samedi 23 septembre 2017

Journaux intimes - Baudelaire

Journaux intimes - Baudelaire

FUSEES 

J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau.
C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois, mais d’une manière confuse, de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, — soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.
Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter, aux yeux d’un homme bien entendu, excepté, peut-être, aux yeux d’une femme, cette idée de volupté, qui, dans un visage de femme, est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, l’idée d’une puissance grondante et sans emploi, quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (car le type idéal du dandy n’est pas à négliger dans ce sujet) ; quelquefois aussi, — et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants — le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le malheur. — Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie est un des ornements les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. Appuyé sur — d’autres diraient : obsédé par — ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan, — à la manière de Milton.
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MON CŒUR MIS A NU 
 
Presque toute notre vie est employée à des curiosités niaises. En revanche, il y a des choses qui devraient exciter la curiosité des hommes au plus haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie ordinaire, ne leur en inspirent aucune.
Où sont nos amis morts ? Pourquoi sommes-nous ici ? Venons-nous de quelque part ? Qu’est-ce que la liberté ? Peut-elle s’accorder avec la loi providentielle ? Le nombre des âmes est-il fini ou infini ? Et le nombre des terres habitables ? etc., etc...
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Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer.
Les autres hommes sont taillables ou corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.
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Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle.
Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme.
Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût.

 
 

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