Petits Poèmes en Prose - Baudelaire
XII
LES FOULES
Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir
de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du
genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son
berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et
la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte
actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non
plus être seul dans une foule affairée.
Le poëte jouit de cet incomparable privilége, qu’il peut à sa guise
être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps,
il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul,
tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées,
c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette
universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît
des jouissances fiévreuses,
dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et
le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes
les professions, toutes les joies et toutes les misères que la
circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et
bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte
prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à
l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe.
Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce
que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs
supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de
colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au
bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses
ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s’est faite,
ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune
si agitée et pour leur vie si chaste.
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