dimanche 11 juin 2023

L'innommable - Samuel Beckett

 L'innommable - Samuel Beckett

 

Et maintenant le ça, que j’aime mieux, que je dois dire que j’aime mieux, quelle mémoire, du vrai papier à mouches, je ne sais pas, je ne l’aime plus mieux, c’est tout ce que je sais, alors pas la peine de s’en occuper, une chose qu’on n’aime plus mieux, vous voyez ça, s'occuper de ça, jamais de la vie, il faut attendre, se découvrir une préférence, il sera temps alors de se livrer à une enquête en règle. Du reste, lions, lions, on ne sait jamais, du reste leur attitude envers moi n’a pas changé, je me suis trompé, ils se sont trompés, ils m’ont trompé, ils ont voulu me tromper, en disant qu’elle avait changé, leur attitude envers moi, mais ils ne m’ont pas trompé, je n’ai pas compris ce qu’ils voulaient faire, ce qu’ils voulaient me faire, moi je dis ce qu’on me dit de dire, un point c’est tout, et encore, je ne sais pas, je ne me sens pas une bouche, je ne sens pas les mots se bousculer dans ma bouche, et lorsqu’on dit un poème qu’on aime, lorsqu’on aime la poésie, dans le métro, ou dans son lit, pour soi, les mots sont là, quelque part, sans faire le moindre bruit, je ne sens pas ça non plus, les mots qui tombent, on ne sait pas où, on ne sait pas d’où, gouttes de silence à travers le silence, je ne le sens pas, je ne me sens pas une bouche, je ne me sens pas une tête, est-ce que je me sens une oreille, répondez franchement, si je me sens une oreille, eh bien non, tant pis, je ne me sens pas une oreille non plus, ce que ça va mal, cherchez bien, je dois sentir quelque chose, oui, je sens quelque chose, ils disent que je sens quelque chose, je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas ce que je sens, dites-moi ce que je sens, je vous dirai qui je suis, ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je l’aurai entendu, sans oreille je l’aurai entendu, et je l’aurai dit, sans bouche je l’aurai dit, je l’aurai entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre, ce n’est pas à moi qu’on parle, ce n’est pas à moi qu’on pense, non, ce n’est pas ça, je ne sens rien de tout ça, essayez autre chose, bande de cochons, dites autre chose, que je l’entende, je ne sais comment, que je le répète, je ne sais comment, quels rustres quand même, dire toujours la même chose, me faire dire toujours la même chose, quand ils savent que ce n’est pas la bonne, non, eux ils ne savent rien non plus, ils oublient, ils croient changer alors qu’ils ne changent jamais, ils seront là à dire la même chose jusqu’à ce qu’ils en meurent, alors un petit silence peut-être, le temps que l’équipe suivante soit à pied d’œuvre, il n’y a que moi d’immortel, que voulez-vous, je ne peux pas naître, c’est peut-être là leur calcul, dire toujours la même chose, génération après génération, m’agonir toujours de la même chose, jusqu’à ce que, sortant de mes gonds, je me mette à hurler, alors ils diront, Il a vagi, il va râler, c’est forcé, allons-nous-en, inutile d’assister à cela, d’autres nous attendent, lui c’est fini, ses malheurs sont finis, ses malheurs vont commencer, ses malheurs vont finir, il est sauvé, nous l’avons sauvé, ils sont tous pareils, ils se laissent tous sauver, ils se laissent tous naître, ça a été un dur morceau, il fera une belle carrière, dans la rage, dans le remords, il ne se pardonnera jamais, et ainsi s’en iront, ainsi devisant, en file indienne, ou deux à deux, le long de la grève, c’est une grève, sur le galet, dans le sable, dans l’air du soir, c’est le soir, c’est tout ce qu’on sait, le soir, les ombres, n’importe où, sur la terre. Oui, mais voilà, mes gonds, je n’en sortirai pas, le soir non plus, ce n’est pas sûr, ce n’est pas nécessaire, l’aube elle aussi fait de longues ombres, à tout ce qui est encore debout, c’est tout ce qui compte, seule l’ombre compte, sans vie à elle, sans forme ni repos, c’est peut-être l’aube, soir de la nuit, la question n’est pas là, s’en iront, ainsi s’en iront, vers mes frères, non, pas de ça, pas de frères, c’est ça, rétractez, ils ne savent