Les origines du totalitarisme - Eichmann à Jérusalem - Hannah Arendt
Idéologie laïque du xixe siècle, qui n'apparaît sous ce nom qu'après les années 1870, bien que
l'on connût ses arguments auparavant, l'antisémitisme n'est à l'évidence pas
la même chose que la haine des Juifs d'origine religieuse, inspirée quant à elle
par l'hostilité réciproque entre deux croyances antagonistes.
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C'est alors que, sans aucune
intervention extérieure, les Juifs commencèrent à penser que « ce qui
séparait les Juifs des nations n'était pas fondamentalement une divergence en
matière de croyance et de foi, mais une différence de nature profonde », et
que l'ancienne dichotomie entre Juifs et non-Juifs était « plus probablement
d'origine raciale que doctrinale 270 ». Ce changement d'optique,
cette vision nouvelle du caractère étranger du peuple juif, qui ne devait se
généraliser chez les non-Juifs que beaucoup plus tard, à l'époque des Lumières,
apparaît clairement comme la condition sine qua non
de l'apparition de l'antisémitisme. Il est important de noter que cette notion
s'est formée d'abord dans la réflexion des Juifs sur eux-mêmes, et à peu près
au moment où la Chrétienté européenne éclata en groupes ethniques qui
accéderont plus tard à l'existence politique dans le système des États-nations
modernes.
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Alors que, tout au long du
xixe siècle, les sentiments antijuifs étaient très largement répandus dans
les classes cultivées d'Europe, l'antisémitisme en tant qu'idéologie resta, à
de rares exceptions près, l'apanage d'excentriques en général et de quelques
fous en particulier.
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Comprendre, toutefois, ne
signifie pas nier ce qui est révoltant et ne consiste pas à déduire à partir de
précédents ce qui est sans précédent ; ce n'est pas expliquer des phénomènes
par des analogies et des généralités telles que le choc de la réalité s'en
trouve supprimé. Cela veut plutôt dire examiner et porter en toute conscience
le fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence ni
accepter passivement leur poids, comme si tout ce qui est arrivé en fait devait
fatalement arriver. Comprendre, en un mot, consiste à regarder la réalité en
face avec attention, sans idée préconçue, et à lui résister au besoin, quelle
que soit ou qu'ait pu être cette réalité.
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La meilleure illustration, à
la fois de la différence et du lien entre l'antisémitisme prétotalitaire et
l'antisémitisme totalitaire, est peut-être l'histoire grotesque des Protocoles des Sages de Sion.
I
En tout cas, il a toujours
été clair que la « pensée » de Mao Tsé-toung ne s'est pas développée selon les
voies tracées par Staline (ou par Hitler, en l'occurrence), qu'il est
profondément un révolutionnaire et non un assassin 289 . Tout cela semble contredire certaines inquiétudes
exprimées dans ce livre (p. 618) [et justifier l'omission de la dictature
chinoise dans l'examen du phénomène de domination totale.] 290
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Pour dire la chose un peu
brutalement : nous n'avions pas besoin du discours secret de Khrouchtchev pour
savoir que Staline avait commis des crimes, ou que cet homme prétendument «
méfiant jusqu'à la folie » avait décidé de placer sa confiance en Hitler.
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Le signe le plus clair que
l'Union soviétique ne peut plus être qualifiée de totalitaire au sens strict du
mot est, bien sûr, la renaissance étonnamment rapide et riche des arts pendant
la dernière décennie.
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Le nouvel élément le plus
dramatique de cette dernière purge, planifiée par Staline durant les dernières
années de sa vie, fut un tournant idéologique décisif, l'introduction d'une
conspiration juive mondiale.
… c'est un fameux siècle, celui qui a
commencé par la Révolution et
qui finit par 1'Affaire !…
… On l'appellera peut-être :
le siècle de la camelote !
Roger Martin du Gard,
Jean
Barois (1913), p. 372.
Nombreux sont ceux qui
pensent encore que c'est par accident que l'idéologie nazie s'est cristallisée
autour de l'antisémitisme et que la politique nazie s'est fixée pour but,
délibérément et implacablement, la persécution puis l'extermination des Juifs.
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Une de ces interprétations
hâtives a consisté à identifier l'antisémitisme avec un nationalisme latent et
avec ses manifestations, qui se sont traduites par des explosions de
xénophobie. Les faits montrent malheureusement que l'antisémitisme moderne prit
de l'ampleur à mesure que le nationalisme traditionnel déclinait ; son apogée
coïncida exactement avec l'effondrement du système européen des États-nations
et la rupture de l'équilibre précaire des puissances qui en résultait.
On a déjà noté que les nazis
n'étaient pas simplement des nationalistes.
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Il est donc tentant de
revenir à une explication qui décharge automatiquement la victime de toute
responsabilité : elle semble convenir parfaitement à une réalité où ce qui
frappe le plus est la totale innocence de l'individu pris dans l'engrenage de
l'horreur, et sa totale impuissance à modifier son propre sort
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La naissance et la croissance
de l'antisémitisme moderne se sont accompagnées d'un phénomène auquel elles
étaient directement liées : l'assimilation des Juifs, la laïcisation et le
dépérissement des anciennes valeurs religieuses et spirituelles du judaïsme.
Seuls les Juifs faisaient
exception à cette règle générale. Ils ne formaient pas une classe distincte et
n'appartenaient à aucune des classes de leurs pays respectifs. Considérés comme
groupe, ils n'étaient ni ouvriers, ni membres des classes moyennes, ni
propriétaires fonciers, ni paysans
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Nous avons vu que le sort des
Juifs européens au cours des derniers siècles a été déterminé par la
contradiction entre deux éléments : l'égalité et les privilèges (ou, plus
exactement, l'égalité accordée sous la forme d'un privilège et dans ce but).
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Ce n'est donc pas un hasard
si les défaites catastrophiques des peuples d'Europe commencèrent par la
catastrophe qui frappa le peuple juif. Il était particulièrement facile de
commencer à détruire le fragile équilibre européen des puissances en éliminant
les Juifs, et particulièrement difficile de comprendre que cette élimination
représentait bien plus qu'une manifestation exceptionnellement cruelle du
nationalisme ou un réveil inopportun de « vieux préjugés ».
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Le temps n'était plus où,
malgré l'existence de très nombreux prêteurs juifs riches et de Juifs de cour
très influents, il n'y avait pas à proprement parler de collectivité juive
définie, rendant des services précis et jouissant de privilèges particuliers.
Ce fut précisément le monopole d'émission des emprunts d'État, détenu par les
Rothschild, qui permit et imposa le recours aux capitaux juifs sur une grande
échelle ; une grande partie de la richesse des Juifs se trouva ainsi engagée
dans les activités d'État, ce qui constitua la base naturelle d'une nouvelle
cohésion à l'échelle européenne pour les Juifs d'Europe centrale et
occidentale. Des liens spontanés existaient aux xvne et xvme siècles entre des Juifs de différents pays ; désormais une seule
firme, présente dans toutes les grandes capitales européennes, en contact
constant avec toutes les communautés juives, en possession de toutes les
informations utiles, disposant de toutes les facultés d'organisation, était
capable d'utiliser systématiquement toutes ces possibilités éparses 345 .
La thèse de Louis-Ferdinand
Céline était simple, ingénieuse, et elle avait juste ce qu'il fallait
d'imagination idéologique pour compléter l'antisémitisme plus rationaliste des
Français. Selon Céline, les Juifs avaient empêché l'unité politique de
l'Europe, provoqué toutes les guerres européennes depuis 843 et tramé la ruine
de la France et de l'Allemagne en suscitant leur hostilité mutuelle. Céline
avança cette abracadabrante explication de l'histoire dans L'École
des cadavres, ouvrage écrit au temps des accords de Munich, et publié
pendant les premiers mois de la guerre 384 . Un pamphlet publié précédemment sur le même sujet, Bagatelles pour un massacre (1938), ne donnait pas encore
cette nouvelle clé de l'histoire européenne, mais était déjà remarquablement
moderne. Céline n'établissait pas de distinctions entre Juifs nationaux et
étrangers, entre bons et mauvais Juifs ; il ne se souciait pas de proposer des
lois compliquées (l'une des caractéristiques de l'antisémitisme français) : il
allait droit au but et réclamait le massacre de tous les Juifs.
C'est la discrimination
sociale, et non l'antisémitisme politique, qui créa ce spectre : « le Juif ». Le premier auteur à établir une distinction
entre l'individu juif et « le Juif en général, le Juif partout et nulle part »
fut un obscur journaliste qui, en 1802, écrivit une satire mordante de la
société juive et de sa soif d'éducation, la clé magique qui ouvrait toutes les
portes de la société. Il décrivait les Juifs comme l'« essence » même d'une
société de philistins et de parvenus 405 . Cet écrit assez
vulgaire fut non seulement lu avec délices par de nombreux habitués du salon
de Rahel, et des plus éminents, mais il inspira indirectement à un grand poète
romantique, Clemens Brentano, un très spirituel essai dans lequel, à nouveau,
il assimilait le Juif et le philistin 406 .
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. Tout au long de la Recherche du temps perdu, l'individu et sa réflexion
appartiennent à la société, même s'il se retire dans une solitude silencieuse
et impénétrable, comme le fit Proust lui-même quand il décida d'écrire son
œuvre.
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En ce qui concerne les Juifs,
la transformation du « crime » qu'était le judaïsme en un « vice » à la mode,
la judéité, était des plus dangereuses. Des Juifs avaient pu échapper au
judaïsme par la conversion ; mais on n'échappait pas à la judéité.
Si je le pouvais,
j'annexerais les planètes.
Cecil Rhodes,
The Last Will and Testament of Cecil John Rhodes,
1902
L'impérialisme naquit lorsque
la classe dirigeante détentrice des instruments de production capitaliste
s'insurgea contre les limitations nationales imposées à son expansion
économique. C'est par nécessité économique que la bourgeoisie s'est tournée
vers la politique : en effet, comme elle refusait de renoncer au système
capitaliste – dont la loi implique structurellement une croissance économique
constante –, il lui fallut imposer cette loi à ses gouvernements et faire
reconnaître l'expansion comme but final de la politique étrangère.
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À la différence de la
structure économique, la structure politique ne peut pas s'étendre à l'infini
parce qu'elle ne se fonde pas sur la productivité de l'homme qui, elle, est
illimitée. De toutes les formes de gouvernement et d'organisation des gens,
l'État-nation est la moins favorable à une croissance illimitée, car le
consentement authentique sur lequel il repose ne peut se perpétuer indéfiniment
: il ne s'obtient que rarement, et non sans peine, des peuples conquis.
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posé en conquérant, il a fait
naître une conscience nationale et un désir de souveraineté chez les peuples
conquis, ruinant par là toute tentative authentique de créer un empire. Ainsi
la France incorpora-t-elle l'Algérie comme un département de la métropole sans
pour autant imposer ses propres lois à une population arabe. Bien au contraire,
elle continua à respecter la loi islamique et garantit à ses citoyens arabes un
« statut particulier », créant un produit hybride totalement absurde, à savoir
un territoire décrété français, juridiquement aussi français que le département de la Seine », mais dont les habitants
n'étaient pas des citoyens français.
