La mort à Venise - Thomas Mann
Chapitre 2
Pour qu’une œuvre de haute
intellectualité agisse immédiatement et profondément sur le grand public, il
faut qu’il y ait secrète parenté – voire même identité entre le destin
personnel de l’auteur et le destin anonyme de sa génération. Les contemporains
ne savent pas pourquoi ils acclament une œuvre d’art. Connaisseurs ? Non. Ils
n’y veulent découvrir tant de qualités que pour justifier leur faveur ; au
fond, elle tient à des impondérables, elle est sympathie. Dans un de ses livres,
Aschenbach avait glissé cette remarque que presque toute grandeur existante
existe en vertu d’un « Quand même ! », à la façon d’un défi jeté
aux mille empêchements que constituent chagrin, tourment, pauvreté, abandon, fragilité,
vice, passion. Plus qu’une remarque, c’était une expérience, la formule même de
sa vie, de son succès, la clé de son œuvre ; quoi d’étonnant dès lors à ce
que ce fût aussi attitude et trait profond de ses personnages les plus
significatifs ?
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Il est probable que chez
l’homme de valeur et de quelque noblesse, rien ne s’émousse plus aisément, plus
définitivement, que le goût de la connaissance qui pique, excite et laisse de l’amertume ;
et il est certain que la sévère et mélancolique volonté des jeunes gens d’aller
jusqu’au bout du savoir pèse peu auprès de cette résolution profonde de l’âge
viril où l’artiste devenu un maître dit non au savoir, l’écarte, le dépasse, tête
haute, s’il est de nature à amoindrir la volonté, à décourager de l’action, ou
même à ôter de sa grandeur à la passion. Qu’était son célèbre Misérable sinon
une explosion de dégoût en face de l’indécent « psychologisme » de l’époque,
incarné dans la molle et niaise personne de ce douteux personnage aux démarches
de reptile, qui se fait un sort en poussant par impuissance, vice, ou velléité
morale, sa femme dans les bras d’un éphèbe, et sous prétexte de profondeur se
croit les indélicatesses permises ? La vigueur des termes dans lesquels il
y réprouvait ce qui est répréhensible annonçait une volonté de renier toute
morale incertaine, toute sympathie avec les abîmes, de renoncer au relâchement,
à cette molle pitié qui fait dire que tout comprendre c’est tout pardonner :
déjà en cet ouvrage s’accomplissait le « miracle de la spontanéité
retrouvée » sur lequel il devait quelque temps après, dans un de ses
dialogues, insister avec un ton de mystère. Étrange concordance ! avec
cette « renaissance » de l’esprit – la sévérité, la discipline
reconquise en étaient-elles la cause ? – le goût du beau prenait en lui
une vivacité nouvelle, excessive presque, et on trouvait dans son œuvre ce sens
aristocratique de la mesure, de la simplicité, de la pureté des formes, ce
style, ostensiblement, volontairement classique, qui ne cessa dès lors de la
distinguer. Mais prendre si ferme position par-delà le savoir, étouffer la
gênante, la dissolvante curiosité intellectuelle, n’est-ce pas aussi ramener l’univers
et l’âme à une simplicité bien simple, et rendre une autre puissance au mal, à
ce qui est prohibé, déréglé ? Et le style lui-même n’a-t-il pas double
visage ? N’est-il pas à la fois moral et immoral – moral en tant qu’il
tient à une discipline et qu’il la formule, mais aussi immoral, et même antimoral,
en tant qu’il suppose par nature l’indifférence à toute moralité et qu’il a
précisément pour tendance essentielle de réduire la moralité, de la subordonner
à sa hautaine et absolue tyrannie ?
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Il grave sur la
face des fervents le dessin d’aventures intellectuelles, de chimères, et
vécussent-ils comme en la retraite du cloître, à la longue il leur donne, à un
point rare même chez un viveur, des nerfs affinés, subtils, toujours las et
toujours en éveil…
chapitre 3
D’être seul et de se taire, on
voit les choses autrement qu’en société ; en même temps qu’elles gardent
plus de flou elles frappent davantage l’esprit ; les pensées en deviennent
plus graves, elles tendent à se déformer et toujours se teintent de mélancolie.