pas, ils s’en vont, sans savoir où, vers le maître, ça se peut, remarquez bien, ça se peut, pour qu’il les libère, pour eux c’est fini, pour moi ça commence, la fin commence, ils s’arrêtent, pour écouter mes cris, ils ne s’arrêteront plus, si, ils s’arrêteront, mes cris s’arrêteront, de temps en temps, je m’arrêterai de crier, pour écouter, si personne ne me répond, pour regarder, si personne ne vient, puis j’irai, je fermerai les yeux et j’irai, criant, crier ailleurs. Oui, mais voilà, ma bouche, je ne l’ouvrirai pas, je ne pourrai pas, je n’en ai pas, la belle affaire, il m’en poussera une, un petit trou d’abord, de plus en plus large, de plus en plus profond, l’air s’engouffrera en moi, l’air vivifiant, et ressortira aussitôt, en hurlant. Mais n’est-ce pas trop demander, n’est-ce pas trop, demander tant, à si peu, est-ce utile ? Et ne suffirait-il pas, sans que rien soit changé à la chose telle quelle, telle que toujours, sans qu’une bouche vienne se creuser là où même les rides n’ont jamais su se graver, ne suffirait-il pas, de quoi, le fil est perdu, tant pis, prenons-en un autre, d’un petit mouvement, d’un détail qui s’affaisse, se soulève, ça ferait chiquenaude, tout l’ensemble s’en ressentirait, ça ferait boule de neige, ce serait bientôt l’agitation généralisée, la locomotion elle-même, voyages proprement dits, d’affaires, d’études, d’agrément, déplacements librement consentis, promenades sentimentales et solitaires, j’indique les grandes lignes, sports, nuits blanches, exercices d’assouplissement, ataxie, spasmes, rigidité cadavérique, dégagement de l’ossature, ça devrait suffire. C’est que c’est une question de mots, de voix, il ne faut pas l’oublier, il faut essayer de ne pas l’oublier complètement, il s’agit d’une chose à dire, par eux, par moi, ce n’est pas clair, c’est à se demander si toute cette salade de vie et de la mort ne leur est pas parfaitement étrangère, autant qu’à moi. Le fait est qu’ils ne savent plus où ils en sont, où j’en suis, moi je ne l’ai jamais su, moi j’en suis là où j’en ai toujours été, je ne sais pas où c’est, et l’en, j’ignore ce qu’il désigne, un processus quelconque, où je serais coincé, ou que je n’aurais pas encore abordé, je n’en suis nulle part, c’est ça qui les travaille, ils veulent que j’en sois quelque part, n’importe où, s’ils pouvaient s’arrêter de ratiociner, sur eux, sur moi, sur le but à atteindre, et simplement continuer, puisqu’il le faut, jusqu’à l’épuisement, non, pas de ça non plus, simplement continuer, sans l’illusion d’avoir commencé un jour, de pouvoir un jour conclure, mais c’est trop difficile, trop difficile, dépourvu de but, de ne pas se vouloir une fin, de raison d’être, un temps où l’on n’était pas. Difficile aussi de ne pas oublier, dans sa soif de quelque chose à faire, pour ne plus avoir à le faire, pour avoir ça en moins à faire, qu’il n’y a rien à faire, rien de spécial à faire, rien de faisable à faire. Inutile aussi, dans la soif, dans la faim, non, pas besoin de faim, la soif suffit, dans la soif, inutile de se raconter des histoires, pour passer le temps, les histoires ne font pas passer le temps, rien ne le fait passer, ça ne fait rien, c’est comme ça, on se raconte des histoires, puis on se raconte n’importe quoi, en disant, Ce ne sont plus des histoires, alors que ce sont toujours des histoires, ou plutôt il n’y a jamais eu d’histoires, ça a toujours été n’importe quoi, on s’est toujours raconté n’importe quoi, d’aussi loin qu’on se rappelle, non, d’un peu plus loin que ça, on ne se rappelle rien, toujours n’importe quoi, toujours la même chose, pour passer le temps, puis, le temps ne passant pas, pour rien, dans la soif, voulant s’arrêter, ne pouvant s’arrêter, cherchant pourquoi, pourquoi ce besoin de parler, ce besoin de s’arrêter, cette impossibilité de s’arrêter, trouvant pourquoi, ne trouvant plus, retrouvant, ne retrouvant plus, ne cherchant plus, cherchant encore, trouvant encore, ne trouvant plus, ne cherchant plus, cherchant encore, ne trouvant rien, trouvant enfin, ne trouvant plus, parlant