules et pigeons, oies et dindons, étaient aux champs avec leurs maîtres.
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Les arts et la beauté de la nature ne venant pas tromper vos heures, il ne vous reste qu’à vous plonger dans une grossière débauche ou dans ces vérités spéculatives dont se contentent les Allemands. Pour un Français, du moins pour moi, cette façon d’être est impossible ; sans dignité, je ne comprends pas la vie, difficile même à comprendre avec toutes les séductions de la liberté, de la gloire et de la jeunesse.
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Si j’avais vingt ans, je chercherais quelques aventures dans Waldmünchen comme moyen d’abréger les heures ; mais, à mon âge, on n’a plus d’échelle de soie qu’en souvenir, et l’on n’escalade les murs qu’avec les ombres. Jadis j’étais fort lié avec mon corps ; je lui conseillais de vivre sagement, afin de se montrer tout gaillard et tout ravigoté dans une quarantaine d’années. Il se moquait des sermons de mon âme, s’obstinait à se divertir et n’aurait pas donné deux patards pour être un jour ce qu’on appelle un homme bien conservé : « Au diable ! disait-il : que gagnerais-je à lésiner sur mon printemps, pour goûter les joies de la vie quand personne ne voudra plus les partager avec moi ? » Et il se donnait du bonheur par-dessus la tête.
LIVRE TRENTE-HUITIEME
LIVRE TRENTE-NEUVIEME
Asseyons-nous : ce pin, comme le chevrier des Abruzzes, déploie son ombrelle parmi des ruines. La lune neige sa lumière sur la couronne gothique de la tour du tombeau de Metella et sur les festons de marbre enchaînés aux cornes des bucranes ; pompe élégante qui nous invite à jouir de la vie, sitôt écoulée.
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Ma vie a été mêlée à tant d’événements que j’ai, dans la tête de mes lecteurs, l’ancienneté de ces événements mêmes. Je parle souvent de ma tête grise : calcul de mon amour-propre, afin qu’on s’écrie en me voyant : « Ah ! il n’est pas si vieux ! » On est à l’aise avec des cheveux blancs : on peut s’en vanter ; se glorifier d’avoir les cheveux noirs serait de bien mauvais goût : grand sujet de triomphe d’être comme votre mère vous a fait ! mais être comme le temps, le malheur et la sagesse vous ont mis, c’est cela qui est beau ! Ma petite ruse m’a réussi quelquefois. Tout dernièrement un prêtre avait désiré me voir ; il resta muet à ma vue ; recouvrant enfin la parole, il s’écria : « Ah ! monsieur, vous pourrez donc encore combattre longtemps pour la foi ! »
LIVRE QUARANTIEME
La personne la plus vivante est la chèvre.
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Que ne puis-je m’enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever décrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L’astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l’extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais, à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane, les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-Georges-Majeur.
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Je ne pouvais m’arracher aux dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. Rien n’est plus attachant que ces ébauches du génie livré seul à ses études et à ses caprices ; il vous admet à son intimité ; il vous initie à ses secrets ; il vous apprend par quels degrés et par quels efforts il est parvenu à la perfection : on est ravi de voir comment il s’était trompé, comment il s’est aperçu de son erreur et l’a redressée. Ces coups de crayon tracés au coin d’une table, sur un méchant morceau de papier, gardent une abondance et une naïveté de nature merveilleuses. Quand on songe que la main de Raphaël s’est promenée sur ces chiffons immortels, on en veut au vitrage qui vous empêche de baiser ces saintes reliques.
LIVRE QUARANTE-UNIEME
LIVRE QUARANTE-DEUXIEME
LIVRE QUARANTE-TROISIEME
Ayant compris la lassitude des temps et la vileté des âmes, Philippe s’est mis à l’aise. Des lois d’intimidation sont venues supprimer les libertés, ainsi que je l’avais annoncé dès l’époque de mon discours d’adieu à la Chambre des pairs, et rien n’a remué ; on a usé de l’arbitraire ; on a égorgé dans la rue Transnonain, mitraillé à Lyon, intenté de nombreux procès de presse ; on a arrêté des citoyens, on les a retenus des mois et des années en prison par mesure préventive, et l’on a applaudi.
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Armand Carrel n’était pas aussi antireligieux qu’on l’a supposé : il avait des doutes ; quand de la ferme incrédulité on passe à l’indécision, on est bien près d’arriver à la certitude. Peu de jours avant sa mort, il disait : « Je donnerais toute cette vie pour croire à l’autre. » En rendant compte du suicide de M. Sautelet, il avait écrit cette page énergique :
« J’ai pu conduire par la pensée ma vie jusqu’à cet instant, rapide comme l’éclair, où la vue des objets, le mouvement, la voix, le sentiment m’échapperont et où les dernières forces de mon esprit se réuniront pour former l’idée : je meurs ; mais la minute, la seconde qui suivra immédiatement, j’ai toujours eu pour elle une indéfinissable horreur ; mon imagination s’est toujours refusée à en deviner quelque chose. Les profondeurs de l’enfer sont mille fois moins effrayantes à mesurer que cette universelle incertitude :
To die, to sleep,
To sleep ! perchance to dream !