Ce que vous voyez, ce que vous percevez, ce dont en société vous vous seriez
débarrassé en échangeant un regard, un rire, un jugement, vous occupe plus qu’il
ne convient, et par le silence s’approfondit, prend de la signification, devient
événement, aventure, émotion. De la solitude naît l’originalité, la beauté en
ce qu’elle a d’osé et d’étrange, le poème. Et de la solitude aussi, les choses
à rebours, désordonnées, absurdes, coupables. C’est ainsi que les images du
voyage, l’horrible vieux beau, ses radotages, ses histoires de bonne amie, et
le gondolier en maraude frustré de son argent continuaient d’occuper l’esprit
du voyageur. Sans sortir du normal, sans être pour la raison un problème, sans
même solliciter la réflexion, ils n’en étaient pas moins de nature étrange, semblait-il
à Aschenbach, que ce disparate troublait. Entre-temps il saluait des yeux la
mer et se réjouissait de sentir Venise à si proche portée. Finalement, il se
détourna de la fenêtre, alla se baigner le visage, donna des ordres à la femme
de chambre, et ayant préparé une installation confortable il se fit descendre
au rez-de-chaussée par le garçon de l’ascenseur, un Suisse en livrée verte.
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le besoin de
repos de l’artiste astreint à un dur labeur, qui devant l’exigence protéiforme
des phénomènes a besoin de se réfugier au sein de la simplicité démesurée ;
un penchant défendu, directement opposé à sa tâche, et par cela même si
séduisant, pour l’inarticulé, l’incommensurable, l’éternel, le néant. Le repos
dans la perfection, c’est le rêve de celui qui peine pour atteindre l’excellence ;
et le néant n’est-il pas une forme de la perfection ?
chapitre 4
Quelle discipline, quelle
précision de la pensée s’exprimait dans ce corps allongé, parfait de juvénile
beauté ! Mais la sévère et pure volonté dont l’activité mystérieuse avait
pu mettre au jour cette divine œuvre d’art, n’était-elle pas connue de l’artiste
qu’était Aschenbach, ne lui était-elle pas familière ? Cette volonté ne
régnait-elle pas en lui aussi, quand, rempli de passion lucide, il dégageait du
bloc marmoréen de la langue la forme légère dont il avait eu la vision et qu’il
présentait aux hommes comme statue et miroir de beauté intellectuelle ?
Statue et miroir ! Ses
yeux embrassèrent la noble silhouette qui se dressait là-bas au bord de l’azur,
et avec un ravissement exalté il crut comprendre dans ce coup d’œil l’essence
du beau, la forme en tant que pensée divine, l’unique et pure perfection qui
vit dans l’esprit, et dont une image humaine était érigée là comme un clair et
aimable symbole commandant l’adoration. C’était l’ivresse ! et l’artiste
vieillissant l’accueillit sans hésiter, avidement. Son imagination prit feu, le
tréfonds de sa culture bouillonna, sa mémoire fit surgir des pensées très
anciennes, transmises comme de vieilles légendes à sa jeunesse et que jusque-là
sa propre flamme n’avait jamais ravivées. N’était-il pas écrit que le soleil
détourne notre attention des choses intellectuelles vers les choses matérielles ?
Il étourdit, disait le philosophe grec, il charme l’intelligence et la mémoire
de telle manière que l’âme divertie oublie son état réel et s’attache au plus
beau des objets éclairés par le soleil, si bien que ce n’est qu’avec l’aide d’un
corps qu’elle trouve ensuite la force de s’élever à des considérations plus
hautes. Le dieu Amour rivalisait en vérité avec les mathématiciens qui montrent
aux enfants peu doués des images palpables de formes abstraites : de même,
pour nous rendre visible l’immatériel, le dieu se plaît à employer la forme et
la couleur de l’adolescence, qu’il pare, pour en faire un instrument du
souvenir, de tout le rayonnement de la beauté, et il nous arrive ainsi, en la
regardant, de nous enflammer d’un douloureux espoir.