toujours, assoiffé toujours, cherchant toujours, ne cherchant plus, parlant toujours, cherchant encore, se demandant quoi, de quoi il s’agit, cherchant ce qu’on cherche, s’écriant Ah oui, soupirant Mais non, gémissant Assez, s’exclamant Pas encore, cherchant toujours, perdant la boule, cherchant la boule, racontant toujours, n’importe quoi, cherchant encore, n’importe quoi, dans la soif, d’on ne sait plus quoi, ah oui, de quelque chose à faire, mais non, plus rien à faire, depuis quand, depuis toujours, et puis assez, à moins que, des fois que, cherchons par là, encore un effort, cherchons quoi, c’est vrai, essayons de savoir, avant de chercher, ce qu’on cherche, avant de chercher par là, par où, parlant toujours, cherchant toujours, en soi, hors de soi, ne cherchant plus, perdant la boule, maudissant Dieu, ne le maudissant plus, n’en pouvant plus, pouvant toujours, cherchant toujours, dans la nature, dans l’entendement, sans savoir quoi, sans savoir où, où est la nature, où est l’entendement, qu’est-ce qu’on cherche, qui est-ce qui cherche, cherchant qui on est, dernier égarement, où on est, ce qu’on fait, ce qu’on leur a fait, ce qu’ils vous ont fait, parlant toujours, où sont les autres, qui est-ce qui parle, ce n’est pas moi qui parle, où est-ce que je suis, où est-ce que c’est, là où j’ai toujours été, où sont les autres, ce sont les autres qui parlent, c’est à moi qu’ils parlent, c’est de moi qu’ils parlent, je les entends, je suis muet, qu’est-ce qu’ils veulent, qu’est-ce que je leur ai fait, qu’est-ce que j’ai fait à Dieu, qu’est-ce qu’ils ont fait à Dieu, qu’est-ce que Dieu nous a fait, il ne nous a rien fait, nous ne lui avons rien fait, nous ne pouvons rien lui faire, il ne peut rien nous faire, nous sommes innocents, il est innocent, ce n’est la faute de personne, qu’est-ce qui n’est la faute de personne, cet état de choses, quel état de choses, c’est ainsi, ainsi soit-il, sois tranquille, il sera ainsi, qu’est-ce qui sera ainsi, comment ainsi, parlant toujours, dans la soif, perdant la boule, cherchant toujours, ne cherchant plus, cherchant encore, qu’est-ce qu’ils veulent, que je sois ceci, que je sois cela, que je crie, que je bouge, que je sorte d’ici, que je naisse, que je meure, que j’écoute, j’écoute, ce n’est pas assez, que je comprenne, j’essaie, je ne peux pas, je n’essaie pas, je ne peux pas essayer, j’en ai assez, le pauvre, eux aussi, qu’ils disent ce qu’ils veulent, qu’ils me donnent quelque chose à faire, quelque chose de faisable, pour moi, les pauvres, ils ne peuvent pas, ils ne savent pas, ils me ressemblent, de plus en plus, plus besoin d’eux, plus besoin de personne, personne n’y peut rien, c’est moi qui parle, inutile de se raconter des histoires, dans la soif, dans la faim, dans la glace, dans la fournaise, on ne sent rien, que c’est curieux, on ne se sent pas une bouche, on ne sent plus la bouche, pas besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors moi, ça alors, tout à l’heure je n’avais pas d’épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, les murs, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, perdue, manquée, des mots, je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper, se rencontrant pour dire, se fuyant pour dire, que je les suis tous, ceux qui s’unissent, ceux qui se quittent, ceux qui s’ignorent, et pas autre chose, si, tout autre chose, que je suis tout autre chose, une chose muette, dans un endroit dur, vide, clos, sec, net, noir, où rien ne bouge, rien ne parle, et que j’écoute, et que j’entends, et que je cherche, comme une bête née en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées et mortes en cage nées et mortes en cage de bêtes nées en cage mortes en cage nées et mortes nées et mortes en cage en cage nées et puis mortes nées et puis mortes, comme une bête dis-je, disent-ils, une telle bête, que je cherche, comme une telle bête, avec mes pauvres moyens, une telle bête, n’ayant plus de son espèce que la peur, la rage, non, la rage est terminée, que la peur, plus rien de tout ce qui lui