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Il en allait de même de la
domination française. Les gouverneurs généraux nommés par le gouvernement en
place à Paris ou bien étaient l'objet d'une forte pression de la part des
coloniaux français, comme ce fut le cas en Algérie, ou bien refusaient
carrément d'appliquer en faveur des indigènes les réformes soi-disant «
inspirées par la faiblesse des principes démocratiques de [leur] gouvernement 607 ». Partout les administrateurs impérialistes voyaient
dans le contrôle exercé par la nation un insupportable fardeau et une menace
contre leur domination.
En réalité, les impérialistes
souhaitaient une expansion du pouvoir politique sans que soit institué un corps
politique. L'expansion impérialiste avait été déclenchée par une curieuse
forme de crise économique, la surproduction de capitaux et l'apparition
d'argent « superflu » résultant d'une épargne excessive qui ne parvenait plus
à trouver d'investissement productif à l'intérieur des frontières nationales.
Pour la première fois, ce ne fut pas l'investissement du pouvoir qui prépara la
voie à l'investissement de l'argent, mais l'exportation du pouvoir qui suivit
docilement le chemin de l'argent exporté, puisque des investissements incontrôlables
réalisés dans les pays lointains menaçaient de transformer en joueurs de larges
couches de la société, de changer l'économie capitaliste tout entière de
système de production qu'elle était en système de spéculation financière, et de
substituer aux profits tirés de la production des profits tirés des
commissions. La décennie précédant l'ère impérialiste, c'est-à-dire les années
1870, connut une augmentation inouïe d'escroqueries, de scandales financiers et
de spéculation sur le marché des valeurs.
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Le pouvoir devint l'essence
de l'action politique et le centre de la pensée politique lorsqu'il fut séparé
de la communauté politique qu'il était supposé servir. Il est vrai que c'est un
facteur économique qui avait tout déclenché. Mais ce qui en est résulté, à
savoir l'avènement du pouvoir comme unique contenu de la politique, et de
l'expansion comme son unique but, n'aurait sans doute pas rencontré une approbation
aussi unanime, de même que la dissolution du corps politique de la nation
n'aurait pas à son tour rencontré si peu d'opposition, si ces phénomènes
n'avaient pas eux-mêmes répondu aussi parfaitement aux désirs cachés et aux
secrètes convictions des classes économiquement et socialement dominantes. La
bourgeoisie, que l'État – nation et son propre désintérêt pour les affaires
publiques avaient si longtemps tenue à l'écart du gouvernement, doit son
émancipation politique à l'impérialisme.
L'impérialisme doit être
compris comme la première phase de la domination politique de la bourgeoisie
bien plus que comme le stade ultime du capitalisme. On sait assez que,
jusque-là, les ---
Il n'est pratiquement pas un
seul modèle de la morale bourgeoise qui n'ait été anticipé par la magnificence
hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait presque complet, non
pas de l'Homme, mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n'a été ni
dépassée ni améliorée. « La Raison […] n'est rien d'autre qu'un Calcul » ; «
Sujet libre, libre Arbitre [sont] des mots […] vides de sens ; c'est-à-dire
Absurdes. » Être privé de raison, incapable de vérité, sans libre arbitre –
c'est-à-dire incapable de responsabilité – l'homme est essentiellement une fonction
de la société et sera en conséquence jugé selon sa « valeur ou [sa] fortune […]
son prix ; c'est-à-dire la somme correspondant à l'usage de son pouvoir ». Ce
prix est constamment évalué et réévalué par la société, l'« estime des autres »
variant selon la loi de l'offre et de la demande.
Pour Hobbes, le pouvoir est
le contrôle accumulé qui permet à l'individu de fixer les prix et de moduler
l'offre et la demande de manière qu'elles contribuent à son propre profit.
L'individu envisagera son profit dans un isolement complet, du point de vue
d'une minorité absolue, pourrait-on dire ; il s'apercevra alors qu'il ne peut
œuvrer et satisfaire à son intérêt sans l'appui d'une quelconque majorité. Par
conséquent, si l'homme n'est réellement motivé que par ses seuls intérêts
individuels, la soif de pouvoir doit être la passion fondamentale de l'homme.
C'est elle qui règle les relations entre individu et société, et toutes les
autres ambitions, richesse, savoir et honneur, en découlent elles aussi. Dans
la lutte pour le pouvoir comme dans leurs aptitudes innées au pouvoir, Hobbes
souligne que tous les hommes sont égaux ; en effet, l'égalité des hommes entre
eux se fonde sur le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en
tuer un autre. La ruse peut compenser la faiblesse. Leur égalité en tant que
meurtriers en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d'où le
besoin d'avoir un État. La raison d'être* de l'État
est le besoin de sécurité éprouvé par l'individu, qui se sent menacé par tous
ses semblables.
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. La République de Hobbes est
une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à
l'extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans le chaos
dépourvu de but et de sens des intérêts privés dont elle est issue. Pour
justifier la nécessité d'accumuler le pouvoir, Hobbes s'appuie sur la théorie
de l'état de nature, la « condition de guerre perpétuelle » de tous contre tous
dans laquelle les divers États individuels demeurent encore les uns vis-à-vis
des autres exactement comme l'étaient leurs sujets respectifs avant de se
soumettre à l'autorité d'une République 613 . Cet état permanent de guerre potentielle garantit à
la République une espérance de permanence parce qu'il donne à l'État la
possibilité d'accroître son pouvoir aux dépens des autres États.
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Tout homme, toute pensée qui n'œuvrent ni ne
se conforment au but ultime d'une machine, dont le seul but est la génération
et l'accumulation du pouvoir, sont dangereusement gênants. Hobbes estimait que
les livres des « Grecs et des Romains de l'Antiquité » étaient aussi «
nuisibles » que l'enseignement chrétien d'un « Summum bonum […] tel qu'[il]
est dit dans les Livres des anciens Moralistes », ou que la doctrine du « quoi
qu'un homme fasse contre sa Conscience est Péché », ou que « les Lois sont les
Règles du Juste et de l'injuste
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En tant que philosophe,
Hobbes avait déjà pu déceler dans l'essor de la bourgeoisie toutes les qualités
antitraditionalistes de cette classe nouvelle qui devait mettre plus de trois
cents ans à arriver à maturité. Son Léviathan n'avait
rien à voir avec une spéculation oiseuse sur de nouveaux principes politiques,
ni avec la vieille quête de la raison telle qu'elle gouverne la communauté des
hommes ; il n'était que le strict « calcul des conséquences » découlant de
l'essor d'une classe nouvelle dans une société fondamentalement liée à la
propriété conçue comme élément dynamique générateur d'une propriété toujours
nouvelle. La fameuse accumulation du capital qui a donné naissance à la
bourgeoisie a changé les notions mêmes de propriété et de richesse : on ne les
considérait plus désormais comme les résultats de l'accumulation et de
l'acquisition, mais bien comme leurs préalables ; la richesse devenait un moyen
illimité de s'enrichir. Étiqueter la bourgeoisie comme classe possédante n'est
que superficiellement correct, étant donné que l'une des caractéristiques de
cette classe était que quiconque pouvait en faire partie du moment qu'il
concevait la vie comme un processus d'enrichissement perpétuel et considérait
l'argent comme quelque chose de sacro-saint, qui ne saurait en aucun cas se
limiter à un simple bien de consommation.
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Bien que jamais reconnu
officiellement, Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce
qu'il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir
l'acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, dans la mesure
où le processus d'accumulation doit tôt ou tard détruire les limites
territoriales existantes. Il avait deviné qu'une société qui s'était engagée
sur la voie de l'acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une
organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un processus
perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même, par la seule puissance de son
imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type
d'homme capable de s'adapter à une telle société et à son corps politique
tyrannique. Il devina que ce nouveau type humain devrait nécessairement
idolâtrer le pouvoir lui-même, qu'il se flatterait d'être traité d'animal assoiffé
de pouvoir, alors qu'en fait la société le contraindrait.à se démettre de
toutes ses forces naturelles, vertus et vices, pour faire de lui ce pauvre type
qui n'a même pas le droit de s'élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter
pour le pouvoir, se soumet à n'importe quel gouvernement en place et ne
bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup
d'une incompréhensible raison d'État*.
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Voilà donc les raisons qui
ont amené le nationalisme à nourrir un tel penchant envers l'impérialisme, en
dépit des contradictions internes entre les deux principes 631 . Moins les nations étaient aptes à incorporer les
peuples étrangers (ce qui allait contre la constitution de leur propre corps
politique), plus elles étaient tentées de les opprimer. En théorie, un abîme
sépare le nationalisme de l'impérialisme ; dans la pratique, cet abîme peut
être franchi, et il l'a été, par le nationalisme tribal et le racisme brutal.
Dès le début, et dans tous les pays, les impérialistes déclarèrent bien haut et
à qui voulait les entendre qu'ils se situaient « au – delà des partis », et ils
furent les seuls à parler au nom de la nation dans son ensemble. Cela était
particulièrement vrai des pays d'Europe centrale et orientale, qui avaient peu
ou pas de comptoirs outre-mer ; dans ces pays, l'alliance entre la populace et
le capital s'effectuait sur place et souffrait d'autant plus fortement des
institutions nationales et de tous les partis nationaux (qu'elle attaquait
beaucoup plus violemment) 632 .
La vérité historique est que
la pensée raciale, dont les racines sont profondément ancrées dans le xvme siècle, est apparue simultanément dans tous les pays occidentaux au
cours du xixe siècle. Le racisme a fait la force idéologique des politiques
impérialistes depuis le tournant de notre siècle. Il a indéniablement absorbé
et régénéré tous les vieux types d'opinions raciales qui, toutefois, n'auraient
jamais été en eux – mêmes assez forts pour créer – ou plutôt pour dégénérer en
– ce racisme considéré comme une Weltanschauung [une
vision du monde] ou comme une idéologie. Au milieu du siècle dernier, les
opinions raciales étaient encore mesurées à Faune de la raison politique :
jugeant les doctrines de Gobineau, Tocqueville écrivait à ce dernier : « Je les
crois très vraisemblablement fausses et très certainement pernicieuses 639 . » La pensée raciale dut attendre la fin du siècle
pour se voir célébrée, en dignité et en importance, comme l'une des plus
importantes contributions à l'esprit du monde occidental 640 .
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L'immense pouvoir de
persuasion inhérent aux idéologies maîtresses de notre temps n'est pas fortuit.
