samedi 28 septembre 2024

Homme invisible, pour qui chantes-tu ? - Ralph Ellison

Homme invisible, pour qui chantes-tu ? - Ralph Ellison 


Prologue

Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Allan Poe  ; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides  – on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. Comme les têtes sans corps que l’on voit parfois dans les exhibitions foraines, j’ai l’air d’avoir été entouré de miroirs en gros verre déformant. Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination – en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi. Mon invisibilité n’est pas davantage une question d’accident biochimique survenu à mon épiderme. Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des yeux des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité. Je ne me plains pas, je ne proteste pas non plus. Il est parfois avantageux de n’être pas vu, encore que, dans l’ensemble, cela vous porte plutôt sur les nerfs. Et puis, aussi, ces gens dont la vision est mauvaise se cognent à vous sans arrêt. Ou même, il vous arrive souvent de douter réellement de votre existence. Vous vous demandez si vous n’êtes pas simplement un fantôme dans l’esprit d’autrui. Disons, un personnage de cauchemar, que le dormeur essaye désespérément de détruire. C’est lorsqu’un tel sentiment vous habite que, par ressentiment, vous commencez à rendre les gnons. Et, avouons-le, c’est le cas la plupart du temps. Vous êtes dévoré du besoin de vous convaincre que vous existez, réellement, dans le monde réel, que vous faites partie intégrante de tout le bruit et l’angoisse, et vous brandissez vos poings, vous lancez des bordées de jurons, et vous jurez de les amener à vous reconnaître. Hélas, l’entreprise est rarement couronnée de succès.

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Et j’adore la lumière. Vous allez peut-être penser que c’est bizarre, qu’un homme invisible ait besoin de lumière, désire la lumière, aime la lumière. Mais c’est peut-être précisément parce que je suis invisible. La lumière confirme ma réalité, donne naissance à ma forme. Une belle fille m’a raconté, un jour, un cauchemar qu’elle avait fréquemment : elle était couchée au milieu d’une grande pièce plongée dans l’obscurité, et elle sentait son visage se dilater jusqu’à remplir la pièce entière ; il devenait une masse informe tandis que ses yeux, transformés en gelée bilieuse, montaient à vive allure par la cheminée. Il en est de même pour moi. Sans lumière, je suis non seulement invisible, mais informe, également  ; être inconscient de sa forme, c’est vivre une mort. Personnellement, après une existence de quelque vingt ans, je ne me suis éveillé à la vie que le jour où j’ai découvert mon invisibilité. C’est pourquoi je mène mon combat contre la Compagnie générale d’électricité. C’est la vraie raison, la raison profonde, je veux dire  : il me permet de sentir ma vie et ma vitalité. Je la combats aussi pour m’avoir pris tant d’argent avant que j’aie appris à me mettre à l’abri. Dans mon trou, dans le sous-sol, il y a exactement 1  369  ampoules. J’ai électrifié tout le plafond, centimètre par centimètre. Et pas avec des tubes fluorescents, mais le modèle plus ancien, à filament, qui consomme plus de courant. Un véritable sabotage, vous savez. J’ai déjà commencé à électrifier le mur. Un chiffonnier de ma connaissance, homme de vision, m’a procuré le fil et les douilles. Rien, tempête ou inondation, ne peut faire obstacle à notre besoin de lumière, de lumière toujours plus brillante et toujours plus intense. La vérité est la lumière et la lumière est la vérité. Quand j’aurai fini les quatre murs, je m’attaquerai au plancher. Comment cela marchera, je n’en sais rien. Mais quand on a vécu invisible aussi longtemps que moi, on devient ingénieux par la force des choses. Je résoudrai le problème. Et il est possible que j’invente un dispositif pour poser la cafetière sur le feu tout en restant au lit, ou même pour me chauffer le lit – comme ce type que j’ai vu dans une revue, qui s’était fabriqué un dispositif pour se chauffer les chaussures  ! Bien qu’invisible, je me situe dans la grande tradition américaine des bricoleurs. Dans la lignée des Ford, Edison et Franklin. Appelez-moi, puisque j’ai une théorie et un concept, un «  penseurbricoleur  ». Oui, je chaufferai mes chaussures  ; elles en ont besoin  ; elles sont en général toutes trouées. Je ferai ça et bien d’autres choses. 

