CONFESSIONS – SAINT AUGUSTIN
LIVRE VI SUR LE CHEMIN DE LA VÉRITÉ
11. Quelle était la grandeur de mon mal, et quelle fut, pour me le faire sentir, l’habileté de votre traitement, alors que je me disposais à prononcer un panégyrique de l’empereur, où je devais débiter force mensonges qui eussent été accueillis par des applaudissements complices ! et mon cœur était haletant de soucis, j’étais possédé de la fièvre des pensers dévorants, quand, passant par une rue de Milan, j’aperçus un pauvre, aviné, je crois, et en joyeuse humeur. Je soupirai, et, m’adressant à quelques amis qui se trouvaient avec moi, je déplorai nos laborieuses folies. Tous nos efforts, si pénibles, et tels que ceux dont j’étais alors consumé, traînant sous l’aiguillon des passions cette charge de misère, de plus en plus lourde à mesure qu’on la traîne, avaient-ils d’autre but que cette sécurité joyeuse, où ce mendiant nous avait précédés, où peut-être nous n’arriverions jamais ? Quelques pièces d’argent mendiées lui avaient suffi pour acquérir ce que je poursuivais dans ces âpres défilés, par mille sentiers d’angoisse, la joie d’une félicité temporelle. (409) Il n’avait pas, sans doute, une joie véritable ; mais l’objet de mon ambitieuse ardeur était bien plus faux encore. Il était du moins sûr de sa joie, et j’étais soucieux. Il était libre ; moi, rongé d’inquiétudes. Que si l’on m’eût demandé mon choix entre la joie ou la crainte, il n’eût pas été douteux ; et si de nouveau l’on eût offert à mon choix d’être tel que cet homme, ou tel que j’étais alors, j’eusse préféré d’être moi avec mon fardeau de sollicitudes et de craintes, mais par aveuglement, et non par rectitude. Devais-je donc me préférer à lui, pour être plus savant, si ma science ne me donnait pas plus de joie, et si je n’en usais que pour plaire aux hommes, non pas afin de les instruire, mais uniquement de leur plaire ? C’est pourquoi vous brisiez mes os avec la verge de votre discipline.
LIVRE VII LA LUMIERE QUI SE LEVE
2. Et dans cette pléthore de cœur, m’obscurcissant moi-même à mes propres yeux, je pensais que tout ce qui ne m’apparaissait point à l’état d’extension ou de diffusion, de concentration ou de renflement, n’était que pur néant. Car les formes sur lesquelles se promènent mes yeux, étaient les seules images que parcourût ma pensée, et je ne m’apercevais pas que cette action intérieure qui me figurait ces images, ne leur était en rien semblable, et qu’elle ne pouvait les imaginer sans être elle-même quelque chose de grand.
LIVRE X EXAMEN DE CONSCIENCE
16. Là, ne s’arrête pas l’immense capacité de ma mémoire. Elle porte en ses flancs tout ce que j’ai retenu de la science, et que l’oubli ne m’a pas encore dérobé. Et ces perceptions, je les garde à l’écart plus intérieurement, non pas en lieu, ni en images, mais en réalité, Car ce que je sais de la grammaire et de la dialectique, du nombre et de l’espèce des questions, n’est pas entré dans ma mémoire comme l’image, qui laisse la réalité à la porte, évanouie aussitôt qu’apparue ; comme la voix imprimant à l’ouïe une trace qui la fait vibrer encore lorsqu’elle a cessé de raisonner ; comme l’odeur qui, dans son passage, dissipée au vent, pénètre l’odorat et porte à mémoire d’une image qui se reproduit au désir de la réminiscence ; comme l’aliment qui n’a plus de saveur qu’au palais de la mémoire ; ou comme l’objet que la main a touché, dont l’éloignement n’efface pas l’empreinte : car les réalités de cet ordre ne sont pas présentées à la mémoire, (456) mais leurs seules images, qui, saisies avec une étonnante rapidité, sont rangées dans des cellules merveilleuses, d’où elles sont tirées merveilleusement par la main du souvenir.