LIVRE QUARANTE-QUATRIEME
J’étais né pendant l’accomplissement de ces faits. Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m’ont à peine devancé d’un demi-siècle sur la terre ; la Corse est devenue française à l’instant où j’ai paru ; je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m’amenait avec lui. J’allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest : elle apportait les actes de l’état civil d’une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d’un homme et d’un peuple : pâle reflet que j’étais d’une immense lumière.
Si l’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s’ébranler depuis l’Orient jusqu’à la Chine, qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.
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Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d’une nature inférieure, même en puissance de conviction et d’existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l’attention ; autre vanité : on n’entend pas même leur dernier soupir.
De cette prédisposition des esprits il résulte qu’on n’imagine d’autres moyens de toucher que des scènes d’échafaud et des mœurs souillées : on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d’admiration que de douleur ; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu’était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir ? Il ne tombera plus du génie de l’homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l’univers.
Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent, et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre.
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Tels hommes seraient humiliés qu’on leur prouvât qu’ils ont une âme, qu’au delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s’ils ne s’élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu’on ne saurait nier. Admirez l’hébétement de notre orgueil !
Voilà comment s’expliquent le dépérissement de la société et l’accroissement de l’individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait un contre-poids et l’humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s’élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s’appuyer à la religion ; l’ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s’établira pas solidement, parce que l’anarchie des idées le combat. La pourpre, qui communiquait naguère la puissance, ne servira désormais de couche qu’au malheur : nul ne sera sauvé qu’il ne soit né, comme le Christ, sur la paille. Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire ; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils attendaient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles ; ils regardèrent avec leurs lanternes dans la nuit éternelle ; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n’y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore ; ils l’arrachèrent des entrailles du temps, et la jetèrent au panier des débris.
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Pour éviter de s’expliquer, on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n’apercevons pas. L’antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves ? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l’espèce s’agrandira, je l’ai moi-même avancé : cependant n’est-il pas à craindre que l’individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s’associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu’elle cherche ; des masses d’individus élèveront des pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes dans les sciences, exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d’œuvre qui sort de la tête d’un Homère.
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C’était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu’elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où était votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :
Beaux arbres qui m’avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir.
L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité.
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Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Qui aura la force et l’autorité de faire exécuter vos arrêts ? Qui tiendra et fera valoir cette banque d’immeubles vivants ?
Chercherez-vous l’association du travail ? Qu’apportera le faible, le malade, l’inintelligent dans la communauté restée grevée de leur inaptitude ?
Autre combinaison : on pourrait former, en remplaçant le salaire, des espèces de sociétés anonymes ou en commandite entre les fabricants et les ouvriers, entre l’intelligence et la matière, où les uns apporteraient leur capital et leur idée, les autres leur industrie et leur travail ; on partagerait en commun les bénéfices survenus. C’est très bien, la perfection complète admise chez les hommes : très bien, si vous ne rencontrez ni querelle, ni avarice, ni envie : mais qu’un seul associé réclame, tout croule ; les divisions et les procès commencent. Ce moyen, un peu plus possible en théorie, est tout aussi impossible en pratique.
Chercherez-vous, par une opinion mitigée, l’édification d’une cité où chaque homme possède un toit, du feu, des vêtements, une nourriture suffisante ? Quand vous serez parvenu à doter chaque citoyen, les qualités et les défauts dérangeront votre partage ou le rendront injuste : celui-ci a besoin d’une nourriture plus considérable que celui-là ; celui-là ne peut pas travailler autant que celui-ci ; les hommes économes et laborieux deviendront des riches, les dépensiers, les paresseux, les malades, retomberont dans la misère ; car vous ne pouvez donner à tous le même tempérament : l’inégalité naturelle reparaîtra en dépit de vos efforts.
Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu’ont exigées l’organisation de la famille, droits patrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants cause, etc., etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n’est pas le fils, comme on le prouve très bien, qui commet un parricide, c’est le père qui en vivant immole le fils. N’allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d’un édifice que nous mettons rez pied, rez terre ; il est inutile de s’arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères.
Ce nonobstant, parmi les modernes sectaires, il en est qui, entrevoyant les impossibilités de leurs doctrines, y mêlent, pour les faire tolérer, les mots de morale et de religion ; ils pensent qu’en attendant mieux, on pourrait nous mener d’abord à l’idéale médiocrité des Américains ; ils ferment les yeux et veulent bien oublier que les Américains sont propriétaires et propriétaires ardents, ce qui change un peu la question.