Persuader n'est possible qu'à condition de faire appel soit aux expériences,
soit aux désirs, autrement dit aux nécessités politiques immédiates. En
l'occurrence, la vraisemblance ne provient ni de faits scientifiques, comme
voudraient nous le faire croire les divers courants darwinistes, ni de lois
historiques, comme le prétendent les historiens en quête de la loi selon
laquelle naissent et meurent les civilisations. UNE « RACE » D'ARISTOCRATES
CONTRE UNE « NATION » DE CITOYENS
IL L'UNITÉ DE RACE COMME SUBSTITUT
À L'ÉMANCIPATION NATIONALE
En Allemagne, la pensée
raciale ne s'est développée qu'après la déroute de la vieille armée prussienne
devant Napoléon. Elle dut son essor aux patriotes prussiens et au romantisme
politique bien plus qu'à la noblesse et à ses porte-parole. À la différence du
mouvement racial français qui visait à déclencher la guerre civile et à faire
éclater la nation, la pensée raciale allemande fut inventée dans un effort pour
unir le peuple contre toute domination étrangère. Ses auteurs ne cherchaient
pas d'alliés au-delà des frontières ; ils voulaient éveiller dans le peuple la
conscience d'une origine commune.
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On a accusé le romantisme
politique d'avoir inventé la pensée raciale, de même qu'on l'a accusé, à juste
titre, d'avoir engendré toutes les opinions irresponsables possibles et
imaginables. Adam Mueller et Friedrich Schlegel témoignent au plus haut degré
de cet engouement général de la pensée moderne qui permet à pratiquement n'importe
quelle opinion de gagner du terrain momentanément. Aucun fait réel, aucun
événement historique, aucune idée politique n'échappa à la contagion de
l'omniprésente folie destructrice, en vertu de laquelle tous ces
maîtres-littérateurs réussissaient toujours à trouver des occasions aussi
nouvelles qu'originales pour répandre des opinions aussi inédites que
fascinantes. « Il faut romanticiser le monde », disait Novalis, qui voulait «
inculquer un sens élevé au commun, une apparence mystérieuse à l'ordinaire, la
dignité de l'inconnu au connu 660 ». Le peuple était
l'un des objets de cette romantisation, et cet objet pouvait devenir à tout
moment l'État, la famille, la noblesse ou n'importe quoi d'autre, c'est –
à-dire – dans les premiers temps – tout ce qui pouvait venir à l'esprit de l'un
de ces intellectuels, ou – plus tard, quand, avec l'âge, ils eurent appris la
réalité du pain quotidien –, tout ce que pouvait commander la bourse d'un
mécène 661 . Aussi est-il pratiquement impossible d'étudier le
développement de n'importe laquelle de ces libres opinions rivales, dont le xixe siècle fut si étonnamment prodigue, sans se trouver en présence du
romantisme sous sa forme allemande.
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À cause de ce « relativisme »
fondamental, la contribution directe du romantisme au développement de la
pensée raciale est presque négligeable. Dans ce jeu anarchique dont les règles
donnent à chacun le droit d'avoir à un moment quelconque au moins une opinion
personnelle et arbitraire, il va pratiquement de soi que toutes les opinions
imaginables peuvent être formulées et dûment imprimées. Beaucoup plus
caractéristique que ce chaos était la croyance fondamentale en la personnalité
en tant que but suprême en soi. En Allemagne, où le conflit entre noblesse et
classe moyenne montante ne s'est jamais réglé sur la scène politique, le culte
de la personnalité s'est développé comme l'unique moyen d'obtenir au moins une
sorte d'émancipation sociale. La classe dirigeante de ce pays exprimait
ouvertement son mépris traditionnel pour les affaires, et sa répugnance à
s'associer avec des marchands en dépit de la richesse et de l'importance
croissantes de ces derniers, si bien qu'il n'était pas facile de trouver le moyen
de gagner quelque espèce de respect de soi. Le Bildungsroman 2 ® allemand classique, Wilhelm Master, où le héros, issu de la classe moyenne, est
éduqué par des nobles et par des acteurs dans la mesure où, dans sa propre
sphère sociale, le bourgeois n'a pas de « personnalité », témoigne assez de
cette situation désespérée.
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Parfaitement significatif de cette volonté est
le court ouvrage de Clemens Brentano 665 qui fut destiné et lu au club
ultra-nationaliste des ennemis de Napoléon groupés en 1808 sous le nom de « die
christlich-deutsche Tischgesellschaft ». À sa manière brillante et extrêmement
sophistiquée, Brentano insiste sur le contraste entre la « personnalité innée
», l'individu de génie, et le « philistin », qu'il identifie immédiatement aux
Français et aux Juifs. À la suite de quoi les bourgeois allemands voulurent au
moins essayer d'attribuer aux autres peuples toutes les qualités que la
noblesse méprisait comme typiquement bourgeoises – d'abord aux Français, plus
tard aux Anglais, et de tout temps aux Juifs. Quant à ces mystérieuses
qualités qu'une « personnalité innée » recevait à la naissance, elles étaient
exactement les mêmes que celles dont se réclamaient les véritables Junkers.
III. LA NOUVELLE CLEF DE
L'HISTOIRE
La première phrase de cet
ouvrage en quatre volumes – « La chute de la civilisation est le phénomène le
plus frappant et, en même temps, le plus obscur de l'histoire 667 668 »
– révèle clairement l'intérêt fondamentalement neuf et moderne de son auteur,
ce nouvel état d'esprit pessimiste qui imprègne son œuvre et qui constitue une
force idéologique capable de faire l'unité de tous les éléments et opinions
contradictoires antérieurs.
IV. LES « DROITS DES ANGLAIS
» CONTRE LES DROITS DES HOMMES
Alors que les graines de la
pensée raciale allemande ont été semées au moment des guerres napoléoniennes,
les prémices du futur développement anglais sont apparues au cours de la
Révolution française et l'on peut en suivre la trace jusqu'à l'homme qui la
dénonça avec violence comme la crise « la plus ahurissante qui soit jusque-là
survenue dans le monde » – Edmund Burke 680 .
Deux nouveaux moyens visant à
imposer organisation politique et autorité aux populations étrangères furent
découverts au cours des premières décennies de l'impérialisme. L'un était la
race en tant que principe du corps politique, l'autre la bureaucratie comme
principe de domination à l'étranger. Si l'on n'avait pas utilisé la race comme
substitut à la nation, la mêlée pour l'Afrique et la fièvre de
l'investissement auraient fort bien pu rester cette vaine « ronde de la mort et
du négoce » (Joseph Conrad) de toutes les ruées vers l'or. Si l'on n'avait pas
utilisé la bureaucratie comme substitut au gouvernement, le dominion
britannique de l'Inde aurait fort bien pu être abandonné à l'impudence des «
briseurs de loi de l'Inde » (Burke) sans altérer le climat politique de toute
une époque.
Comme M. Kurtz dans Au cœur des ténèbres de Conrad, ils étaient « creux
jusqu'au noyau », « téméraires sans hardiesse, gourmands sans audace et cruels
sans courage ». Ils ne croyaient en rien et « pouvaient se mettre à croire à
n'importe quoi – absolument n'importe quoi ».
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Les Boers descendent de
colons hollandais qui, au milieu du xvne siècle, s'étaient
installés au Cap pour fournir des légumes frais et de la viande aux bateaux
faisant route vers les Indes. Au cours du siècle suivant, il n'y avait eu qu'un
petit groupe de huguenots français pour les suivre, si bien que c'est seulement
grâce à son taux de natalité élevé que le noyau hollandais avait pu devenir un
peuple de dimension restreinte. Complètement à l'écart du courant de l'histoire
européenne, ils s'étaient engagés sur une voie telle que « peu de nations
l'avaient suivie avant eux, et où aucune n'avait vraiment réussi 713 ».
À la différence des nazis,
pour qui le racisme et l'antisémitisme étaient deux armes politiques
primordiales pour la destruction de la civilisation et la constitution d'un
nouveau corps politique, le racisme et l'antisémitisme ne représentent en
Afrique du Sud qu'un état de fait et une conséquence naturelle du statu quo.
Ceux-ci n'avaient nul besoin du nazisme pour naître, et ils ne l'influencèrent
que de manière indirecte.
Des deux principaux moyens
politiques de domination impérialiste, la race fut découverte en Afrique du Sud
et la bureaucratie en Algérie, en Égypte et en Inde ; la première représentait
à l'origine une réaction semi-consciente face à des peuples dont l'humanité
faisait honte et peur à l'homme européen, tandis que la seconde fut la séquelle
de cette administration grâce à laquelle les Européens avaient essayé de
gouverner des peuples étrangers en qui ils ne pouvaient décidément voir que des
peuples inférieurs ayant grand besoin de leur protection particulière. La race,
autrement dit, était le moyen d'échapper à une irresponsabilité où rien
d'humain ne pouvait plus subsister, et la bureaucratie la conséquence d'une
responsabilité qu'aucun homme, qu'aucun peuple ne sauraient endosser ni envers
son semblable ni envers quelque autre peuple.
Tout aventurier sait bien sûr
ce que veut dire Kipling lorsqu'il fait l'éloge de Kim parce que « ce qu'il
aimait, c'était le jeu pour l'amour du jeu ». Tous ceux qui sont encore
capables de s'émerveiller devant ce « grand et merveilleux monde » savent que
c'est là un bien pauvre argument contre le jeu quand bien même les «
missionnaires et secrétaires des œuvres de charité ne pourraient en voir la
beauté ». Moins encore, semble-t-il, ont droit à la parole ceux qui considèrent
comme « un péché de baiser les lèvres d'une fille blanche, et une vertu de
baiser le soulier d'un homme noir 792 ». Puisqu'en dernier
ressort la vie elle-même doit être aimée et vécue au nom de la vie, l'aventure
et l'amour du jeu pour le jeu semblent bien être l'un des symboles les plus
intensément humains de la vie. C'est ce fond d'humanité passionnée qui fait de
Kim le seul roman de l'ère impérialiste où une
authentique fraternité réunit les « lignées supérieures et les lignées
inférieures », où Kim, « Sahib et fils de Sahib », peut à juste titre dire «
nous » lorsqu'il parle des « hommes de chaîne », « tous attelés à la même corde
».
----
Mais, avant que tout cela
n'arrive, les impérialistes devaient détruire l'homme le plus valeureux qui fût
jamais passé du personnage d'aventurier (fortement pénétré de l'esprit «
pourfendeur de dragons ») à celui d'agent secret : Lawrence d'Arabie. Jamais
depuis lors cette expérience de la politique secrète n'a été vécue avec plus de
pureté et par un homme plus honnête. Lawrence ne craignit pas d'être son propre
terrain d'expérience, après quoi il en revint et crut appartenir à la «
génération perdue ». Il pensait ainsi parce que « les Anciens sont réapparus
et ils nous ont pris notre victoire » afin de « refaire [le monde] à l'image de
l'ancien monde qu'ils avaient connu 793 ». Les Anciens
s'étaient montrés en réalité bien peu efficaces, même à cet égard, ils avaient
transmis leur victoire, et du même coup leur pouvoir, à d'autres hommes de
cette « génération perdue » qui n'étaient ni plus vieux que Lawrence ni très
différents de lui. La seule différence tenait à ce que Lawrence s'accrochait encore
fermement à une moralité qui avait cependant déjà perdu tout fondement objectif
et n'était faite que d'une sorte d'esprit chevaleresque personnel et
nécessairement chimérique.
