Robert Musil - Les déssarrois de l’éleve Törless
Lui-même, du coup, se sentit appauvri et frustré, comme un jeune arbre qui,
après avoir fleuri pour rien, affronte son premier hiver.
Ils n’échangèrent plus un seul mot. Sans doute Törless était-il vaguement
conscient de s’être montré stupide ; une obscure intuition lui soufflait
que l’intelligence, avec ses critères grossiers, avait détruit là, tout
intempestivement, un trésor précieux et fragile.
Ce choix était même dans le prolongement direct de cette rupture, car il
signifiait comme elle la crainte de tout excès de sensibilité, le tempérament
de ces nouveaux camarades, éclatant de santé, de vigueur, de vie, étant à
l’opposé de tels excès.
La bizarrerie paternelle qui n’avait peut-être rien été d’autre pour le
vieux soldat, en fin de compte, que cet ultime refuge de l’individualité que
tout homme, s’il tient à ne pas se confondre avec la masse, doit se créer (ne
serait-ce que par le choix de ses vêtements), était devenue chez son fils la
ferme assurance que d’extraordinaires énergies psychiques lui permettraient un
jour une quelconque suprématie.
— L’heure de religion ? Ah ! c’est vrai. Ça va de nouveau
être quelque chose ! Quand je suis en forme, il me semble que je pourrais
prouver que deux et deux font cinq aussi aisément que l’existence d’un Dieu
unique…
— Non », dit Törless en regardant de nouveau le jardin.
Dans son dos, très loin, il entendait bourdonner les flammes du gaz. Il
poursuivait un sentiment qui s’élevait en lui mélancoliquement comme un
brouillard.
« … Non, cela ne mène nulle part, reprit-il. Tu as raison. Mais
il ne faut pas se le dire. De tout ce que-nous faisons ici, toute la journée,
qu’est-ce donc qui mène quelque part ? Qu’est-ce qui nous donne quelque
chose, j’entends quelque chose de vrai, tu comprends ? Le soir, on sait
que l’on a vécu un jour de plus, que l’on a appris ceci ou cela, que l’on a suivi
l’horaire, mais on n’en est pas moins vide, j’entends intérieurement, on
éprouve une sorte de faim intérieure… »
La prédilection de Törless pour certains états d’âme fut le premier
symptôme d’une évolution qui s’épanouit plus tard en don d’étonnement. Une
capacité tout à fait particulière et qui devint littéralement plus forte que
lui. Dès lors, très souvent, il ne put s’empêcher d’enregistrer les événements,
les choses, les gens, sa propre personne même, de telle manière qu’il avait à
la fois le sentiment d’une impénétrabilité totale et celui d’un lien
inexplicable, impossible à justifier entièrement. Ils semblaient avoir un sens
palpable et pourtant n’être jamais complètement traduisibles en mots et en
pensées. Entre les événements et lui, même entre ses propres sentiments et il
ne savait quoi de plus intime en lui, demeurait toujours une ligne de
démarcation qui reculait devant son avidité à mesure qu’il s’approchait, comme
l’horizon. Plus ses pensées cernaient ses émotions de près, plus elles
semblaient du même coup lui devenir étrangères et incompréhensibles, de sorte que
c’était moins elles qui paraissaient s’écarter que lui s’éloigner d’elles, sans
pouvoir se défaire pour autant de l’illusion qu’il s’en rapprochait.
. Il découvrait en Bozena la victime d’une monstrueuse déchéance et dans
ses rapports avec elle, les émotions qui leur étaient liées, une sorte de rite
cruel qui eût exigé le sacrifice de lui-même. Ce qui le fascinait, c’était
l’obligation d’abandonner tout ce qui l’emprisonnait d’ordinaire, ses
privilèges, les pensées et les sentiments qu’on lui inoculait, tout ce qui
l’étouffait sans rien lui apporter. Ce qui le fascinait, c’était de courir, nu,
dépouillé de tout, chercher refuge auprès de cette créature.
