Le contre-ciel – René Daumal
L’essai sur la création poétique par lequel commence ce livre a été écrit il y a environ six ans. Je n’en ai retranché que quelques erreurs de fait. Le reste, dans sa lettre, n’est pas sans vérités, mais c’est depuis peu de temps que quelques-unes de ces vérités ont pris corps en moi, et je les dirais aujourd’hui plus simplement. Des autres, qui ne sont pas mûres, je ne parlerais pas du tout. Voici cependant cet essai, tout téméraire qu’il soit. Je commençais seulement, en l’écrivant, à me débarrasser du jargon philosophique et d’un certain pathétique facile. Mais il y avait là quelques germes de pensées ; et, comme les substances chimiques à l’état naissant, ils ont peut-être des vertus particulières.
Clavicules d’un grand jeu poétique
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non est mon nom
non non le nom
NON NON le NON.
L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives ; je suis ce qui pense, non ce qui est pensé ; le sujet pur ne se conçoit que comme limite d'une négation perpétuelle.
L’idée même de négation est pensée; elle n’est pas « je ». Une négation qui se nie s’affirme elle-même du même coup; négation n’est pas simple privation, mais acte positif
Cette négation, c'est la « théologie négative » dans son application pratique à l'ascèse individuelle.
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Recule encore derrière toi-même et ris :
Le non est prononcé sur ton rire.
Le Rire est prononcé sur ton non.
Renie ton Nom, ris de ton non.
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Et de là contemple :
Une Mer bouillonnante devant toi ;
le mot oui brille innombrable, reflété par chaque
bulle.
Mâle le non, il regarde la femelle.
Le même acte négateur qui fait le sujet conscient fait l'objet perçu. S’éveiller, c'est se mettre à penser quelque chose extérieur à soi-même; celui qui s’identifie à son ; corps, ou à quoi que ce soit, tombe dans le sommeil.
La négation est un acte simple, immédiat et procréateur, autant vaut dire mâle. Ce qui est nié, pris en général et a priori, peut être considéré comme le principe commun à toutes les productions de l'acte négateur, comme la matrice de toutes les apparences, donc comme femelle.
L’acte de nier, privé, par définition, de toute détermination positive, est identique à soi dans son mouvement perpétuel; l’objet nié surgit sans cesse, multiple et divers, comme ce qui n’est pas moi, ce qui n'est pas fait de ma réalité substantielle, comme, selon la Kabbale, un vide, une bulle dans la substance absolue.
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J'ai forme, ayant renié toute forme.
L'image visible de la souffrance est multitude.
Et tu t’affranchiras de tes limites lorsque tu auras pensé et fait : cette individualité, c’est mon vêtement, ce n’est pas moi. Du même coup, tu percevras comme objet ton propre individu, et les innombrables individus qui t’ entourent, dont la nature est d’être multiple, est d’être foule.
Un individu, c’est l’illimité se pensant limité, donc privé de soi-même, torturé dans une forme particulière. Si tu comprends ceci, tu ne cesseras plus de voir le spectacle atroce d’une foule de souffrances visibles sous les formes des corps.
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Et je dis : Je! et la haine m'isole, torturant le non
dans la complexité de ma forme, moi dont le non
évoqua tout ceci, vit toutes choses une seule, la Niée
devant le non s’affirmant, et qui fit d'elle et de lui l’union ;
il y a quelques joints à cette cuirasse, pour le passage si rare de l'amour, communément des gestes d'épouvante, de joie et de désespoir, échangés avec l'Autre par les joints d’une autre armure.
A partir du même moment ascétique se construit la dialectique de l’amour. La contradiction inhérente à la conscience individuelle est prise ici en tant que sentiment. La contradiction qui est entre individuel et universel est réellement la même qui est entre satisfaction de soi et désir de se dépasser soi-même. Le sujet aimant tend à s’identifier à l’objet aimé ; il arrive par conséquent à le connaître intuitivement comme il se connaît soi-même par aperception.
