mercredi 10 avril 2024

Le livre rouge - Carl Gustav Jung

LE LIVRE ROUGE

 

Introduction

Dans son premier rêve, l'enfant Jung est dans une prairie, où il découvre un trou maçonne dans la terre Un escalier vers le fond, il l'emprunte et pénétré dans une salle souterraine. Il y voit un trône doré et, assise dessus, une chose qui ressemble à un tronc d'arbre, mais fait de chair et de peau vivantes, avec, au sommet, un œil unique. A cet instant, il entend résonner la voix de sa mère qui s'exclame :"C'est le mangeur d’hommes." Jung ne sait pas si elle entend par là que cette figure dévorée réellement les enfants ou s'il s’agit d’une figure christique. Ce rêve eu tout cas altère profondément l'image qu’il se fait du Christ Ayant compris bien des années plus tard que cette figure était un pénis, et beaucoup plus tard encore, qu'il s'agissait en fait d'un phallus rituel dans un décor de temple souterrain, il a fini par voir dans ce rêve une initiation "aux secrets de la terre".

Au cours de son enfance. Jung connaît des épisodes d’hallucination visuelle. Il semble aussi qu’il ait eu la capacité de susciter à volonté des images en lui. Fin 1935, au cours d’un séminaire, il évoque un portrait de sa grand-mère maternelle que, dans son enfance, il pouvait fixer jusqu’à "voir" son grand-père descendre l’escalier.

Par une belle journée ensoleillée, Jung, alors âgé de douze ans, traverse le Münsterplatz de Bâle, en admirant au passage les tuiles vernissées des toits de la cathédrale, à peine restaures C’est alors qu'il sent se former en lui une pensée épouvantable, pécheresse, qu’il repousse. Pendant plusieurs jours, il vit dans l’angoisse Finalement, s'étant convaincu que Dieu lui-même a voulu qu’il ait cette pensée, de la même façon qu'il avait voulu le péché commis par Adam et Eve, il se laisse aller à la contempler. Et il voit alors Dieu lâcher, depuis son trône, un gigantesque étron qui vient fracasser les toitures neuves, et la cathédrale elle-même. Cette vision lui procure un bonheur et un soulagement sans précédent. Il ressent qu'il s’agit là de l’expérience du "Dieu vivant, immédiat, qui se tient tour puissant et libre au-dessus de la Bible et de l'Eglise." Devant ce Dieu, il sent qu’il est seul, et qu’à cet instant précis commence sa vraie prise de conscience. Il lui apparaît que c’est précisément cela qui a toujours manqué à son père, l’expérience directe et immédiate du Dieu vivant se tenant hors de l'Église, hors de la Bible.

Cette impression d’être "élu" entraîne une désillusion finale a l’égard de l’Eglise, lors de sa première communion. On lui a fait croire qu’il s’agissait d’un grand moment: or, il n’en est rien II en conclut:  "Pour moi ce n’était pas une religion, c’était une absence de Dieu. L’Eglise était un endroit où je ne devais plus revenir. Là, pour moi, il n’y avait nulle vie. Il y avait la mort."

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La nouvelle psychologie promet l'achèvement de la révolution scientifique, rien de moins. Grâce à Eugen Bleuler, mais aussi à son prédécesseur Auguste Forel, la recherche psychologique et l'hypnose jouent un rôle de premier plan au Burgholzli.

Dans la thèse de médecine qu’il soutient sur la psychogenèse des phénomènes occultes, Jung analyse les séances conduites avec Hélène Preiswerk. Il semble qu’il s’intéresse à son cas tout d’abord pour démontrer éventuellement l’authenticité des qualités de spirite de sa cousine; mais entre-temps il lit Frédéric Myers, William James et, surtout Théodore Flournoy. Fin 1899, Flournoy a en effet publié un ouvrage qui rencontrera un grand succès, l’étude d’un médium qu’il nomme Hélène Smithls. Flournoy est novateur en ceci qu’il envisage ce cas d’un point de vue exclusivement psychologique, et pour éclairer l’étude de la conscience subliminale. Les travaux de Flournoy, comme ceux de Frédéric Myers et de William James constituent un tournant: ils démontrent en effet que les expériences spirites, indépendamment de la question de leur validité, offrent une possibilité d’exploration approfondie de l’organisation de la psyché subliminale, et donc de la psychologie dans son ensemble. Grâce à eux, les médiums sont devenus des sujets d’étude importants pour la psychologie nouvelle. C’est aussi à partir de ce moment-là que les psychologues vont prendre à leur compte les méthodes pratiquées par les médiums — écriture automatique, discours de transe, visions dans la boule de cristal pour en faire des instruments prioritaires de recherche et d’expérimentation. Ainsi, en psychothérapie, Pierre Janet et Morton Prince utilisent les méthodes de l’écriture automatique et de la boule de cristal pour mettre au jour des souvenirs occultes et des idées fixes non conscientes. L’écriture automatique permet de révéler la personnalité sous-jacente, et d’établir avec elle un dialogue. Pour Janet et Prince, le but de ces pratiques est de restaurer l’unité de la personnalité.

Jung est enthousiasmé par l’ouvrage de Flournoy, au point de proposer à l’auteur de le traduire en allemand, mais Flournoy a déjà un traducteur. Il est facile de déceler l'influence de toutes ces lectures dans la thèse de Jung, ou il traite le cas étudié sous un angle exclusivement psychologique. Il prend modèle sur l’ouvrage de Flournoy, Des Indes à la planète Mars, tant en ce qui concerne le sujet abordé que pour interprétation de la psychogenèse des récits spirites de cette Hélène Smith. Dans sa thèse, Jung indique comment lui aussi s’appuie sur l’écriture automatique comme méthode d’exploration psychologique.

En 1902, il se fiance à Emma Rauschenbach qu’il épousera et qui lui donnera cinq enfants. Jusqu’à cette période de sa vie, Jung a tenu un journal. Dans une de ses dernières entrées, datée de mai 1902, il note: « Je ne suis plus seul avec moi-même, et je ne peux me rappeler que de manière artificielle ce sentiment de solitude à la fois beau et effrayant. Tel est le côté sombre du bonheur de l’amour. » Pour Jung, se marier, c’est échapper à cette solitude dans laquelle il avait vécu.

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Les textes fondateurs, recueillis et traduits, font l'objet de travaux d'érudition historique comme la collection des Sacred Books of the East de Max Millier, par exemple. Pour de nombreux lecteurs, ces publications permettent de reconsidérer fortement la vision chrétienne du monde.