D’autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d’élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d’aller de Canton à la grande muraille deviser d’un marais à dessécher, d’un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste-Empire. Dans l’une ou l’autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité me soit advenue.
Enfin il resterait une solution : il se pourrait qu’en raison d’une dégradation complète du caractère humain, les peuples s’arrangeassent de ce qu’ils ont : ils perdraient l’amour de l’indépendance, remplacé par l’amour des écus, en même temps que les rois perdraient l’amour du pouvoir, troqué pour l’amour de la liste civile. De là résulterait un compromis entre les monarques et les sujets charmés de ramper pêle-mêle dans un ordre politique bâtard ; ils étaleraient à leur aise leurs infirmités les uns devant les autres, comme dans les anciennes léproseries, ou comme dans ces boues où trempent aujourd’hui des malades pour se soulager ; on barboterait dans une fange indivise à l’état de reptile pacifique.
C’est néanmoins mal prendre son temps que de vouloir, dans l’état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper la vie des anciens peuples aristocratiques ; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d’esclaves ; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l’Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos pauvres loisirs ? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûte, les courtisanes de l’Ionie ? N’est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles ? L’âme est économe ; mais le corps est dépensier.
Maintenant, quelques mots plus sérieux sur l’égalité absolue : cette égalité ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l’esclavage des âmes ; il ne s’agirait de rien moins que de détruire l’inégalité morale et physique de l’individu. Notre volonté, mise en régie sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude. L’infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l’homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d’arriver à tout, sans l’idée de vivre éternellement, néant partout ; sans la propriété individuelle, nul n’est affranchi ; quiconque n’a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu’il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d’une propriété commune. La propriété commune ferait ressembler la société à un de ces monastères à la porte duquel des économes distribuaient du pain. La propriété héréditaire et inviolable est notre défense personnelle ; la propriété n’est autre chose que la liberté. L’égalité absolue, qui présuppose la soumission complète à cette égalité, reproduirait la plus dure servitude ; elle ferait de l’individu humain une bête de somme soumise à l’action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier.
Tandis que je raisonnais ainsi, M. de Lamennais attaquait, sous les verrous de sa geôle[11], les mêmes systèmes avec sa puissance logique qui s’éclaire de la splendeur du poète. Un passage emprunté à sa brochure intitulée : Du Passé et de l’Avenir du Peuple[12], complètera mes raisonnements ; écoutez-le, c’est lui maintenant qui parle :
« Pour ceux qui se proposent ce but d’égalité rigoureuse, absolue, les plus conséquents concluent, pour l’établir et pour le maintenir, à l’emploi de la force, au despotisme, à la dictature, sous une forme ou sous une autre forme.
« Les partisans de l’égalité absolue sont d’abord contraints d’attaquer les inégalités naturelles, afin de les atténuer, de les détruire s’il est possible. Ne pouvant rien sur les conditions premières d’organisation et de développement, leur œuvre commence à l’instant où l’homme naît, où l’enfant sort du sein de sa mère. L’État alors s’en empare : le voilà maître absolu de l’être spirituel comme de l’être organique. L’intelligence et la conscience, tout dépend de lui, tout lui est soumis. Plus de famille, plus de paternité, plus de mariage dès lors ; un mâle, une femelle, des petits que l’État manipule, dont il fait ce qu’il veut, moralement, physiquement, une servitude universelle et si profonde que rien n’y échappe, qu’elle pénètre jusqu’à l’âme même.
« En ce qui touche les choses matérielles, l’égalité ne saurait s’établir d’une manière tant soit peu durable par le simple partage. S’il s’agit de la terre seule, on conçoit qu’elle puisse être divisée en autant de portions qu’il y a d’individus ; mais le nombre des individus variant perpétuellement, il faudrait aussi perpétuellement changer cette division primitive. Toute propriété individuelle étant abolie, il n’y a de possesseur de droit que l’État. Ce mode de possession, s’il est volontaire, est celui du moine astreint par ses vœux à la pauvreté comme à l’obéissance ; s’il n’est pas volontaire, c’est celui de l’esclave, là où rien ne modifie la rigueur de sa condition. Tous les liens de l’humanité, les relations sympathiques, le dévouement mutuel, l’échange des services, le libre don de soi, tout ce qui fait le charme de la vie et sa grandeur, tout, tout a disparu, disparu sans retour.
« Les moyens proposés jusqu’ici pour résoudre le problème de l’avenir du peuple aboutissent à la négation de toutes les conditions indispensables de l’existence, détruisent, soit directement, soit implicitement, le devoir, le droit, la famille et ne produiraient, s’ils pouvaient être appliqués à la société, au lieu de la liberté dans laquelle se résume tout progrès réel, qu’une servitude à laquelle l’histoire, si haut qu’on remonte dans le passé, n’offre rien de comparable. »
Il n’y a rien à ajouter à cette logique.
Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartufe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien : chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n’ébranleraient pas ma foi ; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès, ils pèchent par défaut ; je comprends ce qu’ils comprennent, ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd’hui l’abbé de Lamennais[13]. La révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d’une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l’éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l’on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux ; la forme est restée chrétienne, alors que le fond s’éloigne le plus du dogme : sa parole a retenu le bruit du ciel.
Fidèle professant l’hérésie, l’auteur de l’Essai sur l’indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l’enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l’autorité qu’ont détruite des variations. Les curés, les membres nouveaux du clergé (et les plus distingués d’entre ces lévites) allaient à lui ; les évêques se seraient trouvés engagés dans sa cause s’il eût adhéré aux libertés gallicanes, tout en vénérant le successeur de saint Pierre et en défendant l’unité.
En France, la jeunesse eût entouré le missionnaire en qui elle trouvait les idées qu’elle aime et les progrès auxquels elle aspire ; en Europe, les dissidents attentifs n’auraient point fait obstacle ; de grands peuples catholiques, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols, auraient béni le prédicateur suscité. Rome même eût fini par s’apercevoir que le nouvel évangéliste faisait renaître la domination de l’Église et fournissait au pontife opprimé le moyen de résister à l’influence des rois absolus. Quelle puissance de vie ! L’intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre !
Dieu ne l’a pas voulu ; la lumière a tout à coup manqué à celui qui était la lumière ; le guide en se dérobant a laissé le troupeau dans la nuit. À mon compatriote, dont la carrière publique est interrompue, restera toujours la supériorité privée et la prééminence des dons naturels. Dans l’ordre des temps il doit me survivre ; je l’ajourne à mon lit de mort pour agiter nos grands contestes à ces portes que l’on ne repasse plus. J’aimerais à voir son génie répandre sur moi l’absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu’il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d’espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles.
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En définitive, mes investigations m’amènent à conclure que l’ancienne société s’enfonce sous elle, qu’il est impossible à quiconque n’est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l’idée purement républicaine ou l’idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l’Évangile.
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Voulez-vous que l’idée chrétienne ne soit que l’idée humaine en progression ? J’y consens ; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu’un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n’était pas venu et qu’il n’eût point parlé, comme il le dit de lui-même, l’idée n’aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu’on les entrevoit dans les écrits des anciens. C’est donc, de quelque façon que vous l’interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout ; c’est du Sauveur, Salvator, du Consolateur, Paracletus, qu’il vous faut toujours partir ; c’est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.
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Le christianisme est l’appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création ; il renferme les trois grandes lois de l’univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique : la loi divine, unité de Dieu en trois personnes ; la loi morale, charité ; la loi politique, c’est-à-dire, liberté, égalité, fraternité.
Les deux premiers principes sont développés ; le troisième, la loi politique, n’a point reçu ses compléments, parce qu’il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l’être infini et la morale universelle n’étaient point solidement établies. Or, le christianisme eut d’abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l’idolâtrie et l’esclavage avaient encombré le genre humain.
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L’ouvrage inspiré par mes cendres et destiné à mes cendres subsistera-t-il après moi ? Il est possible que mon travail soit mauvais ; il est possible qu’en voyant le jour ces Mémoires s’effacent : du moins les choses que je me serai racontées auront servi à tromper l’ennui de ces dernières heures dont personne ne veut et dont on ne sait que faire. Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu’on n’est digne de rien ; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte, on n’a qu’un pas à faire pour y atteindre : à quoi servirait de rêver sur une plage déserte ? quelles aimables ombres apercevrait-on dans l’avenir ? Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !
Une idée me revient et me trouble : ma conscience n’est pas rassurée sur l’innocence de mes veilles ; je crains mon aveuglement et la complaisance de l’homme pour ses fautes. Ce que j’écris est-il bien selon la justice ? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées ? Ai-je eu le droit de parler des autres ? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal ? Ignorés et cachés de la terre, vous de qui la vie agréable aux autels opère des miracles, salut à vos secrètes vertus !
Ce pauvre, dépourvu de science, et dont on ne s’occupera jamais, a, par la seule doctrine de ses mœurs exercé sur ses compagnons de souffrance l’influence divine qui émanait des vertus du Christ. Le plus beau livre de la terre ne vaut pas un acte inconnu de ces martyrs sans nom dont Hérode avait mêlé le sang à leurs sacrifices.
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Dans chacune de mes trois carrières, je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l’ordre divin, religion et liberté ; dans l’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j’ai désiré pour ma patrie.
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