L’amour suppose donc une séparation entre sujet et objet, et une tendance du sujet à franchir cette séparation. Aussi est-il à la fois douleur et joie. Et il se détruit dans son propre accomplissement, la fin de l’Amour étant l’Unité. Dans chaque mode de l'existence, l’acte d’Amour apparaît dans des actions particulières; comme dans l’apparence physique
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Comment le non, se voulant Autre, éclate d'amour : il refuse le repli sur elles-mêmes des vies nombreuses encloses en système d'individu, il les laisse s'élancer vers la vie une que leur division tourmente, vers la vie de l'Autre;
reniant l'immobile cristallisation de froide pierre morte des formes vivantes qui l'enveloppent, il laisse jaillir, par de saignantes blessures, les vies souffrantes vers d’autres vies souffrantes isolées aussi de la Mer commune, de la Mer-une douloureusement séparées ;
il permet tout élan du multiple animal vers la Femelle-Aïeule première, renaissante ici telle ou telle, cet élan seul irrésistible d’amour, cet élan seul, qui fait l’écorce vivante éclater d'amour, il le permet.
A la même lumière perpétuellement active dans son immobilité les fonctions organiques qui concourent à l'entretien de la forme corporelle et celles, plus subtilement organisées, qui constituent dans le corps les corps des multiples désirs particuliers se dénouent ; puisque je cesse de les penser comme ma nature ou ma propriété, ils tendent aussitôt à se réunir à la nature, qui cesse du même coup d'être pensée comme extérieure. Ils apparaissent comme des animaux depuis longtemps enfermés dans une peau humaine et qui, délivrés, cherchent à rejoindre les hordes de leurs semblables.
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Éveillés par l'amour, les animaux de ton corps veulent sortir.
Le serpent se déroule à la base de ta moelle.
Le lion s'étire dans ta poitrine.
L'éléphant heurte à la paroi de ton front.
La matière première de l'émotion poétique est un chaos cœnesthésique. Un mélange confus d'émotions diverses \ est d'abord douloureusement senti dans le corps, comme un grouillement de vies multiples qui cherchent à s'échapper. C'est d'ordinaire ce sentiment pénible qui force le poète à prendre la plume, qu'il le ressente d'ailleurs comme un vague et impérieux besoin de s’extérioriser ou d’une façon moins grossière.
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Et mille autres animaux grouillent, se détendent, s'élancent vers les orifices de cet homme.
Et leurs voix se résument en souffle, en souffle encore chaos contenant tous rythmes, en souffle souffrant encore d'être diffus et multiple.
Les mouvements respiratoires ont ce curieux privilège d’être modifiés, modulés par tous les mouvements passionnels qui agitent le corps, et, de ce fait, d’en être l'expression brute et le résumé, tout en restant soumis à ce que nous nommons le contrôle de la volonté. C'est pourquoi nous prendrons la matière première de l’émotion poétique dans sa manifestation respiratoire. Tout le contenu affectif du poème est présent dans le souffle — plus ou moins long ou court, égal ou inégal, continu ou saccadé, bref dans l’inspiration et prolongé dans l'expiration, ou inversement, suspendu après l'inspiration ou après l'expiration, etc. — il est tout entier dans les modifications du souffle du poète mais dans un état chaotique où les émotions se contrarient mutuellement ; d’où le sentiment d’oppression, d’étouffement ou au contraire d’ivresse et d'enthousiasme qui précède d’ordinaire la création poétique; les élans impétueux des vies animales réveillées par la méditation primitive se font […]
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La Parole s'installe dans la gorge, dont elle ouvre les portes.
Le Souffle s’assemble dans la poitrine, dont il distend les côtes.
Or le Souffle cherche à sortir, et la Parole a ouvert l'orifice de la gorge.
La parole sensible a son siège dans l’appareil vocal. Chaque son, chaque mot, lorsque je l’imagine, dispose cet appareil d’une façon particulière; il me suffit alors d’envoyer à travers mon larynx et ma bouche l’air emmagasiné dans mes poumons, pour émettre ce son, pour prononcer ce mot. La substance de la parole est donc l’énergie respiratoire, le sens de la parole lui est imposé par le mot imaginé et, plus loin que le mot, par l’idée saisie à l’occasion du mot.
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Et la Parole parle !
Et le Souffle souffle !
La Parole délivre les cohortes du langage.
Le Souffle anime et meut les mots.
