mardi 28 décembre 2021

Tel Quel - Paul Valéry

 Tel Quel - Paul Valéry

CHOSES TUES

Mais l’artiste assemble, accumule, compose au moyen de la matière une quantité de désirs, d’intentions et de conditions, venus de tous les points de l’esprit et de l’être. Tantôt il pensait à son modèle ; tantôt à ses mélanges, à ses huiles, à ses tons ; tantôt à la chair même, et tantôt à la toile qui buvait. Mais ces attentions si indépendantes s’unissaient nécessairement dans l’acte de peindre ; et ces moments distinds, épars, suivis, repris, suspendus, échappés, devenaient tableau devant lui.

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Art est donc cette combinaison extérieure d’une diversité vivante et agissante dont les actes se condensent, se rencontrent dans une matière qui les subit ensemble, qui leur résiste, qui les excite, qui les transforme ; qui trompe, irrite, et parfois comble son homme.

 

 

Nouveauté. Volonté de nouveauté.

Le nouveau est un de ces poisons excitants qui finissent par être plus nécessaires que toute nourriture ; dont il faut, une fois qu’ils sont maîtres de nous, toujours augmenter la dose et la rendre mortelle à peine de mort.

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Le goût exclusif de la nouveauté marque une dégénérescence de l’esprit critique, car rien n’est plus facile que de juger de la nouveauté d’un ouvrage.

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Nos disciples et nos successeurs nous en apprendraient mille fois plus que nos maîtres, si la durée de la vie nous laissait voir leurs travaux.

 

 

Écrire purement en français, ou dans quelque autre langue, c’est une illusion d’après les savants. Je ne suis pas tout à fait de leur avis. L’illusion consisterait à croire qu’il existe une pureté essentielle et définie du langage… définie par des caractères sensibles et incontestables pour tous. Mais un langage est une création statistique et continuée.

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Livres.

Presque tous les livres que j’estime et absolument tous ceux qui m’ont servi à quelque chose, sont livres assez difficiles à lire.

La pensée peut les quitter, elle ne peut les parcourir.

Les uns m’ont servi quoique difficiles ; les autres, parce qu’ils l’étaient.

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Mais des livres, les uns sont excitants et ne font qu’agiter ce que je possède ; les autres me sont des aliments dont la substance se changera dans la mienne. Ma nature propre y puisera des formes de parler ou de penser ; ou bien des ressources définies et des réponses toutes faites : il faut bien emprunter les résultats des expériences des autres et nous accroître de ce qu’ils ont vu et que nous n’avons pas vu.

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Si un oiseau savait dire précisément ce qu’il chante, pourquoi il le chante, et quoi, en lui, chante, il ne chanterait pas.

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Autre monde.

La fatigue fait voir enfin un monde nouveau. Le sommeil qui vient au théâtre, écrase les formes, rend les lumières atroces, les choses tremblantes, les voix surnaturelles et fausses.

On dirait que l’on a quitté le monde que l’on voit encore, et que maintenant se perçoit son mouvement absolu, comme si l’on n’était plus sur le même bateau. On ne suit plus le voyage, on voit filer tout d’un bloc, le corps de choses sur lequel on était d’abord. On ne comprend plus.

… Ainsi, la littérature dans tel jeune esprit fatigué d’avoir en deux ans trop lu ou trop pressenti. Il accouche de raccourcis, de traits extrêmes ; et il ne peut plus supporter qu’une incohérence impatiente… C’est le nouveau. Signe de fatigue.

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L’expression du sentiment vrai est toujours banale. Plus on est vrai, plus on est banal. Car il faut chercher pour ne l’être pas.

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Ce que l’on écrit en se jouant, un autre le lit avec tension et passion.

Ce que l’on écrit avec tension et passion, un autre le lit en se jouant.

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Nous n’aimons pas celui qui nous contraint à n’être pas nous-mêmes ; et nous n’aimons pas plus celui qui nous contraint à nous montrer nous-mêmes.

