Mémoires d'un névropathe - Schreber
[6] L’âme humaine est contenue dans les nerfs du corps; profane, je ne puis en dire davantage sur leur nature physique, sinon que ce sont des formations d’une finesse extraordinaire — comparables aux fils de soie les plus ténus —, et c’est sur leur faculté d’être stimulés par des impressions d’origine extérieure que repose la vie spirituelle de l’homme dans son ensemble. Les nerfs sont alors portés à des fréquences vibratoires qui produisent les sensations de plaisir et de désagrément d’une façon qu’on ne peut expliquer plus avant; ils ont la propriété de conserver le souvenir des impressions reçues (mémoire humaine) et le pouvoir en même temps de disposer les muscles du corps qu’ils habitent à n’importe quelle activité, par la tension de leur énergie volontaire. Ils se développent depuis les commencements les plus tendres (en tant qu’embryon humain, en tant qu’âme d’enfant) en un système très complexe (l’âme de l’homme mûr) embrassant les domaines les plus étendus du savoir humain. Une partie des nerfs ne sert qu’à enregistrer les impressions des sens (nerfs de la vue, de l’ouïe, du toucher, de la volupté, etc.) et ne sont donc aptes à transmettre que des sensations de lumière, de bruit, de chaud et de froid, de faim, de volupté et de couleur, etc.; d’autres nerfs, (les nerfs de l’entendement) reçoivent et conservent les impressions mentales et, en tant qu’organes de la volonté, donnent
[7] à l’ensemble de l’organisme de l’homme l’impulsion nécessaire aux manifestations de sa prise sur le monde extérieur. Il semble en outre que la situation soit telle que chaque nerf de l'entendement pris séparément puisse représenter l'ensemble de l'individualité spirituelle de l'homme, que sur chaque nerf de l’entendement se trouve pour ainsi dire inscrite la totalité des souvenirs, et que le nombre plus ou moins grand des nerfs de l’entendement n’influe que sur la durée pendant laquelle ces souvenirs peuvent être conservés.
Aussi longtemps que l’être humain demeure en vie, il est tout à la fois corps et âme. Le corps, dont le fonctionnement correspond pour l’essentiel à celui des animaux supérieurs, nourrit les nerfs (l’âme de l’homme) et les maintient dans leur vivacité. Si le corps perd sa vitalité, les nerfs passent à cet état d’inconscience que nous appelons mort et qui est déjà en germe dans le sommeil. Mais il n’est pas dit pour autant que l’âme se soit réellement dissoute; les impressions reçues restent bien plutôt fixées en les nerfs; l’âme ne fait pour ainsi dire que passer, comme beaucoup d’animaux inférieurs, par un sommeil hivernal, et elle est susceptible d’être éveillée à une nouvelle vie selon un processus que nous examinerons plus loin.
---
Les entraves à la liberté de pensée de l’homme, ou plus exactement à la liberté de penser-à-rien, qui sont au principe même du jeu forcé de la pensée, se sont substantiellement aggravés au cours des années, [223] en ceci que les paroles des voix prennent un tempo de plus en plus lent. Cela est en rapport avec l’accroissement de volupté d’âme dans mon corps et avec — en dépit de tous systèmes de prise de notes — la pénurie de ces matériaux langagiers dont les rayons doivent disposer obligatoirement pour pouvoir effectuer le franchissement de cette distance immense qui sépare de mon corps les corps célestes éloignés, auxquels ils sont appendus.
Celui qui n’a pas vécu personnellement l’expérience des prodiges dont je parle, ne peut guère se faire une idée du degré de ce ralentissement. Un « mais certes » prononcé M-m-m-m-ai-ai-ai-ai-ais c-c-c-e-e-e-e-e-r-r-r-t-e-es », ou un « Pourquoi donc ne ch...-vous pas» prononcé « P-ou-ou-ou-ou-f-qu-o-o-o-o-oi d-d-on-onc n-e-e-e-e- ch-......................... -v-ou-ou-ou-ous p-a-a-a-as? », demande pour sortir complètement au moins trente à soixante secondes chaque fois. Cela provoquerait forcément de la nervosité impatiente chez tout un chacun, au point qu’on finirait par sortir de ses gonds, à l’on ne s’était pas, toujours plus, ingénié à trouver les moyens de défense appropriés; l’exemple d’un juge ou d’un professeur incapables, malgré leurs efforts, de tirer d’un témoin faible d’esprit ou d’un élève bègue l’expression claire de ce que les interrogés veulent dire ou de ce qu’ils sont censés répondre, peut seul sans doute donner un faible reflet des tourments passant toute mesure qui sont occasionnés à mes nerfs.