Dans Métamorphoses et symboles de la libido, Jung distingue deux types de pensée. Se fondant sur les travaux de William James et de quelques autres, il oppose la «pensée dirigée» à la «pensée imaginative». La première est d'ordre verbal et logique, la seconde, passive, relève de l'association et de l’image. La première s'exprime dans la science, la seconde, dans la mythologie. Selon Jung, les premiers hommes n’étaient pas aptes à la pensée dirigée, qui est d'acquisition plus récente. La pensée imaginative prend la relève lorsque la pensée dirigée cesse de s’exercer. Métamorphoses et symboles de la libido est une très vaste étude sur cette pensée imaginative, et sur la persistance des thèmes mythologiques dans le rêve et l'imaginaire des hommes d’aujourd’hui. Reprenant à son compte l’équation anthropologique homme préhistorique/homme primitif/enfant, Jung affirme que l’élucidation de la pensée imaginative chez les adultes d’aujourd’hui permettrait de mieux appréhender la pensée des enfants, celle des sauvages et celle des peuples préhistoriques.

Dans son ouvrage, Jung opère une fusion entre les théories sur la mémoire, l’hérédité et l’inconscient, qui remontent au XIXe siècle, et postule l'existence d’une couche phylogénétique de l’inconscient toujours présente en chacun de nous, constituée d'images mythologiques. Pour Jung, les mythes sont des symboles de la libido dont ils expriment les mouvements caractéristiques. Il fait appel à la méthode comparative pratiquée par les anthropologues  pour réunir une vaste panoplie de mythes, et les soumettre ensuite à l'interprétation analytique. Il donne plus tard le nom d’"amplification" à cette méthode empruntée aux comparatistes. Jung affirme qu’il doit y avoir une typologie des mythes correspondant au développement ethno-psychologique des complexes. A la suite de Jacob Burckhardt, Jung donne à ces mythes typiques le nom d'"images primordiales" (Urbilder). En particulier, le mythe du héros se voit attribuer un rôle de premier plan. Pour Jung, ce mythe exprime la vie de l’individu qui aspire à l’indépendance et cherche à s’affranchir de la mère. Et il réinterprète le thème de l’inceste comme une tentative de retour à la mère afin de pouvoir renaître. Plus tard, Jung affirmera que sa découverte de l’inconscient collectif remonte à cet ouvrage, quoique le terme lui-même n’apparaisse qu’ultérieurement.

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Les morts avaient fait une première apparition, lors d’une vision, le 17 janvier 1914, disant qu’ils se rendaient à Jérusalem pour y prier sur les tombeaux les plus sacrés. De toute évidence, leur voyage avait été infructueux. Les Septem sermones ad mortuos sont l’aboutissement des visions de cette période. C’est le tableau d’une cosmologie psychologique exprimée sous la forme d’un mythe de création gnostique. Dans les visions intérieures de Jung, un Dieu nouveau est né dans son âme : c’est Abraxas, fils des grenouilles. Jung perçoit cela sur le plan symbolique, il voit dans cette image l’unification du Dieu chrétien avec Satan, et donc un processus de transformation de l'image du divin en Occident. Mais il faudra attendre 1952 et la Réponse à Job pour qu’il développe ce thème dans un acte public.

Jung a beaucoup lu sur le gnosticisme alors qu’il préparait Métamorphoses et symboles de la libido. Puis en janvier et en octobre 1915 — alors mobilisé - il étudie les œuvres des gnostiques. Ayant écrit les Septem sermones dans les Cahiers noirs, Jung les calligraphie ensuite dans un livre séparé, en modifiant légèrement la séquence du texte, et ajoutant en sous-titre: « Les sept enseignements aux morts. Ecrits par Basilide à Alexandrie, la ville où l’Orient vient rencontrer l’Occident. »

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l'Ébauche contenait les images et visions intérieures de Jung survenues depuis octobre 1913 jusqu’à février 1914 Pendant l’hiver de 1917. Jung entreprend un nouveau manuscrit, intitulé Épreuves, qui commence là où il s’était arrêté. Il y transcrit les visions qu’il a eues entre avril 1913 et juin 1916. Comme dans les deux première parties du Liber novus, jung intercale commentaires et interpréta fions dans le récit de ses visions142. Il y intègre les Sermones, puis ajoute les commentaires de Philémon sur chaque sermon, commentaires ou Philémon insiste sur le caractère compensatoire de son enseignement, mettant délibérément l’accent sur les attributs qui manquent aux morts. Ainsi donc Épreuves constitue le «Liber tertius » du Liber novus. La séquence complété du texte serait donc

Liber primus :  «La voie de l'à-venir»

Liber secundus : « Les images de l’errant»

Liber tertius : « Epreuves »

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En 1916, il présente à l’Association de psychologie analytique une communication intitulée «Structure de l’inconscient » qui est tout d’abord publiée, traduite en français, dans les Archives de psychologie de Flournoy. Dans sa démonstration, Jung distingue deux niveaux d’inconscient : le premier est l’inconscient personnel, fait d’éléments acquis tout au long de la vie ainsi que d’éléments qui peuvent tout autant relever du conscient. Le second niveau est l’inconscient dit impersonnel, ou psyché collective. Si la conscience, de même que l’inconscient personnel, se construisent au fil d’une vie, la psyché collective, elle, est héritée. Dans cet essai, Jung expose de curieux phénomènes auxquels donne lieu l’intégration de contenus inconscients. Il note que lorsque des individus s’approprient les contenus de la psyché collective, et en viennent à les considérer comme attributs personnels, il en résulte une exacerbation des états de supériorité et d'infériorité. Il emprunte à Goethe, et à Alfred Adler, le terme d’« égal de Dieu » pour caractériser l’état de celui qui en arrive à éprouver ces sentiments, fruit de la fusion opérée entre psyché collective et psyché personnelle, et c’est là un des dangers de l'analyse.

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la conscience, de même que l’inconscient personnel, se construisent au fil d’une vie, la psyché collective, elle, est héritée. Dans cet essai, Jung expose de curieux phénomènes auxquels donne lieu l’intégration de contenus inconscients. Il note que lorsque des individus s'approprient les contenus de la psyché collective, et en viennent à les considérer comme attributs personnels, il en résulte une exacerbation des états de supériorité et d’infériorité. Il emprunte à Goethe, et à Alfred Adler, le terme d’«égal de Dieu» pour caractériser l’état de celui qui en arrive à éprouver ces sentiments, fruit de la fusion opérée entre psyché collective et psyché personnelle, et c est là un des dangers de l’analyse.

Jung écrit que c’est une tâche bien difficile que de démêler psyché personnelle et psyché collective. S’y oppose notamment la persona, le «masque» ou «rôle» de chacun. Il s’agit d’un segment de psyché collective attribué, par erreur, à l’individu. Et lorsqu’on travaille cela en analyse, la personnalité se dissout dans la psyché collective, faisant naître toute une kyrielle de fantasmes : « toute la profusion de la pensée et du sentiment mythologiques se déchaîne». La différence entre cet état et la folie réside dans le fait que cet état est intentionnel.