Quelquefois, pourtant, il prenait conscience de ce qu’il perdait par la
faute de cette sujétion intérieure. Il sentait que tout ce qu’il faisait
n’était qu’un jeu, l’aidait simplement à supporter cette période larvaire de sa
vie, et sans le moindre rapport avec sa véritable personnalité qui ne devait
apparaître qu’ensuite, dans un délai encore indéterminé.
Törless se mit aussitôt à parler, sous le coup d’une impulsion soudaine,
d’une sorte de bouleversement. Il lui semblait qu’un événement décisif était
imminent, il avait peur de cette approche, il cherchait à s’y soustraire, à
gagner du temps. Il parlait, tout en se rendant compte qu’il ne pouvait parler
qu’à côté, que ses paroles ne s’appuyaient sur rien de profond, qu’elles
n’exprimaient pas son opinion véritable. Il dit : « Basini est un
voleur… »
La sonorité dure et nette de ce mot lui plut tant qu’il le répéta :
« … Un voleur. Ces gens-là, où que ce soit, dans le monde entier, on
les châtie. Il faut qu’il soit dénoncé, chassé de l’École. Qu’il aille
s’amender ailleurs, il n’a plus rien à faire ici ! »
L’infériorité morale que l’on pouvait constater chez lui n’était pas
séparable de sa niaiserie. Incapable de résister à aucune suggestion, il se
montrait toujours surpris des conséquences. Pareil en cela à cette femme au
front si joliment bouclé qui dissimule de petites doses de poison dans la
nourriture quotidienne de son mari, puis s’étonne et s’effraie de la sévérité
du procureur et du verdict de mort qu’il prononce contre elle.
À mes yeux, il a dû être créé par hasard, en marge de l’ordre des choses.
C’est-à-dire qu’il a sans doute un sens quelconque, mais que ce sens est aussi
mal fixé que celui de n’importe quel ver de terre ou caillou sur le chemin,
dont nous ne savons pas s’il nous faut passer dessus ou à côté. Autant dire
rien. Quand l’Âme du monde désire qu’un de ses éléments soit conservé, elle le
dit plus clairement. Elle dit non, suscite un obstacle, nous oblige à éviter le
ver ou donne à la pierre une dureté telle que nous ne pouvons la briser sans
outil. Avant que nous n’ayons été en chercher un, elle nous a opposé l’obstacle
de mille petits scrupules tenaces ; et si nous les surmontons quand même,
c’est que l’obstacle avait, dès le début, une tout autre signification. Chez
l’être humain, elle situe cette dureté dans le caractère, dans la conscience
d’être un homme, dans le sérieux que donne le sentiment d’être l’une de ses
parties. Qu’un homme perde cette conscience, c’est lui-même qu’il perd. Quand
un homme s’est perdu et renoncé, il a perdu aussi cela de particulier et
d’original pour quoi la Nature l’avait créé homme. Et il n’est aucun cas où
l’on puisse être plus certain d’avoir affaire à une existence superflue, à une
forme vide, depuis longtemps désertée par l’Âme du monde. »
Décider si nous devons le tourmenter ou l’épargner ne doit dépendre que de
notre besoin de faire l’un ou l’autre : de raisons internes.
Beineberg avait parlé avec une émotion contenue et le plus grand sérieux.
Törless avait gardé presque continuellement les yeux fermés ; il sentait
l’haleine de Beineberg sur son visage et il l’absorbait comme une drogue
oppressante. Beineberg conclut enfin :
« Tu vois donc de quoi il s’agit pour moi. L’impulsion qui me suggère
de laisser Basini tranquille est d’origine vile, extérieure. Libre à toi de lui
obéir. Pour moi, c’est un préjugé dont je dois me défaire comme de tout ce qui
me détourne de la Voie. Le fait même qu’il m’est pénible de tourmenter Basini,
je veux dire de l’humilier, de l’écraser, de l’éloigner de moi, est une bonne
chose. Il exige un sacrifice. Il agira comme une purification. Je me dois
d’apprendre chaque jour, grâce à lui, que le simple fait d’être un homme ne
signifie rien, que ce n’est qu’une ressemblance tout extérieure, une
singerie. »
« L’infini » ! Törless avait souvent entendu ce terme au
cours de mathématiques. Il n’y avait jamais rien vu de particulier. Le terme
revenait constamment ; depuis que Dieu sait qui, un beau jour, l’avait
inventé, on pouvait s’en servir dans les calculs comme de n’importe quoi de
tangible. Il se confondait avec la valeur qu’il avait dans l’opération :
Törless n’avait jamais cherché à en savoir plus.