18. Ainsi, obtenir les notions qui ne se communiquent point à nos sens par image, mais dont nous percevons en nous la réalité même, par intuition directe, n’est après tout que rassembler dans l’esprit ce que la mémoire contient çà et là, en recommandant à la pensée de réunir ces fragments épars et négligés pour les placer sous la main de l’attention.
Et combien ma mémoire mortelle en son sein de notions de cet ordre, déjà toutes trouvées et comme rangées sous ma main ; ce qui s’appelle apprendre et connaître ? Que je cesse de les visiter de temps en temps, elles s’écoulent et gagnent le fond des plus lointains replis, où il faut que la pensée, les retrouve comme si elle les découvrait de nouveau, et les rassemble du même lieu (car elles ne changent pas de demeure), afin de les connaître, c’est-à-dire de les rallier dans leur dispersion ; d’où vient l’expression de COGITARE, fréquentatif de COGERE, rassembler, comme AGITO l’est d’AGO, et FACTITO de FACIO. Mais l’intelligence s’est approprié ce verbe, et l’emploie à la désignation exclusive de ces ralliements intérieurs dont elle forme sa pensée.
19. La mémoire renferme aussi les propriétés et les lois innombrables du nombre et de la mesure ; et nulle d’elles ne lui a été transmise par impression sensible, car elles ne sont ni colorées, ni sonores, ni odorantes, ni savoureuses, ni tangibles. J’ai bien entendu le son des mots qui les désignent quand on en parle ; niais autre est le son, autre la réalité ; l’un est grec ou latin ; l’autre n’est ni grec ni latin ; elle ne connaît aucune langue.
J’ai vu tirer des lignes aussi déliées qu’un fil d’araignée ; mais il est un autre ordre de lignes, qui se présentent sans image, sans que l’œil charnel les annonce. Elles sont évidentes à l’esprit qui les reconnaît, en l’absence de toute préoccupation corporelle. Les sons m’ont encore signalé les nombres nombrés ; mais il n’en est pas ainsi des nombres nombrants qui sont sans images, et partant d’une réalité absolue. Rie de moi qui ne me comprend pas ; rieur, tu me feras pitié. (457)
20. Et il me souvient de toutes ces notions ; et il me souvient comment je les ai obtenues. Et il me souvient de tous les faux raisonnements élevés contre elles. Et le souvenir de ces erreurs est vrai ; et le discernement que j’ai fait du faux et du vrai sur ces points controversés est présent à mon souvenir.
Et je vois encore qu’il faut faire différence entre ce discernement actuel, et le souvenir de ce même discernement, souvent réitéré dans les opérations de ma pensée. Il me souvient donc d’avoir exercé souvent cet acte d’intelligence ; et ce discernement actuel, cette intellection d’aujourd’hui, je les serre dans ma mémoire pour me les rappeler à l’avenir tels qu’à cette heure je les conçois. J’ai donc souvenir de m’être souvenu, et c’est encore par la force de ma mémoire que je me souviendrai de mon présent ressouvenir. 21. Et la mémoire conserve aussi les passions de mon esprit, non pas comme elles y sont lorsqu’il en est affecté ; elle les conserve dans les conditions de sa puissance. Car je me remémore mes joies, mes tristesses, mes craintes d’autrefois, mes désirs passés, libre en ce moment de tristesse et de joie, de désir et de crainte. Et parfois, au contraire, je me rappelle mes tristesses avec joie, et mes joies avec tristesse.
Qu’il en arrive ainsi à l’égard des affections sensibles, rien d’étonnant ; l’esprit est un être, et le corps un autre. Que je me souvienne avec joie d’une douleur que mon corps ne souffre plus, j’en suis donc peu surpris. Mais la mémoire n’est autre que l’esprit. En effet, si je recommande une chose au souvenir d’un homme, je lui dis : Mets-toi bien dans l’esprit. S’il m’arrive d’oublier, ne dirai-je pas : Je n’avais pas à l’esprit…., il m’est passé de l’esprit… donnant à la mémoire même le nom d’esprit ?