revenait que la peur, centuplée, la peur de l’ombre, non, elle est aveugle, elle est née aveugle, du bruit, si l’on veut, il le faut, il faut quelque chose, c’est dommage, c’est comme ça, peur du bruit, peur des bruits, bruits des bêtes, bruits des hommes, bruits du jour et de la nuit, ça suffit, peur des bruits, tous les bruits, plus ou moins, plus ou moins peur, tous les bruits, il n’y en a qu’un, qu’un seul, continu, jour et nuit, qu’est-ce que c’est, c’est des pas qui vont et viennent, c’est des voix qui parlent un moment, c’est des corps se frayant un chemin, c’est l’air, c’est les choses, c’est l’air parmi les choses, ça suffit, que je cherche, comme elle, non, pas comme elle, comme moi, à ma façon, que dis-je, à ma manière, que je cherche, qu’est-ce que je cherche maintenant, ce que je cherche, je cherche ce que c’est, ça doit être ça, ça ne peut être que ça, ce que c’est, ce que ça peut être, ce que ça peut bien être, quoi, ce que je cherche, non, ce que j’entends, ça me revient, tout me revient, je cherche, j’entends dire que je cherche ce que ça peut bien être, ce que j’entends, ça me revient, et d’où ça peut bien venir, jusqu’à moi, puisque ici tout se tait, et que les murs sont épais, et comment je fais, sans me sentir une oreille, sans me sentir une tête, ni un corps, ni une âme, comment je fais, pour quoi faire, mais pour ne rien faire, comment je fais, ce n’est pas clair, vous dites que ce n’est pas clair, il manque quelque chose pour que ce soit clair, je vais chercher, je vais chercher ce qui manque, pour que tout soit clair, je suis toujours en train de chercher quelque chose, c’est fastidieux, à la fin, et ça ne fait que commencer, comment je fais, pour quoi faire, pour que tout soit clair, comment je fais, dans ces conditions, pour faire ce que je fais, à savoir, ce que je fais, ce que je fais, il faut trouver ce que je fais, dites-moi ce que je fais, je demanderai comment c’est possible, j’entends, vous dites que j’entends, et que je cherche, ce n’est pas vrai, je ne cherche rien, je ne cherche plus rien, enfin, passons, n’insistons pas, et que je cherche, ils sont en train de me rafraîchir la mémoire, et que je cherche, primo, ce que c’est, secondo, d’où ça vient, et tertio, comment je fais, ça y est, comment je fais, pour le faire, vu que ceci, attendu que cela, étant donné je ne sais plus quoi, voilà qui est clair, comment je fais, pour entendre, et comment je fais, pour comprendre, ce n’est pas vrai, avec quoi comprendrais-je, c’est pour cela que je me le demande, comment je fais, pour comprendre, oh pas la moitié, ni le centième, ni le cinq millième, continuons à diviser par cinquante, ni le quart de millionième, ça suffit, mais un peu quand même, il le faut, ça vaut mieux, c’est dommage, c’est comme ça, un petit peu quand même, le moins possible, c’est appréciable, c’est suffisant, le sens général d’une expression sur mille, sur dix mille, continuons à multiplier, par dix, rien de plus reposant que le calcul, sur cent mille, sur un million, c’est trop, c’est trop peu, on s’est gouré, ça ne fait rien, ça ne change guère, ici, d’une expression à l’autre, qui en saisit une les saisit toutes, ce n’est pas mon cas, toutes, comme vous y allez, toujours pour le tout, le tout qu’est tout, le tout qu’est rien, jamais dans le milieu, jamais, toujours, c’est trop, c’est trop peu, souvent, rarement, résumons, après cette digression, il y a moi, je le sens, oui, je l’avoue, je m’incline, il y a moi, il le faut, ça vaut mieux, je n’aurais pas dit, je ne le dirai pas toujours, j’en profite, de devoir dire, c’est une façon de parler, qu’il y a moi, d’une part, et ce bruit de l’autre, ça je n’en ai jamais douté, non, soyons logique, ça n’a jamais fait de doute, ce bruit, de l’autre, si c’est de l’autre, ce sera là sans doute la matière de notre prochaine délibération, je veux dire qu’il est temps de traiter cette question à fond, à tête reposée, je résume, maintenant que je suis là c’est moi qui résumerai, c’est moi qui dirai et c’est moi qui dirai ce que j’aurais dit, ça