Tout au début, certes, un désir bestial l’avait pris de bondir et de
frapper avec les autres, mais le sentiment qu’il arriverait trop tard, qu’il
serait de trop, le retint. Comme si une lourde poigne l’avait paralysé.
Depuis quelques jours déjà, il suivait toutes les leçons avec un intérêt
particulier, en se disant : « Si tout cela doit vraiment nous
préparer à la vie, comme ils disent, il doit bien s’y trouver aussi quelque
reflet de ce que je poursuis. »
Mais le lendemain devait lui apporter un sérieux désappointement. Le matin
même, Törless avait acheté dans une petite édition populaire le livre aperçu
chez son professeur ; au premier moment de liberté, il se plongea dans sa
lecture. Mais, à force de parenthèses et de notes en bas de page, il n’y
comprit goutte ; et quand il suivait consciencieusement les phrases des
yeux, il avait l’impression qu’une vieille main osseuse lui dévissait
littéralement le cerveau.
Quand il s’interrompit, épuisé, au bout d’une demi-heure, il n’avait pas
dépassé la deuxième page, et il avait le front couvert de sueur.
Mais il eut tôt fait de biffer cette ligne pour écrire à sa place :
« Je dois être malade… fou peut-être ? » Il frémit, tant ce mot
était délicieusement pathétique. « Fou… sinon pourquoi serais-je étonné
par des choses qui paraissent banales à tous les autres ? Et tourmenté par
cet étonnement ? Et pourquoi cet étonnement susciterait-il en moi
l’impudicité ? »
Nos sentiments et nos pensées, au lieu de couler comme un fleuve paisible,
nous « passent par la tête », nous « envahissent » et nous
quittent : illuminations, éclairs, intermittences. En t’observant bien, tu
t’aperçois que l’âme n’est pas une substance qui change de couleur par
transitions nuancées, mais que les pensées en jaillissent comme des chiffres
d’un trou noir.
Törless, durant toute la scène qui avait précédé, était resté parfaitement
calme. Il avait espéré secrètement, contre toute attente, que quelque chose se
passerait qui lui ferait retrouver le royaume de ses premières émotions.
— Oui. Je croyais constater qu’en ces différents points, notre pensée
ne nous permettait pas à elle seule de progresser, que nous avions besoin de
quelque certitude plus intime qui nous fît en quelque sorte franchir l’abîme.
Que notre pensée seule soit parfois insuffisante, c’est ce que j’ai senti aussi
avec Basini. »
C’est une chose bien étrange que les pensées. Elles ne sont souvent rien de
plus que des accidents qui disparaissent sans laisser de traces, elles ont leurs
temps morts et leurs saisons florissantes. On peut faire une découverte géniale
et la voir néanmoins se faner lentement dans vos mains, telle une fleur. La
forme en demeure, mais elle n’a plus ni couleur, ni parfum. C’est-à-dire que
l’on a beau s’en souvenir mot pour mot, que sa valeur logique peut bien être
intacte, elle ne rôde plus qu’à la surface de notre être, au hasard, et sans
nous enrichir. Jusqu’à ce que revienne soudain – quelques années plus tard
peut-être – un moment où nous prenons conscience que dans l’intervalle, même si
notre logique a paru en tenir compte, nous avons complètement négligé sa
présence.