Deux possibilités s’offrent alors: on pourrait tenter, de façon régressive, de rétablir la persona pour en revenir à l’état précédent — mais il se révèle impossible de se débarrasser de l’inconscient. Autrement, on peut accepter l’idée d’être l’égal de Dieu. Et pourtant il en existe une troisième : le traitement herméneutique des visions créatives, qui passe par une synthèse entre psyché individuelle et psyché collective, mettant à jour ainsi la ligne directrice d’une vie. Il s’agit du processus d’individuation. Dans une version révisée, ultérieure, mais non datée, de son exposé, Jung introduit la notion d'anima, contrepartie de celle de persona. Il considère ces deux concepts comme des «imagos du sujet». Et il définit l'anima comme «la manière dont le sujet est vu par l’inconscient collectif. »

 

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En octobre de la même année, Jung présente deux communications devant le Club psychologique : la première, intitulée "Adaptation", concerne l’adaptation aux conditions extérieures et l'adaptation aux conditions intérieures le terme "intérieur" désignant l’inconscient. L’adaptation à " l’intérieur" conduit à une exigence d'individuation, opposée à l’adaptation à autrui Répondre à cette exigence, en rompant avec le conformisme provoque une impression tragique de culpabilité qui appelle l’expiation, et fait appel à une nouvelle "fonction collective" car l'individu se doit alors de produire des valeurs de substitution qui lui permettront de racheter son retrait de la société. L’individuation ne s'adresse qu’à une minorité. Quant à ceux dont le potentiel créatif n'est pas suffisamment développé, mieux vaudrait qu’ils adoptent le conformisme social et collectif L’individu doit non seulement créer des valeurs nouvelles, mais aussi faire en sorte qu’elles soient socialement acceptables, car une société est «en droit d'attendre des valeurs qui soient réalistes ».

Si l’on rapporte ce principe au cas spécifique de Jung, on peut penser qu’en rompant avec la conformité sociale pour poursuivre son «individuation», il a conclu qu’il lui fallait produire des valeurs socialement réalistes et exploitables, à titre d’expiation. Ce qui pose un dilemme : la forme sous laquelle Jung propose ces valeurs nouvelles dans son Liber novus est-elle socialement acceptable et réaliste ? Ce scrupule vis-à-vis des exigences de la société, voilà ce qui sépare Jung de l’anarchisme et des Dada.

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La deuxième communication a pour sujet « Individuation et collectivité ». Dans celle-ci, Jung entend démontrer qu’individuation et collectivité forment un couple d’opposés liés par la culpabilité. La société exige Limitation conformiste. C’est par Limitation que l’on peut accéder à ses propres valeurs. Au cours de l’analyse, « par Limitation, le patient accède à l’individuation, parce que Limitation réactive ses valeurs propres. » Ces mots permettent de comprendre l’importance de Limitation dans le traitement analytique de certains patients que Jung incite alors à s’engager dans des processus de développement personnel analogues. La thèse selon laquelle ces processus renvoient aux valeurs préexistantes du patient est un argument essentiel pour rejeter toute accusation d’influence par suggestion.

En novembre, Jung fait à Herisau une période militaire. Il y rédige un texte sur « La fonction transcendante», qui ne sera publié qu’en 1957. Il y décrit les méthodes permettant d’induire et de développer des visions méthodes qu’il dénommera plus tard « imagination active » - et expose sa démarche thérapeutique. Ce texte, dans lequel on peut voir une sorte de rapport d’étape provisoire sur l'auto-expérimentation de Jung, il serait judicieux de le considérer comme une préface possible au Liber novus.

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Jung a décrit la technique qu'il emploie pour susciter des images intérieures spontanées: "L’exercice consiste à apprendre systématiquement à éliminer l’attention critique afin de créer un vide de la conscience." On commence par se concentrer sur un état d'esprit particulier, essayant d’être aussi conscient que possible de toutes les images et de toutes les associations qui y sont liées. Le but consiste à permettre un libre jeu du fantasmé, sans perdre de vue l’affect initial, en suivant des processus d’associations libres. On parvient ainsi à une expression, concrète ou symbolique, de l’humeur, qui a pour effet de rapprocher l’affect du conscient et donc de le rendre plus compréhensible. Ces pratiques ont un effet revitalisant. Chacun va dessiner, peindre, sculpter, suivant ses penchants et aptitudes:

Les types visuels ont à se concentrer sur l’attente d’une image intérieure. En général une image de ce genre (peut- être hypnagogique) se présentera, qu’il faudra soigneusement observer et fixer par écrit. Les types auditifs entendent d’ordinaire des paroles intérieures. Ce ne sont peut-être au début que des fragments de phrases apparemment dénuées de signification [...]. D’autres personnes dans ces moments perçoivent leur «autre» voix [...]. Plus rare encore mais également précieuse est l’écriture automatique, pratiquée directement ou avec la planchette.

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Ces visions intérieures étant suscitées, et une fois qu’elles ont pris une forme, deux démarches sont possibles: leur expression créative et leur compréhension intellectuelle. Les deux démarches sont interdépendantes et toutes deux sont nécessaires pour produire la fonction transcendante, laquelle découle de la combinaison des contenus conscients et inconscients.

Jung fait observer que pour certaines personnes, il est très simple de mettre par écrit ce que dit l’« autre» voix, et de lui répondre du point de vue du «Je»: «Tout se passe comme si s instaurait un dialogue entre deux interlocuteurs... » Ce dialogue permet la mise en place de la fonction transcendante, qui conduit a élargir la conscience. La description des dialogues intérieurs et cette méthode pratique pour susciter des rêves éveilles reflètent l’expérience personnelle de Jung décrite dans les Cahiers noirs .Le va-et-vient entre expression créative et compréhension, c'est bien ce travail effectué par Jung dans le Liber novus. Mais Jung ne publiera pas cet article: comme il l’a noté par la suite, il n'a jamais pu achever sa recherche sur la fonction transcendante, ne s'y étant impliqué qu'a demi.

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En 1921, le " Soi" fait son apparition en tant que concept psychologique. Jung le définit comme suit:

Mais le moi, n’étant que le centre du champ conscientiel, ne se confond pas avec la totalité de la psyché; ce n’est qu’un complexe parmi d’autres. Il y a donc lieu de distinguer entre le moi et le Soi, le moi n’étant que le sujet de ma conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité, y compris l’inconscient. En ce sens le Soi serait une grandeur (idéelle) qui comprend en elle le moi. Il apparaît volontiers dans l’imagination inconsciente sous l’aspect d’une personnalité supérieure ou idéale, un peu comme le Faust de Goethe, ou le Zarathoustra de Nietzsche.