va être gai, je résume, moi et ce bruit, je ne vois rien d’autre pour le moment, mais je viens seulement d’entrer en fonctions, moi et ce bruit, et quand cela serait, ne m’interrompez pas, je fais de mon mieux, je répète, moi et ce bruit, deux choses, au sujet desquelles, en renversant l’ordre naturel, il semble enfin acquis, entre autres choses, ce qui suit, c’est-à-dire, d’une part, quant au bruit, qu’il n’a pas été possible jusqu’à présent de déterminer avec certitude, ni même vraisemblance, ce que c’est, comme bruit, ni comment il vient jusqu’à moi, ni par quel organe il est émis, ni par lequel perçu, ni par quelle intelligence saisi, dans ses grandes lignes, et, d’autre part, c’est-à-dire quant à moi, ça va être plus long, quant à moi, ça va être gai, qu’il n’a pas été donné encore d’établir avec le moindre degré de précision ce que je suis, où je suis, si je suis des mots parmi des mots, ou si je suis le silence dans le silence, pour ne rappeler que deux des hypothèses lancées à ce sujet, quoique à vrai dire le silence ne se soit pas beaucoup fait remarquer jusqu’à présent, mais il ne faut pas faire attention aux apparences, je reprends, pas été établi, entre autres choses, ce que je suis, non, déjà signalé, ce que je fais, comment je fais pour entendre, si j’entends, si c’est moi qui entends, et qui peut en douter, je ne sais pas, le doute est là, à ce sujet, quelque part, je reprends, comment je fais, pour entendre si c’est moi qui entends, et comment pour comprendre, ellipse quand possible, ça fait gagner du temps, comment pour comprendre, même réserve, et comment ça se fait, si c’est moi qui parle, et on peut le supposer comme on peut en douter, si c’est moi qui parle, que je parle, sans arrêt, que j’aie envie de m’arrêter, que je ne puisse m’arrêter, j’indique les grandes lignes, ça fait plus synopsis, je reprends, pas établi, quant à moi, si c’est moi qui cherche, ce qu’au juste je cherche, trouve, perds, retrouve, jette, cherche à nouveau, trouve à nouveau, jette à nouveau, non je n’ai jamais rien jeté, jamais rien jeté de tout ce que j’ai trouvé, jamais rien trouvé que je n’aie perdu, jamais rien perdu que je n’eusse pu jeter, si c’est moi qui cherche, trouve, perds, retrouve, reperds, cherche encore, ne trouve plus, ne cherche plus, cherche encore,  trouve encore, perds encore, ne cherche plus, si c’est moi ce que c’est, et si ce n’est pas moi, qui c’est, et ce que c’est, je ne vois rien d’autre, pour le moment, si si, je conclus, pas établi, vu l’inutilité de se raconter même n’importe quoi, pour que le temps passe, pourquoi je le fais, si c’est moi qui le fais, comme s’il fallait des raisons pour faire n’importe quoi, pour que le temps passe, ça ne fait rien, on peut se le demander, pour mémoire, pourquoi le temps ne passe pas, ne vous laisse pas, pourquoi il vient s’entasser autour de vous, instant par instant, de tous les côtés, de plus en plus haut, de plus en plus épais, votre temps à vous, celui des autres, celui des vieux morts et des morts à naître, pourquoi il vient vous enterrer à compte-gouttes ni mort ni vivant, sans mémoire de rien, sans espoir de rien, sans connaissance de rien, sans histoire ni avenir, enseveli sous les secondes, racontant n’importe quoi, la bouche pleine de sable, évidemment, c’est à côté de la question, le temps et moi, ça fait deux, mais on peut se le demander, pourquoi le temps ne passe pas, comme ça, pour mémoire, en passant, pour passer le temps, je crois que c’est tout, pour le moment, je ne vois rien d’autre, je ne vois plus rien, pour l’instant. Il ne faut plus que je me pose des questions, si c’est moi, ces lapins, qui m’empêchent de me retrouver, à moins qu’il ne s’agisse d’un autre, de deux autres, comme disait l’autre, il ne le faut plus. Autres résolutions, tant qu’à faire, c’est ça, hardiment, autres résolutions. Faire un abondant usage du principe de parcimonie, comme s’il m’était familier, il n’est pas trop tard. Supposer notamment dorénavant que la chose dite et celle entendue soient de même provenance, en évitant