Lawrence était séduit par
l'idée de devenir agent secret en Arabie en raison de son immense désir de
quitter le triste monde de la respectabilité, dont la continuité avait tout
simplement perdu toute signification, et de son dégoût du monde autant que de
lui-même. Ce qui l'attirait le plus dans la civilisation arabe, c'était son «
évangile du dénuement […] [qui] semble aussi impliquer une sorte de dénuement
moral », qui « a su s'épurer des dieux domestiques » 794 . Ce qu'il essaya le plus d'éviter une fois revenu à
la civilisation anglaise, ce fut de vivre une vie personnelle, si bien qu'il
finit par s'enrôler, aussi incompréhensible que cela puisse paraître, comme
simple soldat dans l'armée britannique, qui était manifestement la seule
institution dans laquelle l'honneur d'un homme pût coïncider avec la perte de
son identité personnelle.
Le nazisme et le bolchevisme
doivent plus au pangermanisme et au panslavisme (respectivement) qu'à tout
autre idéologie ou mouvement politique. C'est particulièrement visible en
politique étrangère où les stratégies de l'Allemagne nazie et de la Russie
soviétique ont été si proches des fameux programmes de conquête tracés par les
mouvements annexionnistes, avant et pendant la Première Guerre mondiale, que
l'on a souvent pris les ambitions totalitaires pour la poursuite de simples
intérêts permanents russes ou allemands. Ni Hitler ni Staline n'ont jamais
reconnu leur dette envers l'impérialisme dans le développement de leurs
méthodes de domination, mais ni l'un ni l'autre n'ont hésité à admettre ce
qu'ils devaient à l'idéologie des mouvements annexionnistes ou à imiter leurs
slogans 809 .
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. L'impérialisme continental
avait donc d'emblée une affinité beaucoup plus grande avec les théories de la
race, il intégrait avec enthousiasme la tradition de la pensée raciale 824 et s'appuyait
fort peu sur des expériences spécifiques.
-----
. Partout où l'antagonisme
avec l'État ne s'identifiait pas à une absence de patriotisme – ainsi en
Pologne où la déloyauté envers le tsar était une marque de loyauté envers la
Pologne, ou en Autriche où les Allemands considéraient Bismarck comme leur
grande figure nationale –, cet antisémitisme revêtait des formes plus violentes
parce que les Juifs y apparaissaient alors comme les agents, non seulement d'un
appareil d'État oppressif, mais aussi d'un oppresseur étranger. Mais le rôle
fondamental de l'antisémitisme dans les mouvements annexionnistes ne saurait
s'expliquer davantage par cette position des minorités que par les expériences
spécifiques que Schônerer, protagoniste du pangermanisme autrichien, avait
connues au début de sa carrière quand, appartenant encore au parti libéral, il
s'était aperçu des relations existant entre la monarchie des Habsbourg et la
mainmise des Rothschild sur les chemins de fer autrichiens 837 .
----
Le nationalisme tribal, cette
force motrice cachée derrière l'impérialisme continental, n'avait guère de
points communs avec le nationalisme de l'État-nation occidental pleinement
développé.
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Le nationalisme tribal naquit
de ce climat de déracinement
----
Les mouvements annexionnistes
prêchaient l'origine divine de leurs peuples respectifs par opposition à la foi
judéo-chrétienne en l'origine divine de l'Homme. Selon eux, l'homme, qui
appartient inévitablement à un peuple, n'a reçu qu'indirectement son origine
divine par l'intermédiaire de son appartenance à un peuple. Par conséquent,
l'individu ne possède sa valeur humaine que dans la mesure où il fait partie
du peuple distingué par son origine divine.
----
La fausseté de cette théorie
est aussi manifeste que son utilité politique. Dieu n'a créé ni les hommes –
dont l'origine se trouve clairement dans la procréation – ni les peuples – qui
sont apparus comme le résultat de l'organisation humaine. Les hommes sont
inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations
différentes et de leur destin historique. Leur égalité est seulement une
égalité de droits, c'est-à-dire une égalité humaine dans ses intentions ; mais,
derrière cette égalité humaine dans ses intentions, il y a selon la tradition
judéo-chrétienne une autre égalité, qui s'exprime dans la notion d'une origine
commune au-delà de l'histoire humaine, de la nature humaine et de l'intention
humaine – origine commune à partir de l'Homme mythique, non identifiable, qui
seul est la créature de Dieu
Le mépris déclaré de la loi
et des institutions juridiques et la justification idéologique de l'absence de
loi ont été beaucoup plus caractéristiques de l'impérialisme continental que
de l'impérialisme colonial. Cela vient en partie de ce que l'éloignement géographique
n'était pas là pour permettre aux impérialistes continentaux de séparer
l'illégalité de leur domination sur des continents étrangers de la légalité
des institutions de leur pays natal. Un autre facteur tout aussi important
explique cette différence, c'est que les mouvements annexionnistes sont nés
dans des pays qui n'avaient jamais connu de gouvernement constitutionnel, si
bien que leurs leaders concevaient tout naturellement le gouvernement et le
pouvoir en termes de décisions arbitraires prises en haut lieu.
----
Loin de lui inspirer des
balivernes pleines de profondeur, la bureaucratie autrichienne amena le plus
grand de ses écrivains modernes à se faire l'humoriste et le critique de toute
sa structure. Franz Kafka connaissait bien la croyance superstitieuse au destin
qui habite ceux qui vivent sous la domination perpétuelle du hasard, cet
inévitable penchant à trouver une signification suprahumaine particulière en
des événements dont le sens rationnel dépasse la connaissance et la
compréhension de ceux qu'ils concernent. Il était parfaitement conscient de
l'étrange séduction qu'exerçaient ces peuples, avec leur mélancolie et la
beauté triste de leurs contes traditionnels qui semblaient tellement supérieurs
à la littérature plus légère et plus brillante des peuples plus heureux. Il a
décrit l'orgueil dans la nécessité pure, fût-ce la nécessité du mal, et la
dissimulation écœurante qui identifie le mal et l'infortune avec la destinée
----
À la différence des partis,
les mouvements ne se sont pas contentés de dégénérer en machines
bureaucratiques 880 , mais ils ont vu dans les régimes bureaucratiques des
modèles d'organisation possibles. Tous auraient partagé l'admiration qui
inspira à Pagodin, un pansla – viste, la description de l'appareil
bureaucratique de la Russie tsa – riste : « Une énorme machine […] construite
sur le plus simple des principes, guidée par la main d'un seul
homme […] qui la déclenche à tout moment d'un simple geste, quelque direction
et quelque vitesse qu'il décide de choisir. Et il ne s'agit pas seulement d'un
mouvement mécanique, la machine est entièrement animée par des émotions
héritées qui sont subordination, confiance et dévotion sans limites au tsar qui
est leur Dieu sur terre. Qui donc oserait nous attaquer, qui ne saurions-nous
contraindre à se soumettre 881 ? »
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Il est vrai que ces idées
avaient été rendues concrètes par Hegel dans sa théorie de l'Histoire et de
l'État, et développées par Marx dans sa théorie du prolétariat conçu comme
acteur du genre humain. Ce n'est évidemment pas l'effet du hasard si le
panslavisme russe a été aussi influencé par Hegel que le bolchevisme l'a été
par Marx. Ni Hegel ni Marx n'avaient cependant déclaré que les êtres humains
réels, les partis ou les pays réels d'alors incarnaient des idées en chair et
en os ; tous deux croyaient plutôt au processus de l'histoire au cours duquel
les idées ne pouvaient se concrétiser que dans un mouvement dialectique
complexe.
La différence flagrante et
fatidique entre l'impérialisme continental et l'impérialisme colonial tient à
ce que leurs succès et leurs échecs ont été d'entrée de jeu exactement opposés.
Tandis que l'impérialisme continental avait, même à ses débuts, réussi à
développer l'hostilité impérialiste contre l'État-nation en organisant de
larges couches de la population hors du système des partis, et qu'il n'avait
jamais pu obtenir de résultats dans une expansion concrète, l'impérialisme
colonial, lui, dans sa course effrénée et victorieuse pour annexer sans cesse
davantage des territoires lointains, n'eut jamais beaucoup de succès lorsqu'il
tenta de transformer la structure politique de ses métropoles respectives. La
ruine du système de l'État-nation, que son propre impérialisme colonial avait
préparée, fut finalement menée à bien par ces mouvements qui s'étaient
constitués hors de sa propre orbite. Et quand vint le moment où les mouvements
commencèrent à se mesurer avec succès au système de partis de l'État-nation, on
vit aussi qu'ils pouvaient saper uniquement les pays dotés d'un système
multipartite, que la seule tradition impérialiste ne suffisait pas à leur
assurer la faveur des masses, et que la Grande-Bretagne, exemple classique d'un
système bipartite, ne produisait pas, hors de son système de partis, de mouvement
d'orientation fasciste ou communiste de quelque envergure.
La logique de ce système
voulait donc que la philosophie d'État continentale ne reconnût aux hommes
leur citoyenneté que dans la mesure où ils n'étaient pas membres d'un parti,
c'est-à-dire dans leur relation individuelle et non organisée avec l'État (Staatsbürger) ou en fonction de leur enthousiasme
patriotique en temps de crise (citoyens*) 906 . Ce qui eut pour triste
résultat, d'une part la transformation du citoyen* de
la Révolution française en bourgeois* du xixe siècle, d'autre part l'antagonisme entre État et société.
----
Le choix des affiches
électorales était aussi significatif que le choix des candidats. Aucune d'elles
ne faisait l'éloge de son candidat pour son mérite personnel ; les affiches en
faveur de Hindenburg se bornaient à affirmer qu'« une voix pour Thàlmann était
une voix pour Hitler » – en conseillant aux travailleurs de ne pas gaspiller
leurs suffrages sur un candidat assuré d'être battu (Thàlmann), ils mettaient
ainsi Hitler en bonne position. C'est ainsi que les sociaux-démocrates
choisirent de se réconcilier avec Hindenburg, dont le nom ne fut même pas
mentionné. Les partis de droite jouèrent le même jeu et clamèrent à cor et à
cri qu'« une voix pour Hitler était une voix pour Thàlmann ». Les uns et les
autres, de surcroît, faisaient assez clairement allusion aux circonstances
dans lesquelles nazis et communistes avaient fait cause commune, de manière à
convaincre tous leurs fidèles partisans, à droite comme à gauche, que seul
Hindenburg saurait maintenir le statu quo.
LE TOTALITARISME
Les hommes normaux ne savent
pas que tout est possible.
David Rousset,
L'Univers concentrationnaire, 1946, p. 181.
Rien ne caractérise mieux les
mouvements totalitaires en général, et la gloire de leurs leaders en
particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et la
facilité surprenante avec laquelle on les remplace
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Une erreur encore plus grave
consisterait, sous prétexte de cette précarité, à oublier que les régimes
totalitaires, aussi longtemps qu'ils sont au pouvoir, et les dirigeants
totalitaires, tant qu'ils sont en vie, « commandent et s'appuient sur les
masses » jusqu'au bout 986 . L'accession de
Hitler au pouvoir fut légale selon la règle majoritaire 987 , et ni lui ni Staline n'auraient pu maintenir leur
autorité sur de vastes populations, survivre à de nombreuses crises intérieures
et extérieures, et braver les dangers multiples d'implacables luttes internes
au parti, s'ils n'avaient bénéficié de la confiance des masses.