Jung met le Soi en équivalence avec la notion hindoue de Brahman/Âtman. En même temps, Jung offre une définition de l’âme. Selon lui, l’âme possède des qualités complémentaires de celles de la persona, ces qualités qui manquent à l’attitude consciente. Cette nature complémentaire de l’âme affecte aussi sa caractérisation de genre: ainsi, l’homme possède une âme féminine, ou anima, et la femme une âme masculine, ou animus.

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En 1934, Jung publie pour la première fois une étude de cas détaillée sur un processus d’individuation, celui de Kristine Mann, qui avait peint une importante série de mandatas. Il y mentionne au passage ses propres recherches:

J'ai naturellement appliqué cette méthode aussi sur moi- même, et je puis assurer qu’il est en effet possible de peindre des images compliquées sans savoir le moins du monde quel en est le contenu réel. Tandis que l’on peint, l’image se développe pour ainsi dire d’elle-même, et cela souvent en opposition avec l’intention consciente.

Il fait observer que ce travail comble une lacune dans la présentation de ses méthodes thérapeutiques, car jusque-là, il a peu écrit sur l’imagination active. C’est pourtant une méthode dont il se sert depuis 1916, mais dont il s’est contenté de présenter l’esquisse dans Dialectique du moi et de l'inconscient en 1928, et il n'a mentionné les mandalas qu’en 1929 dans son Commentaire sur le Mystère de la Fleur d'or.

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Lorsqu’en 1957 Kurt Wolff lui pose une question sur la relation entre ses travaux universitaires et ses cahiers biographiques de rêves et de visions, Jung répond :

Ce courant de lave fut la matière première qui s’est imposée et mon œuvre est un effort plus ou moins réussi pour inclure cette matière brûlante dans la conception du monde de mon temps. Les premières imaginations et les premiers rêves étaient comme un flot de basalte liquide et rougeoyant; sa cristallisation engendra la pierre que je pus travailler.

Et il ajoute ; « Il m’a fallu pour ainsi dire 45 ans afin d’élaborer et d’inscrire dans le cadre de mon œuvre scientifique les éléments que j’ai vécus et notés à cette époque de ma vie. »

 

LE LIVRE ROUGE

La vie ne vient pas des choses, mais de nous. Tout ce qui se passe au-dehors existait déjà.

Ainsi, celui qui contemple du dehors ce qui se passe ne voit-il toujours qu’une chose : que cela a déjà été et est toujours le même. Mais celui qui contemple de l'intérieur, celui-là sait que tout est nouveau. Les choses qui adviennent sont toujours les mêmes. Les profondeurs créatrices de l’homme ne sont toutefois pas toujours les mêmes. Les choses ne signifient rien, elles n’ont de signification qu’en nous. Nous créons la signification des choses. La signification est et fut toujours artificielle ; nous la créons.

C’est pourquoi nous cherchons en nous-mêmes la signification des choses afin que la voie de/         l’à-venir puisse se révéler et notre vie continuer de couler à flots.

Ce dont vous avez besoin, la signification des choses, vient de vous-mêmes. La signification des choses n’est pas le sens qui leur est propre. Ce sens-là est dans les livres savants. Les choses n’ont pas de sens.

La signification des choses est le chemin de la rédemption que vous avez créé. La signification des choses est la possibilité, créée par vous, de la vie dans ce monde. Elle est la domination de ce monde et l’affirmation de votre âme dans ce monde.

Cette signification des choses est le sur-sens qui n’est pas dans la chose ni dans l’âme mais qui est le Dieu qui se tient entre les choses et l’âme, le médiateur de la vie, la voie, le pont et le passage.

Je n'aurais pas pu voir l’à-venir si je n’avais pas pu le voir en moi-même.

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Nous ne pouvons pas anéantir notre incapacité à pouvoir et nous élever au-dessus d'elle. Mais c'est précisément ce que nous voulions. L'incapacité à pouvoir viendra sur nous et exigera sa part de vie. Nous nous abandonnerons à notre capacité à pouvoir et, selon la volonté de l'esprit de ce temps, nous croirons que c’est une perte. Mais ce n'est pas une perte, c’est un bénéfice qui ne se mesure cependant pas en biens extérieurs mais en aptitude intérieure.

Celui qui apprend à vivre avec son incapacité à pouvoir a beaucoup appris Cela nous conduira à apprécier les moindres choses et à sagement nous limiter, ce qu’exige une prise de hauteur. Quand tout ce qui est héroïque est anéanti, nous retombons dans le lamentable état qu'est celui de l’être humain et dans pire encore. Nos raisons les plus profondes seront dans une grande effervescence, car arrivée à son paroxysme, notre tension, qui valait pour ce qui est en dehors de nous, les agitera. Nous tomberons dans le bourbier fangeux de nos bas-fonds, dans les décombres accumulés en nous au fil des siècles.

Ce qui est héroïque en toi, c’est que tu es dominé par l’idée que ceci ou cela est bon, que tel ou tel acte est indispensable, que telle ou telle chose est répréhensible, que tel ou tel but doit être atteint par un travail persévérant, qui ne quitte jamais la voie tracée, que tel ou tel désir doit être impitoyablement réprimé. Ce faisant, tu pèches contre l’incapacité à pouvoir. Mais l’incapacité à pouvoir existe. Personne ne peut la nier, la critiquer ou l’étouffer de ses cris.

 

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Que celui qui pense redoute Salomé, car elle veut sa tête, sur- tout s’il est un saint. Que celui qui pense ne soit pas un saint, sinon sa tête tombera. Il ne sert à rien de se cacher en s’enfonçant dans la pensée. La pétrification t’y rattrapera. Il te faut retourner à la pré-pensée maternelle pour y trouver un renouveau. Mais la pré-pensée te conduit à Salomé.

Parce que j’étais un être de pensée et que j’apercevais le principe hostile du désir du point de vue de la pré-pensée, le désir m’apparut sous les traits de Salomé. Si j’avais été un être de sentiment et que je fusse allé à tâtons du côté de la pré-pensée, celle-ci me serait apparue comme un démon à forme de serpent, si tant est que je l’eusse vu. Mais j’aurais certainement été aveugle. C’est pourquoi je n’aurais ressenti que quelque chose de glissant, de mort, de dangereux, que l’on croit surmonté, de fade, de douceâtre, et je me serais détourné avec la même horreur avec laquelle je me détournai de Salomé.