Oui, il est des pensées mortes et des pensées vivantes. La pensée qui se
meut à la surface, dans la clarté, celle que l’on peut à tout moment ressaisir
par les pinces de la causalité n’est pas nécessairement la plus vivante. Une
pensée croisée sur ces chemins-là vous demeure indifférente comme le premier
venu dans une colonne de soldats. Une pensée qui peut avoir traversé depuis
longtemps notre cerveau ne devient vivante qu’au moment où quelque chose qui
n’est plus de la pensée, qui ne relève plus de la logique, s’y ajoute : de
sorte que nous éprouvons sa vérité indépendamment de toute preuve, comme si
elle avait jeté l’ancre dans la chair vivante, irriguée de sang… Une grande
découverte ne s’accomplit que pour une part dans la région éclairée de la
conscience ; pour l’autre part, elle s’opère dans le sombre humus intime,
et elle est avant tout un état d’âme à la pointe extrême duquel s’ouvre comme
une fleur.
Il avait suffi d’un ébranlement profond pour que cet ultime rejet, en
Törless, s’épanouît.
Négligeant la stupéfaction qui se peignait sur le visage de ses
interlocuteurs, comme pour soi seul, il enchaîna sur ces réflexions et se mit à
parler, sans jamais s’interrompre, en regardant toujours devant soi :
« Peut-être suis-je encore trop ignorant pour m’exprimer comme il le
faudrait, mais je veux décrire tout de même ce qui m’est arrivé. Je l’ai
ressenti de nouveau il y a un instant. Je puis l’expliquer seulement en disant
que je vois les choses sous un double aspect, toutes les choses ; mais
aussi bien les pensées. Si je m’efforce de trouver la différence, je les
retrouve aujourd’hui telles qu’elles étaient hier ; mais il suffit que je
ferme les yeux pour qu’elles se transforment et m’apparaissent sous un nouvel
éclairage. Peut-être me suis-je trompé en ce qui concerne les nombres
imaginaires : quand je les pense, en quelque sorte, dans le cadre des
mathématiques, je les trouve naturels, mais dès que je les considère dans leur
singularité, ils m’apparaissent inconcevables. Toutefois, le sujet m’est si peu
familier que je puis fort bien faire erreur. Avec Basini, pourtant, je ne me
trompais point, ni quand je ne pouvais détourner mon attention des légers
frémissements du haut mur, détacher mes regards de la vie muette de la
poussière qu’une lampe inopinément me révélait. Non, je ne me trompais point
quand je parlais d’une seconde vie, d’une vie secrète, inaperçue, des
choses ! Je ne l’entends point au sens propre ; je ne veux pas dire
que ces choses vivaient vraiment, ni que Basini eût deux visages ; mais
qu’il y avait en moi « quelque chose d’autre » qui n’empruntait pas,
pour observer cela, les yeux de la raison. Aussi clairement que je sens une pensée
prendre vie en moi, je sens « quelque chose » en moi s’éveiller à la
vue des choses, au moment où les pensées se taisent. C’est quelque chose en moi
d’obscur, au-dessus des pensées, je ne puis le mesurer rationnellement, c’est
une vie que les mots ne cernent point et qui est pourtant ma vie… Cette vie
muette m’a oppressé, m’a épuisé, je ne parvenais plus à m’en détourner. J’étais
angoissé à l’idée que notre vie tout entière pouvait être telle et que je
risquais de ne la connaître que par fragments épars… j’éprouvais une terrible
inquiétude… j’étais égaré… »
Dans son extrême excitation, dans cet état d’inspiration quasi poétique,
ces mots et ces comparaisons qui étaient fort au-dessus de son âge lui
montaient aisément et naturellement aux lèvres. Puis il baissa la voix et
ajouta, comme ressaisi par sa souffrance secrète :
« Maintenant c’est passé. Je sais que je me suis trompé tout de même.
Je ne redoute plus rien. Je sais que les choses sont les choses et qu’elles le
resteront toujours ; que je continuerai à les voir tantôt comme ci, tantôt
comme ça. Tantôt avec les yeux de la raison, tantôt avec les autres… Et je
n’essaierai plus de comparer… »