----
C'est dans cette atmosphère
d'effondrement de la société de classes que s'est développée la psychologie de
l'homme de masse européen
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Contrairement aux
prédictions, les masses ne furent pas le produit de l'égalité croissante des
conditions, ni du développement de l'instruction générale, avec l'inévitable
abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu'il implique.
(LAmérique, exemple classique de l'égalité des conditions et de la diffusion de
l'instruction générale avec toutes ses insuffisances, est peut-être moins
représentative de la psychologie des masses qu'aucun autre pays au monde.) Il
apparut bientôt que les gens hautement cultivés étaient particulièrement
attirés par les mouvements de masse, et que, en général, un individualisme
extrêmement raffiné et sophistiqué n'empêchait pas, mais en fait encourageait
quelquefois l'abandon de soi dans la masse auquel préparaient les mouvements de
masse. Ce fait évident, en vertu duquel l'individualisation et la culture
n'empêchent pas la naissance de phénomènes de masse, était si imprévu qu'on en
a souvent rendu responsables le caractère morbide ou le nihilisme de
l'intelligentsia moderne, une haine de soi qui serait typique des
intellectuels, ou encore l'antagonisme entre l'esprit et l'élan vital, l'«
hostilité de l'esprit à la vie ». Pourtant, ces intellectuels tant décriés
furent seulement l'exemple le plus frappant et les porte-parole les plus
visibles d'un phénomène beaucoup plus général. L'atomisation sociale et
l'individualisation extrême précédèrent les mouvements de masse qui attirèrent
les gens complètement inorganisés, les individualistes acharnés qui avaient
toujours refusé de reconnaître les attaches et les obligations sociales,
beaucoup plus facilement et plus vite que les membres, sociables et non
individualistes, des partis traditionnels.
En réalité, les masses se
développèrent à partir des fragments d'une société hautement atomisée, dont la
structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n'étaient
limitées que par l'appartenance à une classe. La principale caractéristique de
l'homme de masse n'est pas la brutalité et l'arriération, mais l'isolement et
le manque de rapports sociaux normaux. Ces masses provenaient de la société de
classes de l'État-nation, criblée de fissures que cimentait le sentiment
nationaliste : il est naturel que, dans leur désarroi initial, elles aient
penché vers un nationalisme particulièrement violent, auquel les leaders des
masses ont cédé, contre leurs propres instincts et leurs propres objectifs, pour
des raisons purement démagogiques 1004
----
Aucun de ces immenses
sacrifices en vies humaines ne fut motivé par une raison
d'Étaf au vieux sens du mot. Aucune des couches sociales liquidées
n'était hostile au régime, ni susceptible de le devenir dans un avenir
prévisible
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La liquidation de la
bureaucratie, c'est-à-dire de la classe des directeurs d'usine et des
ingénieurs, priva les entreprises industrielles du peu d'expérience et de
savoir-faire qu'avait pu acquérir la nouvelle élite technicienne russe.
L'égalité de condition parmi
leurs sujets a été l'un des principaux soucis des despotismes et des tyrannies
depuis l'Antiquité, mais la domination totalitaire ne se satisfait pas d'une
telle égalisation, qui laisse plus ou moins subsister entre les sujets certains
liens communautaires, non politiques, comme les liens familiaux et les
intérêts culturels communs. Si le totalitarisme prend au sérieux ses propres
exigences, il doit en venir au point où il lui faut « en finir une bonne fois
pour toutes avec la neutralité du jeu d'échecs », c'est-à-dire avec
l'existence autonome d'absolument n'importe quelle activité. Les amoureux du
« jeu d'échecs pour lui-même », justement comparés par leur liquidateur aux
amoureux de « l'art pour l'art 1014 », sont les éléments
non encore absolument atomisés d'une société de masse dont l'uniformité
complètement hétérogène est l'une des conditions originelles du totalitarisme.
-----
. Le totalitarisme ne se
satisfait jamais de gouverner par des moyens extérieurs, c'est-à-dire par
l'intermédiaire de l'État et d'une machinerie de violence ; grâce à son
idéologie particulière et au rôle assigné à celle-ci dans l'appareil de
contrainte, le totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser
les êtres humains de l'intérieur
----
Ni le national-socialisme ni
le bolchevisme ne proclamèrent jamais qu'ils avaient établi un nouveau genre de
régime, ni ne déclarèrent que leurs objectifs étaient atteints avec la prise du
pouvoir et le contrôle de l'appareil étatique. Leur idée de la domination ne
pouvait être réalisée ni par un État, ni par un simple appareil de violence,
mais seulement par un groupement animé d'un mouvement constant : à savoir, la
domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de sa vie 1025 . La prise du pouvoir par la violence n'est jamais une
tin en soi, mais seulement le moyen d'une fin et, dans n'importe quel pays, la
prise du pouvoir n'est qu'une étape transitoire et bienvenue, mais jamais la
fin du mouvement. L'objectif pratique du mouvement consiste à encadrer autant
de gens que possible dans son organisation, et de les mettre et de les
maintenir en mouvement ; quant à l'objectif politique qui constituerait la fin
du mouvement, il n'existe tout simplement pas.
II. L'ALLIANCE
PROVISOIRE ENTRE LA POPULACE
ET L'ÉLITE
L'incontestable attrait
qu'exercent les mouvements totalitaires sur l'élite de la société et pas
seulement sur la populace, est plus troublant pour notre tranquillité d'esprit
que la loyauté inconditionnelle des membres des mouvements totalitaires et
l'audience populaire des régimes totalitaires
----
L'élite partit pour la guerre avec l'espoir
enivrant que tout ce qu'elle connaissait, la culture, la texture de la vie, se
perdrait peut-être dans ses « orages d'acier » (Ernst Jünger). Dans le
vocabulaire soigneusement choisi de Thomas Mann, la guerre était « pénitence »
et « purification » ; « la guerre en elle-même, plutôt que la victoire, était
source d'inspiration pour le poète ».
----
Si l'on se contente de
qualifier d'accès de nihilisme ce mécontentement violent à l'égard de
l'avant-guerre et des tentatives ultérieures pour y revenir (de Nietzsche et
Sorel à Pareto, de Rimbaud et T. E. Lawrence à Jünger, Brecht et Malraux, de Bakounine
et Netchaïev à Alexandre Blok), on oublie combien le dégoût peut être justifié
dans une société entièrement saturée par l'idéologie et la morale bourgeoises—
---
Pourtant, c'est peut-être ici
que nous pouvons trouver un critère valable pour distinguer l'élite de la
populace, dans l'atmosphère prétotalitaire. Ce que voulait la populace, ce que
Goebbels exprima avec force détails, c'était accéder à l'histoire, même au prix
de l'autodestruction. La conviction intime de Goebbels, selon laquelle « le
plus grand bonheur que peut éprouver un de nos contemporains » est soit d'être
un génie, soit d'en servir un 1048 , était
caractéristique de la populace, non des masses ni de l'élite des
sympathisants. Ces derniers, au contraire, croyaient sérieusement à l'anonymat
au point de nier sérieusement l'existence du génie ; toutes les théories
artistiques des années 20 essayaient désespérément de prouver que l'excellence
est le produit de l'habileté technique, de la logique, qu'elle réalise les
possibilités du matériau 1049 . C'est la populace,
non l'élite, qui était ensorcelée par « la force radieuse de la gloire »
(Stefan Zweig) et qui acceptait avec enthousiasme le culte du génie, héritage
du monde bourgeois. En cela, la populace du xxe siècle suivait
fidèlement le modèle des parvenus du passé, qui avaient déjà découvert que la
société bourgeoise ouvre ses portes à l'« anormal » fascinant, au génie, à
l'homosexuel, ou au Juif, plus volontiers qu'au simple mérite. Le mépris de
l'élite pour le génie et sa soif d'anonymat témoignaient encore d'un état
d'esprit que ni les masses ni la populace n'étaient capables de comprendre,
qui, selon les mots de Robespierre, s'efforçait d'affirmer la grandeur de
l'homme contre la petitesse des grands.
Malgré cette différence entre
l'élite et la populace, il est vrai que l'élite était heureuse chaque fois que
la pègre réussissait, par la terreur, à se faire admettre sur un pied d'égalité
par la société respectable. L'élite ne considérait pas que la destruction de la
civilisation fût un prix trop élevé pour le plaisir de voir y accéder par la
force ceux qui en avaient été injustement exclus dans le passé.
----
. La grande entreprise de
Marx de récrire l'histoire universelle en termes de lutte des classes fascinait
même ceux qui ne croyaient pas à la justesse de sa thèse, à cause de son
intention originale de trouver un biais pour faire accéder à la mémoire de la
postérité les destinées de ceux qu'avait exclus l'histoire officielle.
---
Puisque la bourgeoisie
prétendait être la garante des traditions occidentales et brouillait tous les
problèmes moraux en faisant publiquement étalage de vertus que non seulement
elle ne possédait pas dans la vie privée et dans celle des affaires, mais qu'en
réalité elle méprisait, il parut révolutionnaire d'admettre la cruauté, le
mépris des valeurs humaines et l'absence générale de moralité : cela détruisait
au moins la duplicité sur laquelle semblait reposer la société existante
-----
À cet égard, il est particulièrement
significatif de voir l'accueil réservé à l'Opéra de
quat'sous de Brecht par l'Allemagne préhitlérienne. La pièce présentait
des gangsters comme de respectables hommes d'affaires, et de respectables hommes
d'affaires comme des gangsters. L'ironie fut un peu perdue de vue lorsque des
hommes d'affaires respectables, dans le public, considérèrent qu'il s'agissait
d'une vue pénétrante des réalités du monde, et que la populace salua dans la
pièce une consécration artistique du gangstérisme. Le refrain de la pièce, « ErstKommt das Fressen, dann kommt die Moral 1051 », souleva les
applaudissements frénétiques d'absolument tout le monde, quoique pour des raisons
différentes
----
La moralité double, telle que la pratiquait la
bourgeoisie, devint le signe essentiel de l'esprit de
sérieua?, toujours pompeux, jamais sincère. La distinction entre vie
privée et vie publique ou sociale n'avait rien à voir avec la séparation
justifiée entre les sphères personnelle et publique, elle était plutôt le
reflet psychologique de la lutte entre le bourgeois*
et le citoyen* au xixe siècle, entre
l'homme qui jugeait et utilisait toutes les institutions publiques à l'aune de
ses intérêts privés, et le citoyen responsable qui se préoccupait des affaires
publiques comme étant les affaires de tous.
----
Contre l'esprit de classe des
partis européens qui avaient toujours admis représenter certains intérêts, et
contre l'« opportunisme » qui résultait de leur vision d'eux-mêmes comme
simples éléments d'un tout, les mouvements totalitaires posèrent leur «
supériorité », dans la mesure où ils étaient porteurs d'une Weltanschauung
qui leur permettait de prendre possession de l'homme comme un tout 1052 .