Les désirs de celui qui pense sont mauvais, c’est pourquoi il n’a pas de désir. Les pensées de celui qui ressent sont mauvaises, c’est pourquoi il n’a pas de pensées. Qui préfère penser plutôt que ressentir laisse son sentiment pourrir dans l’obscurité. Ce dernier ne mûrit pas mais développe dans la pourriture des sarments maladifs qui n’atteignent pas la lumière. Qui préfère ressentir plutôt que penser laisse sa pensée dans l’obscurité, où elle tisse ses toiles dans des recoins sordides, de sinistres filets où se prennent les moustiques et les papillons de nuit. Celui qui pense ressent ce qu’il y a de repoussant dans les sentiments, car le sentiment en lui est principalement repoussant. Celui qui ressent se représente par la pensée ce qu’il y a de repoussant dans les pensées, car la pensée en lui est principalement repoussante. Le Serpent se trouve donc entre celui qui pense et celui qui ressent. Ils sont poison et guérison l’un pour l’autre.

Dans le jardin s’imposa à moi l’évidence que j’aimais Salomé. Ce constat m’oppressa, car je ne l’avais pas pensé. Ce qu’un être qui pense ne pense pas. Il croit que ce n’est pas, et ce qu’un être qui ressent ne ressent pas, il croit que ce n’est pas. Tu commences à avoir l’intuition du Tout quand tu embrasses ton principe oppose, car le Tout repose sur deux principes qui poussent à partir de la même racine.

 

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Mais lorsque je pris conscience de la liberté dans le monde de mes pensées, Salomé m'enlaça, et ainsi je devins prophète, car j'avais trouvé plaisir au primordial, a la forêt et aux animaux sauvages, je suis trop tenté de m'identifier à ce que j’ai contemplé pour pouvoir me réjouir de ce spectacle. Je suis en danger de croire que je suis moi-même d’une grande importance parce que je contemple ce qui est important. Cela nous fait encore et toujours perdre la tête, et nous transformons ce que nous contemplons en folie et illusion grotesque, parce que nous ne pouvons renoncer à l’imitation.

De même que mon acte de penser est le fils de la pré-pensée, de même mon désir est enfant de l’amour, de la mère de Dieu sans péché et qui conçoit. Marie a engendré Salomé en plus du Christ. C'est pourquoi le Christ, dans l’Évangile des Égyptiens, dit à Salomé: « Mange toute herbe, mais celle qui est amère, ne la mange pas. » Et lorsque Salomé voulut savoir, le Christ lui dit: « Lorsque vous aurez défait les voiles de la pudeur, et lorsque les deux deviendront un et que le mâle ne fera qu’un avec la femelle, ni mâle ni femelle. »

La pré-pensée est ce qui engendre, l’amour, ce qui conçoit. Tous deux sont au-delà de ce monde. Ici se trouvent l’entendement et le désir, le reste, nous nous contentons de le pressentir. Ce serait folie de prétendre qu’ils sont en ce monde. Autour de cette lumière, il y a tant d’éléments énigmatiques, tortueux et insaisissables comme des serpents. J’ai reconquis la puissance en allant la chercher dans les profondeurs, et elle est passée devant moi comme un lion.

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L'esprit de ce temps nous a condamnés à la précipitation. Tu n’as plus de futur et plus de passé quand tu es au service de l’esprit de ce temps. Nous avons besoin de la vie de l’éternité. Dans les profondeurs nous cachons le futur et le passé. Le futur est vieux et le passé est jeune. Tu es au service de l’esprit de ce temps et penses pouvoir échapper à l’esprit des profondeurs. Mais les profondeurs ne tardent pas davantage et te contraindront à entrer dans le mystère du Christ. Il fait partie de ce mystère que l'homme ne soit pas sauvé par le héros, mais qu’il devienne lui-même un Christ. C'est ce que nous enseigne symboliquement l’exemple vécu précédemment par les saints.

Il voit mal, celui qui veut voir. Ce fut ma volonté qui me dupa. Ce fut ma volonté qui suscita la grande dissension des démons. Dois-je donc ne pas vouloir? J’ai, encore et toujours, accompli mon vouloir aussi bien que je le pouvais. Et ainsi j’ai assouvi tout ce qui était aspiration en moi. A la fin, j’ai trouvé que dans tout cela je me voulais moi-même, mais sans me chercher moi-même. C'est pourquoi je ne voulus plus me chercher en dehors de moi, mais en moi. Puis je voulus me saisir moi-même, et ensuite je voulus encore davantage, sans savoir ce que je voulais, et ainsi je tombai dans le mystère.

Dois-je donc ne plus vouloir? Vous vouliez cette guerre. Cela est bon. Car si vous ne l’aviez pas voulue, le mal de cette guerre serait peu important. Mais avec votre vouloir vous avez rendu ce mal important. Si vous ne réussissez pas à faire de cette guerre le plus grand des maux, vous n’apprendrez jamais à surmonter l’acte de violence et le combat avec ce qui est en dehors de vous.

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[« N’écoutez pas les paroles des prophètes qui vous prophétisent! Ils vous entraînent à des choses de néant; ils disent les visions de leur cœur, et non ce qui vient de la bouche de l’Eternel » (Jérémie 23,16).]

[« J’ai entendu ce que disent les prophètes qui prophétisent en mon nom le mensonge, disant: J’ai eu un songe! j’ai eu un songe! / Jusques à quand ces prophètes veulent-ils prophétiser le mensonge, prophétiser la tromperie de leur cœur? Ils pensent faire oublier mon nom à mon peuple par les songes que chacun d’eux raconte à son prochain, comme leurs pères ont oublié mon nom pour Baal. / Que le prophète qui a eu un songe raconte ce songe, et que celui qui a entendu ma parole rapporte fidèlement ma parole.

Pourquoi mêler la paille au froment? dit l’Éternel » (Jérémie 23, 25-28).] /

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D’abord je voulais imiter le Christ, le suivre en continuant certes à vivre ma vie mais en observant ses commandements. Une voix en moi s’éleva pour s’y opposer et entendit me rappeler que même ce temps qui est le mien avait ses prophètes qui s’insurgent contre le joug dont le passe nous charge. Et je ne fus pas en mesure de concilier le Christ et le prophète de ce temps. L’un exige que l’on porte, l’autre que l’on jette, l’un ordonne la soumission, l’autre la volonté. Comment pouvais-je penser jusqu’au bout cette contradiction, sans être injuste envers l’un ou l’autre? Ce que je ne peux penser en même temps peut sans doute être vécu successivement.

Je décidai donc de descendre dans la vie basse et ordinaire, dans ma vie, et de commencer en bas, là où je me trouvais alors.