L’image est la première manifestation, comme une première hypostase, de l'acte poétique, elle est la Matière- Souffle saisie par la Forme-Parole. L’image immédiate est, la durée d’un éclair, le seul aspect du monde pour le poète; elle est sa monade, projetée déjà pour lui, mais n’existant encore qu’en lui. Les discriminations en images visuelles, auditives, tactiles, etc., ne viennent que plus tard. Pour l’instant, toute la vie bouillonnante qui cherchait à s’élancer hors du poète, ayant trouvé dans un schème vocal établi par la Parole sa seule issue et sa forme, se trouve violemment expulsée ; elle tapisse maintenant, elle éclabousse une sphère creuse au centre de laquelle est le poète. Et cette bulle qui va tout à l’heure se résoudre en mots proférés, puis renaître, se résoudre à nouveau et d’elle-même encore renaître, engendre aussi le "délire poétique" dont parle Platon dans le Phèdre; c’est l’acte d'imaginer, instantané par essence, qui naît, meurt et se retrouve dans la durée.
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L'Étemel soumit son fantôme Répétition au tout du
Nombre, visible miracle une fois pour toutes.
L'Étemel fit une résolution de son fantôme Mémoire
aux prestiges de miroirs jumeaux, visible transmu
tation de l'angoisse rebondissant en unique ressou-
venir de soi.
L'Étemel fixa la mauvaise rotation de son fantôme, cycle d'impuissante perpétuité, en cercle immobile de savoir au-delà des temps.
Le poète évoque limage comme un symbole durant de l'étemel, et la loi de ce symbolisme est de la nature de tout esprit vivant. En effet, l'éternité abstraite a pour symbole la pérennité, comme celle de l’âme immortelle dans la religion populaire; et la connaissance sub specie æter- nitatis d’une représentation quelconque est symbolisée par la répétition indéfinie de cette représentation Ce symbolisme peut être pris comme fait, comme senti comme pensé : et sous chacun de ces trois rapports, il est ou bien accidentel et apparaît alors sous les formes douloureuses et insupportables de la pérennité et de la répétition ; ou bien il est voulu, conscient, et surmonte ce primitif symbolisme.
I. Comme fait par le poète, le symbole est celui de l’évocation nécessaire d’une représentation, de toute représentation, et finalement de toutes les représentations, ou monde, par un acte conscient étemel, c’est-à- dire niant la durée. A ce moment l’individualité du poète est délivrée ; il agit selon la résultante des lois universelles qui se rencontrent en lui. A un degré moindre, celui-ci étant à la vérité une limite idéale, il accomplit le seul geste qui puisse, à un moment donné, mettre son organisation individuelle, intolérablement repliée et tournant sur elle-même, en harmonie avec le reste de la nature.
Accidentellement, un homme peut, mû par son déterminisme physiologique, adopter le même comportement que le poète ; il se trouvera faire, sans l’avoir consciemment cherché, le geste qui le délivre momentanément ; et cette action aura pour lui d’autant plus de prix qu’il était lié plus étroitement : ainsi, chez un névrosé ligoté par ses complexes. Le geste qui le délivre, expression d’un rapport nécessaire entre sa nature et la nature des choses physiques, biologiques ou sociales, symbolisera cette nécessité en se répétant, et deviendra manie. Une manie est une action qui serait poétique sinon accidentelle, et qui, n’étant pas consciemment accomplie, n’a pas de raison de ne pas se répéter indéfiniment puisque le propre du non-conscient est la tendance à la répétition indéfinie.
Et les œuvres poétiques elles-mêmes conservent toujours un grand nombre de répétitions proprement maniaques, mais élevées à la fonction de procédés magiques, de formules puissantes de délivrance et de communion ; les retours rythmiques du nombre, des rimes, des assonances, des images, sont primitivement, chez le poète qui les inventa, connaissant leur nécessité, des expressions maniaques promues par la conscience au rôle de charmes. Grâce à l'imposition des nombres, qui s des modes de l’unité, le poème est une totalité qui n'a £ besoin de se répéter pour être le symbole de l’universel et du nécessaire.
- Comme senti par le poète et secondement par l'auditeur ou le lecteur du poème, le symbole de l’éternel est le sentiment d'une convenance parfaite entre telle image et une nécessité établie avant tous les temps; le sentiment d'une propriété parfaite : entendez aussi bien par ce mot que l’esprit se sent le propriétaire de telle image, et que cette image est la propre image qui devait être évoquée, à l'exclusion de toute autre.