----
Le philistin qui se retire
dans sa vie privée, qui se consacre exclusivement à sa famille et à sa
carrière : tel fut le dernier produit, déjà dégénéré, de la croyance
bourgeoise au primat de l'intérêt privé. Le philistin est un bourgeois coupé
de sa propre classe, un individu atomisé, produit de l'effondrement de la
classe bourgeoise elle-même. L'homme de masse, que Himmler conditionna pour lui
faire commettre les crimes de masse les plus monstrueux de l'histoire,
ressemblait au philistin plutôt qu'à l'homme de la populace ; il était le
bourgeois qui, dans les décombres de son univers, se souciait avant tout de sa
sécurité personnelle, prêt à tout sacrifier – croyance, honneur, dignité – à la
moindre provocation. Rien ne s'avéra plus facile à détruire que l'intimité et
la moralité privée de gens qui ne pensaient qu'à sauvegarder leur vie privée.
Après quelques années de pouvoir et de mise au pas systématique, les nazis
pouvaient proclamer avec raison : « La seule personne qui soit encore un
individu privé en Allemagne, c'est celui qui dort 1056 . »
CHAPITRE XI
Seules la populace et l'élite
peuvent être attirées par l'élan même du totalitarisme ; il faut gagner les
masses par la propagande
---
. On a comparé la manière dont
la propagande totalitaire souligne fortement la nature « scientifique » de ses
assertions à certaines techniques publicitaires qui s'adressent également aux
masses.
---
Dans le cas de la publicité
comme de la propagande totalitaire, la science n'est qu'un produit de
remplacement de la puissance. Les mouvements totalitaires cessent d'être
obsédés par les preuves « scientifiques » dès qu'ils sont au pouvoir. Les
nazis se séparèrent même des savants qui étaient prêts à les servir, et les
Bolcheviks utilisent la réputation des leurs à des fins absolument non
scientifiques et les forcent à jouer le rôle de charlatans.
---
La propagande totalitaire a
élevé la scientificité idéologique et sa technique prédictive à un degré
inconnu d'efficacité dans la méthode et d'absurdité dans le contenu. En effet,
d'un point de vue démagogique, il n'est pas de meilleur moyen d'éviter la
discussion que de déconnecter un argument du contrôle du présent et de dire
que seul l'avenir peut en révéler les mérites. Cependant, les idéologies
totalitaires n'ont pas inventé ce procédé et ne furent pas seules à l'utiliser.
En fait, la scientificité de la propagande de masse est d'un usage tellement
universel dans la politique moderne qu'on l'a interprété comme un signe plus
général de cette obsession de la science qui caractérise le monde occidental
depuis l'essor des mathématiques et de la physique au xvie siècle ; ainsi, le totalitarisme semble n'être que la dernière étape
d'un processus en vertu duquel « la science [est devenue] une idole qui guérira
magiquement les maux de l'existence et transformera la nature de l'homme 1070 ».
---
À cause de son caractère
démagogique, on ne prit pas au sérieux la propagande totalitaire qui,
longtemps avant la prise du pouvoir, avait clairement indiqué combien les
masses étaient peu guidées par le fameux instinct de conservation.
----
Les mouvements totalitaires
se servent du socialisme et du racisme en les vidant de leur contenu utilitaire,
les intérêts d'une classe ou d'une nation. La forme de prédiction infaillible
sous laquelle étaient présentés ces concepts est devenue plus importante que
leur contenu 1078
---
« Nous façonnons la vie de
notre peuple et notre législation conformément aux verdicts de la génétique 1086 », disaient les nazis, de même que les Bolcheviks
assurent leurs fidèles que les forces économiques ont le poids d'un verdict de
l'histoire. Par là, ils promettent une victoire indépendante des défaites et
des échecs « provisoires » d'entreprises spécifiques.
---
La propagande totalitaire
perfectionne les techniques de la propagande de masse, mais elle ne les
invente pas et ne crée pas leurs thèmes. Ceux-ci ont été préparés par les
cinquante années qui virent l'essor de l'impérialisme et la désintégration de
l'État-nation, une fois la populace entrée sur la scène politique européenne.
Tels auparavant les meneurs de foules, les porte-parole des mouvements
totalitaires avaient un flair infaillible pour tous les sujets que la
propagande habituelle des partis ou l'opinion publique négligeaient ou
craignaient d'aborder. Tout ce qui était caché, tout ce qui était passé sous
silence devenait hautement significatif, indépendamment de son importance
intrinsèque. La populace croyait réellement que la vérité était tout ce que la
société respectable avait hypocritement passé sous silence, ou couvert par la
corruption.
---
Alors que la spécialité de la
propagande nazie consista à exploiter la soif de cohérence des masses, les
méthodes bolcheviques ont démontré, comme dans un laboratoire, leur impact sur
l'homme de masse isolé.
---
La fiction la plus efficace
de la propagande nazie fut l'invention d'une conspiration juive mondiale.
Insister sur la propagande antisémite était un procédé courant des démagogues
depuis la fin du xixe siècle, fréquent dans l'Allemagne et
l'Autriche des années 20. Plus l'ensemble des partis et des organes de l'opinion
publique évitaient de manière systématique de discuter la question juive, plus
la populace devenait convaincue que les Juifs étaient les véritables
représentants des puissances établies, et le problème juif le symbole de
l'hypocrisie et de la malhonnêteté du système dans son ensemble.
---
Pourtant, de façon curieuse et détournée, à la
question de savoir quel serait leur rôle futur, les nazis fournirent une
réponse de propagande lorsqu'ils utilisèrent les Protocoles
des Sages de Sion comme modèle pour l'organisation future des masses
allemandes en vue de l'« empire mondial ». L'utilisation des Protocoles n'était pas l'apanage des nazis ; des centaines
de milliers d'exemplaires en furent vendus en Allemagne après la guerre, et le
fait même de les adopter ouvertement comme manuel politique n'était pas nouveau 1099 .
---
Dans les Protocoles,
c'était le thème d'une conspiration mondiale qui séduisait le plus les masses,
car il correspondait parfaitement à la nouvelle situation du pouvoir. (Hitler
promit très vite que le mouvement nazi « transcenderait les limites étroites
du nationalisme moderne 1105 » et, pendant la
guerre, des tentatives furent faites, à l'intérieur des SS, pour effacer
complètement le mot « nation » du vocabulaire national-socialiste.)
II. L'ORGANISATION TOTALITAIRE
Aussi le membre du parti
a-t-il l'impression que quiconque ne lui a pas été désigné expressément comme
un ennemi (un Juif, un capitaliste, etc.) est de son côté, que le monde est
plein d'alliés secrets qui, simplement, n'ont pas encore la force d'esprit ou
de caractère nécessaire pour tirer les conclusions logiques de leurs propres
convictions 1125 .
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La tâche suprême du Chef est
d'incarner la double fonction qui caractérise toutes les couches du mouvement
– d'agir comme le défenseur magique du mouvement contre le monde extérieur ;
et, en même temps, d'être le pont qui relie le mouvement à celui-ci.
---
Cependant, la mainmise de
l'appareil de conspiration sur les partis communistes ne fut que la première
étape de leur transformation en mouvements totalitaires. Il n'était pas
suffisant que la police secrète russe et ses agents dans les partis communistes
étrangers jouent dans le mouvement le même rôle que les formations d'élite que
les nazis avaient transformées en troupes paramilitaires. Il fallait
transformer les partis eux-mêmes, si l'on voulait maintenir la stabilité de la
police secrète. En conséquence, la liquidation des factions et de la
démocratie à l'intérieur du parti s'accompagna en Russie de l'enrôlement de
vastes masses, « neutres » et sans éducation politique, procédé bientôt imité
par les partis communistes étrangers après que la politique de Front populaire
l'eut inauguré.
Le totalitarisme nazi débuta
par une organisation de masse qui ne fut dominée que progressivement par les
formations d'élite, tandis que les Bolcheviks débutèrent par les formations
d'élite et organisèrent les masses en conséquence. Le résultat fut le même dans
les deux cas. De plus, les nazis, à cause de leur tradition et de leurs
préjugés militaristes, modelèrent d'abord leurs formations d'élite sur
l'armée, tandis que les Bolcheviks confièrent dès le début l'exercice du
pouvoir suprême à la police secrète. Pourtant, au bout de quelques années cette
différence disparut également : le chef des SS devint chef de la police
secrète, et les formations SS furent progressivement incorporées à la Gestapo,
dont elles remplacèrent le personnel en place, bien qu'il fût déjà constitué de
nazis sur qui l'on pouvait compter 1158 .
Cette transformation ne s'est
jamais produite pour les mouvements totalitaires, bolchevique et nazi. Au
moment où ils s'emparèrent du pouvoir, le danger pour eux résidait en ceci :
d'une part, en prenant à charge l'appareil étatique, ils risquaient de se
scléroser, de se geler en une forme de gouvernement absolu 1173 ; d'autre part,
leur liberté de mouvement pouvait se trouver bornée aux frontières du
territoire dans lequel ils avaient pris le pouvoir.
I. CE QU'ON APPELLE L'ÉTAT TOTALITAIRE
L'histoire enseigne que
l'accès au pouvoir et à la responsabilité modifie profondément la nature des
partis révolutionnaires. L'expérience et le sens commun laissaient à bon droit
prévoir que le totalitarisme au pouvoir perdrait peu à peu sa vigueur
révolutionnaire et son caractère utopique, que la tâche quotidienne du
gouvernement et la possession d'un pouvoir réel ne manqueraient pas de modérer
les prétentions des mouvements avant leur accession au pouvoir, et de détruire
petit à petit le monde fictif de leurs organisations. Après tout, c'est
semble-t-il dans la nature même des choses, privées ou publiques, que des
exigences et des objectifs extrêmes soient freinés par des conditions
objectives ; et la réalité, prise comme un tout, n'est qu'à un faible degré
déterminée par la tendance à la fiction d'une société de masse composée
d'individus atomisés.
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Encore plus troublante fut la
manière dont les régimes totalitaires traitèrent la question
constitutionnelle. Durant leurs premières années d'exercice du pouvoir, les
nazis firent pleuvoir une avalanche de lois et de décrets, mais ne se
soucièrent jamais d'abolir officiellement la Constitution de Weimar. Ils
maintinrent même, à peu de choses près, les administrations en place, ce qui
induisit bien des observateurs nationaux et étrangers à espérer une limitation
de l'activité du parti et une normalisation rapide du nouveau régime.
---
Sur le plan théorique, cela
répondait à la maxime de Hitler selon laquelle « l'État total doit ignorer
toute différence entre la loi et l'éthique 1183 » ; car si l'on pose en principe que la loi en vigueur
est identique à l'éthique commune, telle qu'elle jaillit de la conscience de tous,
il n'est assurément plus nécessaire de rendre publics les décrets.
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Avec une extraordinaire
minutie, les nazis s'assurèrent que chaque fonction de l'administration
étatique fût doublée de quelque organe du parti 1191 : la division
weimarienne de l'Allemagne en États et en provinces fut doublée de la division
nazie en Gaue : les frontières de l'une ne
coïncidaient toutefois pas avec celles de l'autre, si bien que chaque localité
donnée relevait, même au point de vue géographique, de deux circonscriptions
administratives tout à fait différentes 1192 .