Mais nous aimons celui qui croit que nous sommes ce que nous voudrions être, et c’est le fond du plaisir de la gloire, dont il faut beaucoup de tristesse et de puissance combinées pour se défendre entièrement.

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Nos vrais ennemis sont silencieux.

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Après tout, cette misérable vie ne vaut pas que l’on sacrifie l’être au paraître, quand on sait aux yeux de qui, à quels yeux il faut paraître.

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Et si avant que nous allions dans la connaissance l’un de l’autre, autant nous nous réfléchirons, autant nous serons autres. Et tout le reste sera identique, et peut-être… commun !

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Intimes.

Si deux personnes se brouillent, c’est qu’elles étaient un peu trop bien ensemble. Les rapports superficiels sont toujours bons. Mais l’intimité rend les moindres variations très sensibles. Il ne faut pas oublier qu’elle consiste dans une indiscrétion permise, offerte ou sollicitée, dont les limites sont incertaines, dont l’impression qu’elle produit n’est rien de moins que constante, et qui exige une exquise attention pour s’exercer sans dommage et sans conséquences secrètes, très dangereuses pour l’amitié.

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Il y a, dans les relations qui se font intimes entre gens délicats, ce mélange extraordinaire de la crainte de n’être pas compris avec la terreur d’être compris.

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Les véritables secrets d’un être lui sont plus secrets qu’ils ne le sont à autrui.

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Amour consiste à sentir que l’on a cédé à l’autre malgré soi ce qui n’était que pour soi.

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On ne sait jamais avec qui l’on couche.

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Il n’existe pas d’être capable d’aimer un autre être tel qu’il est. On demande des modifications, car on n’aime jamais qu’un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t’adore… mais ce nez, mais cet habit que vous avez…

Peut-être le comble de l’amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l’un l’autre, de s’embellir l’un l’autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, — et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l’infini personnel.

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La plupart s’arrêtent aux premiers termes des développements de leur pensée. Toute la vie de leur esprit n’aura été faite que de commencements…

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Qui est-ce qui parle le plus mal ? Quel est l’être qui patauge, qui balbutie ; qui se sert le plus gauchement des mots les moins justes ; qui fait les phrases les plus ridicules, les plus incorrectes, les plus incohérentes, et tient les raisonnements les plus absurdes ? Qui est le plus méchant écrivain possible ? le pire des penseurs ?

C’est notre Ame. Avant qu’elle se souvienne qu’il y a des oreilles extérieures, et des témoins, et des juges pour le procès de sa pensée ; avant qu’elle appelle la vanité et les idéaux à son secours, Idées de la Clarté, de la Rigueur, de la Commune-Mesure, de la Puissance, etc., elle est à chaque instant au-dessous de tout.

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Ce qu’il y a de plus vil au monde, n’est-ce point l’Esprit ? C’est le corps qui recule devant l’immondice et le crime. Pareil à la mouche, l’esprit touche à tout. La nausée, les dégoûts, ni les regrets, ni les remords ne sont de lui : ils ne lui sont que des objets de curiosité. Le danger l’intéresse, et si la chair n’était si puissante, il la conduirait dans le feu, avec une sorte de sottise et une avidité absurde et urgente de connaissance.

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La pensée se fuit dans les sanglots, dans le rire, dans l’acte, dans la pâmoison, dans la gorge qui se serre, dans le poing qui frappe, dans l’arrêt du cœur.

Elle se fuit aussi dans l’expression parlée, mais alors c’est une transformation qui permet la reprise et revient à la source. C’est un relais.

MORALITÉS

L’amour est toujours en puissance de haine ; et je sais des états où ils se distinguent si mal l’un de l’autre qu’il faudrait inventer un nom particulier pour ces formes complexes de l’attention passionnée.

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Ce qu’on aime, inspire. — Être aimé, c’est inspirer, rendre quelqu’un inventif — producteur d’images, de prévenances, de ruses, de superstitions, — de violences.