L'accord entre l'individu et la représentation peut être fait par accident; cette circonstance, génératrice de la manie sous le rapport de l'action, sous le rapport affectif est aussi un sentiment de propriété. Mais ici la conscience ne s'est pas élevée à la connaissance de cette propriété. Elle a le sentiment de la fatalité de cette représentation, mais aussi de son arbitraire, car elle ne sent pas la nécessité qui l'évoqua à l'exclusion de toute autre. Ce sentiment de fatalité étemelle d’une image, pourtant perçue comme contingente et particulière, constitue, par la contradiction inquiétante qu’il enveloppe, le fond affectif du phénomène dit paramnésie. Rencontrer ainsi quelque chose qui m'appartient de toute éternité, fatalement, sans que pourtant j’en connaisse la nécessité, je ne puis le supporter sans tenter de résoudre cette contradiction et si je me pense comme esprit individuel la seule explication possible de ce sentiment de propriété d'une image perçue pour la première fois est : « j'ai déjà perçu cette image » ou, plus largement : « je me souviens de m’être trouvé exactement dans cet état de conscience, bien que la raison me contraigne à juger cela impossible ». Et pour tout esprit tant soit peu raisonneur, la paramnésie très vite se complique : « dans cet état de conscience identique, j'avais donc aussi identiquement ce souvenir illusoire d’un état identique... » ou : « je me souviens que je me souvenais » et, passant à la limite : « je me souviens de m'être trouvé un nombre infini de fois dans cet état de conscience ».
L'angoisse de paramnésie n'est pas purement et simplement effacée dans le sentiment poétique; elle est surmontée par une prise de contact de la conscience avec l'universel, elle devient le sentiment d'une réminiscence de quelque chose existant de toute éternité, que le poète n'a pas créé, mais dévoilé, et que nous reconnaissons immédiatement. Parfois, cette reconnaissance est si vive chez le poète qu'il croit difficilement qu'il n’a pas reproduit sans le savoir l'œuvre lue jadis d’un autre poète. Le mythe platonicien de la réminiscence a sûrement une de ses racines dans l'angoisse surmontée de la paramnésie, le poème étant chez Platon l'univers sensible dont les objets sont pour nous des occasions de nous souvenir des Idées étemelles. Et sans ce sentiment de « déjà vu », transformé en conscience de « l'éternellement vu » par le poète, le sentiment dit esthétique n'est qu une basse et hypocrite satisfaction de tendances libidineuses.
- Comme pensé d'une façon non encore adéquate, en quelque sorte donc par accident, le symbole de l'éternité est un mythe métaphysique, celui des retours étemels. Ce mythe, familier aux philosophes anciens, et, je crois, à la réflexion de l’adolescent, complète et explique métaphysiquement celui de la réminiscence. Quel que soit le processus logique inventé après coup pour exposer cette idée des retours étemels, le fondement d’une telle croyance ne peut être autre que la base affective de la paramnésie ou le schème moteur de la manie. Mais un tel mythe n’est qu’à demi satisfaisant pour l’esprit humain. Il me satisfait dans la mesure où j'explique le caractère nécessaire, ou plutôt senti comme fatal, d’une représentation singulière, par exemple d'une image poétique; mais l’explication elle-même, qui consiste dans la multiplication indéfinie et le perpétuel recommencement de la représentation, contient une contradiction logique qui est sentie comme angoisse.
La contradiction logique peut se résoudre par le principe des indiscernables ; deux images identiques, ou un nombre quelconque d'images identiques, sont une seule et même image. C’est donc actuellement et intensivement dans l’instant un et identique que l'image poétique est indéfiniment répétée, et cette façon de dire est encore mythique.
LA MORT ET SON HOMME
POÉSIE NOIRE ET POÉSIE BLANCHE
Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon quelle sert le sous-humain ou le surhumain.
Ce sont les mêmes dispositions innées qui ordonnent la machinerie du poète blanc et du poète noir. Certains les appellent un don mystérieux, un sceau des puissances supérieures, d'autres une infirmité ou une malédiction. N’importe. Ou plutôt si ! il importerait fort, mais nous ne sommes pas encore devenus aptes à comprendre l'origine de nos structures essentielles. Qui les comprendrait s'en délivrerait. Le poète blanc cherche à comprendre sa nature de poète, à s'en libérer et à la faire servir. Le poète noir s'en sert et s'y asservit.