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 En attendant, je jouis de ma vie, avec les compliments de la Compagnie générale d’électricité. Puisque vous ne me reconnaissez jamais, même lorsque vous êtes tout contre moi, et puisque, sans doute, vous croirez difficilement que j’existe, il est sans importance que vous sachiez que j’ai fait une prise sur un câble électrique menant à l’immeuble et que je l’ai détourné vers mon trou dans le sol. Avant cela, je vivais dans les ténèbres où l’on m’avait chassé, mais à présent, je vois. J’ai illuminé la noirceur de mon invisibilité – et vice versa. Aussi, je joue la musique invisible de mon isolement. La dernière affirmation ne sonne pas tout à fait juste, n’est-ce pas  ? Pourtant, si  ; vous entendez cette musique parce que la musique est entendue et rarement vue, excepté par les musiciens. Cette nécessité de mettre l’invisibilité noir sur blanc, se pourrait-il donc qu’elle réponde au besoin de faire de la musique avec l’invisibilité ? Mais je suis un orateur, un réveilleur de populace. Je suis ? J’étais en tout cas, et peut-être je serai de nouveau. Qui sait  ? Toute maladie ne conduit pas forcément à la mort, l’invisibilité non plus. Je vous entends dire : — Quel individu horrible et irresponsable ! Et vous avez raison. Je saisis l’occasion d’être d’accord avec vous. Je suis un des êtres les plus irresponsables qui aient jamais vécu. L’irresponsabilité fait partie de mon invisibilité ; de quelque façon que vous la considériez, c’est un refus. Mais envers qui pourrais-je être responsable, et pourquoi le serais-je, alors que vous refusez de me voir ? Et attendez que je révèle à quel point je suis irresponsable. La responsabilité repose sur la reconnaissance, et la reconnaissance est une forme d’accord. Prenez l’homme que j’ai failli tuer : qui était responsable de ce presque meurtre ? Moi ? Je ne le pense pas. Je rejette cette idée. Je ne suis pas preneur. Vous ne pouvez pas me mettre ça sur le dos. C’est lui qui m’est rentré dedans, c’est lui qui m’a insulté. N’aurait-il pas dû, ne serait-ce que pour sa sécurité personnelle, reconnaître mon hystérie, mon «  danger potentiel  »  ? Disons qu’il était perdu dans un monde de rêve. Mais ce monde de rêve – il n’est hélas que trop réel  – ne le contrôlait-il pas lui-même  ? Et n’est-ce pas lui qui m’en a fait sortir  ? Et s’il avait appelé un policier, n’est-ce pas moi qu’on aurait pris pour l’agresseur  ? Oui, oui, mille fois oui  ! Je veux être d’accord avec vous, j’étais l’élément irresponsable  ; car j’aurais dû employer mon couteau pour protéger les intérêts supérieurs de la société. Quelque jour, cette sorte de bêtise nous causera à tous des ennuis tragiques. Tous les rêveurs, tous les somnambules devront payer le prix, et même l’invisible victime est responsable du sort de tous. Mais je me suis dérobé à cette responsabilité  ; je me suis trop embrouillé dans les notions incompatibles qui bourdonnaient dans ma tête. J’ai été lâche… Mais moi, qu’ai-je fait pour broyer tant de noir  ? Écoutez-moi avec patience.