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Tout ce en quoi et pour quoi nous avons besoin immédiat d’autrui est « ig-noble » — non noble.

S’appuyer sur autrui, rechercher sa faveur, son appui, provoquer son assentiment. Y attacher du prix !…

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L’homme ne peut offrir à l’homme que son mal. Ce qui se voit dans tous leurs rapports quand ces rapports se développent le moins du monde.

LITTÉRATURE

La pensée a les deux sexes ; se féconde et se porte soi-même.

LA POÉSIE

Est l’essai de représenter, ou de restituer, par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose, que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs, etc., et que semblent vouloir exprimer les objets, dans ce qu’ils ont d’apparence de vie, ou de dessein supposé.

Cette chose n’est pas définissable autrement. Elle est de la nature de cette énergie qui se dépense à répondre à ce qui est…

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La pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans un fruit. Un fruit est nourriture, mais il ne paraît que délice. On ne perçoit que du plaisir, mais on reçoit une substance. L’enchantement voile cette nourriture insensible qu’il conduit.

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La poésie n’est que la littérature réduite à l’essentiel de son principe aêtif. On l’a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes ; de l’équivoque possible entre le langage de la « vérité » et le langage de la « création », etc.

Et ce rôle quasi créateur, fictif du langage — (lui, d’origine pratique et véridique) est rendu le plus évident possible par la fragilité ou par l’arbitraire du sujet.

VOIX — POÉSIE

Quelle honte d’écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changements d’idées, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l’ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d’être la Pythie…

DU COTE DE L’AUTEUR — VARIANTES

Un poème n’est jamais achevé — c’est toujours un accident qui le termine, c’est-à-dire qui le donne au public.

Ce sont la lassitude, la demande de l’éditeur, — la poussée d’un autre poème.

Mais jamais l’état même de l’ouvrage (si l’auteur n’est pas un sot) ne montre qu’il ne pourrait être poussé, changé, considéré comme première approximation, ou origine d’une recherche nouvelle.

THEOREME

Quand les œuvres sont très courtes, l’effet du plus mince détail est de l’ordre de grandeur de l’effet de l’ensemble.

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CONSEIL A L’ECRIVAIN

Entre deux mots, il faut choisir le moindre.

(Mais que le philosophe entende aussi ce petit conseil.)

POESIE PHILOSOPHIQUE

L’objet d’un vrai critique devrait être de découvrir quel problème l’auteur (sans le savoir ou le sachant) s’est posé, et de chercher s’il l’a résolu ou non.

POUR LA GALERIE

Si les lecteurs n’étaient passifs, mais qu’ils fussent actifs, et eux-mêmes, la littérature changerait rapidement d’aspect et inclinerait vers… Le lecteur actif fait des expériences sur les livres — il essaye des transpositions.

CLASSIQUES

 

A partir du romantisme, l’on imite la singularité au lieu d’imiter, comme jadis, la maîtrise.

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Entre classique et romantique la différence est bien simple : c’est celle que met un métier entre celui qui l’ignore et celui qui l’a appris. Un romantique qui a appris son art devient un classique. Voilà pourquoi le romantisme — a fini par le Parnasse.

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Il y a dans la littérature une confusion des œuvres où l’on ne distingue pas tout d’abord celles qui agitent et excitent l’esprit, de celles qui l’approfondissent et l’organisent. Il est des œuvres pendant lesquelles l’esprit se plaît d’être loin de soi-même, et d’autres après lesquelles il se complaît de se retrouver plus soi que jamais.

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La vie de l’homme est comprise entre deux genres littéraires. On commence par écrire ses désirs et l’on finit par écrire ses Mémoires.

On sort de la littérature et on y revient.

CAHIER B 1910

Il m’est parfaitement inutile de savoir ce que je ne puis modifier.

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Un livre peut restituer, en quatre heures, mille heures de travail. Mais mille heures de travail sont très différentes d’une somme de minutes. Les coupures, les discontinuités et les reprises jouent un rôle capital.