Cela étant, d’où vient donc qu’au moment où je me rappelle avec joie ma tristesse passée, la joie est dans mon esprit et la tristesse dans ma mémoire ; que l’esprit se réjouit de cette joie, sans que la mémoire s’attriste de cette tristesse ? Est-ce que la mémoire est indépendante de l’esprit ? Qui l’oserait dire ? En serait-elle comme l’estomac, et la joie et la tristesse comme des aliments doux et amers qui passent et séjournent dans ses cavités, mais dépourvus de saveur ? Il serait ridicule de presser davantage cette similitude, qui n’est pas toutefois sans vérité.
22. Or, quand je dis que l’âme est troublée par quatre passions, le désir, la joie, la crainte et la tristesse, c’est à la mémoire que j’emprunte tous mes raisonnements sur ce sujet, et toutes mes divisions et définitions selon le genre et la différence ; et ce souvenir des passions ne m’affecte d’aucun trouble passionné. Et il m’eût été impossible de les rappeler, si pourtant elles n’eussent été présentes au trésor où je puise.
Mais la mémoire ne serait-elle pas la rumination de l’esprit ? Pourquoi donc alors la réminiscence de la joie ou de la tristesse serait-elle sans amertume ou sans douceur au palais de la pensée ? Est-ce donc ce point de différence qui exclut toute similitude ? Qui se résignerait, en effet, à proférer ces mots de tristesse et de crainte, s’il fallait autant de fois qu’on en parle s’attrister ou craindre ? Et cependant il nous serait impossible d’en parler, si nous ne trouvions dans notre mémoire non seulement l’image que le son de ces mots y grave par les sens, mais encore les notions des réalités introduites sans frapper à aucune porte charnelle, et sur la foi de sentiments antérieurs confiés par l’esprit à la mémoire, qui souvent elle-même les retient sans mandat.
24. Mais quoi ! lorsque je nomme l’oubli, je reconnais ce que je nomme ; et comment le reconnaîtrais-je, si je ne m’en souvenais ? Et je ne parle pas du son de ce mot, je parle de l’objet dont il est le signe, qu’il me serait impossible de reconnaître si la signification du son m’était échappée. Ainsi, quand il me souvient de la mémoire, c’est par elle-même qu’elle se représente à elle-même ; quand il me souvient de l’oubli, oubliance et mémoire viennent aussitôt à moi ; mémoire, qui me fait souvenir ; oubliance, dont je me souviens.
Mais qu’est-ce que l’oubli, sinon une absence de mémoire ? Comment donc est-il présent, pour que je me souvienne de lui, lui dont la présence m’interdit le souvenir ? Or, s’il est vrai que, pour se rappeler, la mémoire doive retenir, et que faute de se rappeler l’oubli, il soit impossible de reconnaître la signification de ce mot, il suit que la mémoire retient l’oubli. La cause de l’oubli comparaît donc en nous pour le prévenir ? N’en faut-il pas inférer que ce n’est point par elle-même, mais par image, qu’elle revient à la mémoire ? Que, si elle était présente elle-même, elle ne nous ferait pas souvenir, mais oublier, Qui pourra pénétrer, qui pourra comprendre ces phénomènes ?
25. J’y succombe, Seigneur, et c’est sous moi que je succombe. Et me voilà pour moi-même un sol ingrat, qui rit de ma peine et boit mes sueurs. Et je ne sonde pas maintenant la profondeur des voûtes célestes, je ne mesure pas les distances des astres, je ne recherche pas la loi de l’équilibre terrestre ; non, c’est dans ma mémoire qui n’est que moi, c’est dans mon esprit qui n’est que moi, que je me perds. Que tout ce que je ne suis pas soit loin de moi, rien d’étonnant ; mais quoi de plus près de moi que moi-même ? Et voilà que je ne puis comprendre la puissance de ma mémoire, moi qui, sans elle, ne pourrais pas même me nommer !