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CHAPITRE PREMIER

C’est une longue histoire, vieille de vingt ans. J’étais depuis toujours à la recherche de quelque chose et je rencontrais constamment sur mon chemin des gens qui essayaient de m’expliquer ce que je cherchais. Malgré leur caractère souvent contradictoire, j’acceptais toutes les solutions, même bourrées de contradictions internes. J’étais naïf. J’essayais de me trouver, et je posais à tout le monde, sauf à moi-même, des questions auxquelles j’étais bien le seul à pouvoir répondre. Il me fallut longtemps et pas mal de déboires dans mes espérances pour posséder cette vérité que tous les autres hommes semblent connaître dès leur naissance : je ne suis personne d’autre que moi-même. Mais avant tout, une première découverte m’attendait  : je suis un homme invisible ! Je ne suis pas pour autant un lusus naturae, une anomalie de l’histoire. Ma destinée était inscrite, toutes choses égales (ou inégales) d’ailleurs, il y a quatre-vingt-cinq ans. Mes grands-parents furent esclaves, je n’ai pas honte d’eux. J’ai plutôt honte de moi pour avoir, dans le temps, éprouvé de la honte à leur sujet. Voilà quatre-vingt-cinq ans, on leur annonça qu’ils étaient libres, unis aux autres hommes de notre pays dans le domaine du bien commun, mais séparés d’eux comme le sont les doigts de la main dans le domaine de l’organisation sociale. Et ils le crurent. Et ils s’en réjouirent. Ils restèrent à leur place, travaillèrent dur, élevèrent mon père dans les mêmes principes. Mais mon grand-père était un numéro. C’était un drôle de petit vieux, mon grand-père, on dit que je lui ressemble. C’est lui qui sema la pagaille. Sur son lit de mort, il fit venir mon père et lui dit : — Fils, quand je serai parti, je compte sur toi pour continuer le combat. Je ne t’en ai jamais parlé, mais notre vie, à nous, est une guerre, et du jour où j’ai rendu mon fusil, à la Reconstruction, je suis devenu un traître pour la vie, un espion dans le pays de l’ennemi. Tâche de vivre dans la gueule du 
loup. Je veux que tu les noies sous les oui, que tu les sapes avec tes sourires, que tu les fasses crever à force d’être d’accord avec eux, que tu les laisses te bouffer jusqu’à ce qu’ils te vomissent ou qu’ils éclatent. 

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EPILOGUE

Je désire être honnête avec vous – exploit que, par parenthèse, je trouve d’une extrême difficulté. Lorsqu’un homme est invisible, les problèmes du bien et du mal, de l’honnêteté et de la malhonnêteté, lui apparaissent si changeants, si fluctuants, qu’il les confond, au gré de la personne qui se trouve regarder à travers lui à tel moment. Eh bien, à présent, j’essaye de regarder à travers moi-même, ce qui comporte un risque. Je n’ai jamais été plus détesté que lorsque je me suis efforcé d’être honnête. Ou lorsque j’ai essayé, comme je viens de le faire, d’exprimer avec exactitude ce que je sentais être la vérité. Cela n’a contenté personne, pas même moi. D’un autre côté, on ne m’a jamais autant aimé et apprécié que lorsque j’ai tenté de « justifier » ou de soutenir les croyances erronées de mon interlocuteur ; ou quand j’ai fait de mon mieux pour donner à mes amis les réponses inexactes et absurdes qu’ils désiraient entendre. En ma présence, ils pouvaient parler et être d’accord avec eux-mêmes, le monde était épinglé, et cela leur plaisait infiniment. Ils en tiraient un sentiment de sécurité. Mais il y avait le revers de la médaille : trop souvent, afin de les justifier, eux, je me voyais contraint de me prendre par la gorge, et de m’étouffer, à tel point que mes yeux sortaient de leurs orbites, ma langue pendait et bringuebalait comme la porte d’une maison vide par grand vent. Et, oui, cela les rendait heureux, et me donnait la nausée. Cela finit donc par me rendre malade, de confirmer leurs propos, de dire « oui » contre les dénégations de mon estomac – sans parler de mon cerveau. À propos, il existe une zone où les sentiments d’un homme sont plus rationnels que son esprit, et c’est précisément dans cette zone que sa volonté est tiraillée dans plusieurs directions à la fois. Vous allez peut-être ricaner, mais je le sais, à présent. J’ai été tiraillé de-ci, de-là pendant plus longtemps que je ne saurais m’en souvenir. Et mon problème, c’est que j’ai toujours essayé de suivre toutes les directions, sauf la mienne. On m’a aussi appelé d’une façon, puis d’une autre, sans que personne se souciât vraiment de connaître ma propre position sur la question. Aussi, après des années passées à tenter d’adopter les opinions des autres, j’ai fini par me rebeller. Je suis un homme invisible. Ainsi, j’ai parcouru une longue distance et, tel un boomerang, j’ai fait en sens inverse un long trajet, partant du point dans la société qui se trouvait être, à l’origine, l’objet de mes aspirations. 

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