Lorsque la pensée mène à l’impensable, il est temps de retourner à la vie simple. Ce que la pensée ne résout pas, la vie le résout, et ce que l’action jamais ne pourra décider est réservé à la pensée. Si je me suis élevé d’un côté au plus haut et à la plus grande difficulté et que je veuille conquérir une délivrance qui me mène plus haut encore, alors la véritable voie ne va pas vers les hauteurs, mais vers les profondeurs, car seul l’autre en moi me conduit au-delà de moi-même. Mais l’acceptation de l’autre en moi signifie une descente dans les opposés, passer du sérieux au ridicule, de la tristesse à la gaîté, de la beauté à la laideur, de la pureté à l’impureté.

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II devient de plus en plus clair que rien ne mène sur la voie, comme mon espoir s’appliquait à m'en persuader, mais que tout tours oie Et soudain tu comprends, saisi d'une anxieuse épouvante, que tu as sombré dans l’illimité, dans le désordre, dans la stupidité de l’éternel chaos. Cela vient vers toi dans un bruissement, comme porté par le froissement des ailes de la tempête, par l’onde déferlante de la mer.

Tout homme a dans son âme un espace de calme, dans lequel tout est évident et facile à expliquer, un espace dans lequel il aime à se retirer lorsqu’il est confronté aux possibilités déroutantes de la vie, parce que tout y est simple et clair et relève d’une finalité évidente et restreinte. À rien d’autre au monde l’homme ne peut dire avec la même conviction comme à cet espace « Tu n’es rien d’autre que... », et en effet il l’a dit

Et cet espace justement est une surface lisse, un mur quotidien, rien de plus qu’une croûte bien protégée, souvent polie et repolie, qui recouvre le mystère du chaos. Si tu perces ce mur qui est le plus quotidien de tous, alors le chaos afflue dans un flot qui submerge tout. Le chaos n’est pas quelque chose de simple, mais il est multiple à l'infini. Il n’est pas informe, sinon il serait simple, il est au contraire empli de figures qui en raison de leur grand nombre produisent un effet de confusion écrasante1

Ces personnages, ce sont les morts, pas seulement tes morts, c’est-à-dire tous des images de la forme que tu as pu avoir dans le passé, images que ta vie en progressant a laissées derrière elle, mais ce sont les masses de morts de l’histoire de l'humanité, les cortèges des esprits du passé, qui est une mer, comparé à la goutte d’eau de la durée de ta propre vie. Je vois derrière toi, derrière le reflet de tes yeux se presser des ombres dangereuses, les morts qui regardent avec convoitise de leurs orbites évidées, qui gémissent et qui espèrent voir s’accomplir à travers toi l'inaccompli de tous les temps qui soupire en eux. Ton ignorance ne prouve rien. Si tu appliques ton oreille contre ce mur, tu entendras le bruissement de leur cortège.

Maintenant tu sais pourquoi tu as placé à cet endroit les choses les plus simples et les plus explicables, pourquoi tu louais cet espace de calme comme le plus sûr, afin que personne, et surtout pas toi-même, n’aille en exhumer le mystère. Car ce lieu est l’endroit où le jour et la nuit se mêlent dans la douleur. Tout ce que tu as toujours exclu de ta vie, ce que tu as renié et réprouvé, tout ce qui à tes yeux n’a toujours été que chemins de l’égarement ou qui eût pu le devenir, tout cela t’attend derrière ce mur, devant lequel tu es paisiblement assis.

Si tu lis les livres d’histoire, tu auras connaissance d’hommes qui voulaient des choses singulières et inouïes, qui se sont tendu eux-mêmes leurs propres pièges, et qui ont été pris par d’autres ; dans des fosses aux loups, qui désiraient atteindre les plus hauts sommets et les abysses les plus profonds, et que le destin a effacés, inachevés, du tableau de ceux qui continuaient à vivre. Peu nombreux sont les vivants qui en ont connaissance, et ce petit nombre ne voit en eux rien qui soit digne d’être apprécié ; au contraire ils hochent la tête à cause d’une telle folie.

Pendant que tu te moques d’eux, l’un deux se tient derrière toi, haletant de colère et de désespoir, parce que ton esprit obtus; ne s’occupe pas de lui. Il te tourmente dans des nuits sans sommeil, tantôt il s’empare de toi en te rendant malade, tantôt il fait échouer tes desseins. Il fait de toi un être impérieux et avide, il ; attise ta convoitise vers tout ce qui t’est inutile, il fait sombrer tes succès dans l’insatisfaction. Il t’accompagne comme ton mauvais \ esprit, à qui tu n’accordes aucune délivrance.           

As-tu jamais entendu parler de ces êtres obscurs qui vagabondaient sans être reconnus aux côtés de ceux qui régnaient sur le \ jour et qui conspiraient pour fomenter des troubles? Qui imaginaient les pires audaces et qui ne reculaient devant aucun sacrilège en l’honneur de leur Dieu ?  

A leurs côtés se place le Christ, qui était le plus grand d’entre eux. Il est le seul à qui il parut trop insignifiant de briser le monde, et c’est pourquoi il se brisa. Et voilà pourquoi il était le plus grand d’entre tous, et les pouvoirs de ce monde ne purent pas l'atteindre.

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Nous sommes une espèce aveuglée. Nous ne vivons qu’à la surface, seulement dans l’aujourd’hui et ne pensons qu’a demain. En ne prenant pas soin des morts, nous traitons ce qui a été avec grossièreté. Nous ne voulons faire qu’un travail suivi d’un résultat visible. Nous voulons avant tout être rétribués. Il nous semblerait parfaitement déraisonnable d’œuvrer dans l’ombre à ce qui ne serait pas visiblement au service de l’homme. Il n’y a aucun doute sur le fait que la misère de l’existence nous a forcés à préférer des fruits tangibles. Mais qui souffre plus de l’influence trompeuse et séductrice des morts que ceux qui se sont entièrement perdus à force de vivre à la surface du monde ?

Il est un travail nécessaire, mais occulté et étrange, un travail essentiel que tu dois faire en secret, pour les morts. Quiconque ne peut accéder à son champ et à sa vigne dans le monde visible est retenu par les morts qui exigent de lui une œuvre expiatoire. Et tant qu’il n’a pas accompli cette œuvre, il ne peut accéder à son ouvrage extérieur, car les morts ne le lâcheront pas. Qu'il se recueille et travaille dans le silence en suivant leurs ordres et qu’il accomplisse l’œuvre secrète, afin que les morts lui rendent la liberté. Ne regarde pas trop devant toi, mais derrière toi et vers l’intérieur, afin que tu n’ignores pas l’appel des morts

Cela fait partie du chemin du Christ que d'avoir emmené avec lui dans son ascension peu de vivants et beaucoup de morts Son œuvre, ce fut la rédemption de ce qui était voue au mépris et à la perdition. C’est pour l’amour de quoi il fut crucifié entre deux malfaiteurs.