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Le dédoublement des services,
la division de l'autorité, la coexistence d'un pouvoir réel et d'un pouvoir
apparent suffisent à créer la confusion mais non à expliquer l'« informité »
de la structure tout entière. On ne devrait jamais oublier que seul un édifice
peut avoir une structure, mais qu'un mouvement – à prendre le terme aussi sérieusement,
aussi littéralement que le faisaient les nazis – ne peut avoir qu'une
direction, et que toute espèce de structure légale ou gouvernementale ne peut
qu'être un handicap pour un mouvement qui va se propageant à une vitesse
croissante dans une direction déterminée.
Cependant, ces fonctions que
remplit la police secrète en vue de préparer l'utopie totalitaire d'une
domination mondiale, sont secondaires par rapport à celles que requiert la
réalisation présente de la fiction totalitaire dans un seul pays. Le rôle
dominant de la police secrète dans la politique intérieure des pays
totalitaires a naturellement beaucoup contribué aux conceptions erronées qui
ont cours sur le totalitarisme. Tous les despotismes s'appuient lourdement sur
les services secrets et se sentent beaucoup plus menacés par leur propre peuple
que par n'importe quel peuple étranger. Toutefois, cette analogie entre
totalitarisme et despotisme ne vaut que pour les phases liminaires de la
domination totalitaire, tant que subsiste une opposition politique. En ceci et
à d'autres égards, le totalitarisme tire avantage et encourage consciemment les
conceptions erronées non totalitaires, même si elles s'avèrent peu flatteuses.
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Une fois l'extermination des
ennemis réels achevée et la chasse aux « ennemis objectifs » ouverte, alors
seulement la terreur devient la substance réelle des régimes totalitaires.
Sous prétexte de bâtir le socialisme dans un seul pays, ou d'utiliser un
territoire donné comme laboratoire pour une expérience révolutionnaire, ou
encore de réaliser la Volksgemeinschaft [la
Communauté du peuple], la seconde prétention du totalitarisme, la prétention à
la domination totale, se traduit dans les faits.
Dans les régimes totalitaires
la provocation, autrefois l'apanage du seul agent secret, devient une façon de
se comporter avec son voisin, méthode que chacun, bon gré mal gré, est obligé
de suivre. Chacun est en quelque sorte l’agent provocateur*
de n'importe qui d'autre ; car, manifestement, chacun se qualifierait lui-même d'agent provocateur*, si jamais un échange familier et
amical d'« idées dangereuses » (ou qui entre-temps le seraient devenues) venait
à la connaissance des autorités.
Le problème est de fabriquer
quelque chose qui n'existe pas, à savoir une sorte d'espèce humaine qui
ressemble aux autres espèces animales et dont la seule « liberté » consisterait
à « préserver l'espèce 1301 ».
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Ces trois types ont un point
commun : les masses humaines qui y sont enfermées sont traitées comme si elles
n'existaient plus, comme si ce qu'il advenait d'elles ne présentait plus
d'intérêt pour personne, comme si elles étaient déjà mortes et qu'un esprit
malin, pris de folie, s'amusait à les maintenir un temps entre la vie et la
mort, avant de les admettre à la paix éternelle.
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L'assassinat de
l'individualité, de ce caractère unique dont la nature, la volonté et le destin
ont pourvu également tous les hommes, et qui est devenue une prémisse si
évidente à tous les rapports humains que des jumeaux identiques inspirent un
certain malaise, engendre une horreur qui éclipse largement l'atteinte à la
personne juridique et politique et le désespoir de la personne morale.
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Le dessein des idéologies
totalitaires n'est donc pas de transformer le monde extérieur, ni d'opérer une
transmutation révolutionnaire de la société, mais de transformer la nature
humaine elle-même.
Par régime légal, nous
entendons un corps politique où des lois positives sont requises pour traduire
et réaliser l'immuable jus naturale ou les éternels
commandements de Dieu à travers les normes du bien et du mal. C'est seulement
dans ces normes, dans le corps des lois positives de chaque pays, que le jus naturale ou les Commandements de Dieu parviennent à
leur réalité politique.
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La terreur est la réalisation
de la loi du mouvement ; son but principal est de faire que la force de la nature
ou de l'histoire puisse emporter le genre humain tout entier dans son
déchaînement, sans qu'aucune forme d'action humaine spontanée ne vienne y faire
obstacle.
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Abolir les barrières des lois
entre les hommes – comme le fait la tyrannie – équivaut à supprimer les
libertés humaines et à détruire la liberté en tant que réalité politique
vivante ; car l'espace entre les hommes tel qu'il est délimité par les lois est
l'espace vital de la liberté. La terreur totale utilise ce vieux procédé de la
tyrannie, mais elle détruit aussi, en même temps, ce désert de la peur et de la
suspicion, sans lois ni barrières, que la tyrannie laisse sur son passage. Ce
désert n'est certes plus un espace vital pour la liberté, mais il laisse encore
quelque place aux mouvements et aux actions qu'inspirent la peur et la
suspicion à ses habitants.
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La terreur totale, l'essence
du régime totalitaire, n'existe ni pour les hommes, ni contre eux. Elle est
censée fournir aux forces de la nature ou de l'histoire un incomparable moyen
d'accélérer leur mouvement.
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Premièrement, dans leur
prétention à tout expliquer, les idéologies ont tendance à ne pas rendre compte
de ce qui est, mais de ce qui devient, de ce qui naît et meurt.
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En deuxième lieu, dans ce
pouvoir de tout expliquer la pensée idéologique s'affranchit de toute
expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau, même s'il s'agit de
quelque chose qui vient de se produire. Dès lors, la pensée idéologique
s'émancipe de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens, et
affirme l'existence d'une réalité « plus vraie » qui se dissimule derrière
toutes les choses que l'on perçoit et règne sur elles depuis cette cachette ;
elle requiert pour que nous puissions nous en apercevoir la possession d'un
sixième sens.
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En troisième lieu, puisque
les idéologies n'ont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles
accomplissent cette émancipation de la pensée à l'égard de l'expérience au
moyen de certaines méthodes de démonstration. Le penser idéologique ordonne
les faits en une procédure absolument logique, qui part d'une prémisse tenue
pour axiome et en déduit tout le reste ; autrement dit, elle procède avec une
cohérence qui n'existe nulle part dans le domaine de la réalité.
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La question que nous soulevions
au début de ces considérations et à laquelle nous revenons maintenant, est
celle-ci : quel genre d'expérience fondamentale de la communauté humaine
imprègne une forme de régime dont l'essence est la terreur et le principe
d'action la dimension de système logique de la pensée idéologique ?
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Ce que nous appelons
isolement dans la sphère politique se nomme désolation 1342 dans la sphère
des relations humaines. Isolement et désolation ne sont pas identiques. Je
peux être isolé – c'est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce
qu'il n'est personne pour agir avec moi – sans être « désolé » ; et je peux
être désolé – c'est-à-dire dans une situation où, en tant que personne, je me
sens à l'écart de toute compagnie humaine – sans être isolé. L'isolement est
cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs
vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d'une entreprise commune, est
détruite. Pourtant l'isolement, bien que destructeur du pouvoir et de la
faculté d'agir, non seulement laisse intactes mais est même nécessaire aux
activités dites productives des hommes. L'homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s'isoler lui-même dans son
travail, autrement dit à quitter temporairement le domaine de la politique. La
fabrication (poiesis, la production de choses), en
tant qu'elle se distingue de l'action (praxis) d'une
part et du travail pur d'autre part, est toujours menée à bien dans un certain
isolement par rapport aux préoccupations communes, que le résultat soit une
œuvre d'artisanat ou d'art. Dans l'isolement, l'homme reste en contact avec le
monde en tant qu'œuvre humaine ; c'est seulement lorsque la forme la plus
élémentaire de la créativité humaine – c'est-à-dire le pouvoir d'ajouter quelque
chose de soi au monde commun – est détruite, que l'isolement devient
absolument insupportable. C'est ce qui peut se produire dans un monde où les
valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les
activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions,
seul demeure le pur effort du travail, autrement dit l'effort pour se maintenir
en vie, et le rapport au monde comme création humaine est brisé. L'homme isolé
qui a perdu sa place dans le domaine politique de l'action est tout autant
exclu du monde des choses, s'il n'est plus reconnu comme homo
faber mais traité comme un animal laborans, dont
le nécessaire « métabolisme naturel » n'est un sujet de préoccupation pour
personne. Alors l'isolement devient désolation. Une tyrannie fondée sur
l'isolement laisse généralement intactes les capacités productives de l'homme
; une tyrannie sur les « travailleurs », comme par exemple le pouvoir sur les
esclaves dans l'Antiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des
hommes désolés et non simplement isolés, et tendrait à être totalitaire.
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La désolation, fonds commun
de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour l'idéologie et le
système logique, préparation des exécutants et des victimes, est étroitement
liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué la malédiction des
masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui
sont devenus critiques avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle
dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à
notre époque. Être déraciné, cela veut dire n'avoir pas de place dans le monde,
reconnue et garantie par les autres ; être superflu, cela veut dire n'avoir
aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition
préliminaire de la superfluité, de même que l'isolement peut (mais ne doit pas)
être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même,
abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle
dans la politique, la désolation va à l'encontre des exigences fondamentales
de la condition humaine et constitue en même temps
l'une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l'expérience du
donné matériel et sensible dépend de mon être en rapport avec d'autres hommes,
de notre sens commun qui règle et régit tous les
autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité
de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses.
C'est seulement parce que nous possédons un sens commun, c'est seulement parce
que ce n'est pas un homme mais les hommes au pluriel qui habitent la terre, que
nous pouvons nous fier à l'immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant,
il nous suffit de nous rappeler qu'un jour viendra où nous devrons quitter ce
monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel
nous sommes superflus, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire
l'expérience d'être abandonnés par tout et par tous.
La désolation n'est pas la
solitude. La solitude requiert que l'on soit seul, alors que la désolation
n'apparaît jamais mieux qu'en la compagnie d'autrui. Hormis quelques remarques
éparses – généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caton
(rapporté par Cicéron, De Republica, I, 17) : numquam minus solum esse, quam cum solus esset, « il
n'était jamais moins seul que lorsqu'il était seul », ou plutôt « il ne se
sentait jamais moins seul que lorsqu'il était dans la solitude » – il semble
qu'Épictète, l'esclave affranchi, philosophe d'origine grecque, fut le premier
à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte était, en un sens,
accidentelle, sa préoccupation majeure n'étant ni la solitude ni la désolation,
mais l'être seul (monos) au sens d'une absolue
indépendance. Comme Épictète le fait observer (Dissertationes,
livre 3, chap. 13) l'homme désolé (eremos) se trouve
entouré d'autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à
l'hostilité desquels il est exposé. L'homme solitaire, au contraire, est seul
et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes
possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude, en
d'autres termes, je suis « à moi-même », en compagnie de mon moi, et donc
deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un, déserté par
tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s'élabore dans la solitude,
est un dialogue entre moi et moi – même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd
pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet
représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le
problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour redevenir
un : l'un d'un individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue
avec celle de quelqu'un d'autre. Pour être confirmé dans mon identité, je
dépends entièrement des autres ; et c'est la grande grâce salutaire de l'amitié
pour les hommes solitaires qu'elle fait d'eux à nouveau un « tout », qu'elle
les sauve du dialogue de la pensée où l'on demeure toujours équivoque, qu'elle
restaure l'identité qui les fait parler avec la voix unique d'une personne
irremplaçable.