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Ainsi la beauté est le chemin qui
conduit l’homme sensible vers l’esprit, seulement le chemin, seulement un moyen,
mon petit Phaidros… Et puis il exprima ce qu’il avait de plus subtil à dire, l’astucieux
séducteur, à savoir que celui qui aime est plus divin que celui qui est aimé, puisque
dans le premier est le dieu, mais non pas dans l’autre, pensée peut-être la
plus tendre et la plus moqueuse qui ait jamais été conçue et dont émane toute
la malice et la plus secrète volupté du désir. La pensée qui peut, tout entière,
devenir sentiment, le sentiment qui, tout entier, peut devenir pensée, font le
bonheur de l’écrivain. L’idée envahissant le cœur, le sentiment monté au
cerveau, qui appartenaient et obéissaient à ce moment-là au rêveur solitaire, étaient
tels : il savait, il sentait que la nature frissonne de délices quand l’esprit
s’incline en vassal devant la beauté. Il fut pris soudain du désir d’écrire. Éros,
il est vrai, aime l’oisiveté, dit-on, et n’est créé que pour elle. Mais, à ce
stade de la crise, l’excitation de sa victime était tournée vers la production.
L’occasion importe peu. Une enquête sur un des grands problèmes brûlants de la
civilisation et du goût avait été lancée dans le monde intellectuel, et il
avait reçu le questionnaire après son départ. Le sujet lui était familier ;
c’était pour lui une chose vécue ; son envie de l’éclairer de la lumière
de son verbe fut tout à coup irrésistible. Et son désir tendait à travailler en
présence de Tadzio, à prendre en écrivant l’enfant lui-même comme modèle, à
laisser son style suivre les lignes de ce corps, qui lui semblait divin, et à
porter sa beauté dans le domaine de l’esprit comme l’aigle emporta jadis vers l’éther
le berger troyen. Jamais il n’avait senti la volupté du Verbe plus délicieusement,
jamais si bien compris que le dieu Éros vit dans le Verbe, comme il le sentait
et le comprenait pendant les heures dangereuses et exquises où, assis sous la
tente à sa table grossière, en vue de son idole, dont la voix musicale atteignait
son oreille, il façonnait à l’image du beau Tadzio sa brève dissertation, une
page et demie de prose raffinée, dont la pureté, la noblesse et la vibrante
énergie allaient à bref délai susciter nombre d’admirateurs. Il est bon
assurément que le monde ne connaisse que le chef-d’œuvre, et non ses origines, non
les conditions et les circonstances de sa genèse ; souvent la connaissance
des sources où l’artiste a puisé l’inspiration pourrait déconcerter et
détourner son public et annuler ainsi les effets de la perfection. Heures
étranges ! Étrange et fécond accouplement de l’esprit avec un corps !
Lorsque Aschenbach serra son papier et partit de la plage, il se sentit épuisé,
brisé, et il lui semblait entendre l’accusation de sa conscience comme après
une débauche.
chapitre 5
Ainsi, cet homme n’avait plus,
dans son égarement, d’autre pensée ni d’autre volonté que de poursuivre sans
relâche l’objet qui l’enflammait, de rêver de lui quand il était absent, et à
la manière des amants, d’adresser des mots de tendresse à son ombre même. La
solitude dans un milieu étranger, et la fortune d’une ivresse tardive et
profonde l’engageaient et l’encourageaient à se permettre sans crainte et sans
honte les plus choquantes fantaisies ; c’est ainsi qu’un soir, rentrant de
Venise tard dans la nuit, il s’était arrêté au premier étage de l’hôtel devant
la chambre de son dieu, et appuyant dans une griserie totale son front au gond
de la porte, il était resté longtemps sans pouvoir s’en séparer, au risque d’être
surpris, à sa honte, dans cette attitude insensée.