Mais qu'est-ce que ce « don » commun à tous poètes ? C'est une liaison particulière entre les diverses vies qui composent notre vie, telle que chaque manifestation d’une de ces vies n’en est plus seulement le signe exclusif, mais peut devenir, par une résonance intérieure, le signe de l’émotion qui est, à un moment donné, la couleur ou le son ou le goût de soi-même. Cette émotion centrale, profondément cachée en nous, ne vibre et ne brille qu’à de rares instants. Ces instants seront, pour le poète, ses moments poétiques, et toutes ses pensées et sensations et gestes et paroles, en un tel moment, seront les signes de l’émotion centrale. Et lorsque l’unité de leur signification se réalisera dans une image qui s’affirmera par des mots, c'est alors plus spécialement que nous dirons qu'il est poète. Voilà ce que nous appellerons « don poétique », faute d’en savoir plus long.
Le poète a une notion plus ou moins confuse de son don. Le poète noir l’exploite pour sa satisfaction personnelle. Il croit qu’il a le mérite de ce don, il croit que lui, il fait volontairement des poèmes. Ou bien, s'abandonnant au mécanisme des significations résonnantes, il se vante d’être possédé par un esprit supérieur, qui l'aurait choisi comme son interprète. Dans les deux cas, le don poétique est au service de l’orgueil et de la fallacieuse imagination. Combineur ou inspiré, le poète noir se ment à lui- même et se croit quelqu’un. Orgueil, mensonge, un troisième terme encore le caractérise : paresse. Non qu il ne s'agite et peine, ou qu’il semble du dehors. Mais tout ce remuement se fait tout seul, il se garde même bien d y intervenir lui-même, ce lui-même pauvre et nu qui ne veut pas être vu ni se voir pauvre et nu, que chacun de nous s'efforce de cacher sous ses masques. C'est le « don » qui opère en lui, il en jouit comme un voyeur, sans se montrer, il s’en habille comme le bernard- l'hermite au ventre mou s’abrite et se pare de la coquille du murex, faite pour produire la pourpre royale et non pour revêtir des avortons honteux. Paresse de se voir, de se laisser voir, peur de n’avoir d’autre richesse que les responsabilités qu’on assume, c’est de cette paresse que je parle — ô mère de tous mes vices !
La poésie noire est féconde en prestiges comme le rêve et comme l’opium. Le poète noir goûte tous les plaisirs, se pare de tous les ornements, exerce tous les pouvoirs, — en imagination. Le poète blanc préfère aux riches mensonges le réel, même pauvre. Son œuvre, c’est une lutte incessante contre l’orgueil, l'imagination et la paresse.
Acceptant son don, même s’il en souffre et souffre d’en souffrir, il cherche à le faire servir à des fins supérieures à ses désirs égoïstes, à la cause encore inconnue de ce don. Je ne dirai pas : un tel est un poète blanc, un tel un poète noir. Ce serait, d’idées, tomber en opinions, en discussions et en erreur. Je ne dirai même pas : un tel a le don poétique, un tel ne l’a pas. L’ai-je? Souvent j’en doute, parfois je crois en être sûr. Je n’en suis jamais certain une fois pour toutes. Chaque fois la question est nouvelle. Chaque fois que l’aube paraît, le mystère est là tout entier. Mais si je fus jadis poète, certainement je fus un poète noir, et si demain je dois être un poète, je veux être un poète blanc. De fait, toute poésie humaine est mêlée de blanc et de noir : mais l’une tend vers le blanc, 'autre vers le noir.
Celle qui tend vers le noir n’a pas d’effort à faire pour cela. Elle suit la pente naturelle et sous-humaine. On n’a pas à faire effort pour se vanter, pour rêver, se mentir et paresser ; ni pour calculer et combiner, lorsque calculs et combinaisons sont au service de la vanité, de l’imagination, de l’inertie. Mais la poésie blanche va à contre- pente, elle remonte le courant, comme la truite, pour aller engendrer à la source vive. Elle tient tête, par force et par ruse, aux fantaisies des rapides et des remous, elle ne se laisse pas distraire par le chatoiement des bulles qui passent, ni emporter par le courant vers les douces vallées limoneuses.