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[...] l’agitation des hommes paraît folie. Les hommes, eux, le regardent comme un fou. Qui revient de la mer est malade. Il peut à peine supporter la vue des hommes. Car ils lui semblent être tous ivres et rendus fous à force de poisons soporifiques. Ils veulent se précipiter pour t’aider, et tu voudrais en fait moins accepter leur aide que te plonger dans leur société avec duplicité, et être tout à fait comme un qui n’a jamais vu le chaos mais ne fait qu’en parler.

Mais pour celui qui a vu le chaos il n’est plus possible de se cacher, il sait bien que le sol chancelle et ce que ce chancellement signifie. Il a vu l’ordre et le désordre de l’infini, il connaît les lois qui ne suivent aucune loi. Il connaît la mer et ne pourra jamais l’oublier. Le chaos est terrible: des journées de plomb, des nuits emplies d’horreur.

Mais de même que le Christ savait qu’il était la voie, la vérité et la vie, que par lui le nouveau martyre et le salut renouvelé adviendraient dans le monde, je sais également que le chaos doit frapper les hommes et que les mains affairées sont celles de ceux qui, sans se douter de rien et dans l’ignorance, percent les fines cloisons qui nous séparent de la mer. Car ceci est notre voie, notre vérité et notre vie.

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Car dès que tu sépares le bien du mal, tu les reconnais. Ce n’est que dans la croissance que les deux sont unis. Mais ta croissance se poursuit, lorsque dans le doute profond tu t’arrêtes, et c’est pourquoi l’arrêt dans le doute profond est synonyme d’un véritable épanouissement de la vie.

Celui qui ne supporte pas le doute ne se supporte pas lui-même. Un tel être est douteux, il ne connaît pas de croissance, c'est pourquoi il ne vit pas. Le doute est le signe du plus fort et du plus faible Le fort a des doutes, mais le doute a le faible. C’est pourquoi le plus faible est proche du plus fort et s’il peut dire à son doute : "Je t’ai", alors il est le plus fort. Mais personne ne peut dire oui à son doute à moins de subir le chaos ainsi ouvert. Parce qu’il en est un si grand nombre parmi nous qui peuvent tout dire, regarde de plus près ce qu'ils vivent. Ce qu’un être dit peut signifier beaucoup ou très peu. C’est pourquoi tu dois scruter sa vie.

Mon discours n’est pas clair et n’est pas obscur, car il est le discours de celui qui croît.

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[2] De l’obscurité déferlante que le fils de la terre avait apportée, mon âme me donna de vieilles choses, divinatoires de l’avenir. Elle me donna trois choses : la misère de la guerre, les ténèbres de la magie, le cadeau de la religion.

Si tu es intelligent, tu comprendras que ces trois choses sont solidaires les unes des autres. Ces trois choses signifient le déchaînement du chaos et de ses forces, de même elles sont aussi le chaos maîtrisé. La guerre est manifeste et chacun la voit. La magie est obscure et personne ne la voit. La religion n’est pas encore, mais deviendra manifeste. Pensais-tu que les terreurs de telles atrocités guerrières s’abattraient sur nous? Pensais-tu que la magie existait? Pensais-tu à une nouvelle religion ? Je restais éveillé des nuits entières et regardais ce qui est à venir et je tremblais de peur. Est-ce que tu me crois ? Peu m’importe. Qu’est-ce que la croyance ? Qu’est-ce que l’incroyance ? Je voyais et je tremblais de peur.

Mais mon esprit n’était pas en mesure d’appréhender cette monstruosité, de concevoir l’étendue de ce qui était à venir. La force de mon désir s’affaiblit, privées de leurs forces les mains qui cueillaient retombèrent. Je sentais le fardeau de l’œuvre monstrueuse des temps à venir. Je voyais où et comment, mais nul mot ne peut appréhender cela, nulle volonté ne peur le dominer. Je ne pus faire autrement, je le laissai retomber dans les profondeurs.

Je ne peux te donner cela, je peux seulement parler la voie de l’à-venir. Peu de bonnes choses viendront à vous de l’extérieur.

Ce qui vous incombe est en vous. Mais qu’est-ce qui s’y trouve! J'aimerais détourner les yeux, me boucher les oreilles et renier tous mes sens, j’aimerais être, parmi vous, quelqu’un qui ne sait rien et qui n’a jamais rien vu.

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EPREUVES

{1} Je me rebelle, je ne peux pas accepter ce néant vide que je suis. Que suis-je? Qu’est-ce que mon moi ? Toujours je présupposais mon moi. A présent, le voilà devant moi — je suis devant mon moi. Maintenant je te parle, mon moi.

Nous sommes seuls, et être ensemble menace de devenir insupportablement ennuyeux. Il faut que nous fassions quelque chose, inventer un passe-temps; par exemple, je pourrais faire ton éducation. Commençons par ton principal défaut, celui qui me frappe d’abord: tu ne sais pas t’évaluer toi-même correctement. N’as-tu pas de qualités positives dont tu peux tirer vanité? Tu penses que tout l’art consiste à savoir faire cela. Mais les arts, cela peut aussi s’apprendre, dans une certaine mesure. Fais-le, je te prie. Tu as du mal — mais tout est difficile au début2. Bientôt tu t’en tireras mieux. Tu doutes? Inutile, il faut que tu saches le faire, sinon je ne peux pas vivre avec toi. Depuis que le Dieu a pris son essor et se répand dans je ne sais quels ciels de feu pour faire je ne sais quoi, nous en sommes réduits à coexister. C’est pourquoi tu dois songer à t’améliorer, sinon même un chien ne voudrait pas de notre vie commune. Donc, ressaisis-toi et évalue-toi! Ne le veux-tu pas?

Quelle piteuse figure! Si tu ne fais pas un effort, je vais devoir te tracasser un peu. Pourquoi geins-tu? Peut-être que le fouet te serait utile ?

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Je pense que le plus juste et le plus correct est de dire que l'on se trouve entraîné pour ainsi dire sans l’avoir voulu dans l'œuvre de rédemption quand on veut esquiver le mal, considéré comme insupportable, que nous cause un irrépressible sentiment d'avoir besoin de délivrance. Cette démarche d’accès à l’œuvre n’est ni belle ni agréable et ne présente nulle apparence engageante. Quant à la chose elle-même, elle est si difficile et si pénible que l’on doit se compter au nombre des malades et non pas de ceux qui veulent dispenser à d’autres l’excès de leur santé.