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Il faut, je crois, un objet, ou noyau, ou matière — vague et une disposition.

Il y a une partie en l’homme qui ne se sent vivre qu’en créant : j’invente, donc je suis.

 

RHUMBS

MORALITÉS

Suicides.

Des personnes qui se suicident, les unes se font violence ; les autres au contraire cèdent à elles-mêmes, et semblent obéir à je ne sais quelle fatale courbure de leur destinée.

Les premiers sont contraints par les circonstances ; les seconds par leur nature ; et toutes les faveurs extérieures du sort ne les retiendront pas de suivre le plus court chemin.

On peut concevoir une troisième espèce de suicides. Certains hommes considèrent si froidement la vie et se sont fait de leur liberté une idée si absolue et si jalouse qu’ils ne veulent pas laisser au hasard des événements et des vicissitudes organiques la disposition de leur mort. Ils répugnent à la vieillesse, à la déchéance, à la surprise. On trouve chez les anciens quelques exemples et quelques éloges de cette inhumaine fermeté.

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La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.

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J’ai connu un être bizarre qui croyait tout ce qu’il lisait dans un certain journal, et rien de ce qu’il lisait dans un autre.

C’était un original ; enfermé depuis.

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La mode étant l’imitation de qui veut se distinguer par celui qui ne veut pas être distingué, il en résulte qu’elle change automatiquement. Mais le marchand règle cette pendule.

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« Vérité, beauté » — ce sont là des notions très anciennes qui ne répondent plus à la précision exigible.

Si un homme dit : oh, que ceci est beau ! — nous traduisons que tels ou tels symptômes sont en lui — que tels mouvements ou velléités de reprendre, relire, revoir, se déclarent ; qu’un objet donné semble vouloir se répéter, — qu’il nous intime de refaire l’amour indéfiniment avec lui.

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L’inhumaine.

La science a ruiné la bonne conscience du sens commun et du bon sens. Ils ne conservent leur crédit que dans les terrains vagues. Elle a contraint les esprits à s’attendre toujours à des surprises dans tous les domaines où le langage et les discours ne font pas tout. Elle déprécie nos images naïves, et jusqu’à notre faculté d’imaginer, qui est dérivée de nos expériences et habitudes corporelles. Elle suggère qu’il se passe une infinité de faits inimaginables, dont les imaginables sont une infime partie toute subordonnée ; et elle retire même à l’homme sa notion du savoir : essences, principes, catégories, déductions, ces simulacres de l’ordonnance et de la centralisation absolue d’une connaissance qui veut et prétend prévoir son étendue. Elle conduit à énoncer des propositions insupportables au sens commun, car elles sont extravagantes dans les formes du langage ordinaire, auxquelles ledit sens est étroitement attaché.

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Toute critique, tout blâme revient à dire : je ne suis pas toi. C’est pourquoi il y entre une cruauté, — c’est-à-dire une non-sensibilité, une dissemblance essentielle, — comme entre une pierre qui tombe et l’animal qu’elle écrase.

Il est impossible de comprendre et de punir à la fois.

Si le juge ne se fait le coupable, il est jugé par les profondeurs du coupable, qui ne sont pas autres que les siennes. Mais s’il pénètre l’intimité de la faute, où est le coupable, où le juge ?

LITTÉRATURE

Écrire, c’est prévoir.

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Combien on s’ignore, on le mesure en se relisant.

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S’imiter soi-même.

Il est essentiel pour l’artiste qu’il sache s’imiter soi-même.

C’est le seul moyen de bâtir une œuvre, — qui est nécessairement une entreprise contre la mobilité, l’inconstance de l’esprit, de la vigueur, et de l’humeur.

L’artiste prend pour modèle son meilleur état. Ce qu’il a fait de mieux (à son jugement) lui sert d’étalon de valeur.

