Malone Meurt - Samuel Beckett
Laissez-moi dire tout d’abord que je ne pardonne à personne. Je souhaite à tous une vie atroce et ensuite les flammes et la glace des enfers et dans les exécrables générations à venir une mémoire honorée. Assez pour ce soir.
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Vivre et inventer. J’ai essayé. J’ai dû essayer. Inventer. Ce n’est pas le mot. Vivre non plus. Ça ne fait rien. J’ai essayé. Pendant qu’en moi allait et venait le grand fauve du sérieux, rageant, rugissant, me lacérant. J’ai fait ça. Tout seul aussi, bien caché, j’ai fait le fat, tout seul, pendant des heures, immobile, souvent debout, dans une attitude d’ensorcelé, en gémissant. C’est ça, gémis. Je n’ai pas su jouer. Je tournais, battais des mains, courais, criais, me voyais perdre, me voyais gagner, exultant, souffrant. Puis soudain je me jetais sur les instruments du jeu, s’il y en avait, pour les détruire, ou sur un enfant, pour changer son bonheur en hurlement, ou je fuyais, je courais vite me cacher. Ils me poursuivaient les grands, les justes, me rattrapaient, me battaient, me faisait rentrer dans la ronde, dans la partie, dans la joie. C’est que j’étais déjà en proie au sérieux. Ça a été ma grande maladie. Je suis né grave comme d’autres syphilitiques. Et c’est gravement que j’ai essayé de ne plus l’être, de vivre, d’inventer, je me comprends. Mais à chaque nouvelle tentative je perdais la tête, me précipitais comme vers le salut dans mes ténèbres, me jetais aux genoux de celui qui ne peut ni vivre ni supporter ce spectacle chez les autres. Vivre. J’en parle sans savoir ce que ça veut dire. Je m’y suis essayé sans savoir à quoi je m’essayais. J’ai peut-être vécu après tout, sans le savoir. Je me demande pourquoi je parle de tout ça. Ah oui, c’est pour me désennuyer. Vivre et faire vivre. Plus la peine de faire le procès aux mots. Ils ne sont pas plus creux que ce qu’ils charrient. Après l’échec, la consolation, le repos, je recommençais, à vouloir vivre, faire vivre, être autrui, en moi, en autrui. Que tout ça est faux. Je n’ai jamais rencontré de semblable. Je pare maintenant au plus pressé. Je recommençais. Mais peu à peu dans une autre intention. Non plus celle de réussir, mais celle d’échouer. Il y a une nuance. Ce à quoi je voulais arriver, en me hissant hors de mon trou d’abord, puis dans la lumière cinglante vers d’inaccessibles nourritures, c’était aux extases du vertige, du lâchage, de la chute, de l’engouffrement, du retour au noir, au rien, au sérieux, à la maison, à celui qui m’attendait toujours, qui avait besoin de moi et dont moi j’avais besoin, qui me prenait dans ses bras et me disait de ne plus partir, qui me cédait la place et veillait sur moi, qui souffrait chaque fois que je le quittais, que j’ai beaucoup fait souffrir et peu contenté, que je n’ai jamais vu. Voilà que je commence à m’exalter. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit mais d’un autre, qui ne me vaut pas et que j’essaie d’envier, dont je suis enfin à même de raconter les plates aventures, je ne sais comment. Moi non plus je n’ai jamais su me raconter, pas plus que vivre ou raconter les autres. Comment l’aurais-je fait, n’ayant jamais essayé ? Me montrer maintenant, à la veille de disparaître, en même temps que l’étranger, grâce à la même grâce, voilà qui ne serait pas dépourvu de piquant. Puis vivre, le temps de sentir, derrière mes yeux fermés, se fermer d’autres yeux. Quelle fin.
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Monde mort, sans eau, sans air. Ç’est ça, tes souvenirs. De loin en loin, au fond d’un cirque, l’ombre d’un lichen flétri. Et nuits de trois cents heures. Plus chère des clartés, blafarde, grêlée, moins fate des clartés. En voilà des effusions. Qu’a-t-elle bien pu durer, cinq minutes, dix minutes ? Oui, pas plus, guère plus. Mais il en luit encore, mon filet de ciel. Autrefois je comptais, je comptais jusqu’à trois cents, quatre cents et avec d’autres choses encore, les ondées, les cloches, le babil des moineaux à l’aube, je comptais, ou pour rien, pour compter, puis je divisais par soixante. Ça passait le temps, j’étais le temps, je mangeais l’univers. Plus maintenant. On change. En vieillissant.
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