Le piano, et la lecture des livres ou des journaux — pour autant Bique l’état de ma tête le permette —, sont les principaux moyens défensifs par lesquels je parviens à faire s’évanouir les voix les plus étirées en longueur; pour les moments, la nuit par exemple, où cela n'est guère commode, ou bien quand un changement d'occupation devient une nécessité pour mon esprit, j'ai trouvé dans la remémoration de poèmes un heureux stratagème.
---
L’obligation de ramener tout à moi et donc, par voie de conséquence, de ramener à moi tout ce que les autres peuvent dire, pesait tout spécialement sur moi pendant la promenade quotidienne au jardin de l’asile. Et, de ce fait, il m’a toujours paru particulièrement pénible de rester au jardin; à cette obligation qui m’était faite, se rattachent les scènes de brutalité qui ont pu éclater ces dernières années entre d’autres pensionnaires de l’asile et moi-même. Depuis longtemps déjà, la volupté d’âme est devenue si intense dans mon corps que c’est toujours presque instantanément que se produit la réunion de tous les rayons qui prépare et amène le sommeil; voilà pourquoi, depuis des années déjà, on ne me laisse plus jamais deux minutes en paix sur un banc : fatigué par des nuits plus ou moins sans sommeil, très vite je tomberais de sommeil; on est donc obligé immédiatement de déclencher les fameuses « perturbations » (voir chap. x), qui vont garantir aux rayons leurs possibilités de repli hors de ma personne. Ces « perturbations » s’effectuent parfois sur un mode anodin : On suscite par voie de miracle des insectes (voir chap. xviii) appartenant aux variétés que j’ai évoquées, mais aussi on va faire en sorte que d’autres pensionnaires de l’asile m’adressent la parole ou occasionnent toutes sortes de bruits, et de préférence dans mon voisinage immédiat. Ici aussi, la mise en branle des nerfs de ces gens est commandée par voie de miracle, cela ne souffre pas, pour moi, de doute; [266] en effet, chaque fois que ce phénomène se produit (chap. vu et xv), je ressens à chaque parole qui est prononcée un coup porté à ma tête, qui s’accompagne d’une douleur plus ou moins intense.
---
Monsieur M. » (se reporter au chap. v, note 26). Naturellement il y a des répits tout de même, pendant lesquels ne se manifeste aucun miracle dirigé contre ma personne, et où les rayons qui ont la faculté de lire dans mes pensées ne peuvent y repérer aucune « pensée de décision » précise de me livrer à telle ou telle occupation; répits, en d’autres termes, pendant lesquels je peux me laisser aller à ne penser à rien; ainsi par exemple la nuit lorsque je veux dormir, ou dans la journée lorsque je me repose un moment, ou lorsque je me promena au jardin sans penser à rien, etc. C’est justement à combler ces temps morts (c’est-à-dire pour que les rayons aient quelque chose à articuler,
même pendant ces pauses) que sert le matériel de prise de notes, qui consiste par conséquent en mes propres pensées passées, auxquelles on a fait quelques adjonctions de formules qui ne me sont en rien personnelles, plus ou moins dépourvues de sens et en partie injurieuses, d’insultes vulgaires, etc. Je joindrai peut-être en annexe au présent à ouvrage une anthologie de ces formules pour donner au lecteur tout au moins une vague idée des insanités que mes nerfs ont dû supporter pendant tant d’années.
Les formules blessantes et les gros mots ont pour but tout spécial
de me pousser à parler à voix haute, et par là de rendre le sommeil impossible aux heures qui y sont favorables — cette tactique de barrage du sommeil, tout comme celle qui consiste à empêcher la volupté d’âme, atteint à un art consommé, tout en restant totalement obscure sur l'essentiel des buts qu’elle poursuit. Le système de prise de notes a pu permettre, en dehors de cela, d’échafauder un stratagème qui relève, lui aussi, d’une méconnaissance profonde des modes de la pansée humaine. On avait cru pouvoir épuiser avec le système de prise de notes mon potentiel de pensées — un moment arriverait, croyait-on, où je ne pourrais plus produire une seule pensée nouvelle; vision des choses évidemment complètement absurde, tant il est vrai que la pensée humaine jamais ne s'épuise; sans arrêt sont sucitées ». de nouvelles pensées qu’apporte la simple lecture d’un livre, d’un journal.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire