samedi 28 septembre 2024

Homme invisible, pour qui chantes-tu ? - Ralph Ellison

Homme invisible, pour qui chantes-tu ? - Ralph Ellison 


Prologue

Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Allan Poe  ; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides  – on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. Comme les têtes sans corps que l’on voit parfois dans les exhibitions foraines, j’ai l’air d’avoir été entouré de miroirs en gros verre déformant. Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination – en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi. Mon invisibilité n’est pas davantage une question d’accident biochimique survenu à mon épiderme. Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des yeux des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité. Je ne me plains pas, je ne proteste pas non plus. Il est parfois avantageux de n’être pas vu, encore que, dans l’ensemble, cela vous porte plutôt sur les nerfs. Et puis, aussi, ces gens dont la vision est mauvaise se cognent à vous sans arrêt. Ou même, il vous arrive souvent de douter réellement de votre existence. Vous vous demandez si vous n’êtes pas simplement un fantôme dans l’esprit d’autrui. Disons, un personnage de cauchemar, que le dormeur essaye désespérément de détruire. C’est lorsqu’un tel sentiment vous habite que, par ressentiment, vous commencez à rendre les gnons. Et, avouons-le, c’est le cas la plupart du temps. Vous êtes dévoré du besoin de vous convaincre que vous existez, réellement, dans le monde réel, que vous faites partie intégrante de tout le bruit et l’angoisse, et vous brandissez vos poings, vous lancez des bordées de jurons, et vous jurez de les amener à vous reconnaître. Hélas, l’entreprise est rarement couronnée de succès.

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Et j’adore la lumière. Vous allez peut-être penser que c’est bizarre, qu’un homme invisible ait besoin de lumière, désire la lumière, aime la lumière. Mais c’est peut-être précisément parce que je suis invisible. La lumière confirme ma réalité, donne naissance à ma forme. Une belle fille m’a raconté, un jour, un cauchemar qu’elle avait fréquemment : elle était couchée au milieu d’une grande pièce plongée dans l’obscurité, et elle sentait son visage se dilater jusqu’à remplir la pièce entière ; il devenait une masse informe tandis que ses yeux, transformés en gelée bilieuse, montaient à vive allure par la cheminée. Il en est de même pour moi. Sans lumière, je suis non seulement invisible, mais informe, également  ; être inconscient de sa forme, c’est vivre une mort. Personnellement, après une existence de quelque vingt ans, je ne me suis éveillé à la vie que le jour où j’ai découvert mon invisibilité. C’est pourquoi je mène mon combat contre la Compagnie générale d’électricité. C’est la vraie raison, la raison profonde, je veux dire  : il me permet de sentir ma vie et ma vitalité. Je la combats aussi pour m’avoir pris tant d’argent avant que j’aie appris à me mettre à l’abri. Dans mon trou, dans le sous-sol, il y a exactement 1  369  ampoules. J’ai électrifié tout le plafond, centimètre par centimètre. Et pas avec des tubes fluorescents, mais le modèle plus ancien, à filament, qui consomme plus de courant. Un véritable sabotage, vous savez. J’ai déjà commencé à électrifier le mur. Un chiffonnier de ma connaissance, homme de vision, m’a procuré le fil et les douilles. Rien, tempête ou inondation, ne peut faire obstacle à notre besoin de lumière, de lumière toujours plus brillante et toujours plus intense. La vérité est la lumière et la lumière est la vérité. Quand j’aurai fini les quatre murs, je m’attaquerai au plancher. Comment cela marchera, je n’en sais rien. Mais quand on a vécu invisible aussi longtemps que moi, on devient ingénieux par la force des choses. Je résoudrai le problème. Et il est possible que j’invente un dispositif pour poser la cafetière sur le feu tout en restant au lit, ou même pour me chauffer le lit – comme ce type que j’ai vu dans une revue, qui s’était fabriqué un dispositif pour se chauffer les chaussures  ! Bien qu’invisible, je me situe dans la grande tradition américaine des bricoleurs. Dans la lignée des Ford, Edison et Franklin. Appelez-moi, puisque j’ai une théorie et un concept, un «  penseurbricoleur  ». Oui, je chaufferai mes chaussures  ; elles en ont besoin  ; elles sont en général toutes trouées. Je ferai ça et bien d’autres choses. 

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 En attendant, je jouis de ma vie, avec les compliments de la Compagnie générale d’électricité. Puisque vous ne me reconnaissez jamais, même lorsque vous êtes tout contre moi, et puisque, sans doute, vous croirez difficilement que j’existe, il est sans importance que vous sachiez que j’ai fait une prise sur un câble électrique menant à l’immeuble et que je l’ai détourné vers mon trou dans le sol. Avant cela, je vivais dans les ténèbres où l’on m’avait chassé, mais à présent, je vois. J’ai illuminé la noirceur de mon invisibilité – et vice versa. Aussi, je joue la musique invisible de mon isolement. La dernière affirmation ne sonne pas tout à fait juste, n’est-ce pas  ? Pourtant, si  ; vous entendez cette musique parce que la musique est entendue et rarement vue, excepté par les musiciens. Cette nécessité de mettre l’invisibilité noir sur blanc, se pourrait-il donc qu’elle réponde au besoin de faire de la musique avec l’invisibilité ? Mais je suis un orateur, un réveilleur de populace. Je suis ? J’étais en tout cas, et peut-être je serai de nouveau. Qui sait  ? Toute maladie ne conduit pas forcément à la mort, l’invisibilité non plus. Je vous entends dire : — Quel individu horrible et irresponsable ! Et vous avez raison. Je saisis l’occasion d’être d’accord avec vous. Je suis un des êtres les plus irresponsables qui aient jamais vécu. L’irresponsabilité fait partie de mon invisibilité ; de quelque façon que vous la considériez, c’est un refus. Mais envers qui pourrais-je être responsable, et pourquoi le serais-je, alors que vous refusez de me voir ? Et attendez que je révèle à quel point je suis irresponsable. La responsabilité repose sur la reconnaissance, et la reconnaissance est une forme d’accord. Prenez l’homme que j’ai failli tuer : qui était responsable de ce presque meurtre ? Moi ? Je ne le pense pas. Je rejette cette idée. Je ne suis pas preneur. Vous ne pouvez pas me mettre ça sur le dos. C’est lui qui m’est rentré dedans, c’est lui qui m’a insulté. N’aurait-il pas dû, ne serait-ce que pour sa sécurité personnelle, reconnaître mon hystérie, mon «  danger potentiel  »  ? Disons qu’il était perdu dans un monde de rêve. Mais ce monde de rêve – il n’est hélas que trop réel  – ne le contrôlait-il pas lui-même  ? Et n’est-ce pas lui qui m’en a fait sortir  ? Et s’il avait appelé un policier, n’est-ce pas moi qu’on aurait pris pour l’agresseur  ? Oui, oui, mille fois oui  ! Je veux être d’accord avec vous, j’étais l’élément irresponsable  ; car j’aurais dû employer mon couteau pour protéger les intérêts supérieurs de la société. Quelque jour, cette sorte de bêtise nous causera à tous des ennuis tragiques. Tous les rêveurs, tous les somnambules devront payer le prix, et même l’invisible victime est responsable du sort de tous. Mais je me suis dérobé à cette responsabilité  ; je me suis trop embrouillé dans les notions incompatibles qui bourdonnaient dans ma tête. J’ai été lâche… Mais moi, qu’ai-je fait pour broyer tant de noir  ? Écoutez-moi avec patience.

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CHAPITRE PREMIER

C’est une longue histoire, vieille de vingt ans. J’étais depuis toujours à la recherche de quelque chose et je rencontrais constamment sur mon chemin des gens qui essayaient de m’expliquer ce que je cherchais. Malgré leur caractère souvent contradictoire, j’acceptais toutes les solutions, même bourrées de contradictions internes. J’étais naïf. J’essayais de me trouver, et je posais à tout le monde, sauf à moi-même, des questions auxquelles j’étais bien le seul à pouvoir répondre. Il me fallut longtemps et pas mal de déboires dans mes espérances pour posséder cette vérité que tous les autres hommes semblent connaître dès leur naissance : je ne suis personne d’autre que moi-même. Mais avant tout, une première découverte m’attendait  : je suis un homme invisible ! Je ne suis pas pour autant un lusus naturae, une anomalie de l’histoire. Ma destinée était inscrite, toutes choses égales (ou inégales) d’ailleurs, il y a quatre-vingt-cinq ans. Mes grands-parents furent esclaves, je n’ai pas honte d’eux. J’ai plutôt honte de moi pour avoir, dans le temps, éprouvé de la honte à leur sujet. Voilà quatre-vingt-cinq ans, on leur annonça qu’ils étaient libres, unis aux autres hommes de notre pays dans le domaine du bien commun, mais séparés d’eux comme le sont les doigts de la main dans le domaine de l’organisation sociale. Et ils le crurent. Et ils s’en réjouirent. Ils restèrent à leur place, travaillèrent dur, élevèrent mon père dans les mêmes principes. Mais mon grand-père était un numéro. C’était un drôle de petit vieux, mon grand-père, on dit que je lui ressemble. C’est lui qui sema la pagaille. Sur son lit de mort, il fit venir mon père et lui dit : — Fils, quand je serai parti, je compte sur toi pour continuer le combat. Je ne t’en ai jamais parlé, mais notre vie, à nous, est une guerre, et du jour où j’ai rendu mon fusil, à la Reconstruction, je suis devenu un traître pour la vie, un espion dans le pays de l’ennemi. Tâche de vivre dans la gueule du 
loup. Je veux que tu les noies sous les oui, que tu les sapes avec tes sourires, que tu les fasses crever à force d’être d’accord avec eux, que tu les laisses te bouffer jusqu’à ce qu’ils te vomissent ou qu’ils éclatent. 

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EPILOGUE

Je désire être honnête avec vous – exploit que, par parenthèse, je trouve d’une extrême difficulté. Lorsqu’un homme est invisible, les problèmes du bien et du mal, de l’honnêteté et de la malhonnêteté, lui apparaissent si changeants, si fluctuants, qu’il les confond, au gré de la personne qui se trouve regarder à travers lui à tel moment. Eh bien, à présent, j’essaye de regarder à travers moi-même, ce qui comporte un risque. Je n’ai jamais été plus détesté que lorsque je me suis efforcé d’être honnête. Ou lorsque j’ai essayé, comme je viens de le faire, d’exprimer avec exactitude ce que je sentais être la vérité. Cela n’a contenté personne, pas même moi. D’un autre côté, on ne m’a jamais autant aimé et apprécié que lorsque j’ai tenté de « justifier » ou de soutenir les croyances erronées de mon interlocuteur ; ou quand j’ai fait de mon mieux pour donner à mes amis les réponses inexactes et absurdes qu’ils désiraient entendre. En ma présence, ils pouvaient parler et être d’accord avec eux-mêmes, le monde était épinglé, et cela leur plaisait infiniment. Ils en tiraient un sentiment de sécurité. Mais il y avait le revers de la médaille : trop souvent, afin de les justifier, eux, je me voyais contraint de me prendre par la gorge, et de m’étouffer, à tel point que mes yeux sortaient de leurs orbites, ma langue pendait et bringuebalait comme la porte d’une maison vide par grand vent. Et, oui, cela les rendait heureux, et me donnait la nausée. Cela finit donc par me rendre malade, de confirmer leurs propos, de dire « oui » contre les dénégations de mon estomac – sans parler de mon cerveau. À propos, il existe une zone où les sentiments d’un homme sont plus rationnels que son esprit, et c’est précisément dans cette zone que sa volonté est tiraillée dans plusieurs directions à la fois. Vous allez peut-être ricaner, mais je le sais, à présent. J’ai été tiraillé de-ci, de-là pendant plus longtemps que je ne saurais m’en souvenir. Et mon problème, c’est que j’ai toujours essayé de suivre toutes les directions, sauf la mienne. On m’a aussi appelé d’une façon, puis d’une autre, sans que personne se souciât vraiment de connaître ma propre position sur la question. Aussi, après des années passées à tenter d’adopter les opinions des autres, j’ai fini par me rebeller. Je suis un homme invisible. Ainsi, j’ai parcouru une longue distance et, tel un boomerang, j’ai fait en sens inverse un long trajet, partant du point dans la société qui se trouvait être, à l’origine, l’objet de mes aspirations. 

Les Villes tentaculaires et Campagnes hallucinées - Emile Verhaeren

 Les Villes tentaculaires et Campagnes hallucinées - Emile Verhaeren


LES USINES


Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres
Et se mirant dans l’eau de poix et de salpêtre
D’un canal droit, tirant sa barre à l’infini,
Face à face, le long des quais d’ombre et de nuit
Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en guenilles de ces faubourgs,
Ronflent terriblement les fours et les fabriques.

Rectangles de granit, cubes de briques,
Et leurs murs noirs durant des lieues,
Immensément, par les banlieues ;
Et sur leurs toits, dans le brouillard, aiguillonnées

De fers et de paratonnerres,
Les cheminées.
Et les hangars uniformes qui fument ;
Et les préaux, où des hommes, le torse au clair
Et les bras nus, brassent et ameutent d’éclairs
Et de tridents ardents, les poix et les bitumes ;
Et de la suie et du charbon et de la mort ;
Et des âmes et des corps que l’on tord
En des sous-sols plus sourds que des Avernes ;
Et des files, toujours les mêmes, de lanternes
Menant l’égout des abattoirs vers les casernes.

Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques,
Par la banlieue, à l’infini,
Ronflent le jour, la nuit,
Les usines et les fabriques.

Oh les quartiers rouillés de pluie et leurs grand’rues !
Et les femmes et leurs guenilles apparues
Et les squares, où s’ouvre, en des caries
De plâtras blanc et de scories.
Une flore pâle et pourrie.

Aux carrefours, porte ouverte, les bars :
Étains, cuivres, miroirs hagards,
Dressoirs d’ébène et flacons fols
D’où luit l’alcool
Et son éclair vers les trottoirs.
Et des pintes qui tout à coup rayonnent,
Sur le comptoir, en pyramides de couronnes ;
Et des gens soûls, debout,
Dont les larges langues lappent, sans phrases,
Les ales d’or et le whisky, couleur topaze.

Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ces faubourgs,
Et les troubles et mornes voisinages,
Et les haines s’entre-croisant de gens à gens
Et de ménages à ménages,
Et le vol même entre indigents,
Grondent, au fond des cours, toujours,
Les haletants ronflements sourds
Des usines et des fabriques symétriques.

Ici : entre des murs de fer et pierre,
Soudainement se lève, altière,
La force en rut de la matière :
Des mâchoires d’acier mordent et fument ;
De grands marteaux monumentaux
Broient des blocs d’or, sur des enclumes,
Et, dans un coin, s’illuminent les fontes
En brasiers tors et effrénés qu’on dompte.

Là-bas : les doigts méticuleux des métiers prestes,
À bruits menus, à petits gestes,
Tissent des draps, avec des fils qui vibrent
Légers et fins comme des fibres.
Au long d’un hall de verre et fer,
Des bandes de cuir transversales
Courent de l’un à l’autre bout des salles
Et les volants larges et violents
Tournent, pareils aux ailes dans le vent
Des moulins fous, sous les rafales.
Un jour de cour avare et ras
Frôle, par à travers les carreaux gras

Et humides d’un soupirail,
Chaque travail.
Automatiques et minutieux,
Des ouvriers silencieux
Règlent le mouvement
D’universel tictacquement
Qui fermente de fièvre et de folie
Et déchiquette, avec ses dents d’entêtement,
La parole humaine abolie.

Plus loin : un vacarme tonnant de chocs
Monte de l’ombre et s’érige par blocs ;
Et, tout à coup, cassant l’élan des violences,
Des murs de bruit semblent tomber
Et se taire, dans une mare de silence,
Tandis que les appels exacerbés
Des sifflets crus et des signaux
Hurlent toujours vers les fanaux,
Dressant leurs feux sauvages,
En buissons d’or, vers les nuages.

Et tout autour, ainsi qu’une ceinture,

Là-bas, de nocturnes architectures,
Voici les docks, les ports, les ponts, les phares
Et les gares folles de tintamarres ;
Et plus lointains encor des toits d’autres usines
Et des cuves et des forges et des cuisines
Formidables de naphte et de résines
Dont les meutes de feu et de lueurs grandies
Mordent parfois le ciel, à coups d’abois et d’incendies.

Au long du vieux canal à l’infini,
Par à travers l’immensité de la misère
Des chemins noirs et des routes de pierre,
Les nuits, les jours, toujours,
Ronflent les continus battements sourds,
Dans les faubourgs,
Des fabriques et des usines symétriques.

L’aube s’essuie
À leurs carrés de suie ;
Midi et son soleil hagard
Comme un aveugle, errent par leurs brouillards ;
Seul, quand les semaines, au soir,

Laissent leur nuit dans les ténèbres choir,
Le han du colossal effort cesse, en arrêt,
Comme un marteau sur une enclume,
Et l’ombre, au loin, sur la ville, paraît
De la brume d’or qui s’allume.

 
L’ÂME DE LA VILLE


Les toits semblent perdus
Et les clochers et les pignons fondus,
Par ces matins fuligineux et rouges,
Où, feux à feux, des signaux bougent.

Une courbe de viaduc énorme
Longe les quais mornes et uniformes ;
Un train s’ébranle immense et las.

Au loin, derrière un mur, là-bas,
Un steamer rauque avec un bruit de corne.

Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres.

Un air de soufre et de naphte s’exhale,
Un soleil trouble et monstrueux s’étale ;
L’esprit soudainement s’effare
Vers l’impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encor
Ce qui se meut en ces décors,
Où, devant lui, sur les places, s’élève
Le dressement tout en brouillards
D’un pilier d’or ou d’un fronton blafard
Pour il ne sait quel géant rêve ?

Ô les siècles et les siècles sur cette ville,
Grande de son passé
Sans cesse ardent — et traversé,
Comme à cette heure, de fantômes !
Ô les siècles et les siècles sur elle,

Avec leur vie immense et criminelle
Battant — depuis quels temps ? —
Chaque demeure et chaque pierre
De désirs fous et de colères carnassières !

Quelques huttes d’abord et quelques prêtres :
L’asile à tous, l’église et ses fenêtres
Laissant filtrer la lumière du dogme sûr
Et sa naïveté vers les cerveaux obscurs.
Donjons dentés, palais massifs, cloîtres barbares ;
Croix des papes dont le monde s’empare ;
Moines, abbés, barons, serfs et vilains ;
Mitres d’orfroi, casques d’argent, vestes de lin ;
Luttes d’instincts, loin des luttes de l’âme
Entre voisins, pour l’orgueil vain d’une oriflamme ;
Haines de sceptre à sceptre et monarques faillis
Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys,
Taillant le bloc de leur justice à coups de glaive
Et la dressant et l’imposant : grossière et brève.

Puis, l’ébauche, lente à naître, de la cité :
Forces qu’on veut dans le droit seul planter ;

Ongles du peuple et mâchoires de rois ;
Mufles crispés dans l’ombre et souterrains abois
Vers on ne sait quel idéal au fond des nues ;
Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues ;
Textes de délivrance et de salut, debout
Dans l’atmosphère énorme où la révolte bout ;
Livres dont les pages, soudain intelligibles,
Brûlent de vérité, comme jadis les Bibles ;
Hommes divins et clairs, tels des monuments d’or
D’où les événements sortent armés et forts ;
Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles
Et l’espoir fou, dans toutes les cervelles,
Malgré les échafauds, malgré les incendies
Et les têtes en sang au bout des poings brandies

Elle a mille ans la ville,
La ville âpre et profonde ;
Et sans cesse, malgré l’assaut des jours,
Et les peuples minant son orgueil lourd,
Elle résiste à l’usure du monde.
Quel océan, ses cœurs ! quel orage, ses nerfs !
Quels nœuds de volontés serrés en son mystère !

Victorieuse, elle absorbe la terre ;
Vaincue, elle est l’affre de l’univers :
Toujours, en son triomphe ou ses défaites,
Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit,
Et la clarté que font ses feux dans la nuit
Rayonne au loin, jusqu’aux planètes !

Ô les siècles et les siècles sur elle !

Son âme, en ces matins hagards,
Circule en chaque atome
De vapeur lourde et de voiles épars ;
Son âme énorme et vague, ainsi que ses grands dômes
Qui s’estompent dans le brouillard ;
Son âme, errante, en chacune des ombres
Qui traversent ses quartiers sombres,
Avec une ardeur neuve au bout de leur pensée ;
Son âme formidable et convulsée :
Son âme, où le passé ébauche
Avec le présent net l’avenir encor gauche.

Ô ce monde de fièvre et d’inlassable essor

Rué, à poumons lourds et haletants,
Vers on ne sait quels buts inquiétants ?
Monde promis pourtant à des lois d’or,
À des lois douces, qu’il ignore encore
Mais qu’il faut, un jour, qu’on exhume,
Une à une, du fond des brumes.
Monde aujourd’hui têtu, tragique et blême
Qui met sa vie et son âme dans l’effort même
Qu’il projette, le jour, la nuit,
À chaque heure, vers l’infini.

Ô les siècles et les siècles sur cette ville !
Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,
Et la ville l’entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.

Et de partout on vient vers elle,
Les uns des bourgs et les autres des champs,
Depuis toujours, du fond des loins ;

Et les routes éternelles sont les témoins
De ces marches, à travers temps,
Qui se rythment comme le sang
Et s’avivent, continuelles.

Le rêve ! il est plus haut que les fumées
Qu’elle renvoie envenimées
Autour d’elle, vers l’horizon ;
Même dans la peur ou dans l’ennui,
Il est là-bas, qui domine, les nuits,
Pareil à ces buissons
D’étoiles d’or et de couronnes noires,
Qui s’allument, le soir, évocatoires.

Et qu’importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l’humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.




LE DÉPART


Avec leur chat, avec leur chien,
Avec, pour vivre, quel moyen ?
S’en vont, le soir, par la grand’route,
Les gens d’ici, buveurs de pluie,
Lécheurs de vent, fumeurs de brume

Les gens d’ici n’ont rien de rien,
Rien devers eux
Que l’infini, ce soir, de la grand’route.
 
Chacun porte au bout d’une gaule,
En un mouchoir à carreaux bleus,

Chacun porte dans un mouchoir,
Changeant de main, changeant d’épaule,
Chacun porte
Le linge usé de son espoir.

Les gens s’en vont, les gens d’ici,
Par la grand’route à l’infini.

L’auberge est là, près du bois nu,
L’auberge est là de l’inconnu ;
Sur ses dalles, les rats trimballent
Et les souris.

L’auberge, au coin des bois moisis,
Grelotte, avec ses murs mangés,
Avec son toit comme une teigne,
Avec le bras de son enseigne
Qui tend au vent un os rongé.

Les gens d’ici sont gens de peur :
Ils font des croix sur leur malheur
Et tremblent ;

Les gens d’ici ont dans leur âme
Deux tisons noirs, mais point de flamme,
Deux tisons noirs en croix.

Par l’infini du soir, sur la grand’route,
Voici venir les ricochets des cloches
Là-bas, au carrefour des bois.

C’est les madones des chapelles
Qui, pareilles à des oiseaux au loin perdus,
Rappellent.

Les gens d’ici sont gens de peur,
Car leurs vierges n’ont plus de cierges
Et leur encens n’a plus d’odeur :
Seules, en des niches désertes.
Quelques roses tombent inertes
Sur une image en plâtre peint.

Les gens d’ici ont peur de l’ombre sur leurs champs,
De la lune sur leurs étangs,
D’un oiseau mort contre une porte ;

Les gens d’ici ont peur des gens.

Les gens d’ici sont malhabiles,
La tête lente et les vouloirs débiles
Quoique tannés d’entêtement,
Ils sont ladres, ils sont minimes
Et s’ils comptent c’est par centimes,
Péniblement, leur dénûment.

Leur récolte, depuis des chapelets d’années,
S’égrena morne en leurs granges minées ;
Leurs socs taillèrent les cailloux,
Férocement, des terrains roux ;
Leurs dents s’acharnèrent contre la terre
À la mordre, jusqu’au cœur même.

Avec leur chat, avec leur chien,
Avec l’oiseau dans une cage,
Avec, pour vivre, un seul moyen
Boire son mal, taire sa rage ;
Les pieds usés, le cœur moisi,
Les gens d’ici,

Quittant leur gîte et leur pays,
S’en vont, ce soir, par les routes, à l’infini.

Les mères traînent à leurs jupes
Leur trousseau long d’enfants bêlants,
Brinqueballés, brinqueballants ;
Les yeux clignant des vieux s’occupent
À refixer, une dernière fois,
Leur coin de terre morte et grise,
Où mord la lèpre comme la bise
Où mord la rogne comme les froids.
Suivent les gars des bordes,
Les bras usés comme des cordes,
Sans plus d’orgueil, sans même plus
Un seul élan vers les temps révolus
Et le bonheur des autrefois,
Sans plus la force en leurs dix doigts
De se serrer en poings contre le sort
Et la colère de la mort.

Les gens des champs, les gens d’ici
Ont du malheur à l’infini.

Leurs brouettes et leurs charrettes
Brinqueballent aussi,
Cassant, depuis le jour levé,
Les os pointus du vieux pavé :
Quelques-unes, plus grêles que squelettes,
Entrechoquent des amulettes
À leurs brancards,
D’autres grincent, les ais criards,
Comme les seaux dans les citernes
D’autres portent de vieillottes lanternes,
D’autres apparaissent, comme les proues
De vieux bateaux cassés, — et leurs deux roues,
Où l’on sculpta jadis le zodiaque,
Semblent rouler le monde entier dans leur baraque.

Les chevaux las ballent au pas
Le vieux lattis de leur carcasse ;
Le conducteur s’agite et se tracasse,
Comme un moulin qui serait fou,
Lançant parfois vers n’importe où,
Dans les espaces,

Une pierre lasse
Aux corbeaux noirs du sort qui passe.

Les gens d’ici
Ont du malheur — et sont soumis.

Et les troupeaux rêches et maigres,
Par les chemins râpés et par les sablons aigres,
Également sont les chassés,
Aux coups de fouet inépuisés
Des famines qui exterminent :
Moutons dont la fatigue à tout caillou ricoche,
Bœufs qui meuglent vers la mort proche,
Vaches hydropiques et lourdes
Aux pis vides comme des gourdes
Et les ânes, avec la mort crucifiée
Sur leurs côtes scarifiées.

Ainsi s’en vont bêtes et gens d’ici,
Par le chemin de ronde,
Qui fait dans la détresse et dans la nuit,
Immensément, le tour du monde,

Venant, dites, de quels lointains,
Par à travers les vieux destins,
Passant les bourgs et les bruyères,
Avec, pour seul repos, l’herbe des cimetières,
Allant, roulant, faisant des nœuds
De chemins noirs et tortueux,
Hiver, automne, été, printemps,
Toujours lassés, toujours partant
De l’infini pour l’infini.

Tandis qu’au loin, là bas,
Sous les cieux lourds fuligineux et gras,
Avec son front comme un Thabor,
Avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines
Hallucinant et attirant les gens des plaines,
C’est la ville que le jour plombe et que la nuit éclaire
La ville en plâtre, en stuc, en bois, en marbre, en fer, en or,
— Tentaculaire.


LA PLAINE


La plaine est morne et ses chaumes et granges
Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus,
La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,
La plaine est morne et morte — et la ville la mange.

Formidables et criminels,
Les bras des machines hyperboliques,
Fauchant les blés évangéliques,
Ont effrayé le vieux semeur mélancolique
Dont le geste semblait d’accord avec le ciel.

L’orde fumée et ses haillons de suie

Ont traversé le vent et l’ont sali :
Un soleil pauvre et avili
S’est comme usé en de la pluie.

Et maintenant, où s’étageaient les maisons claires
Et les vergers et les arbres allumés d’or,
On aperçoit, à l’infini, du sud au nord,
La noire immensité des usines rectangulaires.

Telle une bête énorme et taciturne
Qui bourdonne derrière un mur,
Le ronflement s’entend, rythmique et dur,
Des chaudières et des meules nocturnes ;
Le sol vibre, comme s’il fermentait
Le travail bout comme un forfait,
L’égout charrie une fange velue
Vers la rivière qu’il pollue ;
Un supplice d’arbres écorchés vifs
Se tord, bras convulsifs,
En façade, sur le bois proche ;
L’ortie épuise aux cœurs sablons et oche
Et les fumiers, toujours plus hauts, de résidus :

Ciments huileux, platras pourris, moellons fendus,
Au long de vieux fossés et de berges obscures
Lèvent, le soir, leurs monuments de pourritures.

Sous des hangars tonnants et lourds,
Les nuits, les jours,
Sans air et sans sommeil,
Des gens peinent loin du soleil :
Morceaux de vie en l’énorme engrenage,
Morceaux de chair fixée, ingénieusement,
Pièce par pièce, étage par étage,
De l’un à l’autre bout du vaste tournoiement.
Leurs yeux, ils sont les yeux de la machine,
Leurs dos se ploient sous elle et leurs échines,
Leurs doigts volontaires, qui se compliquent
De mille doigts précis et métalliques,
S’usent si fort en leur effort,
Sur la matière carnassière,
Qu’ils y laissent, à tout moment,
Des empreintes de rage et des gouttes de sang.

Dites ! l’ancien labeur pacifique, dans l’Août

Des seigles mûrs et des avoines rousses,
Avec les bras au clair, le front debout
Dans l’or des blés qui se retrousse
Vers l’horizon torride où le silence bout.

Dites ! le repos tiède et les midis élus,
Tressant de l’ombre pour les siestes.
Sous les branches, dont les vents prestes
Rythment, avec lenteur, les grands gestes feuillus,
Dites, la plaine entière ainsi qu’un jardin gras,
Toute folle d’oiseaux éparpillés dans la lumière,
Qui la chantent, avec leurs voix plénières,
Si près du ciel qu’on ne les entend pas.

Mais aujourd’hui, la plaine, elle est finie ;
La plaine, est morne et ne se défend plus :
Le flux des ruines et leurs reflux
L’ont submergée, avec monotonie.

On ne rencontre, au loin, qu’enclos rapiécés
Et chemins noirs de houille et de scories
Et squelettes de métairies

Et trains coupant soudain des villages en deux.

Les Madones ont tu leurs voix d’oracle
Au coin du bois, parmi les arbres ;
Et les vieux saints et leur socle de marbre
Ont chu dans les fontaines à miracles.

Et tout est là, comme des cercueils vides
Et détraqués et dispersés par l’étendue,
Et tout se plaint ainsi que les défunts perdus
Qui sanglotent le soir dans la bruyère humide.

Hélas ! la plaine, hélas ! elle est finie !
Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus.
La plaine, hélas ! elle a toussé son agonie
Dans les derniers hoquets d’un angelus.

mardi 3 septembre 2024

Amants, heureux amants - Valery Larbaud

 
Amants, heureux amants - Valery Larbaud

Du lierre et du verre, et partout le teint rose et délicat des briques sous le hâle noir lentement accumulé par l’air chargé de vapeurs, de fumées et de couchants rouges… Des rues calmes, et qui restent calmes malgré leurs passants : comme les quais du fleuve ; comme la rue de l’Église, qui fut au siècle dernier la grand-rue d’un village de banlieue, dont les arbres et les verts terrains vagues descendaient jusqu’à la rive.

 Mais  l'immense  ville  a  rejoint  le  village  et  se  l'est incorporé,  et  maintenant  la  rue  de  l'Eglise  et  l'église demeurent,  dans  ce  quartier,  comme  de  précieux  restes du  passé,  soigneusement  laissés  à  leur  place,  et  respectés :  la  rue  avec  ses  détours,  et  la  petite  église  avec un  fragment  de  son  cimetière.  Et  il  y  a  d'autres  souvenirs, plus  récents  :  la  maison  où  vécut  le  prophète tonnant  et  grondant  du  culte  des  Héros.  (Une malédiction  est  tombée  sur  elle  :  on  en  a  fait  un  musée.)

Mais  toutes  les  autres  maisons  vivent,  autour  de  celle là  :  même  celle  qu'habita  —  une  inscription  le  dit  — ce  charmant  poëte  qu'on  ne  retrouve  que  par  échappées dans  son  œuvre  et  qui,  père  besogneux  d'une nombreuse  famille,  porta  en  lui  pendant  toute  sa  vie, qui  fut  une  longue  enfance,  le  souvenir  des  Antilles  où il  était  né  et  l'image  d'une  jeune  fille  de  quatorze  ans qu'il  avait  aperçue  un  jour  et  n'avait  jamais  revue. 

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Elles vivent, mais il y a chez elles une telle volonté de calme et de paix que, dans ce coin de la ville, on dirait que des abîmes de silence séparent tous les objets, même les plus proches les uns des autres. Au XVIIIe siècle on fabriquait ici de la poterie ; mais à présent on y cultive, avec des soins infinis, le précieux silence. Ici, chaque chose est à part de toutes les autres : les jardins, les arbres citadins sous leur revêtement de suie humide, les chapelles, les hôpitaux, la station des taxis, toutes ces choses existent sans bruit, sans rien qui laisse voir au passant leur activité. Tout est solitaire et discret ; les couleurs même se taisent et demandent à être regardées plus attentivement qu’ailleurs, et ce n’est que de tout près, et les jours de soleil, qu’on s’aperçoit que le pont tendu sur ses hauts piliers comme une double guirlande d’une rive à l’autre a son armature peinte en vert. Et le fleuve ne se distingue de la brume que par une sourde lueur d’argent, ou de cuivre, selon les heures… A l’horizon rempli d’usines, un groupe de hautes tours, une famille de noires Babels, marque les limites de la ville — si elle a des limites, — du côté de l’Occident.

Le Zéro et l'infini - Arthur Koestler

  Le Zéro et l'infini - Arthur Koestler


Quiconque s'oppose à la dictature doit accepter la guerre civile comme moyen. Quiconque recule devant la guerre civile doit abandonner l'opposition et accepter la dictature.

La mort à Venise - Thomas Mann

 La mort à Venise - Thomas Mann

 

 Chapitre 2

Pour qu’une œuvre de haute intellectualité agisse immédiatement et profondément sur le grand public, il faut qu’il y ait secrète parenté – voire même identité entre le destin personnel de l’auteur et le destin anonyme de sa génération. Les contemporains ne savent pas pourquoi ils acclament une œuvre d’art. Connaisseurs ? Non. Ils n’y veulent découvrir tant de qualités que pour justifier leur faveur ; au fond, elle tient à des impondérables, elle est sympathie. Dans un de ses livres, Aschenbach avait glissé cette remarque que presque toute grandeur existante existe en vertu d’un « Quand même ! », à la façon d’un défi jeté aux mille empêchements que constituent chagrin, tourment, pauvreté, abandon, fragilité, vice, passion. Plus qu’une remarque, c’était une expérience, la formule même de sa vie, de son succès, la clé de son œuvre ; quoi d’étonnant dès lors à ce que ce fût aussi attitude et trait profond de ses personnages les plus significatifs ?

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Il est probable que chez l’homme de valeur et de quelque noblesse, rien ne s’émousse plus aisément, plus définitivement, que le goût de la connaissance qui pique, excite et laisse de l’amertume ; et il est certain que la sévère et mélancolique volonté des jeunes gens d’aller jusqu’au bout du savoir pèse peu auprès de cette résolution profonde de l’âge viril où l’artiste devenu un maître dit non au savoir, l’écarte, le dépasse, tête haute, s’il est de nature à amoindrir la volonté, à décourager de l’action, ou même à ôter de sa grandeur à la passion. Qu’était son célèbre Misérable sinon une explosion de dégoût en face de l’indécent « psychologisme » de l’époque, incarné dans la molle et niaise personne de ce douteux personnage aux démarches de reptile, qui se fait un sort en poussant par impuissance, vice, ou velléité morale, sa femme dans les bras d’un éphèbe, et sous prétexte de profondeur se croit les indélicatesses permises ? La vigueur des termes dans lesquels il y réprouvait ce qui est répréhensible annonçait une volonté de renier toute morale incertaine, toute sympathie avec les abîmes, de renoncer au relâchement, à cette molle pitié qui fait dire que tout comprendre c’est tout pardonner : déjà en cet ouvrage s’accomplissait le « miracle de la spontanéité retrouvée » sur lequel il devait quelque temps après, dans un de ses dialogues, insister avec un ton de mystère. Étrange concordance ! avec cette « renaissance » de l’esprit – la sévérité, la discipline reconquise en étaient-elles la cause ? – le goût du beau prenait en lui une vivacité nouvelle, excessive presque, et on trouvait dans son œuvre ce sens aristocratique de la mesure, de la simplicité, de la pureté des formes, ce style, ostensiblement, volontairement classique, qui ne cessa dès lors de la distinguer. Mais prendre si ferme position par-delà le savoir, étouffer la gênante, la dissolvante curiosité intellectuelle, n’est-ce pas aussi ramener l’univers et l’âme à une simplicité bien simple, et rendre une autre puissance au mal, à ce qui est prohibé, déréglé ? Et le style lui-même n’a-t-il pas double visage ? N’est-il pas à la fois moral et immoral – moral en tant qu’il tient à une discipline et qu’il la formule, mais aussi immoral, et même antimoral, en tant qu’il suppose par nature l’indifférence à toute moralité et qu’il a précisément pour tendance essentielle de réduire la moralité, de la subordonner à sa hautaine et absolue tyrannie ?

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Il grave sur la face des fervents le dessin d’aventures intellectuelles, de chimères, et vécussent-ils comme en la retraite du cloître, à la longue il leur donne, à un point rare même chez un viveur, des nerfs affinés, subtils, toujours las et toujours en éveil…

 

 chapitre 3

D’être seul et de se taire, on voit les choses autrement qu’en société ; en même temps qu’elles gardent plus de flou elles frappent davantage l’esprit ; les pensées en deviennent plus graves, elles tendent à se déformer et toujours se teintent de mélancolie. Ce que vous voyez, ce que vous percevez, ce dont en société vous vous seriez débarrassé en échangeant un regard, un rire, un jugement, vous occupe plus qu’il ne convient, et par le silence s’approfondit, prend de la signification, devient événement, aventure, émotion. De la solitude naît l’originalité, la beauté en ce qu’elle a d’osé et d’étrange, le poème. Et de la solitude aussi, les choses à rebours, désordonnées, absurdes, coupables. C’est ainsi que les images du voyage, l’horrible vieux beau, ses radotages, ses histoires de bonne amie, et le gondolier en maraude frustré de son argent continuaient d’occuper l’esprit du voyageur. Sans sortir du normal, sans être pour la raison un problème, sans même solliciter la réflexion, ils n’en étaient pas moins de nature étrange, semblait-il à Aschenbach, que ce disparate troublait. Entre-temps il saluait des yeux la mer et se réjouissait de sentir Venise à si proche portée. Finalement, il se détourna de la fenêtre, alla se baigner le visage, donna des ordres à la femme de chambre, et ayant préparé une installation confortable il se fit descendre au rez-de-chaussée par le garçon de l’ascenseur, un Suisse en livrée verte.

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le besoin de repos de l’artiste astreint à un dur labeur, qui devant l’exigence protéiforme des phénomènes a besoin de se réfugier au sein de la simplicité démesurée ; un penchant défendu, directement opposé à sa tâche, et par cela même si séduisant, pour l’inarticulé, l’incommensurable, l’éternel, le néant. Le repos dans la perfection, c’est le rêve de celui qui peine pour atteindre l’excellence ; et le néant n’est-il pas une forme de la perfection ?  

chapitre 4

Quelle discipline, quelle précision de la pensée s’exprimait dans ce corps allongé, parfait de juvénile beauté ! Mais la sévère et pure volonté dont l’activité mystérieuse avait pu mettre au jour cette divine œuvre d’art, n’était-elle pas connue de l’artiste qu’était Aschenbach, ne lui était-elle pas familière ? Cette volonté ne régnait-elle pas en lui aussi, quand, rempli de passion lucide, il dégageait du bloc marmoréen de la langue la forme légère dont il avait eu la vision et qu’il présentait aux hommes comme statue et miroir de beauté intellectuelle ?

 

Statue et miroir ! Ses yeux embrassèrent la noble silhouette qui se dressait là-bas au bord de l’azur, et avec un ravissement exalté il crut comprendre dans ce coup d’œil l’essence du beau, la forme en tant que pensée divine, l’unique et pure perfection qui vit dans l’esprit, et dont une image humaine était érigée là comme un clair et aimable symbole commandant l’adoration. C’était l’ivresse ! et l’artiste vieillissant l’accueillit sans hésiter, avidement. Son imagination prit feu, le tréfonds de sa culture bouillonna, sa mémoire fit surgir des pensées très anciennes, transmises comme de vieilles légendes à sa jeunesse et que jusque-là sa propre flamme n’avait jamais ravivées. N’était-il pas écrit que le soleil détourne notre attention des choses intellectuelles vers les choses matérielles ? Il étourdit, disait le philosophe grec, il charme l’intelligence et la mémoire de telle manière que l’âme divertie oublie son état réel et s’attache au plus beau des objets éclairés par le soleil, si bien que ce n’est qu’avec l’aide d’un corps qu’elle trouve ensuite la force de s’élever à des considérations plus hautes. Le dieu Amour rivalisait en vérité avec les mathématiciens qui montrent aux enfants peu doués des images palpables de formes abstraites : de même, pour nous rendre visible l’immatériel, le dieu se plaît à employer la forme et la couleur de l’adolescence, qu’il pare, pour en faire un instrument du souvenir, de tout le rayonnement de la beauté, et il nous arrive ainsi, en la regardant, de nous enflammer d’un douloureux espoir.

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Ainsi la beauté est le chemin qui conduit l’homme sensible vers l’esprit, seulement le chemin, seulement un moyen, mon petit Phaidros… Et puis il exprima ce qu’il avait de plus subtil à dire, l’astucieux séducteur, à savoir que celui qui aime est plus divin que celui qui est aimé, puisque dans le premier est le dieu, mais non pas dans l’autre, pensée peut-être la plus tendre et la plus moqueuse qui ait jamais été conçue et dont émane toute la malice et la plus secrète volupté du désir. La pensée qui peut, tout entière, devenir sentiment, le sentiment qui, tout entier, peut devenir pensée, font le bonheur de l’écrivain. L’idée envahissant le cœur, le sentiment monté au cerveau, qui appartenaient et obéissaient à ce moment-là au rêveur solitaire, étaient tels : il savait, il sentait que la nature frissonne de délices quand l’esprit s’incline en vassal devant la beauté. Il fut pris soudain du désir d’écrire. Éros, il est vrai, aime l’oisiveté, dit-on, et n’est créé que pour elle. Mais, à ce stade de la crise, l’excitation de sa victime était tournée vers la production. L’occasion importe peu. Une enquête sur un des grands problèmes brûlants de la civilisation et du goût avait été lancée dans le monde intellectuel, et il avait reçu le questionnaire après son départ. Le sujet lui était familier ; c’était pour lui une chose vécue ; son envie de l’éclairer de la lumière de son verbe fut tout à coup irrésistible. Et son désir tendait à travailler en présence de Tadzio, à prendre en écrivant l’enfant lui-même comme modèle, à laisser son style suivre les lignes de ce corps, qui lui semblait divin, et à porter sa beauté dans le domaine de l’esprit comme l’aigle emporta jadis vers l’éther le berger troyen. Jamais il n’avait senti la volupté du Verbe plus délicieusement, jamais si bien compris que le dieu Éros vit dans le Verbe, comme il le sentait et le comprenait pendant les heures dangereuses et exquises où, assis sous la tente à sa table grossière, en vue de son idole, dont la voix musicale atteignait son oreille, il façonnait à l’image du beau Tadzio sa brève dissertation, une page et demie de prose raffinée, dont la pureté, la noblesse et la vibrante énergie allaient à bref délai susciter nombre d’admirateurs. Il est bon assurément que le monde ne connaisse que le chef-d’œuvre, et non ses origines, non les conditions et les circonstances de sa genèse ; souvent la connaissance des sources où l’artiste a puisé l’inspiration pourrait déconcerter et détourner son public et annuler ainsi les effets de la perfection. Heures étranges ! Étrange et fécond accouplement de l’esprit avec un corps ! Lorsque Aschenbach serra son papier et partit de la plage, il se sentit épuisé, brisé, et il lui semblait entendre l’accusation de sa conscience comme après une débauche.

 chapitre 5

Ainsi, cet homme n’avait plus, dans son égarement, d’autre pensée ni d’autre volonté que de poursuivre sans relâche l’objet qui l’enflammait, de rêver de lui quand il était absent, et à la manière des amants, d’adresser des mots de tendresse à son ombre même. La solitude dans un milieu étranger, et la fortune d’une ivresse tardive et profonde l’engageaient et l’encourageaient à se permettre sans crainte et sans honte les plus choquantes fantaisies ; c’est ainsi qu’un soir, rentrant de Venise tard dans la nuit, il s’était arrêté au premier étage de l’hôtel devant la chambre de son dieu, et appuyant dans une griserie totale son front au gond de la porte, il était resté longtemps sans pouvoir s’en séparer, au risque d’être surpris, à sa honte, dans cette attitude insensée.

 

 

La Clef des langues - Valère Novarina

 La Clef des langues - Valère Novarina

 

 

THEODRILLE.

L'homme est un néant capable de tout.

[...]

ANTIPERSONNE I. 

Le monde est un langage, notre parole s'en souvient.

[...]

L'ENFANT LOGOMORPHE.

Les mots ne s'échangent pas selon un cours fixe ou variable, comme la monnaie. Les mots (l'avenir ou le souvenir des mots) ne saisissent rien, ne prennent pas, ne capturent rien, ne tiennent pas "définis et fermés" - mais se souviennent très en profondeur du déliage, du délaçage, du don, de la délivrance, du déliement, du dénouement, de la donnée que viennent accomplir le rythme et le souffle (et toutes les couleurs du son !) sous nos yeux.

[...]

JEAN CYCLOPE.

La pensée est dans la parole.

Le troisième mensonge - Agota Kristof

 Le troisième mensonge - Agota Kristof

— Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si vous écrivez des choses vraies ou des choses inventées.
Je lui réponds que j’essaie d’écrire des histoires vraies mais, à un moment donné, l’histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis obligé de la changer. Je lui dis que j’essaie de raconter mon histoire, mais que je ne le peux pas, je n’en ai pas le courage, elle me fait trop mal. Alors j’embellis tout et je décris les choses non comme elles se sont passées, mais comme j’aurais voulu qu’elles se soient passées.
Elle dit :— Oui. Il y a des vies qui sont plus tristes que le plus triste des livres.
Je dis :— C’est cela. Un livre, si triste soit-il, ne peut être aussi triste qu’une vie.

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Mon frère dit :

-Mes enfants ne jouent pas.

-Que font-ils ?

-Ils se préparent à traverser la vie.

Je dis :

-J'ai traversé la vie et je n'ai rien trouvé.

Mon frère dit :

-Il n'y a rien à trouver. Que cherchais-tu ?

-Toi. C'est pour toi que je suis revenu.

Mon frère rit :

-Pour moi ? Tu le sais bien, je ne suis qu'un rêve. Il faut accepter cela. Il n'y a rien, nulle part

 

Le grand cahier - Agota Kristof

 Le grand cahier - Agota Kristof


Voici comment se passe une leçon de composition :

Nous sommes assis à la table de la cuisine avec nos feuilles quadrillées, nos crayons, et le grand cahier. Nous sommes seuls.

L’un de nous dit:

- Le titre de ta composition est : "L’arrivée chez Grand-mère"

L’autre dit :

- Le titre de ta composition est "Nos travaux".

Nous nous mettons à écrire. Nous avons deux heures pour traiter le sujet et deux feuilles de papier à notre disposition.

Au bout de deux heures, nous échangeons nos feuilles, chacun de nous corrige les fautes d’orthographes de l’autre à l’aide du dictionnaire et, en bas de page, écrit : "Bien" ou "Pas bien". Si c’est "Pas bien", nous jetons la composition dans le feu et nous essayons de traiter le même sujet à la leçon suivante. Si c’est "Bien", nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.

Pour décider si c’est "Bien" ou "Pas bien", nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons..

Par exemple, il est interdit d’écrire : "Grand-mère ressemble à une sorcière"; mais il est permis d’écrire "Les gens appellent Grand-mère la Sorcière".

Il est interdit d’écrire : "La Petite Ville est belle", car la Petite Ville peut être belle pour nous et laide pour quelqu’un d’autre.

De même, si nous écrivons : "L’ordonnance est gentil", cela n’est pas une vérité, parce que l’ordonnance est peut-être capable de méchancetés que nous ignorons. Nous écrirons donc simplement "L’ordonnance nous donne des couvertures".

Nous écrirons : "Nous mangeons beaucoup de noix"; et non pas "Nous aimons les noix", car le mot "aimer" n’est pas un mot sûr, il manque de précision et d’objectivité. "Aimer les noix" et "aimer notre mère", cela ne peut pas vouloir dire la même chose. La première formule désigne un goût agréable dans la bouche, et la deuxième un sentiment.

Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues, il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est à dire la description fidèle des faits.