Tout poème naît d'un germe, d’abord obscur, qu’il faut rendre lumineux pour qu’il produise des fruits de lumière. Chez le poète noir, le germe reste obscur et produit d’aveugles végétations souterraines. Pour le faire briller, il faut faire silence, car ce germe, c’est la Chose-à- dire elle-même, l’émotion centrale qui à travers toute ma machine veut s’exprimer. La machine par elle-même est obscure, mais elle aime à se proclamer lumineuse, et parvient à le faire croire. Sitôt mise en branle par la poussée du germe, elle prétend agir pour son propre compte, pour s’exhiber, et pour le plaisir vicieux de chacun de ses leviers et de ses rouages. Silence donc, la machine ! Fonctionne et tais-toi! Silence aux jeux de mots, aux vers mémorisés, aux souvenirs fortuitement assemblés, silence à l’ambition, au désir de briller - car la lumière seule brille par elle-même —, silence à la flatterie de soi, à la pitié de soi, silence au coq qui croit faire lever le soleil! Et le silence écarte les ténèbres, le germe commence à luire, éclairant, non éclairé. Voilà ce qu’il faudrait faire. C’est très difficile, mais chaque petit effort reçoit en récompense une petite lueur de lumière. La Chose-à-dire apparaît alors, au plus intime de soi, comme une certitude étemelle — connue, reconnue et espérée en même temps —, un point lumineux contenant l’immensité du désir d’être.
La deuxième phase, c’est l’habillement du germe lumineux - qui révèle mais n’est pas révélé, invisible comme la lumière et silencieux comme le son -, son habillement par les images qui le manifesteront. Là encore, il faut, passant en revue les images, rejeter et enchaîner à leurs places celles qui ne veulent servir que la facilité, le mensonge et l’orgueil. Il y en a tant de belles, qu'on voudrait montrer! Mais, l'ordre fait, il faut laisser le germe lui-même choisir la plante ou l’animal dont il va se vêtir en lui donnant la vie.
Et vient, troisièmement, l'expression verbale, où comptent non plus seulement le travail intérieur, mais aussi la science et le savoir-faire extérieurs. Le germe a sa respiration propre. Son souffle s'empare des mécanismes de l'expression en leur communiquant sa cadence. Donc, que ces mécanismes soient d’abord bien huilés et juste assez détendus, afin qu'ils ne se mettent pas à danser leurs danses à eux, à scander des mètres incongrus. Et en même temps quelle plie les sons du langage à son souffle, la Chose-à-dire les astreint aussi à contenir ses images. Cette double opération, comment la fait-elle ? C'est cela le mystère. Ce n'est pas par combinaison intellectuelle, il y faudrait trop de temps ; ni par instinct : l’instinct n’invente pas. Ce pouvoir s'exerce grâce à la liaison particulière qui existe entre les éléments de la machinerie du poète, et qui unit en une seule substance vivante les matières si différentes que sont les émotions, les images, les concepts et les sons. La vie de ce nouvel organisme, c'est le rythme du poète.
Le poète noir fait à peu près tout le contraire, bien que l'exacte semblance de ces opérations s’effectue en lui. Sa poésie lui ouvre de nombreux mondes, certes, mais des mondes sans Soleil, éclairés de cent lunes fantastiques, peuplés de fantômes, ornés de mirages et parfois pavés de bonnes intentions. La poésie blanche ouvre la porte d’un seul monde, de celui du seul Soleil, sans prestiges, réel.
J'ai dit ce qu'il faudrait faire pour devenir un poète blanc. Il s'en faut que j'y parvienne ! Même dans la prose, dans la parole et l'écriture ordinaires, - comme dans tous les aspects de ma vie quotidienne - tout ce que je produis est gris, pie, souillé, mêlé de lumière et de nuit. Alors, je reprends la lutte après coup. Je me relis. Parmi mes phrases, je vois des mots, des expressions, des parasites qui ne servent pas la Chose-à-dire ; une image qui a voulu être étrange, un calembour qui s'est cru drôle, une pédanterie d'un certain cuistre qui devrait bien rester assis à son bureau, au lieu de venir jouer du flageolet dans mon quatuor à cordes, et, chose remarquable, du même coup c’est une faute de goût, de style ou même de syntaxe. La langue elle-même semble agencée pour me déceler les intrus. Peu de fautes sont de technique pure. Presque toutes sont mes fautes. Et je raie, et je corrige, avec la joie qu'on peut avoir à se couper du corps un morceau gangrené.
1941
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