de révoquer en doute la possibilité de supposer quoi que ce soit. Situer cette provenance en moi, sans spécifier où, pas de fignolage, tout étant préférable à la conscience de tierces personnes et, d’une façon un peu plus générale, d’un monde extérieur. Pousser au besoin cette compression jusqu’à ne plus envisager qu’un sourd exceptionnellement débile d’esprit, n’entendant rien de ce qu’il dit, ni avant ni trop tard, et n’y comprenant, de travers, que le strict minimum. Evoquer aux moments difficiles, où le découragement menace de se faire sentir, l’image d’une grande bouche idiote, rouge, lippue, baveuse, au secret, se vidant inlassablement, avec un bruit de lessive et de gros baisers, des mots qui l’obstruent. Ecarter une fois pour toutes, en même temps que l’analogie avec la damnation usuelle, toute idée de commencement et de fin. Surmonter, cela va de soi, le funeste penchant à l’expression. Me prendre, sans scrupules ni ménagement, pour celui qui existe, d’une façon quelconque, peu importe laquelle, pas de fignolage, celui dont cette histoire, un instant, se voulait l’histoire. Mieux, me prêter un corps. Mieux encore, m’arroger un esprit. Parler d’un monde à moi, dit aussi intérieur, sans m’étrangler. Ne plus douter de rien. Ne plus rien chercher. Profiter de l’âme, de l’épaisseur, tout flambant neuves, pour abandonner, du seul abandon possible, en dedans. Enfin, bref, ces décisions prises, et d’autres encore, continuer tranquillement comme par le passé. Il y a quand même quelque chose de changé.

 

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Je vais m’arrêter, c’est-à-dire que je vais en avoir l’air, ce sera comme le reste. Comme si on me regardait ! Comme si c’était moi ! Ce sera le même silence que toujours, traversé de murmures malheureux, de halètements, de plaintes incompréhensibles, à confondre avec des rires, de petits silences, comme d’un enterré trop tôt. Ça durera ce que ça durera. Puis je recommencerai, je ressusciterai. Voilà ce que j’aurai gagné à me donner tant de peine. À moins que cette fois-ci ce ne soit le vrai silence enfin. J’ai peut- être dit ce qu’il fallait dire, ce qui me donne le droit de me taire, de ne plus écouter, de ne plus entendre, sans le savoir. J’écoute déjà, je me tais un peu déjà.

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Alors le souffle manque, c’est la fin qui commence, on se tait, c’est la fin, ce n’en est pas une, on recommence, on a oublié, il y a quelqu’un, quelqu’un qui vous parle, de vous, de lui, puis un deuxième, puis un troisième, puis le deuxième encore, puis les trois à la fois, ces chiffres à titre d’indication, tous à la fois, qui vous parlent, de vous, d’eux, je n’ai qu’à écouter, puis ils s’en vont, un à un, ils se taisent, un à un, et la voix continue, ce n’est pas la leur, ils n’ont jamais été là, il n’y a jamais eu personne, personne que vous, jamais eu que vous, vous parlant de vous, le souffle manque, c’est presque la fin, le souffle s’arrête, c’est la fin, ce n’en est pas une, je m’entends appeler, ça recommence, ça doit se passer comme ça, si j’avais de la mémoire. Encore s’il y avait des choses, une chose quelque part, un morceau de nature, de quoi parler, on se ferait peut-être une raison, une raison de n’avoir plus personne, d’être celui qui parle, s’il y avait une chose quelque part, de quoi parler, même sans la voir, même sans savoir ce que c’est, seulement la sentir là, avec soi, quelque part, on aurait peut-être le courage de ne pas se taire, non, c’est pour se taire qu’il faut du courage, car on sera puni, on sera puni de s’être tu, et pourtant, on ne peut pas faire autrement que de se taire, que d’être puni de s’être tu, que d’être puni d’avoir été puni, puisqu’on recommence, le souffle manque, si seulement il y avait une chose, mais voilà, il n’y en a pas, c’est eux qui en partant ont emporté les choses, ils ont emporté la nature, il n’y a jamais eu personne, il n’y a jamais eu rien, personne que moi, rien que moi, me parlant de moi, impossible de m’arrêter, impossible de