La solitude peut devenir désolation
; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m'abandonne. Les
hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation,
quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l'amitié pour les sauver de
la dualité, de l'équivoque et du doute. Historiquement, on dirait que ce
danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et
relevé par l'histoire qu'au xixe siècle. Il se montra
clairement lorsque les philosophes, pour qui la solitude est à elle seule un
mode de vie et une condition de travail, ne se contentèrent plus du fait que la
« philosophie soit seulement pour le petit nombre » et commencèrent à soutenir
que personne ne les « comprend ». Caractéristique à cet égard est l'anecdote
que l'on rapporte à propos de Hegel sur son lit de mort, et que l'on aurait
difficilement pu raconter à propos d'aucun autre grand philosophe avant lui : «
Il n'y en a qu'un qui m'ait compris ; et lui aussi a mal compris ».
Réciproquement, il y a toujours la chance qu'un homme désolé se trouve lui-même
et commence le dialogue pensant de la solitude. C'est ce qui, semble-t-il, est
arrivé à Nietzsche à Sils Maria quand il conçut Zarathoustra.
En deux poèmes (« Sils Maria » et « Aus hohen Bergen »), il parle de l'espérance
vide et de l'attente languissante de l'homme désolé jusqu'à ce que soudain « um Mittag war's, da wurde Eins zu Zwei […]/Nun feiern wir,
vereinten Siegs gewiss, / das Fest der Feste ; / Freund Zarathustra kam, der
Gast der Gaste ! » (« Il était midi, et il n'y eut plus Un mais Deux […]
/ Maintenant nous célébrons, unis, certains de la victoire, / La fête des fêtes
: / Zarathoustra est venu, l'ami, l'hôte des hôtes ! » 1343 )
Ce qui rend la désolation si
intolérable c'est la perte du moi, qui, s'il peut prendre réalité dans la
solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la
compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. Dans cette situation,
l'homme perd la confiance qu'il a en lui-même comme partenaire de ses pensées
et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le
moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en
même temps.
La seule faculté de l'esprit
humain qui n'ait besoin ni du moi, ni d'autrui, ni du monde pour fonctionner
sûrement, et qui soit aussi indépendante de la pensée que de l'expérience, est
l'aptitude au raisonnement logique dont la prémisse est l'évident en soi. Les
règles élémentaires de l'évidence incontestable, le truisme que deux et deux
font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l'état de désolation absolue.
C'est la seule « vérité » digne de foi à laquelle les êtres humains peuvent se
raccrocher avec certitude, une fois qu'ils ont perdu la mutuelle garantie, le
sens commun, dont les hommes ont besoin pour faire des expériences, pour vivre
et pour connaître leur chemin dans un monde commun. Mais cette « vérité » est
vide, ou plutôt elle n'est aucunement la vérité car elle ne révèle rien.
(Définir, comme certains logiciens modernes le font, la cohérence comme vérité
revient à nier l'existence de la vérité). Dans l'état de désolation, l'évident
en soi n'est donc plus un simple moyen de l'intelligence et il commence à être
productif, à développer ses propres axes de « pensée ». Que des processus de
pensée caractérisés par la stricte « dimension de système logique » évidente en
soi, à laquelle il n'y a en apparence pas d'échappatoire, aient quelque rapport
avec la désolation, c'est ce que remarqua un jour Luther (dont les expériences
en matière de solitude et de désolation furent probablement sans égal, au point
qu'il eut un jour l'audace de dire : « il doit exister un Dieu parce qu'il faut
à l'homme un être auquel il puisse se fier »), dans une remarque peu connue sur
le texte de la Bible « il n'est pas bon que l'homme soit seul » : un homme
seul, dit Luther, « déduit toujours une chose d'une autre et pense tout dans la
perspective du pire 1344 ». Le fameux
extrémisme des mouvements totalitaires, loin de participer du vrai
radicalisme, consiste assurément à « tout penser dans la perspective du pire »,
à suivre ce processus de la déduction qui aboutit toujours aux pires
conclusions possibles.
---
Le danger n'est pas qu'elles
puissent instituer un monde permanent. La domination totalitaire, comme la
tyrannie, porte les germes de sa propre destruction. De même que la peur et
l'impuissance qui l'engendrent sont des principes antipolitiques qui
précipitent les hommes dans une situation contraire à toute action politique,
de même la désolation, et la déduction logico-idéologique du pire qu'elle
engendre, représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui
détruit toute communauté humaine.
---
Ce commencement est garanti
par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme.
EICHMANN À JÉRUSALEM
Il
Apparemment la défense eût
préféré qu'il plaidât non coupable, au motif que, dans le cadre du système
juridique nazi alors en vigueur, il n'avait rien fait de mal ; qu'on l'accusait
non de crimes mais « d'actes d'État » sur lesquels aucun autre État n'avait
juridiction (par in parem imperium non habet) ; qu'il
avait été de son devoir d'obéir et que – selon les termes employés par
Servatius – il avait commis des actes « pour lesquels vous êtes décoré si vous
êtes vainqueur et envoyé à l'échafaud si vous êtes vaincu ».
Eichmann n'a peut-être jamais
rencontré un « émigrant intérieur » ; mais il a dû connaître de près beaucoup
de ces nombreux fonctionnaires qui affirment aujourd'hui être restés à leur
poste dans le seul but de « modérer » les choses et d'empêcher les « nazis
véritables » de prendre leur place.
pour la première fois
qu'Eichmann soupçonnait vaguement que l'enjeu de toute cette affaire dépassait
largement la question du soldat exécutant des ordres clairement criminels dans
leur nature et leur intention, lorsque avec une insistance marquée, il déclara
soudain qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et
particulièrement selon la définition kantienne du devoir. À première vue,
c'était faire outrage à Kant et c'était aussi incompréhensible, dans la mesure
où la philosophie morale de Kant est étroitement liée à la faculté humaine de
jugement qui exclut l'obéissance aveugle. L'officier de police n'insista pas, mais
le juge Raveh, intrigué ou indigné qu'Eichmann ait osé invoquer le nom de Kant
en liaison avec ses crimes, décida d'interroger l'accusé. C'est alors qu'à la
stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais
correcte, de l'impératif catégorique : « Je voulais dire, à propos de Kant, que
le principe de ma volonté doit toujours être tel qu'il puisse devenir le
principe des lois générales. » (Ce qui n'est pas le cas pour le vol, ou le
meurtre, par exemple, car il est inconcevable que le voleur, ou le meurtrier,
puisse avoir envie de vivre sous un système de lois qui donnerait aux autres le
droit de le voler ou de l'assassiner.) Interrogé plus longuement, il ajouta
qu'il avait lu La Critique de la Raison pratique de
Kant. Il se mit ensuite à expliquer qu'à partir du moment où il avait été
chargé de mettre en œuvre la Solution finale, il avait cessé de vivre selon les
principes de Kant ; qu'il le savait, et qu'il s'était consolé en pensant qu'il
n'était plus « maître de ses actes », qu'il ne pouvait « rien changer ». Ce
que, au tribunal, il ne parvint pas à discerner est le fait qu'à cette «
époque de crimes légalisés par l'État », comme il disait maintenant lui-même,
il n'avait pas simplement écarté la formule kantienne comme n'étant plus
applicable, il l'avait déformée pour lui faire dire maintenant : Agis comme si
le principe de tes actes était le même que celui du législateur ou des lois du
pays, ou, selon la formulation de « l'impératif catégorique dans le IIIe Reich » donnée par Hans Frank et qu'Eichmann connaissait peut-être : «
Agis de telle manière que le Führer, s'il avait connaissance de ton action,
l'approuverait » (Die Technik des Staates, 1942, p.
15-16). Certes, Kant n'a jamais rien voulu dire de tel ; pour lui, au contraire,
tout homme est législateur dès qu'il commence à agir ; en utilisant sa « raison
pratique », l'homme découvre les principes qui peuvent et doivent être les
principes de la loi. Mais il est vrai que la déformation inconsciente
d'Eichmann correspond à ce qu'il nommait lui-même une adaptation de Kant « à
l'usage domestique du petit homme ». Dans un tel usage domestique, tout ce qui
reste de l'esprit kantien est l'exigence qu'un homme doit faire plus qu'obéir à
la loi, qu'il doit aller au-delà du simple impératif d'obéissance et identifier
sa propre volonté au principe qui sous-tend la loi – la source d'où jaillit la
loi. Dans la philosophie de Kant, cette source était la raison pratique ; dans
l'usage domestique qu'en faisait Eichmann, c'était la volonté du Führer. Pour
une bonne part, on peut trouver l'origine du soin horriblement minutieux avec
lequel l'exécution de la Solution finale fut conduite – une méticulosité qui
frappe généralement l'observateur et qu'il considère comme typiquement allemande
ou encore comme caractéristique du parfait bureaucrate – dans cette étrange
notion, en réalité fort répandue en Allemagne, selon laquelle obéir à la loi
signifie non seulement obéir aux lois, mais aussi agir comme si l'on était le
législateur des lois auxquelles on obéit. Ce qui donne la conviction que tout
ce qui n'excède pas le simple appel du devoir ne convient pas.
Quel qu'ait pu être le rôle
de Kant dans la formation de la mentalité du « petit homme » en Allemagne, il
ne fait aucun doute que, dans un certain sens, Eichmann suivait effectivement
les préceptes de Kant : la loi, c'était la loi ; on ne pouvait faire d'exceptions.
À Jérusalem, il n'avoua que deux exceptions datant de l'époque où chacun des «
quatre-vingts millions d'Allemands » avait « son Juif honnête » : il avait aidé
un cousin demi-juif ainsi qu'un couple juif à Vienne sur l'intervention de son
oncle. Aujourd'hui encore, cette incohérence l'embarrassait quelque peu, et
lorsqu'on le questionna à ce sujet lors du contre-interrogatoire, il commença
ouvertement à s'en excuser : il avait « confessé ses fautes » à ses supérieurs.
Plus que toute autre chose, une telle attitude de non-compromission à l'égard
de l'exécution de ses devoirs meurtriers le condamnait aux yeux de ses juges –
ce qui était compréhensible –, mais, de même qu'elle avait un jour fait taire
les quelques restes de conscience qu'il avait encore, c'est justement cette
attitude qui le justifiait à ses propres yeux. Pas d'exceptions – voilà la
preuve qu'il avait toujours agi contre ses « penchants », sentimentaux ou
intéressés, qu'il n'avait jamais fait que son « devoir ».