C’est pourquoi nous ne devons pas non plus utiliser autrui au profit de notre rédemption prétendument personnelle. L’autre n'est pas un marchepied pour nos pas. Bien plutôt, notre devoir est de nous en tenir à nous-mêmes. Le besoin de délivrance, en effet, se manifeste volontiers à travers un besoin d’amour accru par lequel nous nous imaginons pouvoir faire le bonheur des autres. Entre-temps nous restons plongés jusqu’au cou dans l’avidité et le désir de modifier notre propre état. Et c’est à cette fin que nous aimons autrui. Si notre but était déjà atteint, l’autre nous laisserait froids. Il est cependant vrai aussi que nous avons besoin de l’autre pour notre délivrance. Peut-être nous prêtera-t-il volontairement son assistance, nous trouvant dans un état de maladie et de désarroi. Notre amour pour lui n’est et ne doit pas être désintéressé. Ce serait un mensonge. Car son but, c’est notre propre délivrance. L’amour désintéressé ne reste vrai qu’aussi longtemps que la revendication du Soi peut être neutralisée. Mais vient le moment ou c’est le tour du Soi. Qui donc aurait envie de se prêter à un tel Soi dans une relation d’amour? Assurément quelqu’un qui ne sait pas encore quels excès d’amertume, d’injustice et de poison recèle le Soi d’un humain qui s’est oublié lui-même et en a fait une vertu.

Dans la perspective du Soi, l’amour désintéressé est un véritable péché.

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Bien plutôt, notre devoir est de nous en tenir à nous-mêmes. Le besoin de délivrance, en effet, se manifeste volontiers à travers un besoin d’amour accru par lequel nous nous imaginons pouvoir faire le bonheur des autres. Entre-temps nous restons plongés jusqu’au cou dans l’avidité et le désir de modifier notre propre état. Et c’est à cette fin que nous aimons autrui. Si notre but était déjà atteint, l’autre nous laisserait froids. Il est cependant vrai aussi que nous avons besoin de l’autre pour notre délivrance. Peut-être nous prêtera-t-il volontairement son assistance, nous trouvant dans un état de maladie et de désarroi. Notre amour pour lui n’est et ne doit pas être désintéressé. Ce serait un mensonge. Car son but, c’est notre propre délivrance. L’amour désintéressé ne reste vrai qu’aussi longtemps que la revendication du Soi peut être neutralisée. Mais vient le moment où c'est le tour du Soi. Qui donc aurait envie de se prêter à un tel Soi dans une relation d’amour. Assurément quelqu’un qui ne sait pas encore quels excès d’amertume, d’injustice et de poison recèle le Soi d’un humain qui s’est oublié lui-même et en a fait une vertu.

Dans la perspective du Soi, l'amour désintéressé est un véritable péché.

Il nous faut sans doute rentrer souvent en nous-mêmes pour rétablir la cohésion avec le Soi, car elle n'est que trop facilement rompue non seulement par nos vices, mais aussi par nos vertus. Car les vices aussi bien que les vertus veulent toujours mener une vie externe. Or du fait de cette constante vie en dehors de nous, nous perdons le Soi et tombons ainsi, jusque dans nos meilleurs efforts, dans un égoïsme dissimulé. Ce que nous négligeons en nous-mêmes contamine en secret nos actions envers les autres. Par l’union avec le Soi nous atteignons le Dieu.

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Mais l’amour le plus sublime, celui qui est adressé à son propre Soi, brûle ardemment. Ces menteurs et hypocrites l’ont remarqué — toi aussi - et ils préfèrent en aimer d’autres. Est-ce la de l'amour ? C’est de l'hypocrisie mensongère. Pour toi-même tout commence toujours, en toutes choses et avant tout par l’amour. Penses-tu que quelqu’un qui se nuit impitoyablement a lui-même fera du bien à l’autre avec son amour? Non, tu ne le crois certainement pas. Et en outre tu sais bien que ce faisant il ne fait qu’enseigner à l’autre comment il faut se nuire à soi-même afin de pouvoir contraindre autrui à la compassion. C’est pourquoi tu dois être ombre, car c’est de cela que les humains ont besoin. Comment pourraient-ils se détacher de l’hypocrisie et de la folie de leur amour, si tu ne le peux? Car tout commence par toi-même. Mais ton cheval ne peut toujours pas s’abstenir de hennir. Bien pire: ta vertu est semblable à un chien qui remue la queue, qui grogne, se lèche, aboie, et c’est ce que tu appelles l’amour des hommes! L’amour, c’est en réalité: se porter soi-même et se supporter. C’en est là le commencement. Il s’agit en vérité de toi-même. Tu n’as pas encore cessé de te consumer, il faut encore que d’autres feux s’abattent sur toi avant que tu n’aies appris à accepter et à aimer ta solitude.

Pourquoi recherches-tu l’amour ? Qu’est-ce que l’amour? Avant toute chose, la vie est plus que l’amour. La guerre est-elle amour?

Tu devras encore apprendre à quoi est bon au juste l’amour des hommes — un moyen parmi d’autres C’est pourquoi tu as avant tout besoin de solitude, jusqu’à ce que toute mollesse envers toi- même soit consumée en toi. Tu dois apprendre à avoir froid. »

*                     Je ne vois que des tombes devant moi, répondis-je, quelle maudite volonté est au-dessus de moi? »

« La volonté de Dieu, qui est plus tort que toi, toi le serviteur, le réceptacle. Tu es tombé entre les mains de plus grand que toi. Il ne connaît aucune pitié. Vos masques chrétiens sont tombés, tombés sont les voiles qui rendaient vos yeux aveugles. Le Dieu est redevenu fort. Le joug humain est plus léger que le joug divin, c’est pourquoi chacun veut par miséricorde imposer un joug à l’autre. Mais qui ne tombe pas entre les mains des hommes est à la merci du Dieu. Bienheureux est-il et malheur a lui ! Il n’y a aucune échappatoire. *

"Est-ce là la liberté?", m'écriai-je.

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POSTFACE

1959

J'ai travaillé seize ans à ce livre. La rencontre avec l'alchimie, en 19330, m’en a détourné. Le début de la fin arriva en 1928. Lorsque Richard Wilhelm m’envoya le texte de la fleur d’or, un traité alchimique. Le contenu de ce livre trouva alors le chemin de la réalité et je ne pus plus continuer d’y travailler. Cela pourra apparaître comme une folie a l'observateur superficiel. Et cela en serait devenu une si je n'avais pas su saisir et capter la force grandiose des expériences originelles. Grâce à l'alchimie /'ai finalement pu les intégrer dans un tout. J'ai toujours su que ces expériences-là renfermaient quelque chose de précieux, et c'est pourquoi n'ai rien trouvé de mieux que de les consigner dans un livre « précieux-, c’est-à-dire couteux, et de dessiner les images qui surgissaient lorsque je revivais ces expériences - aussi bien que possible. Je sais à quel point cette entreprise était terriblement inadéquate, mais malgré un travail très prenant et tout ce qui me détournait d'elle, je lui suis resté fidèle, même si jamais une autre / possibilité

 

 

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