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Il faut, un jour d’énergie, prendre le livre que l’on tient pour ennuyeux, lui ordonner d’être, essayer de reconstituer l’intérêt qu’y a pris l’auteur.

AUTRES RHUMBS

LITTERATURE

Note : Si quelqu’un écrivait véritablement pour soi, il lui suffirait d’inventer ce mot que six conditions définissent. On trouve par l’absence de mots inventés, que nul n’écrit pour soi seul, ne convient avec soi seul de parler son langage propre.

ANALECTA

LXXXI
PROFONDEUR

Profondes, insignifiantes, et d’autant plus insignifiantes que plus profondes, ces recherches qui ne cherchent que leurs limites.

Il n’y a que les choses superficielles qui puissent ne pas être insignifiantes. Ce qui est profond n’a point de sens ni de conséquence.

La vie n’exige aucune profondeur. Au contraire !

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Profond est (par définition) ce qui est éloigné de la connaissance.

Superficiel, ce qui est conforme à la connaissance aisée et rapide.

— L’obscurité est profonde, dit l’Œil.

Profond est le silence, dit l’Oreille.

Ce qui n’est pas — est le profond de ce qui est…

Mais, (puisque nous jouons sur ce mot, divisons-le…) distinguons deux profondeurs.

L’une, pour y placer les objets que nous croyons que notre esprit saisirait par un simple accroissement de ses puissances connues, — durée d’attention, — persistance des impressions, — nombre des actes indépendants ou opérations, ou des données simultanées, etc.

L’autre, pour domaine et dimension des choses que nous croyons exister, mais ne pouvoir être perçues que par une connaissance douée de propriétés non semblables, non homogènes à celles de la nôtre. Cette profondeur est le lieu d’objets inconnus d’une connaissance inconnue…

LXXXIV

Le réel ne peut s’exprimer que par l’absurde.

N’est-ce pas toute la mystique et la moitié de la métaphysique que je viens d’écrire ?

En vérité, qui veut concevoir le moindre phénomène chimique ou physique, s’il s’efforce de ne pas y introduire ces opérations finies, nettes, comme de séparer une masse, de discerner le volume, de la structure ; celle-ci, du poids, etc., de distinguer le temps, du changement ; la vitesse, de l’accélération ; le corps, de sa position ; les forces, de la nature et de la situation, etc. s’il peut encore concevoir quelque chose, — c’est un rêve qu’il aborde et explore.

Et pour une certaine division trop fine ou attention trop poussée, les choses perdent leur sens. On dépasse un certain « optimum » de la compréhension, ou de la relation possible entre l’homme et ses propriétés ; l’homme tel que nous nous sentons et nous connaissons l’être, ne pourrait plus exister, être conçu dans ce petit domaine étrange où pourtant sa vision pénètre. On voit, mais on a perdu ses notions à la porte. Ce qu’on voit est indubitable et inconcevable. La partie et le tout ne communiquent plus.

Ceci est général : en logique, au microscope, dans le rêve, dans la profonde méditation, dans les états horriblement détaillés de douleur, d’anxiété.

L’optimum ne comporte pas ces « agrandissements » des durées ni des angles de vue{56}.

CVI

Les choses les plus tragiques ne sont pas les choses les plus sérieuses. Même elles sont à l’antipode de celles-ci.

La mort enlève tout sérieux à la vie. — C’est pourquoi les religions ont cru devoir faire de la mort une espèce d’acte, quelque chose comme un mariage ou un examen ; et ont ajouté une vie fiduciaire subséquente à la vie, précisément pour faire à la mort un rôle positif dans les considérations de vie, et faire de la vie une fonction de variable complexe, — et donner enfin à la mort valeur actuelle, exactement comme une créance à valeur actuelle et négociable{66}.

CXIX

Les pensées que l’on garde pour soi, se perdent ; l’oubli fait voir que soi, que moi, ce n’est personne.

SUITE

La haine des autres est chose beaucoup plus claire que l’amour de soi.

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