Je me souviens donc de l’oubli j’en suis certain ; et comment l’expliquer ? Dirai-je que dans ma mémoire ne réside pas ce dont je me souviens ? Dirai-je que l’oubli n’y réside que pour m’empêcher d’oublier ? Égale absurdité. Dirai-je encore que ma mémoire ne conserve que l’image de l’oubli, et non l’oubli même ? Le puis-je, s’il est nécessaire que l’impression de l’image dans la mémoire soit devancée par la présence de l’objet même dont se détache l’image ? C’est ainsi que je me souviens de Carthage, et des lieux que j’ai parcourus, et des visages que j’ai vus, et de tous les rapports que m’ont transmis les sens : ainsi de la douleur, ainsi de la santé. Ces réalités étaient là quand ma mémoire s’empara de leur image, et me la réfléchit en leur présence, pour les reproduire, absentes, à mon souvenir.
Que si l’oubli demeure dans ma mémoire, non par lui-même, mais en image, il a donc fallu sa présence pour que son image lui fût dérobée ? Et s’il était présent, comment a-t-il pu graver son image, là où sa présence efface toute empreinte ? Et pourtant, si incompréhensible et inexplicable que soit ce mystère, je suis certain de me souvenir de l’oubli, ce meurtrier du souvenir.
29. Quelle est donc cette notion dans l’homme ? je ne sais. Réside-t-elle dans sa mémoire ? c’est le problème qui m’intéresse ; car alors, il faut que nous ayons été autrefois heureux. Est-ce individuellement, est-ce dans ce premier homme, premier pécheur, en qui nous sommes tous morts, premier père de nos misères ?
C’est ce que je n’examine pas maintenant, je ne veux que savoir si la vie heureuse est dans la mémoire. Elle ne peut nous être entièrement inconnue, puisque nous l’aimons ; puisqu’à ce nom, il n’est personne qui ne confesse le désir de la réalité. Est-ce donc le son qui nous en plaît ? Qu’importe au Grec ce mot latin dont il ignore le sens ; mais le synonyme grec ne le laisse pas indifférent. Car elle ne connaît ni la Grèce, ni Rome, celle qu’envient et Grecs et Latins, et tout homme en toute langue ; elle est donc connue de tous les hommes. Trouvez un mot compris de tous pour leur demander s’ils veulent être heureux : oui, répondront-ils sans hésiter. Ce qui serait impossible, si ce nom n’exprimait une réalité conservée dans leur mémoire.
LIVRE XI ELEVATIONS SUR LES MYSTERES
17. Il n’y a donc pas eu de temps où vous n’ayez rien fait, puisque vous aviez déjà fait le temps. Et nul temps ne vous est coéternel, car vous demeurez ; et si le temps demeurait, il cesserait d’être temps. Qu’est-ce donc que le temps ? Qui pourra le dire clairement et en peu de mots ? Qui pourra le saisir même par la pensée, pour traduire cette conception en paroles ? Quoi de plus connu, quoi de plus familièrement présent à nos entretiens, que le temps ? Et quand nous en parlons, nous concevons ce que nous disons ; et nous concevons ce qu’on nous dit quand on nous en parle.
Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?
18. Et cependant nous disons qu’un temps est long et qu’un temps est court, et nous ne le disons que du passé et de l’avenir ; ainsi, par exemple, cent ans passés, cent ans à venir, voilà ce que nous appelons longtemps ; et, peu de temps : dix jours écoulés, dix jours à attendre. Mais comment peut être long ou court ce qui n’est pas ? car le passé n’est plus, et l’avenir n’est pas encore. Cessons donc de dire : Ce temps est long ; disons du passé : il a été long ; et : il sera long, de l’avenir.
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