continuer, mais je dois continuer, je vais donc continuer, sans personne, sans rien, que moi, que ma voix à moi, c’est-à-dire que je vais m’arrêter, je vais finir, c’est la fin déjà, la fin qui commence, qui n’en sera pas une, qu’est-ce que c’est, un petit trou, on y descend, c’est le silence, pire que le bruit, on écoute, c’est pire que parler, non, pas pire, pareil, on attend, anxieux, m’ont-ils oublié, oui, non, on appelle, on m’appelle, je ressors, qu’est-ce que c’est, un petit trou, dans le désert. C’est la fin qui est le pire, non, c’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire, cette voix qui, c’est chaque instant qui est le pire, ça se passe dans le temps, les secondes passent, les unes après les autres, saccadées, ça ne coule pas, elles ne passent pas, elles arrivent, pan, paf, pan, paf, vous rentrent dedans, rebondissent, ne bougent plus, quand on ne sait plus quoi dire on parle du temps, des secondes, il y en a qui les ajoutent les unes aux autres pour en faire une vie, ,moi je ne peux pas, chacune est la première, non, la seconde, ou la troisième, j’ai trois secondes, et encore, pas tous les jours. J’ai été ailleurs, fait autre chose, été dans un trou, j’en sors à l’instant, je me suis peut-être tu, non, je dis ça, pour dire quelque chose, pour pouvoir continuer encore un peu, il faut continuer encore un peu, il faut continuer encore longtemps, il faut continuer encore toujours, si je me rappelais ce que j’avais dit je pourrais le répéter, si je pouvais apprendre quelque chose par cœur je serais sauvé, je dois dire toujours la même chose et chaque fois c’est un effort, les secondes doivent être pareilles et chacune est mauvaise, qu’est-ce que je suis en train de dire maintenant, je suis en train de me le demander. 

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Oui, dans ma vie, puisqu’il faut l’appeler ainsi, il y eut trois choses, l’impossibilité de parler, l’impossibilité de me taire, et la solitude, physique bien sûr, avec ça je me suis débrouillé. Oui, je peux parler de ma vie maintenant, je suis trop fatigué pour être délicat, mais je ne sais pas si j’ai été en vie, je n’ai vraiment pas d’opinion là-dessus. Quoi qu’il en soit, je crois que je vais bientôt me taire tout à fait, malgré l’interdiction qui m’en est faite. Alors, oui, comme ça, comme un vivant, allons-y, je serai mort, je vais bientôt être mort, j’espère que ça me changera. J’aurais voulu me taire avant, je croyais par moments que ce serait là ma récompense d’avoir si vaillamment parlé, entrer encore vivant dans le silence, pour pouvoir en jouir, non, je ne sais pas pourquoi, pour me sentir qui me taisais, uni à tout cet air que moi seul agite depuis toujours, non, ce n’est pas du vrai air, je ne peux pas le dire, je ne peux pas dire pourquoi j’aurais voulu me taire avant d’être mort, pour être un peu enfin ce qu’ayant toujours été je n’ai jamais pu être, sans peur de pire encore tranquillement là où ayant toujours été je n’ai jamais pu reposer, non, je ne sais pas, c’est plus simple, je me voulais moi, je voulais mon pays, je me voulais dans mon pays, un petit moment, je ne voulais pas mourir en étranger, parmi des étrangers, en étranger chez moi, au milieu d’envahisseurs, non, je ne sais pas ce que je voulais, je ne sais pas ce que je croyais, j’ai dû tant vouloir de choses, tant imaginer de folies, tout en parlant, sans savoir quoi au juste, à en devenir aveugle, de désirs et de visions, fondant les uns dans les autres, j’aurais mieux fait de faire attention à ce que je disais. Et puis ça ne se passait pas comme ça, ça se passait comme ça se passe en ce moment, c’est-à-dire, je ne sais pas, il ne faut pas croire ce que je dis, je ne sais pas ce que je dis, je fais comme j’ai toujours fait, je continue comme je peux. Quant à croire que je vais bientôt me taire tout à fait, je ne le crois pas spécialement, je l’ai toujours cru, comme j’ai toujours cru que je ne me tairais jamais, on ne peut pas appeler ça croire, ce sont mes murs. 

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